George Orwell 1984 (1948) I (/2 4-3 -‘-1 5 4-3 CU 5-4 00 4-3 G) (/2 G) 5-4 .9 S (/2 M O O .9 LTJ 0) CL: 5 C 5-4 00 5 ‘U S O -‘-1 4-3 -‘-1 ‘U LTJ Table des matiéres PREMIERE PARTIE ............................................................... ..4 CHAPITRE 1 .............................................................................. .. 5 CHAPITRE 11 ........................................................................... .. 25 CHAPITRE 111 ......................................................................... .. 36 CHAPITRE IV .......................................................................... ..46 CHAPITRE V ........................................................................... .. 59 CHAPITRE VI .......................................................................... .. 78 CHAPITRE VII ........................................................................ .. 85 CHAPITRE VIII ..................................................................... .. 100 DEUXIEME PARTIE .......................................................... .. 127 CHAPITREI .......................................................................... .. 128 CHAPITRE 11 ......................................................................... .. 143 CHAPITRE 111 ....................................................................... .. 156 CHAPITRE IV ........................................................................ .. 168 CHAPITRE V .......................................................................... .. 181 CHAPITRE VI ........................................................................ .. 192 CHAPITRE VII ...................................................................... .. 196 CHAPITRE VIII ..................................................................... ..206 CHAPITRE IX ........................................................................ .. 221 CHAPITRE X ......................................................................... ..268 TROISIEME PARTIE .......................................................... .. 277 CHAPITRE 1 .......................................................................... ..278 CHAPITRE 11 ......................................................................... ..296 CHAPITRE 111 ....................................................................... ..322 CHAPITRE IV ........................................................................ ..339 CHAPITRE V ......................................................................... ..349 CHAPITRE VI ........................................................................ .. 355 APPENDICE ....................................................................... .. 368 LES PRINCIPES DU NOVLANGUE ..................................... ..369 Apropos de cette édition électronique ............................... ..385 PREMIERE PARTIE CHAPITRE I C’était une journée d’aVril froide et claire. Les horloges sonnaient treize heures. Winston Smith, le menton rentré dans le cou, s’efforcait d’éViter le Vent mauvais. Il passa rapidement la porte Vitrée du bloc des « Maisons de la Victoire », pas assez rapidement cependant pour empécher que s’engouffre en meme temps que lui un tourbillon de poussiere et de sable. Le hall sentait le chou cuit et le Vieux tapis. A l’une de ses extrémités, une affiche de couleur, trop Vaste pour ce déploie- ment intérieur, était clouée au mur. Elle représentait simple- ment un énorme Visage, large de plus d’un metre : le Visage d’un homme d’enViron quarante-cinq ans, a l’épaisse moustache noire, aux traits accentués et beaux. Winston se dirigea Vers l’escalier. Il était inutile d’essayer de prendre l’ascenseur. Meme aux meilleures époques, il fonc- tionnait rarement. Actuellement, d’ailleurs, le courant elec- trique était coupé dans la journée. C’était une des mesures d’économie prises en Vue de la Semaine de la Haine. Son appartement était au septieme. Winston, qui avait trente-neuf ans et souffrait d’un ulcere Variqueux au-dessus de la cheville droite, montait lentement. Il s’arréta plusieurs fois en chemin pour se reposer. A chaque palier, sur une affiche collée au mur, face a la cage de l’ascenseur, l’énorme Visage Vous fixait du regard. C’était un de ces portraits arrangés de telle sorte que les yeux semblent suivre celui qui passe. Une légende, sous le portrait, disait : BIG BROTHER VOUS REGARDE. A l’intérieur de l’appartement de Winston, une Voix sucrée faisait entendre une série de nombres qui avaient trait a la pro- duction de la fonte. La Voix provenait d’une plaque de métal oblongue, miroir terne encastré dans le mur de droite. Winston tourna un bouton et la Voix diminua de Volume, mais les mots étaient encore distincts. Le son de l’appareil (du télécran, comme on disait) pouvait étre assourdi, mais il n’y avait aucun moyen de l’éteindre completement. Winston se dirigea Vers la fenétre. Il était de stature fréle, plutot petite, et sa maigreur était soulignée par la combinaison bleue, uniforme du Parti. Il avait les cheveux tres blonds, le Visage naturellement sanguin, la peau durcie par le savon grossier, les lames de rasoir émoussées et le froid de l’hiVer qui Venait de prendre fin. Au-dehors, meme a travers le carreau de la fenétre fermée, le monde paraissait froid. Dans la rue, de petits remous de Vent faisaient tourner en spirale la poussiere et le papier déchiré. Bien que le soleil brillat et que le ciel ffit d’un bleu dur, tout semblait décoloré, hormis les affiches collées partout. De tous les carrefours importants, le Visage a la moustache noire Vous fixait du regard. Il y en avait un sur le mur d’en face. BIG BROTHER VOUS REGARDE, répétait la légende, tandis que le regard des yeux noirs pénétrait les yeux de Winston. Au niveau de la rue, une autre affiche, dont un angle était déchiré, battait par a-coups dans le Vent, couvrant et découvrant alternative- ment un seul mot: ANGSOC. Au loin, un hélicoptere glissa entre les toits, plana un moment, telle une mouche bleue, puis repartit comme une fleche, dans un Vol courbe. C’était une pa- trouille qui Venait mettre le nez aux fenétres des gens. Mais les patrouilles n’aVaient pas d’importance. Seule comptait la Police de la Pensée. Derriere Winston, la Voix du télécran continuait a débiter des renseignements sur la fonte et sur le dépassement des pre- Visions pour le neuvieme plan triennal. Le télécran recevait et transmettait simultanément. Il captait tous les sons émis par Winston au-dessus d’un chuchotement tres bas. De plus, tant que Winston demeurait dans le champ de Vision de la plaque de métal, il pouvait étre vu aussi bien qu’entendu. Naturellement, il n’y avait pas moyen de savoir si, a un moment donné, on était surveillé. Combien de fois, et suivant quel plan, la Police de la Pensée se branchait-elle sur une ligne individuelle quelconque, personne ne pouvait le savoir. On pouvait meme imaginer qu’elle surveillait tout le monde, constamment. Mais de toute facon, elle pouvait mettre une prise sur votre ligne chaque fois qu’elle le désirait. On devait vivre, on vivait, car l’habitude de- vient instinct, en admettant que tout son émis était entendu et que, saufdans l’obscurité, tout mouvement était percu. Winston restait le dos tourné au télécran. Bien qu’un dos, il le savait, put étre révélateur, c’était plus prudent. A un kilo- metre, le ministere de la Vérité, ou il travaillait, s’élevait vaste et blanc au-dessus du paysage sinistre. Voila Londres, pensa-t-il avec une sorte de vague dégofit, Londres, capitale de la Pre- miere Region Aérienne, la troisieme, par le chiffre de sa popula- tion, des provinces de l’Océania. Il essaya d’extraire de sa mé- moire quelque souvenir d’enfance qui lui indiquerait si Londres avait toujours été tout a fait comme il la voyait. Y avait-il tou- jours eu ces perspectives de maisons du XIX‘? siecle en ruine, ces murs étayés par des poutres, ce carton aux fenétres pour rem- placer les vitres, ces toits platrés de tole ondulée, ces clotures de jardin délabrées et penchées dans tous les sens ? Y avait-il eu toujours ces emplacements bombardés ou la poussiere de platre tourbillonnait, ou l’épilobe grimpait sur des monceaux de de- combres ? Et ces endroits ou les bombes avaient dégagé un es- pace plus large et ou avaient jailli de sordides colonies d’habitacles en bois semblables a des cabanes a lapins ? Mais c’était inutile, Winston n’arrivait pas a se souvenir. Rien ne lui restait de son enfance, hors une série de tableaux brillamment éclairés, sans arriere-plan et absolument inintelligibles. Le ministere de la Vérité — Miniver, en novlanguel — frap- pait par sa difference avec les objets environnants. C’était une gigantesque construction pyramidale de béton d’un blanc écla- tant. Elle étageait ses terrasses jusqu’a trois cents metres de hauteur. De son poste d’obserVation, Winston pouvait encore déchiffrer sur la facade l’inscription artistique des trois slogans du Parti : LA GUERRE C’EST LA PAIX LA LIBERTE C’EST L’ESCLAVAGE L’IGNORAN CE C’EST LA FORCE Le ministere de la Vérité comprenait, disait-on, trois mille pieces au-dessus du niveau du sol, et des ramifications souter- raines correspondantes. Disséminées dans Londres, il n’y avait que trois autres constructions d’apparence et de dimensions analogues. Elles écrasaient si completement l’architecture envi- ronnante que, du toit du bloc de la Victoire, on pouvait les Voir toutes les quatre simultanément. C’étaient les locaux des quatre ministeres entre lesquels se partageait la totalité de l’appareil gouvernemental. Le ministere de la Vérité, qui s’occupait des divertissements, de l’information, de l’éducation et des beaux- arts. Le ministere de la Paix, qui s’occupait de la guerre. Le mi- nistere de l’Amour qui Veillait au respect de la loi et de l’ordre. Le ministere de l’Abondance, qui était responsable des affaires économiques. Leurs noms, en novlangue, étaient : Miniver, Mi- nipax, Miniamour, Miniplein. Le ministere de l’Amour était le seul réellement effrayant. Il n’aVait aucune fenétre. Winston n’y était jamais entré et ne s’en était meme jamais trouvé a moins d’un kilometre. C’était un endroit o1‘1 il était impossible de pénétrer, sauf pour affaire offi- 1 Le novlangue était l’idiome officiel de l’Océania. _g_ cielle, et on n’y arrivait qu’a travers un labyrinthe de barbelés enchevétrés, de portes d’acier, de nids de mitrailleuses dissimu- lés. Meme les rues qui menaient aux barrieres extérieures étaient parcourues par des gardes en uniformes noirs a face de gorille, armés de matraques articulées. Winston fit brusquement demi-tour. Il avait fixé sur ses traits l’expression de tranquille optimisme qu’il était prudent de montrer quand on était en face du télécran. Il traversa la piece pour aller a la minuscule cuisine. En laissant le ministere a cette heure, il avait sacrifié son repas de la cantine. Il n’ignorait pas qu’il n’y avait pas de nourriture a la cuisine, sauf un quignon de pain noiratre qu’il devait garder pour le petit déjeuner du len- demain. Il prit sur l’étagere une bouteille d’un liquide incolore, qui portait une étiquette blanche ou s’inscriVaient clairement les mots « Gin de la Victoire ». Le liquide répandait une odeur hui- leuse, écoeurante comme celle de l’eau-de-Vie de riz des Chinois. Winston en Versa presque une pleine tasse, s’arma de courage pour supporter le choc et avala le gin comme une médecine. Instantanément, son Visage devint écarlate et des larmes lui sortirent des yeux. Le breuvage était comme de l’acide ni- trique et, de plus, on avait en l’aValant la sensation d’étre frappé a la nuque par une trique de caoutchouc. La minute d’apres, cependant, la brfilure de son estomac avait disparu et le monde commenca a lui paraitre plus agréable. Il prit une cigarette dans un paquet froissé marqué « Cigarettes de la Victoire », et, im- prudemment, la tint Verticalement, ce qui fit tomber le tabac sur le parquet. Il fut plus heureux avec la cigarette suivante. Il re- tourna dans le living-room et s’assit a une petite table qui se trouvait a gauche du télécran. Il sortit du tiroir un porte-plume, un flacon d’encre, un in-quarto épais et Vierge au dos rouge et a la couverture marbrée. Le télécran du living-room était, pour une raison quel- conque, placé en un endroit inhabituel. Au lieu de se trouver, comme il était normal, dans le mur du fond ou il aurait com- mandé toute la piece, il était dans le mur plus long qui faisait face a la fenétre. Sur un de ses cotés, la ou Winston était assis, il y avait une alcove peu profonde qui, lorsque les appartements avaient été aménagés, était probablement destinée a recevoir des rayons de bibliotheque. Quand il s’asseyait dans l’alcoVe, bien en arriere, Winston pouvait se maintenir en dehors du champ de Vision du télécran. Il pouvait étre entendu, bien sfir, mais aussi longtemps qu’il demeurait dans sa position actuelle, il ne pourrait étre Vu. C’était l’aménagement particulier de la piece qui avait en partie fait naitre en lui l’idée de ce qu’il allait maintenant entreprendre. Mais cette idée lui avait aussi été suggérée par l’album qu’il Venait de prendre dans le tiroir. C’était un livre spécialement beau. Son papier crémeux et lisse, un peu jauni par le temps, était d’une qualité qui n’était plus fabriquée depuis quarante ans au moins. Winston estimait cependant que le livre était beau- coup plus Vieux que cela. Il l’aVait Vu trainer a la Vitrine d’un bric-a-brac moisissant, dans un sordide quartier de la Ville (le- quel exactement, il ne s’en souvenait pas) et avait immediate- ment été saisi du désir irrésistible de le posséder. Les membres du Parti, normalement, ne devaient pas entrer dans les bou- tiques ordinaires (cela s’appelait acheter au marché libre), mais la regle n’était pas strictement observée, car il y avait différents articles, tels que les lacets de souliers, les lames de rasoir, sur lesquels il était impossible de mettre la main autrement. Il avait d’un rapide coup d’oeil parcouru la rue du haut en bas, puis s’était glissé dans la boutique et avait acheté le livre deux dollars cinquante. Il n’aVait pas conscience, a ce moment-la, que son désir impliquat un but déterminé. Comme un criminel, il avait emporté dans sa serviette ce livre qui, meme sans aucun texte, était compromettant. Ce qu’il allait commencer, C’était son journal. Ce n’était pas illégal (rien n’était illégal, puisqu’il n’y avait plus de lois), mais _1()_ s’il etait decouvert, il serait, sans aucun doute, puni de mort ou de Vingt-cinq ans au moins de travaux forces dans un camp. Winston adapta une plume au porte-plume et la suga pour en enlever la graisse. Une plume etait un article archa'1'que, rare- ment employe, meme pour les signatures. Il s’en etait procure une, furtivement et avec quelque difficulte, simplement parce qu’il avait le sentiment que le beau papier cremeux appelait le trace d’une reelle plume plutot que les eraflures d’un crayon a encre. A dire Vrai, il n’aVait pas l’habitude d’ecrire a la main. En dehors de tres courtes notes, il etait d’usage de tout dicter au phonoscript, ce qui, naturellement, etait impossible pour ce qu’il projetait. Il plongea la plume dans l’encre puis hesita une seconde. Un tremblement lui parcourait les entrailles. Faire un trait sur le papier etait un acte decisif. En petites lettres mala- droites, il ecrivit : 4 avril1984 Il se redressa. Un sentiment de complete impuissance s’etait empare de lui. Pour commencer, il n’aVait aucune certi- tude que ce ffit Vraiment 1984. On devait etre aux alentours de cette date, car il etait sfir d’aVoir trente-neuf ans, et il croyait etre ne en 1944 ou 1945. Mais, par les temps qui couraient, il n’etait possible de fixer une date qu’a un ou deux ans pres. Pour qui ecrivait-il ce journal? Cette question, brusque- ment, s’imposa a lui. Pour l’aVenir, pour des gens qui n’etaient pas nes. Son esprit erra un moment autour de la date approxi- mative ecrite sur la page, puis bondit sur un mot noVlangue: double-pensée. Pour la premiere fois, l’ampleur de son entre- prise lui apparut. Comment communiquer avec l’aVenir. C’etait impossible intrinsequement. Ou l’aVenir ressemblerait au pre- sent, et on ne l’ecouterait pas, ou il serait different, et son ensei- gnement, dans ce cas, n’aurait aucun sens. _11_ Pendant un moment, il fixa stupidement le papier. L’émission du télécran s’était changée en une stridente musique militaire. Winston semblait, non seulement avoir perdu le pou- Voir de s’exprimer, mais avoir meme oublié ce qu’il avait d’abord eu l’intention de dire. Depuis des semaines, il se prepa- rait a ce moment et il ne lui était jamais Venu a l’esprit que ce dont il aurait besoin, c’était de courage. Ecrire était facile. Tout ce qu’il avait a faire, c’était transcrire l’interminable monologue ininterrompu qui, littéralement depuis des années, se poursui- Vait dans son cerveau. En ce moment, cependant, meme le mo- nologue s’était arrété. Par-dessus le marché, son ulcere Vari- queux commengait a le démanger d’une fagon insupportable. Il n’osait pas le gratter car l’ulcere s’enflammait toujours lorsqu’il y touchait. Les secondes passaient. Winston n’était conscient que du Vide de la page qui était devant lui, de la démangeaison de sa peau au-dessus de la cheville, du beuglement de la mu- sique et de la légere ivresse provoquée par le gin. Il se mit soudain a écrire, dans une Véritable panique, im- parfaitement conscient de ce qu’il couchait sur le papier. Minus- cule quoique enfantine, son écriture montait et descendait sur la page, abandonnant, d’abord les majuscules, finalement meme les points. 4 avril 1984. Hier, soire’e au cine’. Rien que des films cle guerre. Un tres bon film montrait un navire plein cle re’fugie’s, bombarde’ quelque part dans la Me’cliterrane’e. Auclitoire tres amuse’ par les tentatives cl’un gros homme gras qui essayait cl’e’chapper en nageant 61 la poursuite cl’un hélicoptere. On le voyait cl’aborcl se vautrer clans l’eau comme un marsouin. Puis on l’apercevait £1 travers le viseur du canon cle l’he’licoptere. Il était ensuite crible’ cle trous et la mer clevenait rose autour cle lui. Puis il sombrait aussi brusquem ent que si les trous avaient laisse’pe’ne’trer l’eau. Le public riait c‘z gorge cle’ploye’e quancl il s’enfonca. On vit ensuite un canot cle sauvetage plein cl’enfants que survolait un hélicoptere. Unefemme cl’dge moyen, qui était _12_ peut-étre une Juive, e’tait assise a l’avant, an garcon cl’environ trois ans dans les bras, petit garcon criait cle frayeur et se ca- chait la téte entre les seins de sa mere comme s’il essayait de se terrer en elle et la femme l’entourait de ses bras et le re’confor- tait alors qu ’elle e’tait elle-m éme verte cle frayeur, elle le recou- vrait autant que possible comme si elle croyait que ses bras pourraient e’carter cle lui les balles, ensuite l’he’licoptere lacha sur eux une bom be de vingt kilos qui e’clata avec an e’clair terri- fiant et le bateau vola en e’clats. Ily eat ensuite l’e’tonnante pro- jection cl’un bras d’enfant montant droit clans l’air, an he’licop- tere muni d’une cam era a dfi le suivre et ily eat des applaudis- sements nourris venant des fauteuils mais une femme qui se trouvait au poulailler s’est mise brusquem ent a faire du bruit en frappant du pied et en criant on ne cloit pas montrer cela pas clevant lespetits on ne cloitpas ce n ’estpas bien pas clevant les enfants ce n’est pas jusqu’a ce que la police la saisisse et la mette a la porte je ne pense pas qu ’il lui soit arrive’ quoi que ce soit personne ne s’occupe de ce que disent les prole’taires les typiques re’actions prole’taires jam ais on - Winston s’arréta d’écrire, en partie parce qu’il souffrait d’une crampe. Il ne savait ce qui l’aVait poussé a déverser ce tor- rent d’absurdités, mais le curieux était que, tandis qu’il écrivait, un souvenir totalement different s’était précisé dans son esprit, au point qu’il se sentait presque capable de l’écrire. Il réalisait maintenant que c’était a cause de cet autre incident qu’il avait soudain décidé de rentrer chez lui et de commencer son journal ce jour-la. Cet incident avait eu lieu le matin au ministere, si l’on peut dire d’une chose si nébuleuse qu’elle a eu lieu. Il était presque onze heures et, au Commissariat aux Ar- chives, ou travaillait Winston, on tirait les chaises hors des bu- reaux pour les grouper au centre du hall, face au grand télécran afin de préparer les Deux Minutes de la Haine. Winston prenait _13_ place dans un des rangs du milieu quand deux personnes qu’il connaissait de Vue, mais a qui il n’aVait jamais parlé, entrerent dans la salle a l’improViste. L’une était une fille qu’il croisait souvent dans les couloirs. Il ne savait pas son nom, mais il sa- vait qu’elle travaillait au Commissariat aux Romans. Il l’aVait parfois Vue avec des mains huileuses et tenant une clef anglaise. Elle s’occupait probablement a quelque besogne mécanique sur l’une des machines a écrire des romans. C’était une fille d’aspect hardi, d’enViron Vingt-sept ans, aux épais cheveux noirs, au Vi- sage couvert de taches de rousseur, a l’allure Vive et sportive. Une étroite ceinture rouge, embleme de la Ligue Anti-Sexe des Juniors, plusieurs fois enroulée a sa taille, par-dessus sa combi- naison, était juste assez serrée pour faire ressortir la forme agile et dure de ses hanches. Winston l’aVait détestée des le premier coup d’oeil. Il savait pourquoi. C’était a cause de l’atmosphere de terrain de hockey, de bains froids, de randonnées en commun, de rigoureuse propreté morale qu’elle s’arrangeait pour trans- porter avec elle. Il détestait presque toutes les femmes, surtout celles qui étaient jeunes et jolies. C’étaient toujours les femmes, et spécialement les jeunes, qui étaient les bigotes du Parti : ava- leuses de slogans, espionnes amateurs, dépisteuses d’hérésies. Mais cette fille en particulier lui donnait l’impression qu’elle était plus dangereuse que les autres. Une fois, alors qu’ils se croisaient dans le corridor, elle lui avait lancé un rapide regard de cote qui semblait le transpercer et l’aVait rempli un moment d’une atroce terreur. L’idée lui avait meme traversé l’esprit qu’elle était peut-étre un agent de la Police de la Pensée. C’était a Vrai dire tres improbable. Néanmoins, il continuait a ressentir un malaise particulier, fait de frayeur autant que d’hostilité, chaque fois qu’elle se trouvait pres de lui quelque part. L’autre personne était un homme nommé O’Brien, membre du Parti intérieur. Il occupait un poste si important et si élevé que Winston n’aVait qu’une idée obscure de ce qu’il pouvait étre. Un silence momentané s’établit dans le groupe des personnes qui entouraient les chaises quand elles Virent approcher sa _14_ combinaison noire, celle d’un membre du Parti intérieur. O’Brien était un homme grand et corpulent, au cou épais, au Visage rude, brutal et caustique. En dépit de cette formidable apparence, il avait un certain charme dans les manieres. Il avait une facon d’assurer ses lunettes sur son nez qui était curieuse- ment désarmante — et, d’une maniere indéfinissable, curieuse- ment civilisée. C’était un geste qui, si quelqu’un pouvait encore penser en termes semblables, aurait rappelé celui d’un homme du XVIII‘? offrant sa tabatiere. Winston avait Vu O’Brien une douzaine de fois peut-etre, dans un nombre presque égal d’années. Il se sentait Vivement attire par lui. Ce n’était pas seu- lement parce qu’il était intrigue par le contraste entre l’urbanité des manieres d’O’Brien et son physique de champion de lutte. C’était, beaucoup plus, a cause de la croyance secrete — ce n’était peut-etre meme pas une croyance, mais seulement un espoir — que l’orthodoxie de la politique d’O’Brien n’était pas parfaite. Quelque chose dans son Visage le suggérait irresisti- blement. Mais peut-etre n’était-ce meme pas la non-orthodoxie qui était inscrite sur son Visage, mais, simplement, l’intelligence. De toute facon, il paraissait etre quelqu’un a qui l’on pourrait parler si l’on pouvait duper le télécran et le Voir seul. Winston n’aVait jamais fait le moindre effort pour Verifier cette supposition ; en Vérité, il n’y avait aucun moyen de la Véri- fier. O’Brien, a ce moment, regarda son bracelet-montre, Vit qu’il était pres de onze heures et décida, de toute evidence, de rester dans le Commissariat aux Archives jusqu’a la fin des Deux Minutes de la Haine. Il prit une chaise sur le meme rang que Winston, deux places plus loin. Une petite femme rousse, qui travaillait dans la cellule Voisine de celle de Winston, les se- parait. La fille aux cheveux noirs était assise immédiatement derriere eux. Un instant plus tard, un horrible crissement, comme celui de quelque monstrueuse machine tournant sans huile, éclata dans le grand télécran du bout de la salle. C’était un bruit a Vous _15_ faire grincer des dents et a Vous herisser les cheveux. La Haine avait commence. Comme d’habitude, le Visage d’Emmanuel Goldstein, l’Ennemi du Peuple, avait jailli sur l’ecran. Il y eut des coups de sifflet ca et la dans l’assistance. La petite femme rousse jeta un cri de frayeur et de degofit. Goldstein etait le renegat et le traitre. Il y avait longtemps (combien de temps, personne ne le savait exactement) il avait ete l’un des meneurs du Parti presque au meme titre que Big Brother lui-meme. Il s’etait engage dans une activite contre-revolutionnaire, avait ete condamne a mort, s’etait mysterieusement echappe et avait disparu. Le pro- gramme des Deux Minutes de la Haine Variait d’un jour a l’autre, mais il n’y en avait pas dans lequel Goldstein ne ffit la principale figure. Il etait le traitre fondamental, le premier pro- fanateur de la purete du Parti. Tous les crimes subsequents contre le Parti, trahisons, actes de sabotage, heresies, devia- tions, jaillissaient directement de son enseignement. Quelque part, on ne savait ou, il Vivait encore et ourdissait des conspira- tions. Peut-etre au-dela des mers, sous la protection des maitres etrangers qui le payaient. Peut-etre, comme on le murmurait parfois, dans l’Oceania meme, en quelque lieu secret. Le diaphragme de Winston s’etait contracte. Il ne pouvait Voir le Visage de Goldstein sans eprouver un penible melange d’emotions. C’etait un mince Visage de Juif, largement aureole de cheveux blancs Vaporeux, qui portait une barbiche en forme de bouc, un Visage intelligent et pourtant meprisable par quelque chose qui lui etait propre, avec une sorte de sottise se- nile dans le long nez mince sur lequel, pres de l’extremite, etait perchee une paire de lunettes. Ce Visage ressemblait a celui d’un mouton, et la Voix, elle aussi, etait du genre belant. Goldstein debitait sa Venimeuse attaque habituelle contre les doctrines du Parti. Une attaque si exageree et si perverse qu’un enfant aurait pu la percer a jour, et cependant juste assez plausible pour em- plir chacun de la crainte que d’autres, moins bien equilibres _16_ pussent s’y laisser prendre. Goldstein insultait Big Brother, dé- nongait la dictature du Parti, exigeait 1’immédiate conclusion de la paix avec 1’Eurasia, défendait la liberté de parler, la liberté de la presse, la liberté de réunion, la liberté de pensée. I1 criait hys- tériquement que la révolution avait été trahie, et cela en un ra- pide discours polysyllabique qui était une parodie du style habi- tuel des orateurs du Parti et comprenait meme des mots no- Vlangue, plus de mots novlangue meme qu’aucun orateur du Parti n’aurait normalement employés dans la Vie réelle. Et pen- dant ce temps, pour que personne ne put douter de la réalité de ce que recouvrait 1e boniment spécieux de Goldstein, derriere sa téte, sur 1’écran, marchaient les colonnes sans fin de 1’armée eurasienne, rang apres rang d’hommes a 1’aspect robuste, aux Visages inexpressifs d’Asiatiques, qui Venaient déboucher sur 1’écran et s’éVanouissaient, pour étre immédiatement remplacés par d’autres exactement semblables. Le sourd martelement rythmé des bottes des soldats formait 1’arriere-plan de la Voix bélante de Goldstein. Avant les trente secondes de la Haine, la moitié des assis- tants laissait échapper des exclamations de rage. Le Visage de mouton satisfait et la terrifiante puissance de 1’armée eura- sienne étaient plus qu’on n’en pouvait supporter. Par ailleurs, Voir Goldstein, ou meme penser a lui, produisait automatique- ment la crainte et la colere. I1 était un objet de haine plus cons- tant que 1’Eurasia ou 1’Estasia, puisque lorsque 1’Océania était en guerre avec une de ces puissances, elle était généralement en paix avec 1’autre. Mais 1’étrange était que, bien que Goldstein ffit ha'1' et méprisé par tout le monde, bien que tous les jours et un millier de fois par jour, sur les estrades, aux télécrans, dans les journaux, dans les livres, ses théories fussent réfutées, écrasées, ridiculisées, que leur pitoyable sottise ffit exposée aux regards de tous, en dépit de tout cela, son influence ne semblait jamais diminuée. 11 y avait toujours de nouvelles dupes qui attendaient d’étre séduites par lui. Pas un jour ne se passait que des espions et des saboteurs a ses ordres ne fussent démasqués par la Police _17_ de la Pensée. I1 commandait une grande armée ténébreuse, un réseau clandestin de conspirateurs qui se consacraient a la chute de 1’Etat. On croyait que cette armée s’appe1ait la Frater- nité. 11 y avait aussi des histoires que l’on chuchotait a propos d’un livre terrible, résumé de toutes les hérésies, dont Goldstein était 1’auteur, et qui circulait clandestinement ga et la. Ce livre n’aVait pas de titre. Les gens s’y référaient, s’i1s s’y référaient jamais, en disant simplement le livre. Mais on ne savait de telles choses que par de Vagues rumeurs. Ni la Fraternité, ni le livre, n’étaient des sujets qu’un membre ordinaire du Parti mention- nerait s’i1pouVait 1’éViter. A la seconde minute, la Haine tourna au délire. Les gens sautaient sur place et criaient de toutes leurs forces pour s’efforcer de couvrir 1e bélement affolant qui Venait de 1’écran. Meme 1e lourd Visage d’O’Brien était rouge. I1 était assis tres droit sur sa chaise. Sa puissante poitrine se gonflait et se con- tractait comme pour résister a 1’assaut d’une Vague. La petite femme aux cheveux roux avait tourné au rose Vif, et sa bouche s’ouVrait et se fermait comme celle d’un poisson hors de l’eau. La fille brune qui était derriere Winston criait : « Cochon ! Co- chon ! Cochon !» Elle saisit soudain un lourd dictionnaire no- Vlangue et le langa sur 1’écran. I1 atteignit 1e nez de Goldstein et rebondit. La Voix continuait, inexorable. Dans un moment de lucidité, Winston se Vit criant avec les autres et frappant Vio- lemment du talon contre les barreaux de sa chaise. L’horrib1e, dans ces Deux Minutes de la Haine, était, non qu’on ffit obligé d’y jouer un role, mais que l’on ne pouvait, au contraire, éviter de s’y joindre. Au bout de trente secondes, toute feinte, toute dérobade devenait inutile. Une hideuse extase, faite de frayeur et de rancune, un désir de tuer, de torturer, d’écraser des Vi- sages sous un marteau, semblait se répandre dans 1’assistance comme un courant électrique et transformer chacun, meme contre sa Volonté, en un fou Vociférant et grimagant. _18_ Mais la rage que ressentait chacun était une émotion abs- traite, indirecte, que l’on pouvait tourner d’un objet vers un autre comme la flamme d’un photophore. Ainsi, a un moment, la haine qu’éprouvait Winston n’était pas du tout dirigée contre Goldstein, mais contre Big Brother, le Parti et la Police de la Pensée. A de tels instants, son coeur allait au solitaire hérétique bafoué sur l’écran, seul gardien de la vérité et du bon sens dans un monde de mensonge. Pourtant, l’instant d’apres, Winston était de coeur avec les gens qui l’entouraient et tout ce que l’on disait de Goldstein lui semblait vrai. Sa secrete aversion contre Big Brother se changeait alors en adoration. Big Brother sem- blait s’élever, protecteur invincible et sans frayeur dressé comme un roc contre les hordes asiatiques. Goldstein, en dépit de son isolement, de son impuissance et du doute qui planait sur son existence meme, semblait un sinistre enchanteur ca- pable, par le seul pouvoir de sa voix, de briser la structure de la civilisation. On pouvait meme, par moments, tourner le courant de sa haine dans une direction ou une autre par un acte volontaire. Par un violent effort analogue a celui par lequel, dans un cau- chemar, la téte s’arrache de l’oreiller, Winston réussit soudain a transférer sa haine, du visage qui était sur l’écran, a la fille aux cheveux noirs placée derriere lui. De vivaces et splendides hal- lucinations lui traverserent rapidement l’esprit. Cette fille, il la fouettait a mort avec une trique de caoutchouc. Il l’attachait nue a un poteau et la criblait de fleches comme un saint Sébastien. Il la violait et, au moment de la jouissance, lui coupait la gorge. Il réalisa alors, mieux qu’auparavant, pour quelle raison, exacte- ment, il la détestait. Il la détestait parce qu’elle était jeune, jolie et asexuée, parce qu’il désirait coucher avec elle et qu’il ne le ferait jamais, parce qu’autour de sa douce et souple taille qui semblait appeler un bras, il n’y avait que l’odieuse ceinture rouge, agressif symbole de chasteté. _19_ La Haine était la, a son paroxysme. La Voix de Goldstein était devenue un Véritable bélement de mouton et, pour un ins- tant, Goldstein devint un mouton. Puis le Visage de mouton se fondit en une silhouette de soldat eurasien qui avanca, puissant et terrible dans le grondement de sa mitrailleuse et sembla jail- lir de l’écran, si bien que quelques personnes du premier rang reculerent sur leurs sieges. Mais au meme instant, ce qui provo- qua chez tous un profond soupir de soulagement, la figure hos- tile fut remplacée, en fondu, par le Visage de Big Brother, aux cheveux et a la moustache noirs, plein de puissance et de calme mystérieux, et si large qu’il occupa presque tout l’écran. Per- sonne n’entendit ce que disait Big Brother. C’étaient simple- ment quelques mots d’encouragement, le genre de mots que l’on prononce dans le fracas d’un combat. Ils ne sont pas precise- ment distincts, mais ils restaurent la confiance par le fait meme qu’ils sont dits. Le Visage de Big Brother disparut ensuite et, a sa place, les trois slogans du Parti s’inscriVirent en grosses majus- cules : LA GUERRE C’EST LA PAIX LA LIBERTB C’EST L’ESCLAVAGE L’IGNORAN CE C’EST LA FORCE Mais le Visage de Big Brother sembla persister plusieurs se- condes sur l’écran, comme si l’impression faite sur les rétines était trop Vive pour s’effacer immédiatement. La petite femme aux cheveux roux s’était jetée en avant sur le dos d’une chaise. Avec un murmure tremblotant qui sonnait comme « Mon Sau- Veur », elle tendit les bras Vers l’écran. Puis elle cacha son Visage dans ses mains. Elle priait. L’assistance fit alors éclater en choeur un chant profond, rythmé et lent : B-B !... B-B !... B-B !...— encore et encore, tres lentement, avec une longue pause entre le premier « B » et le _2()_ second. C’était un lourd murmure sonore, curieusement sau- Vage, derriere lequel semblaient retentir un bruit de pieds nus et un battement de tam-tams. Le chant dura peut-étre trente se- condes. C’était un refrain que l’on entendait souvent aux mo- ments d’irrésistible émotion. C’était en partie une sorte d’hymne a la sagesse et a la majesté de Big Brother, mais c’était, plus en- core, un acte d’hypnose personnelle, un étouffement délibéré de la conscience par le rythme. Winston en avait froid au Ventre. Pendant les Deux Minutes de la Haine, il ne pouvait s’empécher de partager le délire général, mais ce chant sous-humain de « B- B !... B-B !...» l’emplissait toujours d’horreur. Naturellement il chantait avec les autres. Il était impossible de faire autrement. Déguiser ses sentiments, maitriser son expression, faire ce que faisaient les autres étaient des réactions instinctives. Mais il y avait une couple de secondes durant lesquelles l’expression de ses yeux aurait pu le trahir. C’est exactement a ce moment-la que la chose significative arriva — si, en fait, elle était arrivée. Son regard saisit un instant celui d’O’Brien. O’Brien s’était levé. Il avait enlevé ses lunettes et, de son geste caractéristique, il les rajustait sur son nez. Mais il y eut une fraction de seconde pendant laquelle leurs yeux se rencontrerent, et dans ce laps de temps Winston sut — il en eut l’absolue certitude — qu’O’Brien pensait la meme chose que lui. Un message clair avait passé. C’était comme si leurs deux esprits s’étaient ouverts et que leurs pensées avaient coulé de l’un a l’autre par leurs yeux. « Je suis avec Vous » semblait lui dire O’Brien. « J e sais exactement ce que Vous ressentez. Je connais Votre mépris, Votre haine, Votre dégofit. Mais ne Vous en faites pas, je suis avec Vous ! » L’éclair de compréhension s’était alors éteint et le Visage d’O’Brien était devenu aussi indéchiffrable que celui des autres. C’était tout, et Winston doutait déja que cela se ffit passé. De tels incidents n’aVaient jamais aucune suite. Leur seul effet était de garder Vivace en lui la croyance, l’espoir, que d’autres que lui étaient les ennemis du Parti. Peut-étre les rumeurs de _21_ Vastes conspirations etaient-elles apres tout exactes ! Peut-etre la Fraternite existait-elle reellement ! Il etait impossible, en de- pit des innombrables arrestations, confessions et executions, d’etre sfir que la Fraternite n’etait pas simplement un mythe. Il y avait des jours ou il y croyait, des jours ou il n’y croyait pas. On ne possedait pas de preuves, mais seulement de Vacillantes lueurs qui pouvaient tout signifier, ou rien : bribes entendues de conversations, griffonnages indistincts sur les murs des waters — une fois meme, lors de la rencontre de deux etrangers, un le- ger mouvement des mains qui aurait pu etre un signe de recon- naissance. Ce n’etaient que des suppositions. Il avait probable- ment tout imagine. Il etait retourne a son bureau sans avoir de nouveau regarde O’Brien. L’idee de prolonger leur contact mo- mentane lui traversa a peine l’esprit. Cela aurait ete tout a fait dangereux, meme s’il avait su comment s’y prendre. Pendant une, deux secondes, ils avaient echange un regard equivoque, et l’histoire s’arretait la. Meme cela, pourtant, etait un evenement memorable, dans la solitude fermee ou chacun devait Vivre. Winston se reveilla et se redressa. Il eructa. Le gin lui re- montait de l’estomac. Son attention se concentra de nouveau sur la page. Il s’apercut que pendant qu’il s’etait oublie a mediter, il avait ecrit d’une facon automatique. Ce n’etait plus la meme ecriture ma- ladroite et serree. Sa plume avait glisse Voluptueusement sur le papier lisse et avait trace plusieurs fois, en grandes majuscules nettes, les mots : A BAS BIG BROTHER A BAS BIG BROTHER A BAS BIG BROTHER A BAS BIG BROTHER _22_ A BAS BIG BROTHER La moitié d’une page en était couverte. Il ne put lutter contre un acces de panique. C’était absurde, car le fait d’écrire ces mots n’était pas plus dangereux que l’acte initial d’ouVrir un journal, mais il fut tenté un moment de déchi- rer les pages gachées et d’abandonner entierement son entre- pr1se. Il n’en fit cependant rien, car il savait que c’était inutile. Qu’il écrivit ou n’écriVit pas A BAS BIG BROTHER n’aVait pas d’importance. Qu’il continuat ou arrétat le journal n’aVait pas d’importance. De toute facon, la Police de la Pensée ne le rate- rait pas. Il avait perpétré — et aurait perpétré, meme s’il n’aVait jamais posé la plume sur le papier — le crime fondamental qui contenait tous les autres. Crime par la pensée, disait-on. Le crime par la pensée n’était pas de ceux que l’on peut éternelle- ment dissimuler. On pouvait ruser avec succes pendant un cer- tain temps, méme pendant des années, mais tot ou tard, c’était forcé, ils Vous avaient. C’était toujours la nuit. Les arrestations avaient invaria- blement lieu la nuit. Il y avait le brusque sursaut du réveil, la main rude qui secoue l’épaule, les lumieres qui éblouissent, le cercle de Visages durs autour du lit. Dans la grande majorité des cas, il n’y avait pas de proces, pas de déclaration d’arrestation. Des gens disparaissaient, simplement, toujours pendant la nuit. Leurs noms étaient supprimés des registres, tout souvenir de leurs actes était effacé, leur existence était niée, puis oubliée. Ils étaient abolis, rendus au néant. Vaporisés, comme on disait. Winston, un instant, fut en proie a une sorte d’hystérie. Il se mit a écrire en un gribouillage rapide et désordonné : _23_ ils mefusilleront ga m ’est égal ils me troueront la nuque cela m ’est égal c‘z bas Big Brother ils visent toujours la nuque cela m ’est e’galA bas Big Brother. 11 se renversa sur sa chaise, légerement honteux de 1ui- meme et déposa son porte-plume. Puis i1 sursauta Violemment. On frappait 51 la porte. Déjé! I1 resta assis, immobile comme une souris, dans 1’espoir futile que le Visiteur, quel qu’i1 ffit, s’en irait apres un seul appel. Mais non, 1e bruit se répéta. Le pire serait de faire attendre. Son coeur battait 51 se rompre, mais son Visage, grace E1 une longue habitude, était probablement sans expression. 11 se leva et se dirigea lourdement Vers la porte. _24_ CHAPITRE II Winston posait la main sur la poignée de la porte quand il s’apergut qu’il avait laissé le journal ouvert sur la table. A BAS BIG BROTHER y était écrit de haut en bas en lettres assez grandes pour étre lisibles de la porte. C’était d’une stupidité in- concevable, mais il comprit que, meme dans sa panique, il n’aVait pas Voulu, en fermant le livre alors que l’encre était hu- mide, tacher le papier crémeux. Il retint sa respiration et ouvrit la porte. Instantanément, une chaude Vague de soulagement le parcourut. Une femme in- colore, aux cheveux en meches, au Visage ridé, et qui semblait accablée, se tenait devant la porte. — Oh ! camarade, dit-elle d’une Voix lugubre et geignarde, je pensais bien Vous avoir entendu rentrer. Pourriez-Vous jeter un coup d’oeil sur notre évier ? Il est bouché et... C’était Mme Parsons, la femme d’un Voisin de palier. « Madame » était un mot quelque peu désapprouvé par le Parti. Normalement, on devait appeler tout le monde « camarade » — mais avec certaines femmes, on employait « Madame » instinc- tivement. C’était une femme d’enViron trente ans, mais qui pa- raissait beaucoup plus agée. On avait l’impression que, dans les plis de son Visage, il y avait de la poussiere. Winston la suivit le long du palier. Ces besognes d’amateur, pour des réparations presque journalieres, l’irritaient chaque fois. Les appartements du bloc de la Victoire étaient anciens (ils avaient été construits en 1930 environ), et tombaient en morceaux. Le platre des pla- fonds et des murs s’écaillait continuellement, les conduites écla- taient a chaque gelée dure, le toit crevait des qu’il neigeait, le _25_ chauffage central marchait habituellement a basse pression, quand, par économie, il n’était pas fermé tout a fait. Les repara- tions, sauf celles qu’on pouvait faire soi-meme, devaient étre autorisées par de lointains comités. Elles étaient sujettes a des retards de deux ans, meme s’il ne s’agissait que d’un carreau de fenétre. —Naturellement, sije Viens, c’est que Tom n’est pas la, au- trement...dit Vaguement Mme Parsons. L’appartement des Parsons était plus grand que celui de Winston. Il était médiocre d’une autre fagon. Tout avait un air battu et piétiné, comme si l’endroit Venait de recevoir la Visite d’un grand et Violent animal. Sur le parquet trainaient partout des instruments de jeu — des batons de hockey, des gants de boxe, un ballon de football crevé, un short a l’enVers, trempé de sueur. Il y avait sur la table un fouillis de plats sales et de ca- hiers écornés. Sur les murs, on Voyait des bannieres écarlates des Espions et de la Ligue de la Jeunesse, et un portrait gran- deur nature de Big Brother. Il y avait l’odeur habituelle de chou cuit, commune a toute la maison, mais qui était ici traversée par un relent de sueur plus accentué. Et cette sueur, on s’en aperce- Vait des la premiere bouffée — bien qu’il ffit difficile d’expliquer comment — était la sueur d’une personne pour le moment ab- sente. Dans une autre piece, quelqu’un essayait, a l’aide d’un peigne et d’un bout de papier hygiénique, d’harmoniser son chant avec la musique militaire que continuait a émettre le tele- cran. — Ce sont les enfants, dit Mme Parsons, en jetant un regard a moitié craintif Vers la porte. Ils ne sont pas sortis aujourd’hui et, naturellement... Elle avait l’habitude de s’arréter au milieu de ses phrases. L’éVier de la cuisine était rempli, presque jusqu’au bord, d’une eau Verdatre et sale qui sentait plus que jamais le chou. Winston _26_ s’agenouilla et examina le joint du tuyau. I1 détestait se servir de ses mains, il détestait se baisser, ce qui pouvait le faire tousser. Mme Parsons regardait, impuissante. — Naturellement, dit-elle, si Tom était la, il aurait réparé cela tout de suite. I1 aime ce genre de travaux. I1 est tellement adroit de ses mains, Tom. Parsons était un collegue de Winston au ministere de la Vé- rité. C’était un homme grassouillet mais actif, d’une stupidité paralysante, un monceau d’enthousiasmes imbéciles, un de ces esclaves dévots qui ne mettent rien en question et sur qui, plus que sur la Police de la Pensée, reposait la stabilité du Parti. A trente-cinq ans, il Venait, contre sa Volonté, d’étre évincé de la Ligue de la Jeunesse et avant d’obtenir le grade qui lui avait ou- Vert 1’acces de cette ligue, il s’était arrangé pour passer parmi les Espions une année de plus que le Voulait 1’age réglementaire. Au ministere, il occupait un poste subalterne ou 1’intelligence n’était pas nécessaire, mais il était, par ailleurs, une figure direc- trice du Comité des Sports et de tous les autres comités organi- sateurs de randonnées en commun, de manifestations sponta- nées, de campagnes pour 1’économie et, généralement, d’actiVités Volontaires. I1 pouvait, entre deux bouffées de sa pipe, Vous faire savoir avec une fierté tranquille que, pendant ces quatre dernieres années, il s’était montré chaque soir au Centre communautaire. Une accablante odeur de sueur, incons- cient témoignage de 1’ardeur qu’il déployait, le suivait partout et, meme, demeurait derriere lui alors qu’il était parti. — Avez-Vous une clef anglaise? demanda Winston qui tournait et retournait 1’écrou sur le joint. — Une clef anglaise, répéta Mme Parsons immédiatement devenue amorphe. Je ne sais pas, bien sfir. Peut-étre que les enfants... _27_ 11 y eut un piétinement de souliers et les enfants entrerent au pas de charge dans le living-room, en soufflant sur le peigne. Mme Parsons apporta la clef anglaise. Winston fit couler 1’eau et enleva avec dégofit 1e tortillon de cheveux qui avait bouché 1e tuyau. I1 se nettoya les doigts comme i1 put sous 1’eau froide du robinet et retourna dans 1’autre piece. — Haut les mains !hur1a une Voix sauvage. Un gargon de neuf ans, beau, 1’air pas commode, s’était brusquement relevé de derriere la table et le menagait de son jouet, un pistolet automatique. Sa soeur, de deux ans plus jeune environ, faisait 1e meme geste avec un bout de bois. Ils étaient tous deux revétus du short bleu, de la chemise grise et du fou- lard rouge qui composaient 1’uniforme des Espions. Winston leva les mains au-dessus de sa téte, mais 1’attitude du gargon était a ce point malveillante qu’i1 en éprouvait un ma- laise et le sentiment que ce n’était pas tout a fait un jeu. — Vous étes un traitre, hurla 1e gargon. Vous trahissez par la pensée ! Vous étes un espion eurasien ! Je Vais Vous fusiller, Vous Vaporiser, Vous envoyer dans les mines de sel ! Les deux enfants se mirent soudain a sauter autour de lui et a crier: « Traitre ! Criminel de la Pensée ! » La petite fille imitait tous les mouvements de son frere. C’était légerement effrayant, cela ressemblait a des gambades de petits tigres qui bientot grandiraient et deviendraient des mangeurs d’hommes. 11 y avait comme une férocité calculée dans 1’oei1 du gargon, un désir tout a fait évident de frapper Winston des mains et des pieds, et la conscience d’étre presque assez grand pour le faire. C’était une chance pour Winston que le pistolet ne ffit pas un Vrai pistolet. _28_ Les yeux de Mme Parsons Voltigerent nerveusement de Winston aux enfants et inversement. Winston, dans la lumiere plus Vive du living-room, remarqua avec intérét qu’elle avait Véritablement de la poussiere dans les plis de son Visage. — Ils sont si bruyants ! dit-elle. Ils sont désappointés parce qu’ils ne peuvent aller Voir la pendaison. C’est pour cela. Je suis trop occupée pour les conduire et Tom ne sera pas rentré a temps de son travail. — Pourquoi ne pouvons-nous pas aller Voir la pendaison ? rugit le garcon de sa Voix pleine. — Veux Voir la pendaison ! Veux Voir la pendaison ! chanta la petite fille qui gambadait encore autour d’eux. Winston se souvint que quelques prisonniers eurasiens, coupables de crimes de guerre, devaient étre pendus dans le parc cet apres-midi-la. Cela se répétait chaque mois environ et c’était un spectacle populaire. Les enfants criaient pour s’y faire conduire. Winston salua Mme Parsons et sortit. Mais il n’aVait pas fait six pas sur le palier que quelque chose le frappait a la nuque. Le coup fut atrocement douloureux. C’était comme si on l’aVait transpercé avec un fil de fer chauffé au rouge. Il se re- tourna juste a temps pour Voir Mme Parsons tirer son fils pour le faire rentrer tandis que le garcon mettait une fronde dans sa poche. « Goldstein ! » hurla le garcon, tandis que la porte se re- fermait sur lui. Mais ce qui frappa le plus Winston, ce fut l’expression de frayeur impuissante du Visage grisatre de la femme. _29_ De retour dans son appartement, il passa rapidement de- Vant l’écran et se rassit devant la table, tout en se frottant le cou. La musique du télécran s’était tue. Elle était remplacée par une Voix coupante et militaire qui lisait, avec une sorte de plaisir brutal, une description de la nouvelle forteresse flottante qui Venait d’étre ancrée entre la Terre de Glace et les iles Féroé. Cette pauvre femme, pensa Winston, doit Vivre dans la ter- reur de ses enfants. Dans un an ou deux, ils surveilleront nuit et jour chez elle les symptomes de non-orthodoxie. Presque tous les enfants étaient maintenant horribles. Le pire c’est qu’aVec des organisations telles que celle des Espions, ils étaient syste- matiquement transformés en ingouvernables petits sauvages. Pourtant cela ne produisait chez eux aucune tendance a se re- Volter contre la discipline du Parti. Au contraire, ils adoraient le parti et tout ce qui s’y rapportait : les chansons, les processions, les bannieres, les randonnées en bandes, les exercices avec des fusils factices, l’aboiement des slogans, le culte de Big Brother. C’était pour eux comme un jeu magnifique. Toute leur férocité était extériorisée contre les ennemis de l’Etat, contre les étran- gers, les traitres, les saboteurs, les criminels par la pensée. Il était presque normal que des gens de plus de trente ans aient peur de leurs propres enfants. Et ils avaient raison. Il se passait en effet rarement une semaine sans qu’un paragraphe du Times ne relatat comment un petit mouchard quelconque — « enfant héros », disait-on — avait, en écoutant aux portes, entendu une remarque compromettante et dénoncé ses parents a la Police de la Pensée. La brfilure causée par le projectile s’était éteinte. Winston prit sa plume sans entrain. Il se demandait s’il trouverait quelque chose de plus a écrire dans son journal. Tout d’un coup, sa pensée se reporta Vers O’Brien. Il y avait longtemps — combien de temps ? sept ans, peut- étre, — il avait révé qu’il traversait une salle ou il faisait noir _30_ comme dans un four. Quelqu’un, assis dans cette salle, avait dit, alors que Winston passait devant lui: « Nous nous rencontre- rons la ou il n’y a pas de ténebres. » Ce fut dit calmement, comme par hasard. C’était une constatation, non un ordre. Winston était sorti sans s’arréter. Le curieux était qu’a ce mo- ment, dans le réve, les mots ne l’aVaient pas beaucoup impres- sionné. C’est seulement plus tard, et par degrés, qu’ils avaient pris tout leur sens. Il ne pouvait maintenant se rappeler si c’était avant ou apres ce réve qu’il avait Vu O’Brien pour la premiere fois. Il ne pouvait non plus se rappeler a quel moment il avait identifié la Voix comme étant celle d’O’Brien. L’identification en tout cas était faite. C’était O’Brien qui avait parlé dans l’obscurité. Winston n’aVait jamais pu savoir avec certitude si O’Brien était un ami ou un ennemi. Meme apres le coup d’oeil de ce ma- tin, il était encore impossible de le savoir. Cela ne semblait pas d’ailleurs avoir une grande importance. Il y avait entre eux un lien basé sur la compréhension réciproque, qui était plus impor- tant que l’affection ou le rattachement a un meme parti. « Nous nous rencontrerons la ou il n’y a pas de ténebres », avait dit O’Brien. Winston ne savait pas ce que cela signifiait, il savait seulement que, d’une facon ou d’une autre, cela se réaliserait. La Voix du télécran se tut. Une sonnerie de clairon, claire et belle, flotta dans l’air stagnant. La Voix grincante reprit : — Attention ! Attention ! je Vous prie. Un télégramme Vient d’arriVer du front de Malabar. Nos forces ont remporté une bril- lante Victoire dans le sud de l’Inde. Je suis autorisé a Vous dire que cet engagement pourrait bien rapprocher le moment ou la guerre prendra fin. Voici le télégramme. .. « Cela présage une mauvaise nouvelle », pensa Winston. En effet, apres une description réaliste de l’anéantissement de l’armée eurasienne et la proclamation du nombre stupéfiant de _31_ tués et de prisonniers, la voix annonca qu’a partir de la semaine suivante, la ration de chocolat serait réduite de trente a vingt grammes. Winston éructa encore. Le gin s’évaporait, laissant une sensation de dégonflement. Le télécran, peut-étre pour célébrer la victoire, peut-étre pour noyer le souvenir du chocolat perdu, se lanca dans le chant : Océania, c’est pour toil On était censé étre au garde-a-vous. Mais la ou il se tenait, Winston était invi- sible. Océania, c’estp0ur toi ! fit place a une musique plus légere. Winston alla a la fenétre, le dos au télécran. C’était une journée encore froide et claire. Quelque part, au loin, une bombe explo- sa avec un grondement sourd qui se répercuta. Il y avait chaque semaine environ vingt ou trente de ces bombes qui tombaient sur Londres. Dans la rue, le vent faisait claquer de droite a gauche l’affiche déchirée et le mot ANGSOC apparaissait et disparais- sait tour a tour. Angsoc. Les principes sacrés de l’Angsoc. No- vlangue, double-pensée, mutabilité du passé. Winston avait l’impression d’errer dans les foréts des profondeurs sous- marines, perdu dans un monde monstrueux dont il était lui- méme le monstre. Il était seul. Le passé était mort, le futur ini- maginable. Quelle certitude avait-il qu’une seule des créatures humaines actuellement vivantes pensait comme lui ? Et com- ment savoir si la souveraineté du Parti ne durerait pas éternel- lement ? Comme une réponse, les trois slogans inscrits sur la facade blanche du ministere de la Vérité lui revinrent a l’esprit. LA GUERRE C’EST LA PAIX LA LIBERTE C’EST L’ESCLAVAGE L’IGNORAN CE C’EST LA FORCE _32_ Il prit dans sa poche une piece de vingt-cinq cents. La aus- si, en lettres minuscules et distinctes, les memes slogans étaient gravés. Sur l’autre face de la piece, il y avait la téte de Big Bro- ther dont les yeux, meme la, vous poursuivaient. Sur les pieces de monnaie, sur les timbres, sur les livres, sur les bannieres, sur les affiches, sur les paquets de cigarettes, partout ! Toujours ces yeux qui vous observaient, cette voix qui vous enveloppait. Dans le sommeil ou la veille, au travail ou a table, au-dedans ou au- dehors, au bain ou au lit, pas d’évasion. Vous ne possédiez rien, en dehors des quelques centimetres cubes de votre crane. Le soleil avait tourné et les myriades de fenétres du minis- tere de la Vérité qui n’étaient plus éclairées par la lumiere pa- raissaient sinistres comme les meurtrieres d’une forteresse. Le coeur de Winston défaillit devant l’énorme construction pyra- midale. Elle était trop puissante, on ne pourrait la prendre d’assaut. Un millier de bombes ne pourraient l’abattre. Winston se demanda de nouveau pour qui il écrivait son journal. Pour l’avenir ? Pour le passé ? Pour un age qui pourrait n’étre qu’imaginaire ? Il avait devant lui la perspective, non de la mort, mais de l’anéantissement. Son journal serait réduit en cendres et lui-meme en vapeur. Seule, la Police de la Pensée lirait ce qu’il aurait écrit avant de l’effacer de l’existence et de la mémoire. Comment pourrait-on faire appel au futur alors que pas une trace, pas meme un mot anonyme griffonné sur un bout de papier ne pouvait matériellement survivre ? Le télécran sonna quatorze heures. Winston devait partir dans dix minutes. Il lui fallait étre a son travail a quatorze heures trente. Curieusement, le carillon de l’heure parut lui communiquer un courage nouveau. C’était un fantome solitaire qui exprimait une vérité que personne n’entendrait jamais. Mais aussi long- _33_ temps qu’il l’exprimerait, la continuité, par quelque obscur pro- cessus, ne serait pas brisée. Ce n’était pas en se faisant en- tendre, mais en conservant son équilibre que l’on portait plus loin l’héritage humain. Winston retourna a sa table, trempa sa plume et écrivit : Au futur ou au passe’, au temps oit la pense’e est libre, oit les hommes sont dissemblables mais ne sont pas solitaires, au temps oit la ve’rite’ existe, oit ce qui est fait ne peut étre défait, de l’dge de l’uniformite’, de l’dge de la solitude, de l’dge de Big Brocher, de l’dge de la double pense’e, Salut ! Il réfléchit qu’il était déja mort. Il lui apparut que C’était seulement lorsqu’il avait commence a etre capable de formuler ses idées qu’il avait fait le pas décisif. Les consequences d’un acte sont incluses dans l’acte lui-meme. Il écrivit : Le crime de penser n’entraine pas la mort. Le crime de penser est la mort. Maintenant qu’il s’était reconnu comme mort, il devenait important de rester Vivant aussi longtemps que possible. Deux doigts de sa main droite étaient tachés d’encre. C’était exacte- ment le genre de détail qui pouvait Vous trahir. Au ministere, quelque zélateur au flair subtil (une femme, probablement, la petite femme rousse ou la fille brune du Commissariat aux Ro- mans) pourrait se demander pourquoi il avait écrit a l’heure du déjeuner, pourquoi il s’était servi d’une plume démodée, et sur- tout ce qu’il avait écrit, puis glisser une insinuation au service compétent. Winston alla dans la salle de bains et frotta soigneu- sement avec du savon l’encre de son doigt. Ce savon, brun fon- cé, était granuleux et rapait la peau comme du papier émeri. Il convenait donc parfaitement. Winston rangea ensuite le journal dans son tiroir. Il était absolument inutile de chercher a le cacher, mais Winston pour- _34_ rait au moins savoir s’i1 était découvert ou non. Un cheveu au travers de 1’extrémité des pages serait trop Visible. Du bout de son doigt, il ramassa un grain de poussiére blanchétre qu’i1 pourrait reconnaitre, et le déposa sur un coin de la couverture. Le grain serait ainsi rejeté si le livre était déplacé. _35_ CHAPITRE III Winston révait de sa mere. Il devait avoir dix ou onze ans, croyait-il, quand sa mere avait disparu. Elle était grande, sculpturale, plutot silencieuse, avec de lents mouvements et une magnifique chevelure blonde. Le souvenir qu’il avait de son pere était plus Vague. C’était un homme brun et mince, toujours Vétu de costumes sombres et nets, qui portait des lunettes. (Winston se rappelait surtout les minces semelles des chaussures de son pere.) Tous deux avaient probablement été engloutis dans l’une des premieres grandes épurations des années 50. Sa mere, dans ce réve, était assise en quelque lieu profond au-dessous de Winston, avec, dans ses bras, la jeune soeur de celui-ci. Il ne se souvenait pas du tout de sa soeur, sauf que C’était un bébé petit, faible, toujours silencieux, aux grands yeux attentifs. Toutes les deux le regardaient. Elles étaient dans un endroit souterrain — le fond d’un puits, par exemple, ou une tombe tres profonde — mais C’était un endroit qui, bien que déja tres bas, continuait a descendre. Elles se trouvaient dans le sa- lon d’un bateau qui sombrait et le regardaient a travers l’eau de plus en plus opaque. Il y avait de l’air dans le salon, ils pou- Vaient encore se Voir les uns les autres, mais elles s’enfongaient de plus en plus dans l’eau Verte qui bientot les cacherait pour jamais. Il était dehors, dans l’air et la lumiere tandis qu’elles étaient aspirées Vers la mort. Et elles étaient la parce que lui était en haut. Il le savait et il pouvait Voir sur leurs Visages qu’elles le sa- Vaient. Il n’y avait de reproche ni sur leurs Visages, ni dans leurs _36_ coeurs. I1 y avait seulement la certitude qu’e11es devaient mourir pour qu’i1 Vive et que cela faisait partie de 1’ordre inévitable des choses. I1 ne pouvait se souvenir de ce qui était arrivé, mais i1 sa- Vait dans son réve que les vies de sa mere et de sa soeur avaient été sacrifiées a la sienne. C’était un de ces réves qui, tout en of- frant 1e décor caractéristique du réve, permettent et prolongent 1’actiVité de 1’inte11igence. Au cours de tels réves, on prend cons- cience de faits et d’idées qui gardent leur Valeur quand on s’est réveillé. Ce qui frappa soudain Winston, c’est que la mort de sa mere, survenue i1 y avait pres de trente ans, avait été d’un tra- gique et d’une tristesse qui seraient actuellement impossibles. I1 comprit que le tragique était un élément des temps anciens, des temps ou existaient encore 1’intimité, 1’amour et 1’amitié, quand les membres d’une famille s’entraidaient sans se demander au nom de quoi. Le souvenir de sa mere 1e déchirait parce qu’e11e était morte en 1’aimant, alors qu’i1 était trop jeune et trop égo'1'ste pour 1’aimer en retour. C’était aussi parce qu’e11e s’était sacrifiée, i1 ne se rappelait plus comment, a une conception, personnelle et inaltérable, de la loyauté. I1 se rendait compte que de telles choses ne pouvaient plus se produire. Aujourd’hui, i1 y avait de la peur, de la haine, de la souffrance, mais i1 n’y avait aucune dignité dans 1’émotion. I1 n’y avait aucune profon- deur, aucune complexité dans les tristesses. I1 lui semblait Voir tout cela dans les grands yeux de sa mere et de sa soeur qui, a des centaines de brasses de profondeur, 1e regardaient a travers les eaux Vertes et s’enfoncaient encore. 11 se trouva soudain debout sur du gazon élastique, par un soir d’été, alors que les rayons obliques du soleil dorent la terre. Le paysage qu’i1 regardait revenait si souvent dans ses réves qu’i1 n’était jamais tout a fait sfir de ne pas 1’aVoir Vu dans le monde réel. Lorsque a son réveil i1 s’en souvenait, i1 1’appe1ait 1e Pays Doré. C’était un ancien paturage, dévoré par les lapins et que traversait un sentier sinueux. Des taupinieres _37_ l’accidentaient ca et la. Dans la haie mal taillée qui se trouvait de l’autre cote du champ, des branches d’ormes se balancaient doucement dans la brise et leurs feuilles se déplacaient par masses épaisses comme des chevelures de femmes. Quelque part, tout pres, bien que caché au regard, il y avait un ruisseau lent et clair. Il formait, sous les saules, des étangs dans lesquels nageaient des poissons dorés. La fille aux cheveux noirs se dirigeait Vers Winston a tra- Vers le champ. D’un seul geste, lui sembla-t-il, elle déchira ses Vétements et les rejeta dédaigneusement. Son corps était blanc et lisse, mais il n’éVeilla aucun désir chez Winston, qui le regar- da a peine. Ce qui en cet instant le transportait d’admiration, c’était le geste avec lequel elle avait rejeté ses Vétements. La grace négligente de ce geste semblait anéantir toute une culture, tout un systeme de pensées, comme si Big Brother, le Parti, la Police de la Pensée, pouvaient étre rejetés au néant par un unique et splendide mouvement du bras. Cela aussi était un geste de l’ancien temps. Winston se réveilla avec sur les levres le mot « Shakes- peare ». Le télécran émettait un coup de sifflet assourdissant sur une note unique qui dura trente secondes. Il était sept heures un quart, heure du lever des employés de bureau. Winston s’arracha du lit. Il était nu, car les membres du Parti Extérieur ne recevaient annuellement que trois mille points textiles, et il en fallait six cents pour un pyjama. Il attrapa sur une chaise un médiocre gilet de flanelle et un short. L’heure de culture phy- sique allait commencer dans trois minutes. Une Violente quinte de toux, qui presque toujours le prenait tout de suite apres son réveil, l’obligea a se plier en deux. L’air lui manquait a tel point qu’il ne put reprendre son souffle qu’apres une série de pro- fondes inspirations, couché sur le dos. Ses Veines s’étaient gon- _3g_ flees dans 1’effort qu’i1 avait fait pour tousser et son ulcere Vari- queux commencait a le demanger. — Groupe trente a quarante ! glapit une Voix percante de femme. Groupe trente a quarante ! En place, s’i1 Vous plait. Les trente a quarante. Winston se mit rapidement au garde-a-Vous en face du te- lecran sur lequel Venait d’apparaitre 1’image d’une femme assez jeune, fine, mais musclee, Vetue d’une tunique et chaussee de sandales de gymnastique. — Flexion et extension des bras! lanca-t-elle. En meme temps que moi. Un, deux, trois, quatre ! Un, deux, trois quatre ! Allons, camarades ! un peu d’energie ! Un, deux, trois, quatre ! Un, deux, trois quatre !... La souffrance causee par sa quinte n’aVait pas tout a fait ef- face de 1’esprit de Winston 1’impression faite par son reve, et les mouvements rythmes de 1’exercice la raviverent. Tandis qu’i1 lancait mecaniquement ses bras en arriere et en avant et main- tenait sur son Visage 1’expression de satisfaction et de serieux que l’on considerait comme normale pendant la culture phy- sique, i1 luttait pour retourner mentalement a la periode impre- cise de sa petite enfance. C’etait extremement difficile. Au-dela des dernieres annees 50, tout se decolorait. Lorsque que1qu’un n’a pas de points de repere exterieurs a quoi se referer, 1e trace meme de sa propre Vie perd de sa nettete. I1 se souvient d’eVenements importants qui n’ont probablement pas eu lieu, i1 retrouve 1e detail d’incidents dont i1 ne peut recreer 1’atmosphere, et i1 y a de longues periodes Vides a quoi rien ne se rapporte. Tout etait alors different. Meme les noms des pays et leur forme sur la carte etaient differents. La Premiere Region Aerienne, par exemple, etait appelee autrement dans ce temps- la. On 1’appe1ait Angleterre, ou Grande-Bretagne. Mais la Ville de Londres, i1 en etait sfir, avait toujours ete nommee Londres. _39_ Winston ne pouvait se souvenir avec précision d’une époque pendant laquelle son pays n’aVait pas été en guerre. Il était évident cependant que, durant son enfance, il y avait eu un assez long intervalle de paix. Un de ses plus anciens souvenirs, en effet, était celui d’un raid aérien qui avait paru surprendre tout le monde. Peut-étre était-ce a l’époque ou la bombe ato- mique était tombée sur Colchester. Il ne se souvenait pas du raid lui-meme, mais il se rappelait l’étreinte sur la sienne de la main de son pere, tandis qu’ils dégringolaient toujours plus bas, Vers le centre de la terre, un escalier sonore en spirale qui fuyait sous leurs pieds et lui fatigua tellement les jambes qu’il se mit a pleurnicher. Ils durent s’arréter pour se reposer. Sa mere, a sa maniere lente et réveuse, les suivait tres loin en arriere. Elle portait la petite soeur, ou peut-étre était-ce seulement un paquet de couvertures ? Winston n’était pas certain que sa soeur ffit dé- ja née. Ils émergerent a la fin dans un endroit bruyant et bondé de gens. C’était, il le comprit, une station de métro. Partout, sur le sol dallé, il y avait des gens assis. D’autres se pressaient les uns contre les autres sur des banquettes de métal. Winston, son pere et sa mere trouverent une place sur le sol. Pres d’eux, deux Vieillards étaient assis cote a cote sur une cou- chette. L’homme était décemment Vétu d’un costume sombre. Une casquette de drap, noire, repoussée en arriere, découvrait ses cheveux tres blancs. Son Visage était écarlate, ses yeux étaient bleus et pleins de larmes. Il sentait le gin a plein nez. L’odeur semblait sourdre de sa peau a la place de la sueur et l’on pouvait imaginer que les larmes qui jaillissaient de ses yeux étaient du gin pur. Mais, bien que légerement ivre, il était sous le coup d’un chagrin sincere et intolérable. Winston, d’une ma- niere enfantine, comprit qu’un événement terrible, un événe- ment impardonnable et pour lequel il n’y avait pas de remede, Venait de se passer. Il lui sembla aussi qu’il savait ce que c’était. Quelqu’un que le Vieillard aimait, une petite fille peut-étre, avait été tué. Le Vieillard répétait toutes les deux minutes: « Nous _4()_ n’aurions pas dfi leur faire confiance. Je l’aVais dit, maman, n’est-ce pas ? C’est ce qui arrive quand on leur fait confiance. Je l’ai toujours dit. Nous n’aurions pas dfi faire confiance a ces types. » Mais a quels types ils n’auraient pas dfi se fier, Winston ne s’en souvenait plus. A partir de ce moment, la guerre, pour ainsi dire, n’aVait jamais cessé, mais, a proprement parler, ce n’était pas toujours la meme guerre. Pendant plusieurs mois de l’enfance de Wins- ton, il y avait eu des combats de rue confus dans Londres meme, et il se souvenait avec précision de quelques-uns d’entre eux. Mais retrouver l’histoire de toute la période, dire qui combattait contre qui a un moment donné était absolument impossible. Tous les rapports écrits ou oraux ne faisaient jamais allusion qu’a l’éVénement actuel. En ce moment, par exemple, en 1984 (si c’était bien 1984) l’Océania était alliée a l’Estasia et en guerre avec l’Eurasia. Dans aucune émission publique ou privée il n’était admis que les trois puissances avaient été, a une autre époque, groupées différemment. Winston savait fort bien qu’il y avait seulement quatre ans, l’Océania était en guerre avec l’Estasia et alliée a l’Eurasia. Mais ce n’était qu’un renseigne- ment furtif et frauduleux qu’il avait retenu par hasard parce qu’il ne maitrisait pas suffisamment sa mémoire. Officiellement, le changement de partenaires n’aVait jamais eu lieu. L’Océania était en guerre avec l’Eurasia. L’Océania avait, par conséquent, toujours été en guerre avec l’Eurasia. L’ennemi du moment re- présentait toujours le mal absolu et il s’ensuiVait qu’aucune en- tente passée ou future avec lui n’était possible. L’effrayant, pensait Winston pour la dix millieme fois, tan- dis que d’un mouvement douloureux il forgait ses épaules a tourner en arriere (mains aux hanches, ils faisaient Virer leurs bustes autour de la taille, exercice qui était bon, parait-il, pour les muscles du dos), l’effrayant était que tout pouvait étre Vrai. _41_ Que le Parti puisse étendre le bras Vers le passé et dire d’un eve- nement: cela ne fut jamais, c’était bien plus terrifiant que la simple torture ou que la mort. Le Parti disait que l’Océania n’aVait jamais été l’alliée de l’Eurasia. Lui, Winston Smith, savait que l’Océania avait été l’alliée de l’Eurasia, il n’y avait de cela que quatre ans. Mais ou existait cette connaissance ? Uniquement dans sa propre cons- cience qui, dans tous les cas, serait bientet anéantie. Si tous les autres acceptaient le mensonge impose par le Parti — si tous les rapports racontaient la meme chose —, le mensonge passait dans l’histoire et devenait Vérité. « Celui qui a le contrele du passé, disait le slogan du Parti, a le contrele du futur. Celui qui a le contrele du present a le contrele du passé. » Et cependant le passé, bien que par nature susceptible d’etre modifié, n’aVait jamais été retouché. La Vérité actuelle, quelle qu’elle ffit, était Vraie d’un infini a un autre infini. C’était tout a fait simple. Ce qu’il fallait a chacun, c’était avoir en mémoire une interminable série de Victoires. Cela s’appelait « Contrele de la Réalité ». On disait en novlangue, double pensée. — Repos ! aboya la monitrice, un peu plus cordialement. Winston laissa tomber ses bras et remplit lentement d’air ses poumons. Son esprit s’échappa Vers le labyrinthe de la double-pensée. Connaitre et ne pas connaitre. En pleine cons- cience et avec une absolue bonne foi, émettre des mensonges soigneusement agencés. Retenir simultanément deux opinions qui s’annulent alors qu’on les sait contradictoires et croire a toutes deux. Employer la logique contre la logique. Répudier la morale alors qu’on se réclame d’elle. Croire en meme temps que la démocratie est impossible et que le Parti est gardien de la démocratie. Oublier tout ce qu’il est nécessaire d’oublier, puis le rappeler a sa mémoire quand on en a besoin, pour l’oublier plus rapidement encore. Surtout, appliquer le meme processus au processus lui-meme. La était l’ultime subtilité. Persuader cons- _42_ ciemment l’inconscient, puis devenir ensuite inconscient de l’acte d’hypnose que l’on Vient de perpétrer. La compréhension meme du mot «double pensée» impliquait l’emploi de la double pensée. La monitrice les avait rappelés au garde-a-Vous. — Voyons maintenant, dit-elle avec enthousiasme, quels sont ceux d’entre nous qui peuvent toucher leurs orteils. Droits sur les hanches, camarades ! Un-deux ! Un-deux !... Winston détestait cet exercice qui provoquait, des talons aux fesses, des élancements douloureux et finissait par provo- quer une autre quinte de toux. Ses méditations en perdirent leur agrément mitigé. Le passé, réfléchit-il, n’aVait pas été seulement modifié, il avait été bel et bien détruit. Comment en effet établir, meme le fait le plus patent, s’il n’en existait aucun enregistre- ment que celui d’une seule mémoire ? Il essaya de se rappeler en quelle année il avait pour la premiere fois entendu parler de Big Brother. Ce devait étre Vers les années 60, mais comment en étre sfir ? Dans l’histoire du Parti, naturellement, Big Brother figurait comme chef et gardien de la Revolution depuis les pre- miers jours. Ses exploits avaient été peu a peu reculés dans le temps et ils s’étendaient maintenant jusqu’au monde fabuleux des années 40 et 30, a l’époque ou les capitalistes, coiffés d’étranges chapeaux cylindriques, parcouraient les rues de Londres dans de grandes automobiles étincelantes ou dans des Voitures Vitrées tirées par des chevaux. Il était impossible de savoir jusqu’a quel point la légende de Big Brother était Vraie ou inventée. Winston ne pouvait meme pas se rappeler a quelle date le Parti lui-meme était né. Il ne croyait pas avoir jamais entendu le mot Angsoc avant 1960, mais il était possible que sous la forme « Socialisme anglais » qu’il avait dans l’Ancien Langage, il efit existé plus tot. Tout se fondait dans le brouillard. Parfois, certainement, on pouvait poser le doigt sur un men- songe précis. Il était faux, par exemple, que le Parti, ainsi que le _43_ clamaient les livres d’histoire, efit inventé les aéroplanes. Wins- ton se souvenait d’aVoir Vu des aéroplanes des sa plus tendre enfance. Mais on ne pouvait rien prouver. Il n’y avait jamais de témoignage. Une seule fois, dans toute son existence, Winston avait tenu entre les mains la preuve écrite indéniable de la falsi- fication d’un fait historique. Et cette fois-la. .. — Smith ! cria la Voix acariatre dans le télécran, 6079 Smith W! Oui, Vous-meme! Baissez-Vous plus bas, s’il Vous plait! Vous pouvez faire mieux que cela. Vous ne faites pas d’efforts. Plus bas, je Vous prie ! Cette fois c’est mieux, camarade. Main- tenant, repos, tous, et regardez—moi. Le corps de Winston s’était brusquement recouvert d’une ondée de sueur chaude, mais son Visage demeura absolument impassible. Ne jamais montrer d’épouVante ! Ne jamais montrer de ressentiment ! Un seul frémissement des yeux peut Vous tra- hir. Winston resta debout a regarder tandis que la monitrice levait les bras au-dessus de la téte et, on ne pouvait dire avec grace, mais avec une précision et une efficacité remarquables, se courba et rentra sous ses orteils la premiere phalange de ses doigts. — Voila, camarades ! Voila comment je Veux Vous Voir faire ce mouvement. Regardez-moi. J’ai trente-neuf ans et j’ai quatre enfants. Maintenant, attention ! — Elle se pencha de nouveau. — Vous Voyez que mes genoux ne sont pas pliés. Vous pouvez tous le faire, si Vous Voulez, ajouta-t-elle en se redressant. N’importe qui, au-dessous de quarante-cinq ans, est parfaitement capable de toucher ses orteils. Nous n’aVons pas tous le privilege de nous battre sur le front, mais nous pouvons au moins nous gar- der en forme. Pensez a nos garcons qui sont sur le front de Ma- labar ! Pensez aux marins des Forteresses flottantes ! Imaginez ce qu’ils ont, eux, a endurer. Maintenant, essayez encore. C’est mieux, camarade, beaucoup mieux, ajouta-t-elle sur un ton en- courageant, comme Winston, pour la premiere fois depuis des _44_ années, réussissait, d’un brusque mouvement, E1 toucher ses or- teils sans plier les genoux. _45_ CHAPITRE IV Avec le soupir inconscient et profond que la proximité meme du télécran ne pouvait l’empécher de pousser lorsqu’il commencait son travail journalier, Winston rapprocha de lui le phonoscript, souffla la poussiere du microphone et mit ses lu- nettes. Il déroula ensuite et agrafa ensemble quatre petits cy- lindres de papier qui étaient déja tombés du tube pneumatique qui se trouvait a la droite du bureau. Il y avait trois orifices aux murs de la cabine. A droite du phonoscript se trouvait un petit tube pneumatique pour les messages écrits. A gauche, il y avait un tube plus large pour les journaux. Dans le mur de cote, a portée de la main de Winston, il y avait une large fente ovale protégée par un grillage metal- lique. On se servait de cette fente pour jeter les Vieux papiers. Il y avait des milliers et des milliers de fentes semblables dans l’édifice. Il s’en trouvait, non seulement dans chaque piece mais, a de courts intervalles, dans chaque couloir. On les surnommait trous de mémoire. Lorsqu’un document devait étre détruit, ou qu’on apercevait le moindre bout de papier qui trainait, on sou- levait le clapet du plus proche trou de mémoire, l’action était automatique, et on laissait tomber le papier, lequel était rapi- dement emporté par un courant d’air chaud jusqu’aux énormes fournaises cachées quelque part dans les profondeurs de l’édifice. Winston examina les quatre bouts de papier qu’il avait dé- roulés. Ils contenaient chacun un message d’une ou deux lignes seulement, dans le jargon abrégé employé au ministere pour le _46_ service intérieur. Ce n’était pas exactement du novlangue, mais il comprenait un grand nombre de mots novlangue. Ces mes- sages étaient ainsi rédigés : times 17-3-84 discours malreporte’ afrique rectifier times 19-12-83 pre’visi0ns 3 ap 46 trim estre 83 erreurs ty- po ve’rifier num e’r0 de cejour. times 14-2-84 miniplein chocolat malcote’ rectifier times 3-12-83 report ordrejour bb tresmauvais ref unper- sonnes re’crire entier soum ettrehaut anteclassem ent. Avec un léger soupir de satisfaction, Winston mit de cote le quatrieme message. C’était un travail compliqué qui comportait des responsabilités et qu’il Valait mieux entreprendre en dernier lieu. Les trois autres ne demandaient que de la routine, quoique le second impliquat probablement une fastidieuse étude de listes de chiffres. Winston composa sur le télécran les mots : « numéros an- ciens » et demanda les numéros du journal le Times qui lui étaient nécessaires. Quelques minutes seulement plus tard, ils glissaient du tube pneumatique. Les messages qu’il avait recus se rapportaient a des articles, ou a des passages d’articles que, pour une raison ou pour une autre, on pensait nécessaire de modifier ou, plutot, suivant le terme officiel, de rectifier. Par exemple, dans le Tim es du 17 mars, il apparaissait que Big Brother dans son discours de la Veille, avait prédit que le front de l’Inde du Sud resterait calme. L’offensiVe eurasienne serait bientot lancée contre l’Afrique du Nord. Or, le haut com- mandement eurasien avait lancé son offensive contre l’Inde du Sud et ne s’était pas occupé de l’Afrique du Nord. Il était donc _47_ nécessaire de réécrire le paragraphe erroné du discours de Big Brother afin qu’il prédise ce qui était réellement arrivé. De meme, le Tim es du 19 décembre avait publié les prévi- sions officielles pour la production de différentes sortes de mar- chandises de consommation au cours du quatrieme trimestre 1983 qui était en meme temps le sixieme trimestre du neuvieme plan triennal. Le journal du jour publiait un état de la produc- tion réelle. Il en ressortait que les prévisions avaient été, dans tous les cas, grossierement erronées. Le travail de Winston était de rectifier les chiffres primitifs pour les faire concorder avec les derniers parus. Quant au troisieme message, il se rapportait a une simple erreur qui pouvait étre corrigée en deux minutes. Il n’y avait pas tres longtemps, c’était au mois de février, le ministere de l’Abondance avait publié la promesse (en termes officiels, l’engagem ent catégorique) de ne pas réduire la ration de choco- lat durant l’année 1984. Or, la ration, comme le savait Winston, devait étre réduite de trente a Vingt grammes a partir de la fin de la semaine. Tout ce qu’il y avait a faire, c’était de substituer a la promesse primitive l’aVis qu’il serait probablement nécessaire de réduire la ration de chocolat dans le courant du mois d’aVril. Des qu’il avait fini de s’occuper de l’un des messages, Wins- ton agrafait ses corrections phonoscriptées au numéro corres- pondant du Tim es et les introduisait dans le tube pneumatique. Ensuite, d’un geste autant que possible inconscient, il chiffon- nait le message et les notes qu’il avait lui-meme faites et les je- tait dans le trou de mémoire afin que le tout ffit dévoré par les flammes. Que se passait-il dans le labyrinthe ou conduisaient les pneumatiques ? Winston ne le savait pas en détail, mais il en connaissait les grandes lignes. Lorsque toutes les corrections qu’il était nécessaire d’apporter a un numéro spécial du Tim es _48_ avaient ete rassemblees et collationnees, le numero etait reim- prime. La copie originale etait detruite et remplacee dans la col- lection par la copie corrigee. Ce processus de continuelles retouches etait applique, non seulement aux journaux, mais aux livres, periodiques, pam- phlets, affiches, prospectus, films, enregistrements sonores, ca- ricatures, photographies. Il etait applique a tous les genres ima- ginables de litterature ou de documentation qui pouvaient com- porter quelque signification politique ou ideologique. J our par jour, et presque minute par minute, le passe etait mis a jour. On pouvait ainsi prouver, avec documents a l’appui, que les predic- tions faites par le Parti s’etaient trouvees Verifiees. Aucune opi- nion, aucune information ne restait consignee, qui aurait pu se trouver en conflit avec les besoins du moment. L’Histoire tout entiere etait un palimpseste gratte et reecrit aussi souvent que c’etait necessaire. Le changement effectue, il n’aurait ete pos- sible en aucun cas de prouver qu’il y avait eu falsification. La plus grande section du Commissariat aux Archives, bien plus grande que celle ou travaillait Winston, etait simplement composee de gens dont la tache etait de rechercher et rassem- bler toutes les copies de livres, de journaux et autres documents qui avaient ete remplacees et qui devaient etre detruites. Un numero du Tim es pouvait avoir ete reecrit une douzaine de fois, soit par suite de changement dans la ligne politique, soit par suite d’erreurs dans les propheties de Big Brother. Mais il se trouvait encore dans la collection avec sa date primitive. Aucun autre exemplaire n’existait qui put le contredire. Les livres aussi etaient retires de la circulation et plusieurs fois reecrits. On les reeditait ensuite sans aucune mention de modification. Meme les instructions ecrites que recevait Winston et dont il se debar- rassait invariablement des qu’il n’en avait plus besoin, ne decla- raient ou n’impliquaient jamais qu’il s’agissait de faire un faux. Il etait toujours fait mention de fautes, d’omissions, d’erreurs _49_ typographiques, d’erreurs de citation, qu’il était nécessaire de corriger dans l’intérét de l’exactitude. A proprement parler, il ne s’agit meme pas de falsification, pensa Winston tandis qu’il rajustait les chiffres du ministere de l’Abondance. Il ne s’agit que de la substitution d’un non-sens a un autre. La plus grande partie du matériel dans lequel on trafi- quait n’aVait aucun lien avec les données du monde réel, pas meme cette sorte de lien que contient le mensonge direct. Les statistiques étaient aussi fantaisistes dans leur Version originale que dans leur Version rectifiée. On comptait au premier chef sur les statisticiens eux-memes pour qu’ils ne s’en souvinssent plus. Ainsi, le ministere de l’Abondance avait, dans ses prévi- sions, estimé le nombre de bottes fabriquées dans le trimestre a cent quarante-cinq millions de paires. Le chiffre indiqué par la production réelle était soixante-deux millions. Winston, cepen- dant, en récrivant les prévisions donna le chiffre de cinquante- sept millions, afin de permettre la déclaration habituelle que les prévisions avaient été dépassées. Dans tous les cas, soixante- deux millions n’était pas plus pres de la Vérité que cinquante- sept millions ou que cent quarante-cinq millions. Tres proba- blement, personne ne savait combien, dans l’ensemble, on en avait fabriqué. Il se pouvait également que pas une seule n’ait été fabriquée. Et personne, en réalité, ne s’en souciait. Tout ce qu’on savait, c’est qu’a chaque trimestre un nombre astrono- mique de bottes étaient produites, sur le papier, alors que la moitié peut-étre de la population de l’Océania marchait pieds nus. Il en était de meme pour le report des faits de tous ordres, qu’ils fussent importants ou insignifiants. Tout s’éVanouissait dans une ombre dans laquelle, finalement, la date meme de l’année devenait incertaine. _50_ Winston jeta un coup d’oeil a travers la galerie. De l’autre cote, dans la cabine correspondant a la sienne, un petit homme d’aspect méticuleux, au menton bleui, nommé Tillotson, travail- lait avec ardeur. Il avait un journal plié sur les genoux et sa bouche était placée tout contre l’embouchure du phonoscript, comme s’il essayait de garder secret entre le télécran et lui ce qu’il disait. Il leva les yeux et ses verres lancerent un éclair hos- tile dans la direction de Winston. Winston connaissait a peine Tillotson et n’avait aucune idée de la nature du travail auquel il était employé. Les gens du Commissariat aux Archives ne parlaient pas volontiers de leur travail. Dans la longue galerie sans fenétres ou l’on voyait une double rangée de cabines ou l’on entendait un éternel bruit de papier froissé et le bourdonnement continu des voix qui mur- muraient dans les phonoscripts, il y avait bien une douzaine de personnes. Winston ne savait meme pas leurs noms, bien qu’il les vit chaque jour se dépécher dans un sens ou dans l’autre dans les couloirs ou gesticuler pendant les Deux Minutes de la Haine. Il savait que, dans la cabine voisine de la sienne, la petite femme rousse peinait, un jour dans l’autre, a rechercher dans la presse et a éliminer les noms des gens qui avaient été vaporisés et qui étaient par conséquent, considérés comme n’ayant jamais existé. Il y avait la un certain a-propos puisque son propre mari, deux ans plus tot, avait été vaporisé. Quelques cabines plus loin, se trouvait une créature douce, effacée, réveuse, nommée Ampleforth, qui avait du poil plein les oreilles et possédait un talent surprenant pour jongler avec les rimes et les metres. Cet Ampleforth était employé a produire des versions inexactes — on les appelait « textes définitifs » — de poemes qui étaient devenus idéologiquement offensants mais que pour une raison ou pour une autre, on devrait conserver dans les anthologies. _51_ Et cette galerie, avec ses cinquante employés environ, n’était qu’une sous-section, un seul élément, en somme, de l’infinie complexité du Commissariat aux Archives. Plus loin, au-dessus, au-dessous, il y avait d’autres essaims de travailleurs engagés dans une multitude inimaginable d’activités. Il y avait les immenses ateliers d’impression, avec leurs sous-éditeurs, leurs experts typographes, leurs studios soigneu- sement équipés pour le truquage des photographies. Il y avait la section des programmes de télévision, avec ses ingénieurs, ses producteurs, ses équipes d’acteurs spécialement choisis pour leur habileté a imiter les voix. Il y avait les armées d’archivistes dont le travail consistait simplement a dresser les listes des livres et des périodiques qu’il fallait retirer de la circulation. Il y avait les vastes archives ou étaient classés les documents corri- gés et les fournaises cachées ou les copies originales étaient de- truites. Et quelque part, absolument anonymes, il y avait les cerveaux directeurs qui coordonnaient tous les efforts et établis- saient la ligne politique qui exigeait que tel fragment du passé ffit préservé, tel autre falsifié, tel autre encore anéanti. Et le Commissariat aux Archives n’était lui-meme, en somme, qu’une branche du ministere de la Vérité, dont l’activité essentielle n’était pas de reconstruire le passé, mais de fournir aux citoyens de l’Océania des journaux, des films, des manuels, des programmes de télécran, des pieces, des romans, le tout accompagné de toutes sortes d’informations, d’instructions et de distractions imaginables, d’une statue a un slogan, d’un poeme lyrique a un traité de biologie et d’un alphabet d’enfant a un nouveau dictionnaire novlangue. De plus, le ministere n’avait pas a satisfaire seulement les besoins du Parti, il avait encore a répéter toute l’opération a une échelle inférieure pour le bénéfice du prolétariat. _52_ Il existait toute une suite de départements spéciaux qui s’occupaient, pour les prolétaires, de littérature, de musique, de theatre et, en general, de délassement. La, on produisait des journaux stupides qui ne traitaient presque entierement que de sport, de crime et d’astrologie, de petits romans a cinq francs, des films juteux de sexualité, des chansons sentimentales com- posées par des moyens entierement mécaniques sur un genre de kaléidoscope spécial appelé versificateur. Il y avait meme une sous-section entiere — appelée, en no- vlangue, Pornosex — occupée a produire le genre le plus bas de pornographie. Cela s’expédiait en paquets scellés qu’aucun membre du Parti, a part ceux qui y travaillaient, n’avait le droit de regarder. Trois autres messages étaient tombés du tube pneumatique pendant que Winston travaillait. Mais ils traitaient de questions simples et Winston les avait liquidés avant d’étre interrompu par les Deux Minutes de la Haine. Lorsque la Haine eut pris fin, il retourna a sa Cellule. Il prit sur une étagere le dictionnaire novlangue, écarta le phonoscript, essuya ses verres et s’attaqua au travail principal de la matinée. C’est dans son travail que Winston trouvait le plus grand plaisir de sa vie. Ce travail n’était, le plus souvent, qu’une fasti- dieuse routine. Mais il comprenait aussi des parties si difficiles et si embrouillées, que l’on pouvait s’y perdre autant que dans la complexité d’un probleme de mathématique. Il y avait de délicats morceaux de falsification ou l’on n’avait pour se guider que la connaissance des principes Angsoc et sa propre estimation de ce que le Parti attendait de vous. Winston était bon dans cette partie. On lui avait meme parfois confié la rectification d’articles de fond du journal le Times, qui _53_ étaient écrits entierement en novlangue. Il déroula le message qu’il avait mis de cote plus tot. Ce message était ainsi libellé : times 3-12-83 report ordrejour bb plusnonsatisf. ref no- nétres récrire entier soumhaut avantclassem ent En ancien langage (en anglais ordinaire) cela pouvait se traduire ainsi : Le compte rendu de l’ordre du jour de Big Brother, dans le numéro du journal le Tim es du 3 décembre 1983, est extreme- ment insatisfaisant et fait allusion a des personnes non exis- tantes. Récrire en entier et soumettre Votre projet aux autorités compétentes avant d’enVoyer au classement. Winston parcourut l’article incriminé. L’ordre du jour de Big Brother avait, semblait-il, principalement consisté en éloges adressés a une organisation connue sous les initiales C. C. F. F. qui fournissait des cigarettes et autres douceurs aux marins des Forteresses Flottantes. Un certain camarade Withers, membre éminent du Parti intérieur, avait été distingué, spécialement cité et décoré de la seconde classe de l’ordre du Mérite Insigne. Trois mois plus tard, le C. C. F. F. avait brusquement été dissous. Aucune raison n’aVait été donnée de cette dissolution. On pouvait présumer que Withers et ses associés étaient alors en disgrace, mais il n’y avait eu aucun commentaire de l’éVénement dans la presse ou au télécran. Ce n’était pas éton- nant, car il était rare que les criminels politiques fussent jugés ou meme publiquement dénoncés. Les grandes épurations em- brassant des milliers d’indiVidus, accompagnées du proces pu- blic de traitres et de criminels de la pensée qui faisaient d’abjectes confessions de leurs crimes et étaient ensuite execu- tés, étaient des spectacles spéciaux, montés environ une fois tous les deux ans. Plus communément, les gens qui avaient en- couru le déplaisir du Parti disparaissaient simplement et on _54_ n’entendait plus jamais parler d’eux. On n’avait jamais le moindre indice sur ce qui leur était advenu. Dans quelques cas, ils pouvaient meme ne pas étre morts. Il y avait trente individus, personnellement connus de Winston qui, sans compter ses pa- rents, avaient disparu a une époque ou a une autre. Winston se gratta doucement le nez avec un trombone. Dans la cabine d’en face, le camarade Tillotson, ramassé sur son phonoscript, y déversait encore des secrets. Il leva un moment la téte. Meme éclair hostile des lunettes. Winston se demanda si le camarade Tillotson faisait en ce moment le meme travail que lui. C’était parfaitement plausible. Un travail si délicat n’aurait pu étre confié a une seule personne. D’autre part, le confier a un comité efit été admettre ouvertement qu’il s’agissait d’une falsi- fication. Il y avait tres probablement, en cet instant, une dou- zaine d’individus qui rivalisaient dans la fabrication de versions sur ce qu’avait réellement dit Big Brother. Quelque cerveau di- recteur du Parti intérieur sélectionnerait ensuite une version ou une autre, la ferait rééditer et mettrait en mouvement le com- plexe processus de contre-corrections et d’antéréférences qu’entrainerait ce choix. Le mensonge choisi passerait ensuite aux archives et deviendrait vérité permanente. Winston ne savait pas pourquoi Withers avait été disgracié. Peut-étre était-ce pour corruption ou incompétence. Peut-étre Big Brother s’était-il simplement débarrassé d’un subordonné trop populaire. Peut-étre Withers ou un de ses proches avait-il été suspect de tendances hérétiques. Ou, ce qui était plus pro- bable, c’était arrivé simplement parce que les épurations et les vaporisations font nécessairement partie du mécanisme de l’Etat. Le seul indice réel reposait sur les mots : ref nonétres, qui indiquaient que Withers était actuellement mort. On ne pouvait toujours présumer que tel était le cas chaque fois que des gens étaient arrétés. Quelquefois, ils étaient relachés et on leur per- _55_ mettait de rester en liberté pendant un an ou meme deux avant de les exécuter. Parfois, tres rarement, un individu qu’on avait cru mort depuis longtemps réapparaissait comme un fantome dans quelque proces public, impliquait par son témoignage une centaine d’autres personnes puis disparaissait, cette fois pour toujours. Withers, cependant, était déja un nonétre. Il n’existait pas, il n’avait jamais existé. Winston décida qu’il ne serait pas suffi- sant de se borner a inverser le sens de l’allocution de Big Bro- ther. Il valait mieux la faire rouler sur un sujet sans aucun rap- port avec le sujet primitif. Il aurait pu faire de ce discours l’habituelle dénonciation des traitres et des criminels par la pensée, mais ce serait trop flagrant. Inventer une victoire sur le front ou quelque triomphe de la surproduction dans le Neuvieme Plan triennal complique- rait trop le travail des Archives. Ce qu’il fallait, c’était un mor- ceau de pure fantaisie. L’image, toute préte, d’un certain cama- rade Ogilvy, qui serait récemment mort a la guerre en d’héro'1'ques circonstances, lui vint soudain a l’esprit. En effet, Big Brother, en certaines circonstances, consacrait son ordre du jour a la glorification de quelque humble et simple soldat, membre du Parti, dont la vie aussi bien que la mort of- frait un exemple digne d’étre suivi. Cette fois, Big Brother glori- fierait le camarade Ogilvy. A la vérité, il n’y avait pas de cama- rade Ogilvy, mais quelques lignes imprimées et deux photogra- phies maquillées l’ameneraient a exister. Winston réfléchit un moment, puis rapprocha de lui le phonoscript et se mit a dicter dans le style familier a Big Bro- ther. Un style a la fois militaire et pédant, facile a imiter a cause de l’habitude de Big Brother de poser des questions et d’y ré- pondre tout de suite. (« Quelle lecon pouvons-nous tirer de ce _56_ fait, camarades ? La lecon... qui est aussi un des principes fon- damentaux de l’Angsoc...que...» et ainsi de suite.) A trois ans, le camarade Ogilvy refusait tous les jouets. Il n’acceptait qu’un tambour, une mitraillette et un helicoptere en miniature. A six ans, une annee a l’avance, par une dispense toute speciale, il rejoignait les Espions. A neuf, il etait chef de groupe. A onze, il denoncait son oncle a la Police de la Pensee. Il avait entendu une conversation dont les tendances lui avaient paru criminelles. A dix-sept ans, il etait moniteur d’une section de la Ligue Anti-Sexe des Juniors. A dix-neuf ans, il inventait une grenade a main qui etait adoptee par le ministere de la Paix. Au premier essai, cette grenade tuait d’un coup trente prison- niers eurasiens. A vingt-trois ans, il etait tue en service com- mande. Poursuivi par des chasseurs ennemis, alors qu’il survo- lait l’ocean Indien avec d’importantes depeches, il s’etait leste de sa mitrailleuse, et il avait saute, avec les depeches et tout, de l’helicoptere dans l’eau profonde. C’etait une fin, disait Big Brother, qu’il etait impossible de contempler sans un sentiment d’envie. Big Brother ajoutait quelques remarques sur la purete et la rectitude de la vie du camarade Ogilvy. Il avait renonce a tout alcool, meme au vin et a la biere. Il ne fumait pas. Il ne prenait aucune heure de recrea- tion, sauf celle qu’il passait chaque jour au gymnase. Il avait fait voeu de celibat. Le mariage et le soin d’une famille etaient, pen- sait-il, incompatibles avec un devouement de vingt-quatre heures par jour au devoir. Il n’avait comme sujet de conversa- tion que les principes de l’Angsoc. Rien dans la vie ne l’interessait que la defaite de l’armee eurasienne et la chasse aux espions, aux saboteurs, aux criminels par la pensee, aux traitres en general. Winston debattit s’il accorderait au camarade Ogilvy l’ordre du Merite Insigne. Il decida que non, a cause du supple- _57_ mentaire renvoi aux références que cette récompense aurait en- trainé. Il regarda une fois encore son rival de la cabine d’en face. Quelque chose lui disait que certainement Tillotson était occupé a la meme besogne que lui. Il n’y avait aucun moyen de savoir qu’elle rédaction serait finalement adoptée, mais il avait la con- viction profonde que ce serait la sienne. Le camarade Ogilvy, inexistant une heure plus tot, était maintenant une réalité. Une étrange idée frappa Winston. On pouvait créer des morts, mais il était impossible de créer des vivants. Le camarade Ogilvy, qui n’avait jamais existé dans le présent, existait maintenant dans le passé, et quand la falsification serait oubliée, son existence au- rait autant d’authenticité, autant d’évidence que celle de Char- lemagne ou de Jules César. _5g_ CHAPITRE V Dans la cantine au plafond bas, située dans un sous-sol profond, la queue pour le lunch avancait lentement par sac- cades. La piece était déja comble et le bruit assourdissant. A travers le grillage du comptoir, la fumée du ragofit se répandait avec une aigre odeur métallique qui ne couvrait pas entierement le fumet du gin de la Victoire. A l’extrémité de la piece, il y avait un petit bar. C’était un simple trou dans le mur ou l’on pouvait acheter du gin a dix cents le grand Verre a liqueur. « Voila tout juste l’homme que je cherchais », dit une Voix derriere Winston. Celui-ci se retourna. C’était son ami Syme, qui travaillait au Service des Recherches. Peut-étre « ami » n’était-il pas tout a fait le mot juste. On n’aVait pas d’amis, a l’heure actuelle, on avait des camarades. Mais il y avait des camarades dont la socie- té était plus agréable que celle des autres. Syme était un philo- logue, un spécialiste en novlangue. A la Vérité, il était un des membres de l’énorme équipe d’experts occupés alors a compiler la onzieme édition du dictionnaire novlangue. C’était un garcon minuscule, plus petit que Winston, aux cheveux noirs, aux yeux grands et globuleux, tristes et ironiques a la fois. Il paraissait scruter de pres, en parlant, le Visage de ceux a qui il s’adressait. — Je Voulais Vous demander si Vous avez des lames de ra- soir, dit-il. — Pas une, répondit Winston avec une sorte de hate qui dissimulait un sentiment de culpabilité. J’ai cherché partout, il n’en existe plus. _59_ Tout le monde demandait des lames de rasoir. Il en avait actuellement deux neuves qu’il gardait précieusement. Depuis des mois, une disette de lames sévissait. Il y avait toujours quelque article de premiere nécessité que les magasins du Parti étaient incapables de fournir. Parfois c’étaient les boutons, par- fois la laine a repriser. D’autres fois, c’étaient les lacets de sou- liers. C’étaient maintenant les lames de rasoir qui manquaient. On ne pouvait mettre la main dessus, quand on y arrivait, qu’en trafiquant plus ou moins en cachette au marché « libre ». — Il y a six semaines que je me sers de la meme lame, ajou- ta Winston qui mentait. La queue avancait d’une autre saccade. Lorsqu’elle s’arréta, Winston se retourna encore Vers Syme. Chacun d’eux préleva, dans une pile qui se trouvait au bord du comptoir, un plateau de metal graisseux. — FIGS-VOUS allé Voir hier la pendaison des prisonniers ? demanda Syme. — J e travaillais, répondit Winston avec indifférence. J e Ver- rai cela au télécran, je pense. — C’est un succédané tout a fait insuffisant, dit Syme. Ses yeux moqueurs dévisageaient Winston. « Je Vous con- nais, semblaient-ils dire. Je Vous perce a jour. Je sais parfaite- ment pourquoi Vous n’étes pas allé Voir ces prisonniers. » Intellectuellement, Syme était d’une orthodoxie Venimeuse. Il pouvait parler, avec une désagréable jubilation satisfaite, des raids d’hélicopteres sur les Villages ennemis, des proces et des confessions des criminels de la pensée, des exécutions dans les caves du ministere de l’Amour. Pour avoir avec lui une conver- _6()_ sation agréable, il fallait avant tout l’éloigner de tels sujets et le pousser, si possible, a parler de la technicité du novlangue, ma- tiere dans laquelle il faisait autorité et se montrait intéressant. Winston tourna légerement la téte pour éviter le regard scruta- teur des grands yeux sombres. — C’était une belle pendaison, dit Syme, qui revoyait le spectacle. Mais je trouve qu’on l’a gachée en attachant les pieds. J’aime les Voir frapper du pied. J’aime surtout, a la fin, Voir la langue se projeter toute droite et bleue, d’un bleu éclatant. Ce sont ces détails-la qui m’attirent. — Aux suivants, s’il Vous plait ! glapit la « prolétaire » en tablier bleu qui tenait une louche. Winston et Syme passerent leurs plateaux sous le grillage. Sur chacun furent rapidement amoncelés les éléments du de- jeuner réglementaire : un petit bol en métal plein d’un ragofit d’un gris rosatre, un quignon de pain, un carré de fromage, une timbale de café de la Victoire, sans lait, et une tablette de sac- charine. — Il y a une table la-bas, sous le télécran, dit Syme. Nous prendrons un gin en passant. Le gin leur fut servi dans des tasses chinoises sans anse. Ils se faufilerent a travers la salle encombrée et déchargerent leurs plateaux sur la surface métallique d’une table. Sur un coin de cette table, quelqu’un avait laissé une plaque de ragofit, im- monde brouet liquide qui ressemblait a une Vomissure. Winston saisit sa tasse de gin, s’arréta un instant pour prendre son élan et avala le liquide médicamenteux a gout d’huile. Des larmes lui firent clignoter les yeux. Il s’apercut soudain, quand il les eut essuyées, qu’il avait faim. Il se mit a avaler des cuillerées de ce ragofit qui montrait, au milieu d’une abondante lavasse, des cubes d’une spongieuse substance rosatre qui était probable- _61_ ment une preparation de Viande. Aucun d’eux ne parla avant qu’ils n’eussent Vide leurs recipients. A la table qui se trouvait a gauche, un peu en arriere de Winston, quelqu’un parlait avec Volubilite, sans arret. C’etait un baragouinage discordant presque analogue a un caquetage d’un canard, qui percait a tra- Vers le Vacarme ambiant. — Comment Va le dictionnaire ? demanda Winston en ele- Vant la Voix pour dominer le bruit. — Lentement, repondit Syme. J’en suis aux adjectifs. C’est fascinant. Le Visage de Syme s’etait immediatement eclaire au seul mot de dictionnaire. Il poussa de cote le recipient qui avait con- tenu le ragofit, prit d’une main delicate son quignon de pain, de l’autre son fromage et se pencha au-dessus de la table pour se faire entendre sans crier. — La onzieme edition est l’edition definitive, dit-il. Nous donnons au novlangue sa forme finale, celle qu’il aura quand personne ne parlera plus une autre langue. Quand nous aurons termine, les gens comme Vous devront le reapprendre entiere- ment. Vous croyez, n’est-ce pas, que notre travail principal est d’inVenter des mots nouveaux ? Pas du tout ! Nous detruisons chaque jour des mots, des Vingtaines de mots, des centaines de mots. Nous taillons le langage jusqu’a l’os. La onzieme edition ne renfermera pas un seul mot qui puisse Vieillir avant l’annee 2050. Il mordit dans son pain avec appetit, avala deux bouchees, puis continua a parler avec une sorte de pedantisme passionne. Son mince Visage brun s’etait anime, ses yeux avaient perdu leur expression moqueuse et etaient devenus reveurs. _62_ — C’est une belle chose, la destruction des mots. Naturel- lement, c’est dans les Verbes et les adjectifs qu’il y a le plus de déchets, mais il y a des centaines de noms dont on peut aussi se débarrasser. Pas seulement les synonymes, il y a aussi les anto- nymes. Apres tout, quelle raison d’exister y a-t-il pour un mot qui n’est que le contraire d’un autre ? Les mots portent en eux- memes leur contraire. Prenez « bon », par exemple. Si Vous avez un mot comme « bon » quelle nécessité y a-t-il a avoir un mot comme « mauvais» ? «Inbon » fera tout aussi bien, mieux meme, parce qu’il est l’opposé exact de bon, ce que n’est pas l’autre mot. Et si l’on désire un mot plus fort que « bon », quel sens y a-t-il a avoir toute une chaine de mots Vagues et inutiles comme « excellent », « splendide » et tout le reste ? « Plusbon » englobe le sens de tous ces mots, et, si l’on Veut un mot encore plus fort, il y a « double-plusbon ». Naturellement, nous em- ployons déja ces formes, mais dans la Version definitive du no- Vlangue, il n’y aura plus rien d’autre. En résumé, la notion com- plete du bon et du mauvais sera couverte par six mots seule- ment, en réalité un seul mot. Voyez-Vous, Winston, l’originalité de cela ? Naturellement, ajouta-t-il apres coup, l’idée Vient de Big Brother. Au nom de Big Brother, une sorte d’ardeur froide flotta sur le Visage de Winston. Syme, néanmoins, percut immédiatement un certain manque d’enthousiasme. — Vous n’appréciez pas réellement le novlangue, Winston, dit-il presque tristement. Meme quand Vous écrivez, Vous pen- sez en ancilangue. J’ai lu quelques-uns des articles que Vous écrivez parfois dans le Tim es. Ils sont assez bons, mais ce sont des traductions. Au fond, Vous auriez préféré rester fidele a l’ancien langage, a son imprécision et ses nuances inutiles. Vous ne saisissez pas la beauté qu’il y a dans la destruction des mots. Savez-Vous que le novlangue est la seule langue dont le Vocabu- laire diminue chaque année ? _63_ Winston l’ignorait, naturellement. Il sourit avec sympathie, du moins il l’esperait, car il n’osait se risquer a parler. Syme prit une autre bouchee de pain noir, la macha rapi- dement et continua : — Ne voyez-vous pas que le veritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensee ? A la fin, nous rendrons litteralement impossible le crime par la pensee car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous les concepts necessaires se- ront exprimes chacun exactement par un seul mot dont le sens sera delimite. Toutes les significations subsidiaires seront sup- primees et oubliees. Deja, dans la onzieme edition, nous ne sommes pas loin de ce resultat. Mais le processus continuera encore longtemps apres que vous et moi nous serons morts. Chaque annee, de moins en moins de mots, et le champ de la conscience de plus en plus restreint. Il n’y a plus, des mainte- nant, c’est certain, d’excuse ou de raison au crime par la pensee. C’est simplement une question de discipline personnelle, de maitrise de soi-meme. Mais meme cette discipline sera inutile en fin de compte. La Revolution sera complete quand le langage sera parfait. Le novlangue est l’angsoc et l’angsoc est le no- vlangue, ajouta-t-il avec une sorte de satisfaction mystique. Vous est-il jamais arrive de penser, Winston, qu’en l’annee 2050, au plus tard, il n’y aura pas un seul etre humain vivant capable de comprendre une conversation comme celle que nous tenons maintenant ? — Sauf.., commenca Winston avec un accent dubitatif, mais il s’interrompit. Il avait sur le bout de la langue les mots : « Sauf les prole- taires », mais il se maitrisa. Il n’etait pas absolument certain que cette remarque ffit tout a fait orthodoxe. Syme, cependant, avait devine ce qu’il allait dire. _64_ — Les proletaires ne sont pas des etres humains, dit-il ne- gligemment. Vers 2050, plus tot probablement, toute connais- sance de l’ancienne langue aura disparu. Toute la litterature du passe aura ete detruite. Chaucer, Shakespeare, Milton, Byron n’existeront plus qu’en Versions novlangue. Ils ne seront pas changes simplement en quelque chose de different, ils seront changes en quelque chose qui sera le contraire de ce qu’ils etaient jusque-la. Meme la litterature du Parti changera. Meme les slogans changeront. Comment pourrait-il y avoir une devise comme « La liberte c’est l’esclaVage » alors que le concept meme de la liberte aura ete aboli ? Le climat total de la pensee sera autre. En fait, il n’y aura pas de pensee telle que nous la comprenons maintenant. Orthodoxie signifie non-pensant, qui n’a pas besoin de pensee, l’orthodoxie, c’est l’inconscience. « Un de ces jours, pensa soudain Winston avec une convic- tion certaine, Syme sera Vaporise. Il est trop intelligent. Il Voit trop clairement et parle trop franchement. Le Parti n’aime pas ces individus-la. Un jour, il disparaitra. C’est ecrit sur son Vi- sage.» Winston avait fini son pain et son fromage. Il se tourna un peu de cote sur sa chaise pour boire son cafe. A la table qui se trouvait a sa gauche, l’homme a la Voix stridente continuait im- pitoyablement a parler. Une jeune femme, qui etait peut-etre sa secretaire et qui tournait le dos a Winston, l’ecoutait et semblait approuver avec ardeur tout ce qu’il disait. De temps en temps, Winston saisissait quelques remarques comme « Je pense que Vous avez raison a un tel point ! », « Si Vous saviez comme je Vous approuve », emises d’une Voix feminine jeune et plutet sotte. Mais l’autre ne s’arretait jamais, meme quand la fille par- lait. Winston connaissait l’homme de Vue. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il occupait un poste important au Commissariat aux Romans. C’etait un homme d’enViron trente ans, au cou muscle, a la bouche large et fremissante. Sa tete etait legerement rejetee en arriere et, a cause de l’angle sous lequel il etait assis, ses lu- _65_ nettes réfractaient la lumiere et présentaient, a la place des yeux, deux disques Vides. Ce qui était légerement horrible, c’est qu’il était presque impossible de distinguer un seul mot du flot de paroles qui se déversait de sa bouche. Une fois seulement, Winston percut une phrase (« complete et finale élimination de Goldstein ») lancée brusquement, avec Volubilité et d’un bloc, semblait-il, comme une ligne de caracteres typographiques composée pleine. Le reste n’était qu’un bruit, qu’un caquetage. Pourtant, bien qu’on ne put entendre, on ne pouvait avoir aucun doute sur la nature générale de ce que disait l’homme. Peut-étre dénoncait-il Goldstein et demandait-il des mesures plus séveres contre les criminels par la pensée et les saboteurs; peut-étre fulminait-il contre les atrocités de l’armée eurasienne; peut- étre encore glorifiait-il Big Brother et les héros du front de Ma- labar. Peu importait. Quel que ffit le sujet de sa conversation, on pouvait étre sfir que tous les mots en étaient d’une pure ortho- doxie, d’un pur angsoc. Tandis qu’il regardait le Visage sans yeux dont la machoire manoeuvrait rapidement dans le sens Vertical, Winston avait l’étrange impression que cet homme n’était pas un étre humain réel, mais quelque chose comme un mannequin articulé: ce n’était pas le cerveau de l’homme qui s’exprimait, c’était son larynx. La substance qui sortait de lui était faite de mots, mais ce n’était pas du langage dans le Vrai sens du terme. C’était un bruit émis en état d’inconscience, comme le caquetage d’un ca- nard. Syme, depuis un moment, était silencieux et tracait des dessins avec le manche de sa cuiller dans la flaque de ragofit. La Voix, a l’autre table, continuait son caquetage Volubile, aisément audible en dépit du Vacarme environnant. — Il y a un mot en novlangue, dit Syme, je ne sais si Vous le connaissez: canelangue, « caquetage du canard ». Q’est un de ces mots intéressants qui ont deux sens opposés. Appliqué a un _66_ adversaire, c’est une insulte. Adressé a quelqu’un avec qui l’on est d’accord, c’est un éloge. « Indubitablement, Syme sera Vaporisé », pensa de nou- Veau Winston. Il le pensa avec une sorte de tristesse, bien qu’il sfit que Syme le méprisait et éprouvait pour lui une légere anti- pathie. Syme était parfaitement capable de le dénoncer comme criminel par la pensée s’il Voyait une raison quelconque de le faire. Il y avait quelque chose qui clochait subtilement chez Syme. Quelque chose lui manquait. Il manquait de discrétion, de réserve, d’une sorte de stupidité restrictive. On ne pouvait dire qu’il ne ffit pas orthodoxe. Il croyait aux principes de l’angsoc, il Vénérait Big Brother, il se réjouissait des Victoires, il détestait les hérétiques, et pas simplement avec sincérité, mais avec une sorte de zele incessant, un savoir chaque jour révisé dont n’approchaient pas les membres ordinaires du Parti. Ce- pendant, une équivoque et bizarre atmosphere s’attachait a lui. Il disait des choses qu’il aurait mieux Valu taire, il avait lu trop de livres, il fréquentait le café du Chataignier, rendez-Vous de peintres et de musiciens. Il n’y avait pas de loi, meme pas de loi Verbale, qui défendit de fréquenter le café du Chataignier, ce- pendant, y aller constituait en quelque sorte un mauvais pré- sage. Les Vieux meneurs discrédités du Parti avaient l’habitude de se réunir la avant qu’ils fussent finalement emportés par l’épuration. Goldstein lui-meme, disait-on, avait parfois été Vu la, il y avait des dizaines d’années. Le sort de Syme n’était pas difficile a prévoir. C’était un fait, pourtant, que s’il soupconnait, ne ffit-ce que trois secondes, la nature des opinions de Winston, il le dénonce- rait instantanément a la Police de la Pensée. Ainsi, d’ailleurs, ferait n’importe qui, mais Syme, plus sfirement que tout autre. Ce zele, cependant, était insuffisant. La supreme orthodoxie était l’incon science. Syme leva les yeux. « Voila Parsons », dit-il. _67_ Quelque chose dans le son de sa Voix sembla ajouter : « Ce bougre d’imbécile. » Parsons, colocataire de Winston au bloc de la Victoire, se faufilait en effet a travers la salle. C’était un gros homme de taille moyenne, aux cheveux blonds et au Visage de grenouille. A trente-cinq ans, il prenait déja de la graisse et montrait des rou- leaux au cou et a la taille, mais ses gestes étaient Vifs et puérils. Toute son apparence rappelait celle d’un petit gargon trop pous- sé, si bien qu’en dépit de la combinaison réglementaire qu’il portait, il était presque impossible de l’imaginer autrement que Vétu du short bleu, de la chemise grise et du foulard rouge des Espions. Lorsqu’on l’éVoquait, on se représentait toujours des genoux a fossettes et des manches roulées sur des avant-bras dodus. Parsons, en fait, revenait invariablement au short chaque fois qu’une sortie collective ou une autre activité phy- sique lui en fournissait le prétexte. Il les salua tous deux d’un joyeux « hola ! » et s’assit a leur table. Il dégageait une forte odeur de sueur. Des gouttes recou- Vraient tout son Visage rosé. Son pouvoir de transpiration était extraordinaire. Au Centre communautaire, on pouvait toujours, par l’humidité du manche de la raquette, savoir s’il avait joué au pin g-pon g. Syme avait sorti une bande de papier sur laquelle il y avait une longue colonne de mots et il étudiait, un crayon a encre a la main. — Regardez-le travailler a l’heure du déjeuner, dit Parsons en poussant Winston du coude. C’est du zele, hein ? Qu’est-ce que Vous avez la, Vieux frere ? Quelque chose d’un peu trop sa- Vant pour moi, je suppose. Smith, mon Vieux, je Vais Vous dire pourquoi je Vous poursuis. C’est a cause de cette cotisation que Vous avez oublié de me payer. _6g_ — Quelle cotisation ? demanda Winston en se tatant les oches automati uement our trouver de la monnaie. P q P Un quart environ du salaire de chaque individu était reser- Vé aux souscriptions Volontaires, lesquelles étaient si nom- breuses qu’il était difficile d’en tenir une comptabilité. — Pour la Semaine de la Haine. On collecte maison par maison, Vous savez ce que c’est. Je suis le trésorier de notre immeuble. Nous faisons un effort prodigieux. Nous allons pou- Voir en mettre plein la Vue. Ce ne sera pas ma faute, je Vous le dis, si ce Vieux bloc de la Victoire n’a pas le plus bel assortiment de drapeaux de toute la rue. C’est deux dollars que Vous m’aVez promis. Winston trouva deux dollars graisseux et sales qu’il tendit a Parsons. Celui-ci, de l’écriture nette des illettrés, nota le mon- tant de la somme sur un petit carnet. — A propos, Vieux, dit-il, on m’a raconté que mon petit co- quin de gargon a laché sur Vous hier un coup de son lance- pierres. Je lui ai pas mal lavé la téte. En fait, je lui ai dit que je lui enleverais son engin s’il recommengait. — Je crois qu’il était un peu bouleversé de ne pas aller a l’exécution, dit Winston. — Ah ! Oui ! Je Veux dire, il montre un bon esprit, n’est-ce pas ? Des petits galopins, bien turbulents, tous les deux, mais Vous parlez d’une ardeur ! Ils ne pensent qu’aux Espions. A la guerre aussi, naturellement. Savez-Vous ce qu’a fait mon nume- ro de petite fille samedi dernier, quand elle était avec sa troupe sur la route de Bukhamsted ? Elle et deux autres petites filles se sont échappées pendant la marche. Elles ont passé tout l’apres- midi, figurez-Vous, a suivre un type. Pendant deux heures, elles _69_ n’ont pas quitté ses talons, droit dans le bois et, quand elles sont arrivées a Amersham, elles l’ont fait prendre par une patrouille. — Pourquoi ont-elles fait cela ? demanda Winston un peu abasourdi. Parsons continua sur un ton triomphant : — La gosse était convaincue qu’il était une sorte d’agent de l’ennemi. Il avait pu étre parachuté, par exemple. Mais la est le point, mon Vieux. Qu’est-ce que Vous croyez qui a en premier lieu éveillé ses soupgons ? Elle avait remarqué qu’il portait de droles de chaussures. Elle dit qu’elle n’aVait jamais Vu personne porter des chaussures pareilles. Il y avait donc des chances pour qu’il soit un étranger. Assez fort, pas ? pour une gamine de sept ans. — Qu’est-ce qui est arrivé a l’homme ? demanda Winston. — Ca, je ne pourrais pas Vous le dire, naturellement, mais je ne serais pas du tout surpris si... Ici Parsons fit le geste d’épauler un fusil et fit claquer sa langue pour imiter la détonation. — Bien, dit Syme distraitement, sans lever les yeux de sa bande de papier. — Naturellement, nous devons nous méfier de tout, convint Winston. — Ce que je Veux dire, c’est que nous sommes en guerre, dit Parsons. Comme pour confirmer ces mots, un appel de clairon fut lancé du télécran juste au-dessus de leurs tétes. Cette fois, pour- _7()_ tant, ce n’était pas la proclamation d’une Victoire militaire, mais simplement une annonce du ministere de l’Abondance. — Camarades ! cria une jeune Voix ardente. Attention, ca- marades! Nous avons une grande nouvelle pour Vous. Nous avons gagné la bataille de la production ! Les statistiques, main- tenant completes, du rendement dans tous les genres de pro- duits de consommation, montrent que le standard de Vie s’est élevé de rien moins que Vingt pour cent au-dessus du niveau de celui de l’année derniere. Il y a eu ce matin, dans tout l’Océania d’irrésistibles manifestations spontanées de travailleurs qui sont sortis des usines et des bureaux et ont défilé avec des ban- nieres dans les rues. Ils criaient leur gratitude a Big Brother pour la Vie nouvelle et heureuse que sa sage direction nous a procurée. Voici quelques-uns des chiffres obtenus: Denrées alimentaires . .. La phrase, « notre Vie nouvelle et heureuse », revint plu- sieurs fois. C’était, depuis peu, une phrase favorite du ministere de l’Abondance. Parsons, son attention éveillée par l’appel du clairon, écoutait bouche bée, avec une sorte de solennité, de pieux ennui. Il ne pouvait suivre les chiffres, mais il n’ignorait pas qu’ils étaient une cause de satisfaction. Il avait sorti une pipe énorme et sale, déja bourrée a moitié de tabac noirci. Avec la ration de cent grammes par semaine de tabac, il était rare- ment possible de remplir une pipe jusqu’au bord. Winston fu- mait une cigarette de la Victoire qu’il tenait soigneusement ho- rizontale. La nouvelle ration ne serait pas distribuée avant le lendemain et il ne lui restait que quatre cigarettes. Il avait pour l’instant fermé ses oreilles au bruit de la salle et écoutait les ba- livernes qui ruisselaient du télécran. Il apparaissait qu’il y avait meme eu des manifestations pour remercier Big Brother d’aVoir augmenté jusqu’a Vingt grammes par semaine la ration de cho- colat. _71_ Et ce n’est qu’hier, réfléchit-il, qu’on a annoncé que la ra- tion allait étre réduite a Vingt grammes par semaine. Est-il pos- sible que les gens avalent cela apres Vingt-quatre heures seule- ment ? Oui, ils l’aValaient. Parsons l’aValait facilement, avec une stupidité animale. La créature sans yeux de l’autre table l’aValait passionnément, fanatiquement, avec un furieux désir de tra- quer, de dénoncer et de Vaporiser quiconque s’aViserait de sug- gérer que la ration était de trente grammes, il n’y avait de cela qu’une semaine. Syme lui aussi avalait cela, par des chemine- ments, toutefois, plus complexes qui impliquaient la double- pensée. Winston était-il donc le seul a posséder une mémoire ? Les fabuleuses statistiques continuaient a couler du tele- cran. Comparativement a l’année précédente, il y avait plus de nourriture, plus de maisons, plus de meubles, plus de casse- roles, plus de combustible, plus de navires, plus d’hélicopteres, plus de livres, plus de bébés, plus de tout en dehors de la mala- die, du crime et de la démence. D’année en année, de minute en minute, tout, les choses, les gens, tout s’éleVait, dans un bour- donnement. Winston, comme Syme l’aVait fait plus tot, avait pris sa cuiller et barbotait dans la sauce pale qui coulait sur la table. Il étirait en un dessin une longue bande de cette sauce et songeait avec irritation aux conditions matérielles de la Vie. Est-ce qu’elle avait toujours été ainsi ? Est-ce que la nourriture avait toujours eu ce gofit-la ? Il jeta un regard circulaire dans la cantine. Une salle comble, au plafond bas, aux murs salis par le contact de corps innombrables. Des tables et des chaises de métal cabossé, placées si pres les unes des autres que les coudes des gens se touchaient. Des cuillers tordues. Des plateaux bosselés. De gros- sieres tasses blanches. Toutes les surfaces graisseuses et de la crasse dans toutes les fentes. Une odeur composite et aigre de mauvais gin, de mauvais café, de ragofit métallique et de Vete- ments sales. On avait toujours dans l’estomac et dans la peau _72_ une sorte de protestation, la sensation qu’on avait ete dupe, de- possede de quelque chose a quoi on avait droit. Il etait Vrai que Winston ne se souvenait de rien qui ffit tres different. A aucune epoque dont il put se souvenir avec preci- sion, il n’y avait eu tout a fait assez a manger. On n’aVait jamais eu de chaussettes ou de sous-Vetements qui ne fussent pleins de trous. Le mobilier avait toujours ete bossele et branlant, les pieces insuffisamment chauffees, les rames de metro bondees, les maisons delabrees, le pain noir. Le the etait une rarete, le cafe avait un gout d’eau sale, les cigarettes etaient en nombre insuffisant. Rien n’etait bon marche et abondant, a part le gin synthetique. Cet etat de chose devenait plus penible a mesure que le corps Vieillissait mais, de toute facon, que quelqu’un ffit ecoeure par l’inconfort, la malproprete et la penurie, par les in- terminables hivers, par les chaussettes gluantes, les ascenseurs qui ne marchaient jamais, l’eau froide, le savon greseux, les ci- garettes qui tombaient en morceaux, les aliments infects au gout etrange, n’etait-ce pas un signe que l’ordre naturel des choses etait Viole. Pourquoi avait-il du mal a supporter la Vie actuelle, si ce n’est qu’il y avait une sorte de souvenir ancestral d’une epoque ou tout etait different ? Encore une fois, Winston fit du regard le tour de la cantine. Presque tous etaient laids et ils auraient encore ete laids, meme s’ils avaient ete Vetus autrement que de la combinaison bleue d’uniforme. A l’extremite de la piece, assis seul a une table, un petit homme, qui ressemblait curieusement a un scarabee, bu- Vait une tasse de cafe. Ses petits yeux lancaient des regards soupconneux de chaque cote. Comme il est facile a condition d’eViter de regarder autour de soi, pensa Winston, de croire que le type physique ideal fixe par le Parti existait, et meme predo- minait: garcons grands et muscles, filles a la poitrine abon- dante, blonds, pleins de Vitalite, bronzes par le soleil, insou- ciants. Actuellement, autant qu’il pouvait en juger, la plupart des gens de la Premiere Region Aerienne etaient petits, bruns et _73_ disgracieux. Il était curieux de constater combien le type scara- bée proliférait dans les ministeres. On y Voyait de petits hommes courtauds qui, tres tot, devenaient corpulents. Ils avaient de petites jambes, des mouvements rapides et precipi- tés, des Visages gras sans expression, de tres petits yeux. C’était le type qui semblait prospérer le mieux sous la domination du Parti. L’annonce du ministere de l’Abondance s’acheVa sur un autre appel de clairon et fit place a une musique criarde. Par- sons, que le bombardement des chiffres avait animé d’un Vague enthousiasme, enleva sa pipe de sa bouche. — Le ministere de l’Abondance a certainement fait du bon travail cette année, dit-il en secouant la téte d’un air entendu. A propos, Vieux Smith, je suppose que Vous n’aVez aucune lame de rasoir a me céder ? — Pas une, répondit Winston. Il y a six semaines que je me sers de la meme lame moi-meme. — Ah ! bon. Je Voulais seulement tenter ma chance, Vieux. — Je regrette, dit Winston. La Voix cancanante, a l’autre table, momentanément ré- duite au silence pendant l’annonce du ministere, avait recom- mencé a se faire entendre plus forte que jamais. Winston se surprit soudain a penser a Mme Parsons. Il re- Voyait ses cheveux en meches, la poussiere des plis de son Vi- sage. D’ici deux ans, ses enfants la dénonceraient a la Police de la Pensée. Mme Parsons serait Vaporisée. Syme serait Vaporisé. Winston serait Vaporisé. O’Brien serait Vaporisé. D’autre part, Parsons, lui, ne serait jamais Vaporisé. La créature sans yeux a la Voix de canard ne serait jamais Vaporisée. Les petits hommes _74_ scarabées qui se hataient avec tant d’agilité dans le labyrinthe des couloirs du ministere ne seraient jamais, eux non plus, Va- porisés. Et la fille aux cheveux noirs, la fille du Commissariat aux Romans, elle non plus, ne serait jamais Vaporisée. Il sem- blait a Winston qu’il savait, instinctivement, qui survivrait et qui périrait, bien qu’il ne ffit pas facile de dire quel élément entrai- nait la survivance. Il sortit a ce moment de sa reverie avec un Violent sursaut. La fille assise a la table Voisine s’était a demi retournée et le re- gardait. C’était la fille aux cheveux noirs. Elle le regardait du coin de l’oeil, mais avec une curieuse intensité. Des que leurs regards se rencontrerent, elle détourna les yeux. Winston eut le dos mouillé de sueur. Un horrible frisson de terreur l’étreignit. La souffrance disparut presque aussitot, mais non sans laisser une sorte de malaise irritant. Pourquoi le sur- Veillait-elle ? Pourquoi s’obstinait-elle a le poursuivre ? Il ne pouvait malheureusement pas se rappeler si elle était déja a cette table quand il était arrivé ou si elle y était Venue apres. Mais la Veille, de toute facon, elle s’était assise immédiatement derriere lui quand il n’y avait pour cela aucune raison. Tres pro- bablement, son but réel avait été de l’écouter pour savoir s’il criait assez fort. Sa premiere idée lui revint. Elle n’était probablement pas réellement un membre de la Police de la Pensée, mais c’était précisément l’espion amateur qui était le plus a craindre de tous. Il ne savait pas depuis combien de temps elle le regardait. Peut-étre était-ce depuis cinq bonnes minutes et il était possible que Winston n’ait pas maitrisé completement l’expression de son Visage. Il était terriblement dangereux de laisser les pensées s’égarer quand on était dans un lieu public ou dans le champ d’un télécran. La moindre des choses pouvait Vous trahir. Un tic nerveux, un inconscient regard d’anxiété, l’habitude de mar- monner pour soi-meme, tout ce qui pouvait suggérer que l’on _75_ était anormal, que 1’on avait quelque chose a cacher. En tout cas, porter sur son Visage une expression non appropriée (pa- raitre incrédule quand une Victoire était annoncée, par exemple) était en soi une offense punissable. I1 y avait meme en no- Vlangue un mot pour désigner cette offense. On 1’appelait face- crzm e. La fille lui avait de nouveau tourné le dos. Peut-étre apres tout ne le suivait-elle pas réellement. Peut-étre n’était-ce qu’une coincidence si elle s’était assise si pres de lui deuxjours de suite. Sa cigarette s’était éteinte. I1 la déposa avec précaution au bord de la table. I1 finirait de la fumer apres son travail s’il pou- Vait garder le tabac qui restait. I1 était tout a fait possible que la personne assise a la table Voisine ffit une espionne. I1 était tout a fait possible qu’aVant trois jours il se trouvat dans les caves du ministere de 1’Amour, mais un bout de cigarette ne devait pas étre gaché. Syme avait plié sa bande de papier et 1’aVait rangée dans sa poche. Parsons recommenga a parler. — Est-ce que je Vous ai déja raconté, Vieux, commenga-t-il en tapotant autour de lui le tuyau de sa pipe, que mes deux ga- mins ont mis le feu a la jupe d’une Vieille du marché? Ils 1’aVaient Vue envelopper du saucisson dans une affiche de B.B. Ils se sont glissés derriere elle et ils ont mis le feu a sa jupe avec une boite d’allumettes. Ils lui ont fait une tres mauvaise brfilure, je crois. Quels petits coquins, pas ? mais malins comme des re- nards ! C’est une éducation de premier ordre qu’on leur donne maintenant, aux Espions, meilleure meme que de mon temps. Dites, que croyez-Vous qu’on leur ait donné dernierement ? Des cornets acoustiques pour écouter par les trous des serrures ! Ma petite fille en a apporté un a la maison 1’autre soir. Elle 1’a es- sayé sur la porte de notre salon et elle estime qu’elle peut en- tendre deux fois mieux qu’aVec son oreille sur le trou. Naturel- _76_ lement, Vous savez, ce n’est qu’un jouet, mais cela leur donne de bonnes idées, pas ? Le télécran, a ce moment, émit un coup de sifflet pergant. C’était 1e signal de la reprise du travail. Les trois hommes bon- dirent sur leurs pieds et se joignirent a la bousculade autour des ascenseurs. Le reste du tabac tomba de la cigarette de Winston. _77_ CHAPITRE VI Winston écrivait dans son journal : Il y a de cela trois ans. C’e’tait par un sombre apres-midi, dans une e’troite rue de traverse, pres cle l’une cles grandes gares cle chem in defer. Elle était cleboutpres cl’un porche, sous un re’verbere qui e’clairait a peine. Elle avait un visage jeune, recouvert cl’une e’paisse couche cle fard. C’est en re’alite’ le fard qui m ’attire, sa blancheur analogue a celle cl’un masque, et le rouge éclatant cles levres. Les femmes du Parti ne farclent ja- mais leur visage. Il n ’y avait personne d’autre dans la rue, pas de te’le’cran. Elle clit cleux dollars. Je... I1 était pour 1’instant trop difficile de continuer. Winston ferma les yeux et les pressa de ses doigts, pour essayer d’en ex- purger 1e tableau qui s’obstinait a revenir. I1 sentait 1e désir, presque irrésistible, de proférer a tue-téte un chapelet d’injures, ou de se cogner la téte contre le mur, ou de donner des coups de pieds a la table et de lancer 1’encrier par la fenétre, de faire n’importe quoi de Violent, de bruyant ou de douloureux qui pourrait brouiller et effacer 1e souvenir qui 1e tourmentait. « Le pire ennemi, réfléchit-i1, est le systeme nerveux. A n’importe quel moment, la tension intérieure peut se manifester par quelque symptome Visible. » I1 pensa a un homme qu’i1 avait croisé dans la rue i1 y avait quelques semaines, un homme d’aspect tout a fait quelconque, un membre du Parti, de trente- cinq ans ou quarante ans, assez grand, mince, qui portait une serviette. Ils étaient a quelques metres 1’un de 1’autre. Le coté gauche du Visage de 1’homme fut soudain tordu par une sorte de spasme. Cela se produisit encore juste quand ils se croisaient. _7g_ Ce n’était qu’une crispation, un frémissement, aussi rapide que le déclic d’un obturateur de caméra, mais Visiblement habituel. Winston se souvint d’aVoir pensé a ce moment: ce pauvre diable est perdu. L’effrayant était que ce tic était peut-étre in- conscient. Le danger le plus grand était celui de parler en dor- mant. Mais, autant que pouvait le savoir Winston, il n’y avait aucun moyen de se garantir contre ce danger-la. Il reprit son souffle et continua a écrire : Je la suivis £1 travers le porche et une cour intérieure jusqu ’c‘z une cuisine en sous-sol. Ily avait un lit contre le mur et, sur la table, une lampe dont la flamme était trés basse. Elle... Les dents de Winston étaient glacées. Il aurait aimé cra- cher. En meme temps qu’a la femme du sous-sol, il pensait a Catherine, sa femme. Il était marié, ou, tout au moins, s’était marié. Il était probablement encore marié car, pour autant qu’il le sfit, sa femme n’était pas morte. Il lui sembla respirer encore la chaude odeur lourde de la cuisine du sous-sol, une odeur composée de punaises, de Vétements sales, de mauvais parfums a bon marché, mais pourtant attirante, parce que les femmes du Parti ne se servaient jamais de parfum et on ne pouvait les ima- giner parfumées. Seuls, les prolétaires se servaient de parfums. Dans son esprit, l’odeur était inextricablement mélée a l’idée de fornication. Son aventure avec cette femme avait été son premier écart apres deux ans environ. Fréquenter les prostituées était naturel- lement défendu, mais c’était une de ces regles qu’on pouvait parfois prendre sur soi de transgresser. C’était dangereux, mais ce n’était pas une question de Vie ou de mort. F/[1‘C pris avec une prostituée pouvait signifier cinq ans de travaux forcés, pas plus, si l’on n’aVait commis aucune autre offense. Et c’était assez fa- cile, pourvu qu’on pfit éviter d’étre pris sur le fait. Les quartiers pauvres fourmillaient de femmes prétes a se Vendre. Quelques- _79_ unes pouvaient meme étre achetées avec une bouteille de gin, liquide que les prolétaires étaient censés ne pas boire. Tacitement, le Parti était meme enclin a encourager la prostitution pour laisser une soupape aux instincts qui ne pou- Vaient étre entierement refoulés. La simple débauche n’aVait pas beaucoup d’importance aussi longtemps qu’elle était furtive et sans joie et n’engageait que les femmes d’une classe méprisée et déshéritée. Le crime impardonnable était le contact sexuel entre membres du Parti. Mais, bien que ce ffit l’un des crimes que les accusés confessaient invariablement lors des grandes épura- tions, il était difficile d’imaginer qu’un tel contact pourrait sur- Venir actuellement. Le but du Parti n’était pas simplement d’empécher les hommes et les femmes de se Vouer une fidélité qu’il pourrait étre difficile de controler. Son but inavoué, mais réel, était d’enleVer tout plaisir a l’acte sexuel. Ce n’était pas tellement l’amour, mais l’érotisme qui était l’ennemi, que ce ffit dans le mariage ou hors du mariage. Tous les mariages entre membres du Parti devaient étre approuvés par un comité appointé et, bien que le principe n’en efit jamais été clairement établi, la permission était toujours refusée quand les membres du couple en question donnaient l’impression d’étre physiquement attirés l’un Vers l’autre. La seule fin du mariage qui ffit admise était de faire naitre des enfants pour le service du Parti. Le commerce sexuel devait étre considéré comme une opération sans importance, légere- ment dégofitante, comme de prendre un lavement. Cela non plus n’aVait jamais été exprimé franchement mais, d’une ma- niere indirecte, on le rabachait des l’enfance a tous les membres du Parti. Il y avait meme des organisations, comme celle de la ligue Anti-Sexe des Juniors, qui plaidaient en faveur du célibat pour les deux sexes. Tous les enfants devraient étre procréés par _g()_ insémination artificielle (artsem, en novlangue) et élevés dans des institutions publiques. Winston savait que ce n’était pas avancé tout a fait sérieusement, mais ce genre de concept s’accordait avec l’idéologie générale du Parti. Le Parti essayait de tuer l’instinct sexuel ou, s’il ne pouvait le tuer, de le dénaturer et de le salir. Winston ne savait pas pourquoi il en était ainsi, mais il semblait naturel qu’il en ffit ainsi et, en ce qui concernait les femmes, les efforts du Parti étaient largement couronnés de succes. Il pensa de nouveau a Catherine. Il devait y avoir neuf, dix, peut-etre onze ans qu’ils s’étaient séparés. Qu’il pensat si peu a elle, C’était tout de meme curieux. Il était capable d’oublier pen- dant des jours qu’il avait jamais été marié. Ils étaient restés en- semble environ quinze mois seulement. Le Parti ne permettait pas le divorce, mais il encourageait plutet les separations lors- qu’il n’y avait pas d’enfants. Catherine était une fille grande, blonde, tres droite, aux gestes magnifiques. Elle avait un Visage hardi, aquilin, un Visage que l’on aurait pu qualifier de noble si l’on ne découvrait que, derriere ce Visage, il n’y avait a peu pres rien. Tout au debut de leur Vie conjugale, il avait decide (mais peut-etre était-ce seule- ment parce qu’il la connaissait plus intimement) qu’elle avait, sans contredit, l’esprit le plus stupide, le plus Vulgaire, le plus Vide qu’il efit jamais rencontré. Elle n’aVait pas une idée dans la tete qui ne ffit un slogan et il n’y avait aucune imbécillité, abso- lument aucune, qu’elle ne ffit capable d’aValer si le Parti la lui suggérait. Il la surnomma mentalement : « L’enregistrement sonore. » Cependant, il aurait supporté de Vivre avec elle s’il n’y avait eu, précisément, le sexe. Des qu’il la touchait, elle semblait reculer et se roidir. L’embrasser était comme embrasser une image de bois articulée. Ce qui était étrange, c’est que meme quand elle semblait le serrer contre elle, il avait l’impression qu’elle le repoussait en meme temps de toutes ses forces. C’était _81_ la rigidité de ses muscles qui produisait cette impression. Elle restait étendue, les yeux fermés, sans résister ni coopérer, mais en se soumettant. C’était extremement embarrassant et, apres quelque temps, horrible. Meme alors, il aurait supporté pour- tant de Vivre avec elle s’il avait été entendu qu’il y avait entre eux une separation de corps. Mais, assez curieusement, c’est Catherine qui avait refuse. Ils devaient, disait-elle, donner nais- sance a un enfant, s’ils le pouvaient. La performance continua donc une fois par semaine, régulierement. Elle avait meme l’habitude, chaque fois que ce n’était pas impossible, de la lui rappeler le matin, comme une chose qui devait etre faite le soir et qu’on ne devait pas oublier. Elle avait deux phrases pour dé- signer cela. L’une était : « fabriquer un bébé » et l’autre : « Notre devoir envers le Parti. » (Oui, elle avait réellement em- ployé cette phrase.) Il se mit tres Vite a éprouver un veritable sentiment de frayeur chaque fois que le jour fixé revenait. Heu- reusement, aucun enfant n’apparut et, a la fin, elle accepta de renoncer a essayer. Bientet apres, ils se séparaient. Winston soupira sans bruit. Il reprit sa plume et écrivit : Elle se jeta sur le lit et, tout de suite, sans aucune sorte cle préliminaire, de la fagon la plus grossiere et la plus horrible que l’on puisse im aginer, elle releva sa jupe. Il se Vit la, debout dans la lumiere obscure avec, dans les narines, l’odeur de punaises et du parfum a bon marché et, dans le coeur, un sentiment de défaite et de rancune qui, meme alors, était melé au souvenir du corps blanc de Catherine, figé a jamais par le pouvoir hypnotique du Parti. Pourquoi devait-il toujours en etre ainsi ? Pourquoi ne pouvait-il avoir une femme a lui et non, a des années d’interValle, ces immondes mégeres ? Mais une réelle aventure d’amour était un événement presque inima- ginable. Les femmes du Parti étaient toutes semblables. La chasteté était aussi profondément enracinée chez elles que la fidélité au Parti. Le sentiment naturel leur avait été arraché par _82_ des conditions de Vie spéciales, appliquées tres tot, par des jeux et par l’eau froide, par les absurdités qu’on leur cornait aux oreilles a l’école, chez les Espions, a la Ligue de la Jeunesse, par des lectures, des parades, des chansons, des slogans, de la mu- sique martiale. Sa raison lui disait qu’il devait y avoir des excep- tions, mais son coeur n’en croyait rien. Elles étaient toutes im- prenables, telles que le Parti entendait qu’elles fussent et ce qu’il désirait plus encore que d’étre aimé, c’était, une seule fois dans sa Vie, abattre ce mur de Vertu. L’acte sexuel accompli avec suc- ces était un acte de rébellion. Le désir était un crime de la pen- sée. Eveiller les sens de Catherine, bien qu’elle ffit sa femme, efit été, s’il avait pu y parvenir, comme une Violation. Mais le reste de son histoire Valait d’étre écrit. Il continua : Je tournai le bouton de la lampe. Quandje la vis en pleine lumiére... Apres l’obscurité, la faible lumiere de la lampe a pétrole avait paru tres brillante. Pour la premiere fois, il avait pu Voir la femme distinctement. Il s’était avancé d’un pas Vers elle puis s’était arrété, plein de convoitise et de terreur. Il était doulou- reusement conscient du risque qu’il courait en Venant la. Il était parfaitement possible que les policiers le cueillent a la sortie. A bien y penser, ils étaient peut-étre en ce moment en train de l’attendre de l’autre cote de la porte. S’il s’en allait sans meme faire ce qu’il était Venu faire ?... Il devait l’écrire, il devait le confesser. Ce qu’il avait sou- dain Vu a la lumiere de la lampe, c’est que la femme était Vieille. Son Visage était platré d’une telle épaisseur de fard qu’il sem- blait pouvoir craquer comme un masque de carton. Il y avait des raies blanches dans sa chevelure, mais le détail Vraiment hor- rible est que sa bouche, qui s’était un peu ouverte, ne révélait qu’une noirceur caverneuse. Elle n’aVait pas de dents du tout. _g3_ Winston écrivit rapidement, d’une écriture griffonnée : A la lumiére, je vis qu ’elle était tout a fait une vieille- femme, de cinquante ans au moins. Maisj’allai de l’avant et le fis tout de mém e. 11 pressa de nouveau ses paupiéres de ses doigts. I1 1’aVait enfin écrit, mais cela ne changeait rien. La thérapeutique n’aVait pas agi. Le besoin de Crier des mots sales 51 tue-téte était aussi Violent que jamais. _84_ CHAPITRE VII S’il y a un espoir, écrivait Winston, il réside chez lespr0le’- taires. S’il y avait un espoir, il devait en effet se trouver chez les prolétaires car la seulement, dans ces fourmillantes masses dé- daignées, quatre-Vingt-cinq pour cent de la population de l’Océania, pourrait naitre la force qui détruirait le Parti. Le Parti ne pouvait étre renversé de l’intérieur. Ses ennemis, s’il en avait, ne possédaient aucun moyen de se grouper ou meme de se re- connaitre les uns les autres. Si meme la légendaire Fraternité existait, ce qui était possible, il était inconcevable que ses membres puissent se rassembler en nombre supérieur a deux ou trois. La rébellion, chez eux, C’était un regard des yeux, une inflexion de Voix, au plus, un mot chuchoté a l’occasion. Mais les prolétaires n’auraient pas besoin de conspirer, si seulement ils pouvaient, d’une fagon ou d’une autre, prendre conscience de leur propre force. Ils n’aVaient qu’a se dresser et se secouer comme un cheval qui s’ébroue pour chasser les mouches. S’ils le Voulaient, ils pouvaient des le lendemain souffler sur le Parti et le mettre en pieces. Sfirement, tot ou tard, il leur Viendrait a l’idée de le faire ? Et pourtant ! Il se souvint qu’une fois, alors qu’il descendait une rue bondée de gens, une effrayante clameur d’une centaine de Voix, des Voix de femmes, avait éclaté un peu plus loin, dans une rue transversale. C’était un formidable cri de colere et de désespoir, un « Oh-o-o-oh ! » profond et retentissant dont l’écho se pro- longeait comme le son d’une cloche. Son coeur avait bondi. « On a commence avait-il pensé. Une émeute ! A la fin, les prolétaires brisent leurs chaines. » _g5_ Quand il arriva E1 l’endroit du Vacarme, ce fut pour Voir une cohue de deux ou trois cents femmes pressées autour des étals d’un marché en plein air. Elles avaient des Visages aussi tra- giques que si elles avaient été les passagers condamnés d’un bateau en train de sombrer. Mais 51 Ce moment, le désespoir gé- néral se brisa en une multitude de querelles individuelles. Il ap- parut qu’E1 un des étals on Vendait des casseroles de fer-blanc. C’était une camelote misérable, mais les ustensiles de cuisine étaient toujours difficiles E1 obtenir. Le stock s’était brusque- ment épuisé. Les femmes qui avaient réussi 51 en avoir, poussées et bousculées par les autres, essayaient de se retirer avec leurs casseroles, tandis que des douzaines d’autres criaient autour de l’étal, accusaient le Vendeur de favoritisme et prétendaient qu’il avait des casseroles en réserve quelque part. Il y eut une nouvelle explosion de glapissements. Deux femmes énormes, dont l’une avait les cheveux défaits, s’étaient emparées de la meme casserole et essayaient de se l’arracher l’une l’autre des mains. Elles tirerent Violemment toutes deux un moment, puis le manche se détacha: Winston les regarda avec dégofit. Pourtant, quelle puissance presque effrayante avait un moment sonné dans ce crijailli de quelques centaines de gosiers seulement. Comment se faisait-il qu’ils ne pouvaient jamais crier ainsi pour des raisons importantes ? Winston écrivit : Ils ne se révolteront que l0rsqu’ils seront devenus cons- cients et ils ne pourront devenir conscients qu ’aprés s’étre re’- voltés. « Cela, pensa-t-il, pourrait presque étre une transcription de l’un des manuels du Parti. » Le Parti prétendait, naturelle- ment, avoir délivré les prolétaires de l’esclaVage. Avant la Revo- lution, ils étaient hideusement opprimés par les capitalistes. Ils _g6_ étaient affamés et fouettés. Les femmes étaient obligées de tra- vailler dans des mines de charbon (des femmes, d’ailleurs, tra- vaillaient encore dans des mines de charbon). Les enfants étaient vendus aux usines a l’age de six ans. Mais en meme temps que ces déclarations, en vertu des principes de la double-pensée, le Parti enseignait que les prolé- taires étaient des inférieurs naturels, qui devaient étre tenus en état de dépendance, comme les animaux, par l’application de quelques regles simples. En réalité, on savait peu de chose des prolétaires. Il n’était pas nécessaire d’en savoir beaucoup. Aussi longtemps qu’ils continueraient a travailler et a en gendrer, leurs autres activités seraient sans importance. Laissés a eux-memes, comme le bétail laché dans les plaines de l’Argentine, ils étaient revenus a un style de vie qui leur paraissait naturel, selon une sorte de canon ancestral. Ils naissaient, ils poussaient dans la rue, ils allaient au travail a partir de douze ans. Ils traversaient une breve période de beauté florissante et de désir, ils se ma- riaient a vingt ans, étaient en pleine maturité a trente et mou- raient, pour la plupart, a soixante ans. Le travail physique épui- sant, le souci de la maison et des enfants, les querelles mes- quines entre voisins, les films, le football, la biere et, surtout, le jeu, formaient tout leur horizon et comblaient leurs esprits. Les garder sous controle n’était pas difficile. Quelques agents de la Police de la Pensée circulaient constamment parmi eux, répan- daient de fausses rumeurs, notaient et éliminaient les quelques individus qui étaient susceptibles de devenir dangereux. On n’essayait pourtant pas de les endoctriner avec l’idéologie du Parti. Il n’était pas désirable que les prolétaires puissent avoir des sentiments politiques profonds. Tout ce qu’on leur demandait, c’était un patriotisme primitif auquel on pouvait faire appel chaque fois qu’il était nécessaire de leur faire accepter plus d’heures de travail ou des rations plus réduites. Ainsi, meme quand ils se fachaient, comme ils le faisaient par- fois, leur mécontentement ne menait nulle part car il n’était pas _g7_ soutenu par des idées générales. Ils ne pouvaient le concentrer que sur des griefs personnels et sans importance. Les maux plus grands échappaient invariablement a leur attention. La plupart des prolétaires n’aVaient meme pas de télécrans chez eux. La police civile elle-meme se melait tres peu de leurs affaires. La criminalité, a Londres, était considerable. Il y avait tout un Etat dans l’Etat, fait de Voleurs, de bandits, de prostituées, de mar- chands de drogue, de hors-la-loi de toutes sortes. Mais comme cela se passait entre prolétaires, cela n’aVait aucune importance. Pour toutes les questions de morale, on leur permettait de suivre leur code ancestral. Le puritanisme sexuel du Parti ne leur était pas impose. L’inVersion sexuelle n’était pas punie, le divorce était autorisé. Entre parentheses, la devotion religieuse elle-meme aurait été autorisée si les prolétaires avaient mani- festé par le moindre signe qu’ils la désiraient ou en avaient be- soin. Ils étaient au-dessous de toute suspicion. Comme l’exprimait le slogan du Parti: « Les prolétaires et les animaux sont libres. » Winston se baissa et gratta avec precaution son ulcere Va- riqueux qui commencait a le démanger. Ce a quoi on revenait invariablement, était l’impossibilité de savoir ce qu’aVait reel- lement été la Vie avant la Revolution. Il prit dans son tiroir un exemplaire d’un manuel d’histoire a l’usage des enfants, qu’il avait emprunté a Mme Parsons, et se mit a en copier un passage dans son journal. Le Voici : Anciennement, avant la glorieuse Revolution, Londres n’etait pas la superbe cite’ que nous connaissons aujourd’hui. C’etait une ville sombre, sale, miserable, ou presque personne n’avait suffisamment cle nourriture, ou des centaines et des milliers cle pauvres gens n’avaient pas de chaussures aux pieds, ni meme cle toit sous lequel ils pussent dorm ir. Des en- fants, pas plus ages que vous, devaient travailler clouze heures parjour pour des maitres cruels qui lesfouettaient s’ils travail- laient trop lentem ent et ne les nourrissaient que de croutes cle _gg_ pain rassis et cl’eau. Au milieu de cette horrible pauvrete’, il y avait quelques belles maisons, hautes et larges, ou vivaient des hommes riches qui avaient pour les servir jusqu’c‘z trente clo- mestiques. C’e’taient des hommes gras et laids, aux visages cruels, comme celui que vous voyez sur l’image de la page ci- contre. Vous pouvez voir qu ’il est vétu cl’une longue veste noire appele’e redingote et qu’il est coiffe’ cl’un e’trange chapeau lui- sant, en forme de tuyau cle poéle, qu ’on appelait haut-de- forme. C’était l’uniforme des capitalistes, et personne d’autre n ’avait la permission de le porter. Les capitalistes posse’daient tout et tous les autres hommes e’taient leurs esclaves. Ils posse’daient toute la terre, toutes les maisons, toutes les usines, tout l’argent. Ils pouvaient, si quelqu ’un leur cle’sobe’issait, le jeter en prison, ou lui enlever son gagne-pain et lefaire mourir clefaim. Quand unepersonne ordinaire parlait [1 un capitaliste, elle clevait prendre une atti- tude servile, saluer, enlever sa casquette et donner du « Mon- seigneur ». Le chefde tous les capitalistes s’appelait le Roi et... Mais Winston savait le reste de l’énumération. On men- tionnerait les évéques et leurs manches de fine batiste, les juges dans leurs robes d’hermine, les piloris de toutes sortes, les mou- lins de discipline, le chat a neuf queues, le banquet du Lord Maire, la coutume d’embrasser l’orteil du pape. Il y avait aussi, ce qu’on appelait le droit de cuissage qui n’était probablement pas mentionné dans un livre pour enfants. C’était la loi qui don- nait aux capitalistes le droit de coucher avec n’importe laquelle des femmes qui travaillaient dans leurs usines. Comment, dans ce récit, faire la part du mensonge ? Ce pouvait étre Vrai, que le niveau humain ffit plus élevé apres qu’aVant la Révolution. La seule preuve du contraire était la pro- testation silencieuse que l’on sentait dans la moelle de ses os, C’était le sentiment instinctif que les conditions dans lesquelles _89_ on Vivait étaient intolérables et, qu’a une époque quelconque, elles devaient avoir été différentes. L’idée lui Vint que la Vraie caractéristique de la Vie moderne était, non pas sa cruauté, son insécurité, mais simplement son aspect nu, terne, soumis. La Vie, quand on regardait autour de soi, n’offrait aucune ressemblance, non seulement avec les mensonges qui s’écoulaient des télécrans, mais meme avec l’idéal que le Parti essayait de réaliser. D’importantes tranches de Vie, meme pour un membre du Parti, étaient neutres et en dehors de la poli- tique : peiner a des travaux ennuyeux, se battre pour une place dans le métro, repriser des chaussettes usées, mendier une ta- blette de saccharine, mettre de cote un bout de cigarette. L’idéal fixé par le Parti était quelque chose d’énorme, de terrible, de rayonnant, un monde d’acier et de béton, de machines mons- trueuses et d’armes terrifiantes, une nation de guerriers et de fanatiques qui marchaient avec un ensemble parfait, pensaient les memes pensées, clamaient les memes slogans, qui perpétuel- lement travaillaient, luttaient, triomphaient et persécutaient, c’étaient trois cents millions d’étres aux Visages semblables. La réalité montrait des cités délabrées et sales ou des gens sous-alimentés trainaient ca et la des chaussures crevées, dans des maisons du dix-neuvieme siecle rafistolées qui sentaient toujours le chou et les cabinets sans confort. Winston avait, de Londres, la Vision d’une cité Vaste et en ruine, peuplée d’un million de poubelles et, mélé a cette Vision, il Voyait un portrait de Mme Parsons, d’une femme au Visage ridé et aux cheveux en meches, farfouillant sans succes, dans un tuyau de Vidange bouché. Il se baissa et gratta encore son cou-de-pied. Tout au long du jour et de la nuit, les télécrans Vous cassaient les oreilles avec _9()_ des statistiques qui prouvaient que les gens, aujourd’hui, avaient plus de nourriture, plus de vetements, qu’ils avaient des maisons plus confortables, des distractions plus agreables, qu’ils vivaient plus longtemps, travaillaient moins d’heures, etaient plus gros, en meilleure sante, plus forts, plus heureux, plus intelligents, mieux eleves que les gens d’il y avait cinquante ans. Pas un mot de ces statistiques ne pouvait jamais etre prou- ve ou refute. Le Parti pretendait, par exemple, qu’aujourd’hui quarante pour cent des proletaires adultes savaient lire et ecrire. Avant la Revolution, disait-on, leur nombre etait seulement de quinze pour cent. Le Parti clamait que le taux de mortalite in- fantile etait maintenant de cent soixante pour mille seulement, tandis qu’avant la Revolution il etait de trois cents pour mille. Et ainsi de tout. C’etait comme si on avait une seule equation a deux inconnues. Il se pouvait fort bien que litteralement tous les mots des livres d’histoire, meme ce que l’on acceptait sans discussion, soient purement fantaisistes. Pour ce qu’on en savait, il se pou- vait qu’il n’y efit jamais eu de loi telle que le droit de cuissage, ou de creature telle que le capitaliste, ou de chapeau tel que le haut-de-forme. Tout se perdait dans le brouillard. Le passe etait rature, la rature oubliee et le mensonge devenait verite. Une seule fois, au cours de sa vie — apres l’evenement, c’est ce qui comptait —, il avait possede la preuve palpable, irrefutable, d’un acte de falsifi- cation. Il l’avait tenue entre ses doigts au moins trente secondes. Ce devait etre en 1973. En tout cas, c’etait a peu pres a l’epoque ou Catherine et lui s’etaient separes. Mais la date a considerer etait anterieure de sept ou huit annees. L’histoire commenca en verite vers 1965, a l’epoque des grandes epurations par lesquelles les premiers meneurs de la Revolution furent balayes pour toujours. Vers 1970, i1 n’en res- tait aucun, sauf Big Brother lui-meme. Tous les autres, a ce _91_ moment, avaient été démasqués comme traitres et contre- révolutionnaires. Goldstein s’était enfui, et se cachait nul ne sa- Vait ou. Pour ce qui était des autres, quelques-uns avaient sim- plement disparu. Mais la plupart avaient été exécutés apres de spectaculaires proces publics au cours desquels ils confessaient leurs crimes. Parmi les derniers survivants, il y avait trois hommes nommés Jones, Aaronson et Rutherford. Ce devait étre en 1965 que ces trois-la avaient été arrétés. Comme il arrivait souvent, ils avaient disparu pendant plus d’un an, de sorte qu’on ne sa- Vait pas s’ils étaient Vivants ou morts puis, soudain, on les avait ramenés a la lumiere afin qu’ils s’accusent, comme a l’ordinaire. Ils s’étaient accusés d’intelligence avec l’ennemi (a cette date aussi, l’ennemi c’était l’Eurasia), de détournement des fonds publics, du meurtre de divers membres fideles au Parti, d’intrigues contre la direction de Big Brother, qui avaient com- mencé longtemps avant la Revolution, d’actes de sabotage qui avaient causé la mort de centaines de milliers de personnes. Apres ces confessions, ils avaient été pardonnés, réintégrés dans le Parti et nommés a des postes honorifiques qui étaient en fait des sinécures. Tous trois avaient écrit de longs et abjects articles dans le Times pour analyser les raisons de leur défection et promettre de s’amender. Quelque temps apres leur libération, Winston les avait Vus tous trois au Café du Chataignier. Il se rappelait cette sorte de fascination terrifiée qui l’aVait incité a les regarder du coin de l’oeil. C’étaient des hommes beaucoup plus ages que lui, des re- liques de l’ancien monde, les dernieres grandes figures peut- étre des premiers jours héro'1'ques du Parti. Le prestige de la lutte clandestine et de la guerre civile s’attachait encore a eux dans une faible mesure. Winston avait l’impression, bien que _92_ déja a cette époque, les faits et les dates fussent confus, qu’il avait su leurs noms bien des années avant celui de Big Brother. Mais ils étaient aussi des hors-la-loi, des ennemis, des intou- chables, dont le destin, inéluctable, était la mort dans une année ou deux. Aucun de ceux qui étaient tombés une fois entre les mains de la Police de la Pensée, n’aVait jamais, en fin de compte, échappé. C’étaient des corps qui attendaient d’étre renvoyés a leurs tombes. Aux tables qui les entouraient, il n’y avait personne. Il n’était pas prudent d’étre meme seulement Vu dans le Voisinage de telles personnes. Ils étaient assis silencieux, devant des Verres de gin parfumé au clou de girofle qui était la spécialité du café. Des trois, c’était Rutherford qui avait le plus impressionné Winston. Rutherford avait, a un moment, été un caricaturiste fameux dont les dessins cruels avaient aidé a enflammer l’opinion avant et apres la Révolution. Maintenant encore, a de longs inter- Valles, ses caricatures paraissaient dans le Times. Ce n’étaient que des imitations de sa premiere maniere. Elles étaient curieu- sement sans Vie et peu convaincantes. Elles n’offraient qu’un rabachage des themes anciens: logements des quartiers sor- dides, enfants affamés, batailles de rues, capitalistes en haut-de- forme (meme sur les barricades, les capitalistes semblaient en- core s’attacher a leurs hauts-de-forme). C’était un effort infini et sans espoir pour revenir au passé. Rutherford était un homme monstrueux, aux cheveux gris, graisseux, en criniere, au Visage couturé, a la peau flasque, aux épaisses levres négro'1'des. Il de- Vait avoir été extrémement fort. Mais son grand corps s’affaissait, s’inclinait, devenait bossu, s’éparpillait dans tous les sens. Il semblait s’effondrer sous les yeux des gens comme une montagne qui s’émiette. Il était trois heures de l’apres-midi, heure ou il n’y a per- sonne. Winston ne pouvait maintenant se souvenir comment il _93_ avait pu se trouver au café a cette heure-la. L’endroit était presque Vide. Une musique douce cou1ait 1entement des té1é- crans. Les trois hommes étaient assis dans 1eur coin, presque sans bouger, et sans par1er. Le garcon, sans attendre 1a com- mande, apporta des Verres de gin frais. I1 y avait a cote d’eux, sur la tab1e, un jeu d’échecs dont 1es pieces étaient en place, mais aucun jeu n’aVait commencé. I1 arriva a1ors un accident au télécran, pendant peut-étre une demi-minute. L’air qui se jouait changea et le ton de1a musique aussi. I1 y eut a1ors...mais c’était un son difficile a décrire, c’était une note spéciale, syncopée, dans 1aque11e entrait du braiement et du rire. Winston 1’appe1a en 1ui-meme une note jaune. Une Voix, ensuite, chanta dans le télécran : Sous le chdtaignier qui s’e’tale, Je vous ai vendu, vous m ’avez vendu. Ils reposent la-bas. Nous sommes étendus, Sous le chdtaignier qui s’e’tale. Les trois hommes n’aVaient pas bougé, mais quand Wins- ton regarda 1e Visage ravagé de Rutherford, i1 Vit que ses yeux étaient p1eins de 1armes. Et i1 remarqua pour la premiere fois, avec comme un frisson intérieur, mais sans savoir pourtant pourquoi i1 frissonnait, qu’Aaronson et Rutherford avaient tous deux1e nez cassé. Un peu plus tard, tous trois furent arrétés. I1 apparut qu’i1s s’étaient engagés dans de nouVe11es conspirations des 1’instant de leur libération. A 1eur second proces, i1s confesserent encore 1eurs anciens crimes ainsi que toute une suite de nouveaux. I1s furent exécutés et 1eur Vie fut consignée dans les anna1es du Parti, pour servir d’aVertissement a la postérité. Environ cinq ans apres, en 1973, Winston déroulait une 1iasse de documents qui Venait de tomber du tube pneumatique sur son bureau quand i1 tomba sur un fragment de papier qui _94_ avait probablement été glissé parmi les autres puis oublié. Il ne l’aVait pas étalé que, déja, il avait Vu ce qu’il signifiait. C’était une demi-page déchirée d’un numéro du Times d’il y avait dix ans — comme c’était la moitié supérieure de la page, elle portait la date. Cette page présentait une photo des délégués a une reu- nion du Parti qui se tenait a New York. Au milieu du groupe, on pouvait remarquer Jones, Aaronson et Rutherford. On ne pou- vait se tromper. D’ailleurs leurs noms figuraient dans la le- gende, au-dessous de la photo. Le fait était qu’aux deux proces les trois hommes avaient confessé qu’a cette date ils se trouvaient sur le sol eurasien. Ils avaient pris l’aVion a un aérodrome secret du Canada pour aller a un rendez-Vous quelque part en Sibérie. La, ils avaient conféré avec des membres de l’état-major eurasien a qui ils avaient con- fié d’importants secrets militaires. La date s’était fixée dans la mémoire de Winston parce qu’il se trouvait que, par hasard, c’était le jour de la Saint-Jean. Mais l’histoire complete devait se retrouver sur d’innombrables autres documents. Il n’y avait qu’une seule conclusion possible, les confessions étaient des mensonges. Naturellement, cette conclusion n’était pas en elle-meme une découverte. Meme a cette époque, Winston n’imaginait pas que les gens qui étaient anéantis au cours des épurations avaient réellement commis les crimes dont on les accusait. Mais ceci était une preuve concrete. C’était un fragment du passé aboli. C’était le fossile qui, découvert dans une couche de terrain ou on ne croyait pas le trouver, détruit une théorie géologique. Ce document, s’il avait pu étre publié et expliqué, aurait suffi pour faire sauter le Parti et le réduire en poussiere. Winston avait continue a travailler. Sitot qu’il avait Vu ce qu’était la photographie et ce qu’elle signifiait, il l’aVait recou- Verte d’une autre feuille de papier. Heureusement, quand il _95_ l’aVait déroulée, elle s’était trouvée a l’enVers par rapport au té- lécran. Il posa son sous-main sur ses genoux et recula sa chaise pour se placer aussi loin que possible du télécran. Garder un Visage impassible n’était pas difficile et, avec un effort, on peut controler jusqu’au rythme de sa respiration. Mais on ne peut maitriser les battements de son coeur et le télécran était assez sensible pour les relever. Il laissa passer, autant qu’il put en juger, dix minutes, pen- dant lesquelles il fut tourmenté par la crainte que ne le trahisse quelque accident — un courant d’air inattendu, par exemple, qui soufflerait sur son bureau. Ensuite, sans la découvrir, il jeta la photographie avec d’autres Vieux papiers dans le trou de me- moire. En moins d’une minute peut-étre, elle avait dfi étre re- duite en cendres. L’incident avait eu lieu dix, onze ans plus tot. Aujourd’hui, probablement, Winston aurait gardé la photographie. Il était curieux que le fait de l’aVoir tenue entre ses doigts semblait constituer pour lui une différence, meme a cette heure ou la photographie elle-meme, aussi bien que l’éVénement qu’elle rappelait, n’était qu’un souvenir. « L’emprise du Parti sur le passé était-elle moins forte, se demanda-t-il, du fait qu’une piece qui n’existait plus avait a un moment existé ? » Mais a l’heure actuelle, en supposant qu’elle efit pu étre, d’une maniere quelconque ressuscitée de ses cendres, la photo- graphie n’aurait meme pas constitué une preuve. Au moment ou Winston l’aVait découverte, déja l’Océania n’était plus en guerre contre l’Eurasia, et il aurait fallu que ce ffit en faveur des agents de l’Estasia que les trois hommes trahis- sent leur pays. Depuis, il y avait eu d’autres changements. Deux ? Trois ? Winston ne pouvait se rappeler combien. Tres _96_ probablement, les confessions avaient été récrites et récrites encore, si bien que les faits et dates primitifs n’aVaient plus la moindre signification. Le passé, non seulement changeait, mais changeait continuellement. Ce qui affligeait le plus Winston et lui donnait une sensa- tion de cauchemar, c’est qu’il n’aVait jamais clairement compris pourquoi cette colossale imposture était entreprise. Les aVan- tages immédiats tirés de la falsification du passé étaient evi- dents, mais le mobile final restait mystérieux. Il reprit sa plume et écrivit : Je comprends comment. Je ne comprends pas pourquoi. Il se demanda, comme il l’aVait fait plusieurs fois déja, s’il n’était pas lui-meme fou. Peut-étre un fou n’était-il qu’une mi- norité réduite a l’unité. A une certaine époque, c’était un signe de folie que de croire aux révolutions de la terre autour du so- leil. Aujourd’hui, la folie était de croire que le passé était im- muable. Peut-étre était-il le seul a avoir cette croyance. S’il était le seul, il était donc fou. Mais la pensée d’étre fou ne le troublait pas beaucoup. L’horreur était qu’il se pouvait qu’il se trompat. Il prit le livre d’Histoire élémentaire et regarda le portrait de Big Brother qui en formait le frontispice. Les yeux hypnoti- seurs le regardaient dans les yeux. C’était comme si une force énorme exercait sa pression sur Vous. Cela pénétrait Votre crane, frappait contre Votre cerveau, Vous effrayait jusqu’a Vous faire renier VOS croyances, Vous persuadant presque de nier le témoignage de VOS sens. Le Parti finirait par annoncer que deux et deux font cinq et il faudrait le croire. Il était inéluctable que, tot ou tard, il fasse cette déclaration. La logique de sa position l’exigeait. Ce n’était pas seulement la Validité de l’expérience, mais l’existence meme d’une réalité extérieure qui était tacitement niée par sa philoso- _97_ phie. L’hérésie des hérésies était le sens commun. Et le terrible n’était pas que le Parti tuait ceux qui pensaient autrement, mais qu’il se pourrait qu’il efit raison. Apres tout, comment pouvons-nous savoir que deux et deux font quatre ? Ou que la gravitation exerce une force ? Ou que le passé est immuable ? Si le passé et le monde extérieur n’existent que dans l’esprit et si l’esprit est susceptible de rece- Voir des directives ? Alors quoi ? Mais non. De lui-meme, le courage de Winston se durcit. Le Visage d’O’Brien, qu’aucune association d’idée évidente n’aVait évoqué, se présenta a son esprit. Il sut, avec plus de cer- titude qu’auparaVant, qu’O’Brien était du meme bord que lui. Il écrivait son journal pour O’Brien, a O’Brien. C’était comme une interminable lettre que personne ne lirait jamais mais qui, adressée a une personne particuliere, prendrait de ce fait sa couleur. Le Parti disait de rejeter le témoignage des yeux et des oreilles. C’était le commandement final et le plus essentiel. Son coeur faiblit quand il pensa a l’énorme puissance déployée contre lui, a la facilité avec laquelle n’importe quel intellectuel du Parti le Vaincrait dans une discussion, aux subtils arguments qu’il serait incapable de comprendre, et auxquels il serait encore moins capable de répondre. Et cependant, il était dans le Vrai. Le Parti se trompait et lui était dans le Vrai. L’éVidence, le sens commun, la Vérité, devaient étre défendus. Les truismes sont Vrais. Il fallait s’appuyer dessus. Le monde matériel existe, ses lois ne changent pas. Les pierres sont dures, l’eau humide, et les objets qu’on laisse tomber se dirigent Vers le centre de la terre. Avec la sensation qu’il s’adressait a O’Brien, et aussi qu’il posait un important axiome, il écrivit : _98_ La liberte’, c’est la liberte’ de dire que deux et deux font quatre. Lorsque cela est accorde’, le reste suit. _99_ CHAPITRE VIII Un parfum de café grille — de Vrai café, pas de café de la Victoire — Venait de quelque part au bas d’un passage et flottait dans la rue. Winston s’arréta involontairement. I1 retrouva, peut-étre deux secondes, le monde a moitié oublié de son en- fance. Puis une porte claqua, qui sembla couper 1’odeur aussi brusquement que s’i1s’agissaitd’un son. I1 avait, pendant plusieurs kilometres, marché sur des pa- Vés, et son ulcere Variqueux lui donnait des élancements. C’était la seconde fois, en trois semaines, qu’i1 manquait une soirée au Centre communautaire. C’était une grave imprudence, car on pouvait étre certain que les présences au Centre étaient soi- gneusement controlées. En principe, un membre du Parti n’aVait pas de loisirs et n’était jamais seul, sauf quand i1 était au lit. On tenait pour ac- quis que 1orsqu’i1 ne travaillait, ne mangeait ou ne dormait pas, i1 prenait part a quelque distraction collective. Faire n’importe quoi qui pourrait indiquer un gofit pour la solitude, ne ffit-ce qu’une promenade, était toujours légerement dangereux. 11 y avait, en novlangue, un mot pour désigner ce gofit. C’était ego- Vie, qui signifiait individualisme et excentricité. Mais ce soir-la, quand i1 était sorti du ministere, 1e parfum de 1’air d’aVri1 1’aVait tenté. Le ciel était d’un bleu plus chaud qu’i1 ne 1’aVait encore été de 1’année et, soudain, la longue soirée bruyante au Centre, les jeux assommants et fatigants, les conférences, la camarade- rie criarde, facilitée par le gin, lui avaient paru intolérables. D’un mouvement impulsif, i1 s’était détourné de 1’arrét de 1’autobus et avait erré dans le labyrinthe londonien, d’abord au -100- Sud, puis a 1’Est, puis au Nord. I1 s’était égaré dans des rues in- connues, se préoccupant a peine de la direction qu’i1prenait. S’ily a un espoir, avait-il écrit dans son journal, il est chez les prolétaires. Ces mots, affirmation d’une Vérité mystique, mais d’une palpable absurdité, le hanterent pendant sa promenade. I1 se trouvait quelque part dans les quartiers sordides et Vagues, peints de brun, Vers le Nord-Est de ce qui, a une époque, avait été la gare de Saint-Pancrace. I1 remontait une rue grossiere- ment pavée, bordée de petites maisons a deux étages dont les portes délabrées ouvraient directement sur le trottoir et don- naient curieusement 1’impression de trous de rats. I1 y avait ca et la, au milieu des pavés, des flaques d’eau sale. A1’intérieur et a 1’extérieur des porches sombres et le long d’étroites ruelles latérales qui s’ouVraient de chaque cote de 1’artere principale un nombre étonnant de gens fourmillaient : filles en pleine florai- son, aux levres Violemment rougies, garcons qui poursuivaient les filles, femmes enflées a la démarche lourde, images de ce que seraient les filles dans dix ans, créatures Vieilles et courbées trainant des pieds plats, enfants pieds nus et haillonneux qui jouaient dans les flaques d’eau et s’égai11aient aux cris furieux de leur mere. Un quart peut-étre des fenétres de la rue était réparé au moyen de planches. La plupart des gens ne faisaient pas at- tention a Winston. Quelques-uns le regardaient avec une sorte de curiosité circonspecte. Deux femmes monstrueuses, aux avant-bras d’un rouge brique croisés sur leur tablier, baVar- daient devant une porte. Winston saisit en passant des bribes de conversation. — Oui, queje lui ai dit, tout ca c’est tres bien, oui, mais a ma place, Vous auriez fait comme moi. C’est facile de critiquer, je lui ai dit, mais Vous n’aVez pas les memes ennuis que moi. -101- — Ah ! répondait l’autre, c’est tout juste comme Vous dites, c’est la que ca cloche. Les Voix stridentes s’arréterent brusquement. Les femmes l’examinerent au passage dans un silence hostile. Ce n’était pas exactement de l’hostilité. C’était plutot une sorte de circonspec- tion, de raidissement momentané, comme au passage d’un ani- mal non familier. On ne devait pas Voir souvent, dans une telle rue, la combinaison bleue du Parti. Il était en Vérité imprudent de se montrer dans de tels lieux a moins que l’on y ffit appelé par une affaire précise. On pouvait étre arrété par des patrouilles. « Puis-je Voir VOS papiers, cama- rade ? Que faites-Vous la ? A quelle heure avez-Vous laissé Votre travail ? Est-ce Votre chemin habituel pour rentrer chez Vous ? » Et ainsi de suite. Non qu’il y efit aucune regle interdisant de ren- trer chez soi par un chemin inhabituel, mais cela suffisait pour attirer sur Vous l’attention, si la Police de la Pensée était preve- nue. Brusquement, toute la rue fut en ébullition. Le cri de sauve-qui-peut fusa de tous cotés. Les gens filaient chez eux comme des lapins. Une jeune femme jaillit d’une porte, s’empara d’un petit enfant qui jouait dans une flaque, l’enVeloppa Vivement de son tablier et rentra chez elle d’un bond. Au meme instant, un homme Vétu d’un habit noir en ac- cordéon, qui avait surgi d’une rue transversale, courut a Wins- ton et, d’un air bouleversé, lui montra du doigt le ciel. — Marmites ! hurla-t-il. Attention, patron ! patron ! Pan ! sur la téte. Aplat Ventre ! Vite ! « Marmites » était le nom donné, on ne savait pourquoi, par les prolétaires, aux bombes-fusées. Winston se jeta promp- -102- tement sur le sol. Les prolétaires ne se trompaient presque ja- mais quand ils Vous donnaient de tels avis. Ils semblaient pos- séder une sorte d’instinct qui les prévenait plusieurs secondes a l’aVance de l’approche d’une fusée, bien que celle-ci soit censée Voyager plus Vite que le son. Winston se couvrit la téte de ses bras repliés. On entendit un grondement sourd qui sembla sou- lever le pavé. Une pluie d’objets légers lui tomberent en gréle sur le dos. Quand il se releva, il Vit qu’il avait été couvert de fragments de Vitre tombés d’une fenétre Voisine. Il reprit sa marche. La bombe avait démoli un groupe de maisons a deux cents metres dans le haut de la rue. Une colonne de fumée noire pendait du ciel et, au-dessous, il y avait un nuage de poussiere de platre dans lequel, autour des décombres, une foule se groupait déja. Il Vit devant lui, sur le pavé, un petit morceau de platre rayé d’un brillant trait rouge. Quand il l’atteignit, il identifia une main, sectionnée au poignet. La cou- pure était rouge, mais la main était si bléme qu’elle ressemblait a un moulage de platre. Il poussa la chose du pied dans le caniveau puis, pour évi- ter la foule, tourna a droite dans une rue transversale. En trois ou quatre minutes, il était hors de la zone sinistrée et les rues sordides avaient repris leur animation grouillante, comme s’il ne s’était rien passé. Il était pres de huit heures et les cafés que fréquentaient les prolétaires (on les appelait des « bistrots ») étaient combles. Par leurs crasseuses portes tournantes, qui s’ouVraient et se refer- maient sans cesse, Venait une odeur d’urine, de sciure de bois et de biere aigre. Dans un angle formé par une fagade en saillie, trois hommes étaient groupés. Celui du milieu tenait un journal plié que les deux autres étudiaient par-dessus son épaule. Avant meme qu’il ffit assez pres pour déchiffrer l’expression de leurs Visages, Winston put constater leur état de tension par toutes les lignes de leurs corps. C’étaient évidemment des nouvelles -103- sérieuses qu’ils lisaient. Il les avait dépassés de quelques pas quand, soudain, le groupe se disloqua et deux hommes entre- rent dans une Violente altercation. Ils semblerent, un moment, presque sur le point d’en Venir aux mains. — Est—ce que Vous ne pouvez pas, bon sang, écouter ce que je Vous dis ? Je Vous dis qu’aucun nombre terminé par sept n’a gagné depuis au moins quatorze mois. — Oui, il a gagné ! — Non, il n’a pas gagné ! A la maison, j’ai tous les numéros gagnants depuis au moins deux ans, inscrits sur un papier. Je les note aussi régulierement qu’une horloge. Et je Vous le dis, aucun nombre terminé par sept... — Oui, un sept a gagné. Je pourrais presque Vous dire ce sa- cré nombre. Il finissait par quatre, zéro, sept. C’était en février, la deuxieme semaine de février. — Des prunes, Votre février. J’ai tout noté, noir sur blanc. Etje Vous dis, aucun nombre... — Oh ! la ferme ! dit le troisieme homme. Ils parlaient de la loterie. Winston, trente metres plus loin, se retourna. Ils discutaient encore avec des Visages pleins d’ardeur et de passion. La loterie et les énormes prix qu’elle payait chaque semaine, était le seul événement public auquel les prolétaires portaient une sérieuse attention. Il y avait proba- blement quelques millions de prolétaires pour lesquels c’était la principale, sinon la seule raison de Vivre. C’était leur plaisir, leur folie, leur calmant, leur stimulant intellectuel. Quand il s’agissait de loterie, meme les gens qui savaient a peine lire et écrire, semblaient capables de calculs compliqués et de prodiges de mémoire déconcertants. Il y avait toute une classe de gens -104- qui gagnaient leur Vie simplement en Vendant des systemes, des prévisions, des amulettes porte-bonheur. Winston n’aVait rien a Voir avec le mécanisme de la loterie qui était dirigé par le minis- tere de l’Abondance. Mais il savait, en Vérité tout le monde dans le Parti le savait, que les prix étaient pour la plupart fictifs. Il n’y avait que les petites sommes qui fussent réellement payées. Les gagnants des gros prix étaient des gens qui n’existaient pas. Ce n’était pas difficile a arranger, Vu l’absence de toute réelle com- munication entre une partie et l’autre de l’Océania. Mais s’il y avait un espoir, il se trouvait chez les prolétaires. Il fallait s’accrocher a cela. La formule, exprimée en mots, pa- raissait raisonnable. C’est quand on regardait les étres humains qui Vous croisaient sur le pavé qu’elle devenait un acte de foi. La rue dans laquelle Winston avait tourné descendait une colline. Il avait l’impression de s’étre déja trouvé dans ces parages et qu’il y avait, pas tres loin, une artere importante. Un Vacarme de Voix criardes Venait de quelque part en avant. La rue fit un coude brusque puis se termina par un escalier qui menait a une allée encaissée ou quelques marchands Vendaient en plein air des legumes fanés. Winston, alors, reconnut l’endroit. L’allée s’ouVrait sur la rue principale et au premier tournant, a moins de cinq minutes, se trouvait le magasin d’antiquités ou il avait acheté le livre neuf qui était maintenant son journal. Pas tres loin, dans une petite papeterie, il avait acheté son porte-plume et sa bouteille d’encre. Il s’arréta un instant en haut de l’escalier. De l’autre cote de l’allée, il y avait un petit bistrot sale dont les fenétres parais- saient couvertes de givre, mais qui étaient simplement, en reali- té, enduites de poussiere. Un tres Vieil homme, courbé, mais actif, dont les moustaches blanches se hérissaient comme celles d’une crevette, poussa la porte tournante et entra. Tandis que Winston le regardait, il lui Vint a l’idée que le Vieillard, qui de- -105- Vait avoir au moins quatre-Vingts ans, était déja un homme mfir au moment de la Révolution. Lui, et quelques autres comme lui, étaient les derniers liens existant actuellement avec le monde capitaliste disparu. Dans le Parti lui-meme, il ne restait pas beaucoup de gens dont les idées avaient été formées avant la Révolution. La Vieille génération avait en grande partie été ba- layée au cours des grandes épurations qui avaient eu lieu entre mil neuf cent cinquante et mil neuf cent soixante-dix. Le petit nombre de ceux qui avaient survécu avait depuis longtemps été amené, terrifié, a une complete abdication intellectuelle. S’il y avait quelqu’un au monde capable de faire un exposé exact des conditions de Vie dans la premiere partie du siecle, ce ne pouvait étre qu’un prolétaire. Winston se remémora soudain le passage du livre d’Histoire qu’il avait copié dans son journal et une folle impul- sion s’empara de lui. Il irait dans le bistrot, il réussirait a entrer en relation avec le Vieillard, puis il le questionnerait. Il lui di- rait : « Parlez-moi de Votre Vie quand Vous étiez un petit gargon. A quoi ressemblait-elle a cette époque ? Les choses étaient-elles meilleures, ou pires qu’a présent ? » Il pressa le pas pour ne pas se donner le temps d’aVoir peur, puis descendit les marches et traversa la rue étroite. C’était une folie, naturellement. Comme d’habitude, il n’y avait pas de regle précise interdi- sant de parler aux prolétaires et de fréquenter leurs cafés, mais C’était un acte beaucoup trop inhabituel pour qu’il ne ffit pas remarqué. Si la patrouille apparaissait, il alléguerait une fai- blesse subite, mais il était peu probable qu’on dfit y ajouter foi. Il poussa la porte et une horrible odeur caséeuse de biere aigre le frappa au Visage. Comme il entrait, le bruit des Voix di- minua de la moitié environ de son Volume. Il sentit derriere lui tous les regards fixés sur sa combinaison bleue. Une partie de -106- fleches qui était en train a l’autre extrémité de la piece fut inter- rompue pendant trente secondes au moins. Le Vieillard qu’il avait suivi était au bar ou il discutait avec le barman, un jeune homme grand, corpulent, au nez en bec d’aigle, aux avant-bras énormes. Un groupe de consommateurs, des Verres a la main, les entouraient et suivaient la scene. — Je Vous parle assez poliment, pas ? disait le Vieillard en redressant les épaules d’un air batailleur. Vous dites que Vous n’aVez pas un Verre d’une pinte dans tout Votre bon sang de bis- trot ? — Eh nom de nom ! qu’est-ce que c’est qu’une pinte ? de- manda le barman en se penchant en avant, l’extrémité de ses doigts appuyée au comptoir. — Entendez-moi ga ! Ca s’appelle barman et ea n’sait pas c’que c’est qu’une pinte. Quoi ! Une pinte, c’est un d’mi quart et il y a quatre quarts dans un gallon. La prochaine fois, faudra Vous apprendre l’AB C. — Jamais entendu parler de ga, répondit brievement le barman. Litres et demi-litres, c’est tout ce que nous servons. Voila les Verres sur l’étagere devant Vous. — J’Veux une pinte, persista le Vieillard. Vous pouvez bien me soutirer une pinte. Nous n’aVions pas ces bon sang de litres quand j’étais un jeune homme. — Quand Vous étiezjeune, nous Vivions tous au sommet des arbres, dit le barman avec un coup d’oeil aux autres consomma- tC1.1I'S. Il y eut un bruyant éclat de rire et le malaise causé par l’entrée de Winston sembla disparaitre. Le Visage au poil blanc -107- du Vieillard s’était enflammé. Il se détourna en marmonnant et se heurta a Winston qui le prit gentiment par le bras. — Un Verre ? demanda-t-il. — Vous étes un homme, dit l’autre en redressant les épaules. Il ne paraissait pas avoir remarqué la combinaison bleue de Winston. — Une pinte ! ajouta-t-il agressivement a l’adresse du bar- man. Une pinte de wallop. Le barman ouvrit et Versa deux demi-litres de biere d’un brun sombre dans des Verres épais qu’il avait rincés dans un baquet sous le comptoir. La biere était la seule boisson qu’on pfit obtenir dans les cafés de prolétaires. Les prolétaires n’étaient pas censés boire du gin, mais en pratique, ils pou- Vaient en obtenir assez facilement. Le jeu de Va-et-Vient des fleches battait son plein et le groupe qui était au bar s’était mis a parler de billets de loterie. La présence de Winston, pour un moment, était oubliée. Il y avait sous une fenétre une table de bois blanc o1‘1 le Vieil homme et lui pouvaient parler sans crainte d’étre entendus. C’était ex- trémement dangereux mais, en tout cas, il n’y avait pas de tele- cran dans la piece. Winston s’en était assuré aussitot entré. — I’ aurait pu m’tirer une pinte, grommelait le Vieillard en s’installant devant son Verre. Un d’mi-litre, c’est pas assez. On n’a pas son content. Et tout un litre, c’est trop. Ca fait travailler ma Vessie. Sans compter l’prix. — Vous avez dfi Voir de grands changements, depuis que Vous étiezjeune, dit timidement Winston. -108- Les yeux bleu pale du vieillard erraient de la cible des fleches au bar et du bar a la porte, comme s’il pensait que c’etait dans le bar que les changements avaient eu lieu. — La biere etait meilleure, dit-il finalement. Et moins chere ! Quand j’tais jeune, la biere blonde, nous l’appelions wal- lop, elle cofitait quatre sous la pinte. C’tait avant la guerre, bien sfir. — Quelle guerre etait-ce ? demanda Winston. — C’est tout des guerres, repondit vaguement le vieillard. Il prit son verre, redressa de nouveau les epaules. — Ala votre ! Dans son cou etroit, la pomme d’Adam saillante fit un ra- pide et surprenant mouvement de va-et-vient, et la biere dispa- rut. Winston alla au bar et revint avec deux autres demi-litres. Le vieillard parut avoir oublie sa prevention contre l’absorption d’un litre entier. — Vous etes beaucoup plus vieux que moi, dit Winston. Vous deviez etre deja un homme fait quand je suis ne. Vous pouvez vous rappeler comment etait la vie avant la Revolution. Les gens de mon age ne connaissent reellement rien de ce temps-la. Nous pouvons seulement nous renseigner en lisant des livres, mais ce que disent les livres peut ne pas etre vrai. Je voudrais avoir votre opinion la-dessus. Les livres d’Histoire con- tent que la vie avant la Revolution etait absolument differente de ce qu’elle est maintenant. Il y avait une oppression, une in- justice, une pauvrete, terribles, pires que tout ce que nous pou- vons imaginer. Ici, a Londres, la grande masse du peuple n’avait \ jamais rien a manger, de la naissance a la mort. On travaillait -109- douze heures par jour, on laissait 1’éco1e a neuf ans, on couchait dix dans une piece. A la meme époque, i1 y avait un tout petit nombre de gens, seulement quelques milliers, les capitalistes, disait-on, qui étaient riches et puissants. Ils possédaient tout ce qu’i1 y avait a posséder. Ils Vivaient dans de grandes maisons somptueuses avec trente serviteurs, ils se promenaient en automobile ou en Voiture a quatre chevaux, buvaient du cham- pagne, portaient des hauts-de-forme. Le Visage du Vieillard s’éc1aira soudain. — Haut-de-forme, répéta-t-i1. C’est drole qu’Vous en parlez. La meme chose m’est V’nue dans 1’esprit, seu1’ment hier, j’ sais pas pourquoi. J’ m’ disais justement, y a du temps qu’j’ai pas Vu un haut-de-forme. Tous partis, oui. La derniere fois qu’j’en por- tais un, c’était a 1’enterrement d’ ma soeur. Et c’tait... non, j’ pourrais pas Vous dire la date, mais ga d’Vait étre y a cinquante ans. Bien sfir, on 1’aVait seulement loué pour la circonstance, Vous comprenez. — Ce n’est pas tres important, les hauts-de-forme, dit Wins- ton patiemment. Le point est que ces capitalistes, et quelques hommes de loi et quelques prétres qui Vivaient d’eux, étaient les seigneurs de la terre. Tout était pour eux. Vous, les gens ordi- naires, les travailleurs, Vous étiez leurs esclaves. Ils pouvaient faire de Vous ce qu’i1s Voulaient. Ils pouvaient Vous embarquer pour le Canada comme des bestiaux. Ils pouvaient coucher avec VOS filles s’i1s 1e désiraient. Ils pouvaient Vous faire fouetter avec quelque chose qu’on appelait 1e chat a neuf queues. Quand Vous passiez devant eux, Vous deviez enlever VOS casquettes. Tous les capitalistes ne se déplagaient qu’entourés d’une bande de la- quais qui... Le Visage du Vieillard s’éc1aira encore. -110- - Laquais, dit-i1. Ca c’est un mot qu’ j’ai pas entendu ‘y a bien longtemps. Laquais ! Ca me ramene en arriere, Vrai ! Ca m’ revient, oh! ‘y a combien d’années, j’ sais pas. Quéquefois, j’a11ais a Hyde Park 1’ dimanche apres-midi entendre les types parler. L’armée du Salut, les catholiques romains, les Juifs, les Indiens. ‘Y en avait de toutes sortes. Et ‘y avait un type, non j’ peux pas Vous dire son nom, mais un Vrai bon orateur, c’était, et éloquent ! I’ machait pas les mots. ‘Laquais ! i’ disait. ‘Laquais d’ la bourgeoisie ! Valets d’ la classe dirigeante ! « Parasite » aussi, était un d’ ses mots. Et aussi hyenes ! ‘i les appelait, juste des hyenes. Bien sfir, ‘i parlait du parti travailliste, Vous comprenez ! Winston avait 1’impression qu’i1jouait aux propos inter- rompus. — Ce que je Voudrais réellement savoir est ceci...dit-i1. Pen- sez-Vous que Vous avez maintenant plus de liberté qu’a cette époque ? Est-ce que Vous étes davantage traité comme un étre humain ? Dans 1’ancien temps, les gens riches, les gens qui diri- geaient... Le Vieillard eut une reminiscence. — La chambre des Lords, jeta-t-i1. — La chambre des Lords, si Vous Voulez. Ce que je Vous de- mande est si ces gens pouvaient Vous traiter en inférieurs, sim- plement parce qu’i1s étaient riches et Vous pauvres. Est-ce Vrai, par exemple, que Vous deviez les appeler « Monseigneur » et enlever Votre casquette quand Vous les croisiez ? Le Vieillard parut réfléchir profondément. 11 but environ 1e quart de sa biere avant de répondre. -111- - Oui, dit-i1. Ils aimaient qu’on les salue. Cela montrait 1’ respect. J’aimais pas ga moi-meme, mais j’ 1’ faisais assez sou- vent. I1 fallait, comm’ on pourrait dire. — Et est-ce que C’était 1’habitude, je répete seulement ce que j’ai lu dans les livres d’Histoire, est-ce que C’était 1’habitude que ces gens et leurs domestiques vous fassent descendre du trottoir dans le caniveau ? — Un d’eux m’a poussé un’ fois, dit 1e vieillard. J’ m’ sou- viens comme si C’était d’hier. C’était 1’soir des régates. I’ étaient toujours bien tapageurs, les soirs d’ régates, et j’ rentre dans un jeun’ type dans 1’av’nue d’Shaftesbury. Tout a fait chic, qu’i était. Chemise, tuyau de poéle, par’dessus noir. Et comme i zigzaguait su’ 1’ trottoir j’ lui ai rentré d’dans sans faire attention. I’ dit : « Vous pouvez pas r’garder ou vous allez, non ? » J’ dis : « Vous 1’avez acheté, 1’ bon sang d’ trottoir ? » I’ dit : « J’vais vous tordre 1’ cou si vous prenez c’ ton. » J’dis : « V’ zétes ivre, j’vais vous aplatir dans une demi-minute ! » Et vous n’ croirez pas, i’ a mis sa main su’ ma poitrine et m’a donné un’ poussée qui m’a envoyé presqu’ sous les roues d’un bus. Mais j’étais jeune en c’ temps-la etj’1ui en aurais lancé une, mais... Un sentiment d’impuissance s’empara de Winston. La mémoire du vieil homme n’était qu’un monceau de détails, de- combres de sa vie. On pourrait 1’interroger toute une journée sans obtenir aucune information réelle. Les histoires du Parti pouvaient encore étre vraies a leur fagon. Elles pouvaient meme étre completement vraies. I1 fit une derniere tentative : — Peut-étre ne me suis-je pas exprimé clairement, dit-i1. Ce que je veux dire est ceci : Vous avez vécu longtemps. Vous avez vécu la moitié de votre vie avant la Revolution. En 1925, par exemple, vous étiez déja un homme. Diriez-vous, d’apres vos souvenirs, que la vie en 1925 était meilleure qu’e11e ne 1’est -112- maintenant ? Ou était-elle pire ? Si Vous pouviez choisir, prefe- reriez-Vous Vivre alors, ou maintenant ? — J’ sais c’ que Vous attendez d’ moi, répondit-il. Vous at- tendez qu’je dise que j’ Voudrais étre encore jeune. Beaucoup d’ gens diraient qu’ils préféreraient étre jeunes, si on leur d’mandait. Quand on arrive a mon age, on n’estjamais bien. J’ai un’ Vilain’ chose aux pieds qui m’ font souffrir et ma Vessie est terrible. Ell’ m’ fait sortir du lit six, meme sept fois dans la nuit. D’aut’ part, y a d’ grands avantages a étre un Vieillard. On n’a plus les memes embétements. Pas d’ trucs de femmes et c’ t’un grand avantage. J’ n’ai pas Vu un’ femme d’puis au moins trente ans, Vous pouvez m’ croire. Je n’ l’ai pas désiré, c’ qui est plus. Winston s’adossa a l’appui de la fenétre. Il était inutile de continuer. Il allait acheter encore de la biere quand le Vieillard se leva et se traina en toute hate Vers l’urinoir puant qui était a coté de la salle. Le demi-litre supplémentaire le travaillait déja. Winston resta assis une minute ou deux, les yeux fixés sur son Verre Vide et remarqua a peine ensuite a quel moment ses pieds le ramenerent dans la rue. En moins de Vingt ans au plus, réfléchit-il, on aura cessé de pouvoir répondre a cette simple et importante question : « La Vie était-elle meilleure avant la Revolution qu’a présent ? » En fait, on ne pouvait déja pas y répondre, puisque les quelques survivants épars de l’ancien monde étaient incapables de com- parer une époque a l’autre. Ils se rappelaient un millier de choses sans importance: une querelle avec un collegue, la re- cherche d’une pompe a bicyclette perdue, l’expression de Visage d’une soeur morte depuis longtemps, les tourbillons de pous- siere par un matin de Vent d’il y avait soixante-dix ans, mais tous les faits importants étaient en dehors du champ de leur Vision. Ils étaient comme des fourmis. Elles peuvent Voir les pe- tits objets, mais non les gros. -113- La mémoire était défaillante et les documents falsifiés, la prétention du Parti a avoir amélioré les conditions de la Vie hu- maine devait alors étre acceptée, car il n’existait pas et ne pour- rait jamais exister de modele a quoi comparer les conditions actuelles. Le cours des réflexions de Winston fut brusquement inter- rompu. I1 s’arréta et leva les yeux. I1 se trouvait dans une rue étroite bordée de quelques petites boutiques sombres, dissemi- nées parmi des maisons d’habitation. Trois globes de métal dé- coloré, qui paraissaient avoir dans le temps été dorés, étaient suspendus immédiatement au-dessus de sa téte. I1 lui semblait reconnaitre 1’endroit. Naturellement! I1 se trouvait devant le magasin d’antiquités ou il avait acheté 1’album. Un frisson de peur le traversa. Acheter 1’album avait d’abord été un acte suffi- samment imprudent, et il s’était juré de ne jamais revenir dans les environs du magasin. Mais sitot qu’il avait laissé Vagabonder sa pensée, ses pieds 1’aVaient d’eux-memes ramené la. C’était précisément contre ces sortes d’impulsions qui étaient de Veri- tables suicides, qu’il avait espéré se garder en écrivant son jour- nal. I1 remarqua au meme instant que le magasin était encore ouvert, bien qu’il ffit pres de neufheures. Avec 1’impression qu’il serait moins remarqué a 1’intérieur que s’il trainait sur le trot- toir, il passa la porte. Si on le questionnait, il pourrait dire avec Vraisemblance qu’il essayait d’acheter des lames de rasoir. Le propriétaire Venait d’allumer une suspension a pétrole qui répandait une odeur trouble, mais amicale. C’était un homme de soixante ans, peut-étre, fréle et courbé, au nez long et bienveillant, dont les yeux au regard doux étaient déformés par des lunettes épaisses. Ses cheveux étaient presque blancs, mais ses sourcils broussailleux étaient encore noirs. Ses lu- nettes, ses gestes affairés et courtois et le fait qu’il portait une jaquette de Velours noir usé, lui prétaient un Vague air d’intellectualité, comme s’il avait été quelque homme de lettres, ou peut-étre un musicien. Sa Voix était douce, comme désuete, -114- et son accent moins Vulgaire que celui de la plupart des prole- taires. —Je Vous ai reconnu sur le trottoir, dit-il immédiatement. Vous étes le monsieur qui avez acheté l’album de souvenirs de jeune femme. C’était un superbe morceau, certes. Vergé blanc, on appelait ce papier. On n’en a pas fabriqué comme cela de- puis... Oh ! je puis dire cinquante ans ! — Il regarda Winston par-dessus ses lunettes. — Désirez-Vous quelque chose ? Ou Vou- lez-Vous seulement jeter un coup d’oeil ? — Je suis entré en passant, répondit Vaguement Winston. Je ne désire rien de spécial. — Tant mieux, dit l’autre, car je ne pense pas que je pour- rais Vous satisfaire. — Il fit un geste d’excuse de sa main a la paume grassouillette. — Vous Voyez comment c’est. On pourrait dire un magasin Vide. De Vous a moi, le commerce d’antiquités est mort. Plus aucune demande, plus de marchandises. Meubles, porcelaine, Verres, tout s’est cassé au fur et a mesure. Et, naturellement, la marchandise en métal, en grande partie, a été fondue. Il y a des années que je n’ai Vu un bougeoir en cuivre, des années ! L’intérieur étroit du magasin était, en fait, bourré jusqu’a étre inconfortable, mais il n’y avait presque rien qui efit la moindre Valeur. L’espace du parquet libre était tres réduit car, tout autour, sur les murs, d’innombrables cadres poussiéreux étaient empilés. Il y avait en devanture des plateaux d’écrous et de boulons, des ciseaux usés, des canifs aux lames cassées, des montres ter- nies qui n’aVaient meme pas la prétention de pouvoir marcher, et d’autres bricoles de tous genres. Seul, un fouillis d’objets de- pareillés et de morceaux qui se trouvait dans un coin, sur une -115- petite table — tabatieres laquées, broches en agate et autres — pouvait contenir quelque chose d’intéressant. Winston se dirigeait Vers la table quand son regard fut atti- ré par un objet rond et lisse qui brillait doucement a la lumiere de la lampe. Il s’en saisit. C’était un lourd bloc de Verre, courbe d’un cote, aplati de l’autre, qui formait presque un hemisphere. Il y avait une dou- ceur particuliere, rappelant celle de l’eau de pluie, a la fois dans la couleur et la texture du Verre. Au milieu du bloc, magnifié par la surface courbe, se trouvait un étrange objet, rose et convolu- té, qui rappelait une rose ou une anémone de mer. — Qu’est-ce que c’est ? demanda Winston fasciné. — C’est du corail, répondit le Vieillard. Il doit provenir de l’océan Indien. On l’encastrait d’ordinaire dans du Verre. Il y a au moins cent ans que cet objet a été fabriqué. Plus meme, d’apres son aspect. — C’est une superbe chose, dit Winston. — C’est une belle chose, approuva l’autre. Mais il n’y a pas beaucoup de gens qui le diraient, aujourd’hui. — Il toussa. — Eh bien, si Vous désiriez par hasard l’acheter, il Vous cofiterait quatre dollars. Je me souviens d’un temps ou un objet comme celui-la aurait atteint huit livres, et huit livres, c’était...je ne peux le calculer, mais c’était pas mal d’argent. Mais qui, au- jourd’hui, s’intéresse aux antiquités authentiques, meme au peu qui en existe encore ? Winston paya immédiatement les quatre dollars et glissa dans sa poche l’objet convoité. Ce qui lui plaisait dans cet objet, ce n’était pas tellement sa beauté, que son air d’appartenir a un age tout a fait différent de l’age actuel. Le Verre doux et couleur -116- d’eau de pluie ne ressemblait a aucun Verre qu’il efit jamais Vu. L’apparente inutilité de l’objet le rendait doublement attrayant. Winston, pourtant, devinait qu’il devait avoir été fabriqué pour servir de presse-papier. Il était tres lourd dans sa poche mais, heureusement, la bosse qu’il formait n’était pas tres apparente. C’était un objet étrange, meme compromettant, pour un membre du Parti. Tout ce qui était ancien, en somme, tout ce qui était beau, était toujours Vaguement suspect. Le Vieillard, apres avoir recu les quatre dollars, était devenu beaucoup plus enjoué. Winston comprit qu’il en aurait accepté trois, ou meme deux. — Il y a une autre piece la-haut qui pourrait Vous intéresser, dit-il. Elle ne contient pas grand-chose, quelques objets seule- ment. Nous prendrons une lampe pour monter. Il alluma une lampe et précéda Winston dans un escalier aux marches raides et usées puis le long d’un passage étroit. La piece dans laquelle ils entrerent ne donnait pas sur la rue. Elle avait Vue sur une cour pavée de galets et une forét de chemi- nées. Winston remarqua que les meubles étaient encore dispo- sés comme si la piece devait étre habitée. Il y avait une carpette sur le parquet, un tableau ou deux aux murs, et, tiré pres de la cheminée, un fauteuil profond et usé. Une horloge ancienne en Verre, qui n’aVait que douze chiffres sur son cadran, faisait en- tendre son tic-tac sur la cheminée. Sous la fenétre, un grand lit sur lequel se trouvait encore un matelas, occupait pres du quart de la piece. — Nous avons Vécu ici jusqu’a la mort de ma femme, dit le Vieillard en s’excusant a demi. J e Vends le mobilier petit a petit. Voila un beau lit de mahogany, ou du moins, ce serait un beau lit si on pouvait en enlever les punaises. Mais j’ose dire que Vous le trouveriez un peu encombrant. -117- Il soulevait la lampe pour éclairer toute la piece et, dans la chaude lumiere douteuse, l’endroit paraissait curieusement hospitalier. L’idée traversa l’esprit de Winston qu’il serait pro- bablement tres facile de louer la piece pour quelques dollars par semaine, s’il osait s’y risquer. C’était une idée folle et impossible qui devait étre abandonnée aussitot que pensée, mais la piece avait éveillé en lui une sorte de nostalgie, une sorte de mémoire ancestrale. Il lui semblait savoir exactement ce que l’on ressen- tait en s’asseyant dans une piece comme celle-ci, dans ce fau- teuil aupres du feu, avec les pieds sur le garde-feu et une bouil- loire a cote du foyer. F/[1‘C absolument seul, dans une paix com- plete, sans personne qui Vous surveille, sans Voix qui Vous pour- suive, n’entendre que le chant de la bouilloire et le tic-tac amical de l’horloge. — Il n’y a pas de télécran, ne put-il s’empécher de murmu- rer. — Oh ! fit le Vieil homme, je n’en ai jamais eu. C’est trop cher. Et je n’en ai d’ailleurs jamais senti le besoin. Voila une jo- lie table pliante, dans ce coin. Mais naturellement, si Vous Vou- liez Vous servir des battants, il Vous faudrait mettre de nouveaux gonds. Il y avait une toute petite bibliotheque dans l’autre coin et, déja Winston se dirigeait de ce cote. Elle ne contenait que des livres sans intérét. La chasse aux livres et leur destruction avaient été faites avec autant de soin dans les quartiers prole- taires que partout ailleurs. Il était tout a fait improbable qu’il existat, quelque part dans l’Océania, un exemplaire de livre im- primé avant 1960. Le Vieil homme, qui portait toujours la lampe, était debout devant un tableau encadré de bois de rose qui était suspendu en face du lit, de l’autre cote de la cheminée. -118- — Si par hasard Vous Vous intéressiez aux Vieux tableaux, commenca-t-il délicatement. Winston traversa la piece pour examiner le tableau. C’était une gravure sur acier représentant un édifice de forme ovale aux fenétres rectangulaires, avec une petite tour en avant. Une grille entourait l’édifice et, en arriere, on Voyait quelque chose qui semblait étre une statue. Winston regarda un moment la gra- Vure. Le tableau lui semblait Vaguement familier, bien qu’il ne se souvint pas de la statue. — Le cadre est fixé au mur, dit le Vieillard, mais je pourrais Vous le dévisser, si Vous le désiriez. — Je connais cet édifice, dit finalement Winston. C’est maintenant une ruine. Il est au milieu de la rue qui se trouve de l’autre cote du Palais de justice. — C’est exact. Il a été bombardé en... oh ! il y a pas mal d’années. A un moment, c’était une église. On l’appelait l’église Saint-Clément. — Il eut un sourire d’excuse, comme conscient de dire quelque chose de légerement ridicule, et ajouta : — Oranges et citrons, disent les cloches de Saint-Clément. — Qu’est-ce que cela ? demanda Winston. — Oh ! « Oranges et citrons, disent les cloches de Saint- Clément. » C’est une chanson que l’on chantait quand j’étais un petit garcon. Je ne me souviens pas de la suite, mais je sais qu’elle se terminait ainsi : Voici une bougie pour aller au lit, Voi- ci un couperet pour Vous couper la téte. Les enfants levaient les bras pour que Vous passiez en dessous et quand on arrivait a : Voici un couperet pour Vous couper la téte, ils baissaient les bras et Vous attrapaient. Toutes les églises de Londres y pas- saient. Les principales, du moins. -119- Winston se demanda Vaguement de quel siecle était l’église. Il était toujours difficile de determiner l’age d’un édifice de Londres. Tous ceux qui étaient Vastes et imposants étaient automatiquement classés parmi les constructions d’apres la Ré- Volution s’ils étaient d’aspect raisonnablement nouveau. Mais tous ceux qui, Visiblement, étaient plus anciens, étaient imputés a une période mal définie appelée Moyen Age. On considérait que les siecles du capitalisme n’aVaient rien produit qui efit quelque Valeur. On ne pouvait pas plus étudier l’histoire par l’architecture que par les livres. Les statues, les inscriptions, les pierres commémoratives, les noms de rues, tout ce qui aurait pu jeter une lumiere sur le passé, avait été systématiquement changé. — Je ne savais pas qu’elle avait été une église, dit Winston. — Il y en a en réalité encore pas mal, dit le Vieillard, mais on leur a donné une autre affectation. Quelle était donc la suite de cette chanson ? Ah! Je sais. « Oranges et citrons, disent les cloches de Saint-Clement. Tu me dois trois farthings, disent les cloches de Saint-Martin. » La, maintenant, je ne peux aller plus loin. Un farthing était une petite piece de cuivre qui ressemblait un peu a un cent. — on était Saint-Martin ? demanda Winston. — L’église de Saint-Martin ? Elle est encore debout. C’est au square de la Victoire, contigu a la galerie de peinture ; un edifice qui a une sorte de porche triangulaire, des piliers en avant et un escalier monumental. Winston connaissait bien l’endroit. C’était un musée affecté a des expositions de propagande de diverses sortes: modeles réduits de bombes Volantes et de Forteresses flottantes, ta- bleaux en cire illustrant les atrocités de l’ennemi, et ainsi de suite. -120- — On l’appelait Saint-Martin-des-Champs, ajouta le Vieil- lard, bien queje ne me souvienne d’aucun champ de ce cote. Winston n’acheta pas le tableau. Le posséder efit été encore plus incongru que posséder le presse-papier de Verre, et Wins- ton n’aurait pu le transporter chez lui, a moins de l’enleVer de son cadre. Mais il s’attarda quelques minutes de plus a parler au Vieillard. Il découvrit que le nom de celui-ci n’était pas Weeks, comme on aurait pu le croire d’apres l’inscription de la fagade du magasin, mais Charrington. M. Charrington était, semblait-il, un Veuf de soixante-trois ans et habitait ce magasin depuis trente ans. Il avait toujours eu l’intention de changer le nom qui était au-dessus de la fenétre, mais ne s’y était jamais décidé. Pendant qu’ils causaient, la moi- tié de la chanson rappelée continua a trotter dans le cerveau de Winston. « Oranges et citrons, disent les cloches de Saint- Clement. Tu me dois trois farthings, disent les cloches de Saint- Martin.» C’était curieux, mais quand on se le disait, on avait l’illusion d’entendre réellement des cloches, les cloches d’un Londres perdu qui existerait encore quelque part, déguisé et oublié. D’un clocher fantome a un autre, il lui semblait les en- tendre sonner a toute Volée. Pourtant, autant qu’il pouvait s’en souvenir, il n’aVait jamais entendu, dans la Vie réelle, sonner des cloches d’église. Il laissa M. Charrington et descendit seul l’escalier, pour que le Vieillard ne le Vit pas étudier la rue avant de franchir la porte. Il avait déja décidé qu’apres un laps de temps raison- nable, disons un mois, il se risquerait a faire une nouvelle Visite au magasin. Ce n’était peut-étre pas plus dangereux que d’esquiVer une soirée au Centre. L’acte de folie le plus grave avait été d’abord de revenir la apres avoir acheté l’album et sans savoir s’il pouvait se fier au propriétaire du magasin. Cepen- dant!”. -121- « Oui, pensa-t-il encore, je reviendrai. J ’acheterai d’autres échantillons de beaux laissés pour compte, j’acheterai la gravure de Saint-Clement, je l’enleVerai du cadre et la rapporterai chez moi cachée sous le haut de ma combinaison. J’extrairai le reste de la chanson de la mémoire de M. Charrington. » Meme le projet fou de louer la chambre du premier traver- sa encore son esprit. Pendant cinq secondes, peut-etre, l’exaltation le rendit inattentif et il sortit sur le trottoir sans meme un coup d’oeil préliminaire par la fenetre. Il avait meme commence a fredonner sur un air improvise : Oranges et citrons, disent les cloches de Saint-Clém ent, Tu me dois troisfarthings, disent les... Son coeur se glaca soudain, et il sentit ses entrailles se fondre. Une silhouette revetue de la combinaison bleue descen- dait le trottoir a moins de dix metres. C’était la fille du Commis- sariat aux Romans, la fille aux cheveux noirs. La lumiere bais- sait, mais il n’était pas difficile de la reconnaitre. Elle le regarda en face, puis continua rapidement, comme si elle ne l’aVait pas Vu. Pendant quelques secondes, Winston se trouva trop paraly- sé pour se mouvoir. Puis il tourna a droite et s’en alla lourde- ment, sans remarquer a ce moment qu’il s’engageait dans une mauvaise direction. De toute facon, une question était réglée. Il ne pouvait plus douter que la fille l’espionnait. Elle devait l’aVoir suivi. Il n’était pas Vraisemblable, en effet, qu’un pur hasard ait conduit sa promenade, le meme apres-midi, dans la meme rue obscure et écartée que Winston, a des kilometres de distance des quartiers ou Vivaient les membres du Parti. C’était une co'1'ncidence trop grande. Qu’elle ffit réellement un agent de la Police de la Pensée, ou simplement un espion amateur poussé par un zele indiscret, importait peu. Le principal était qu’elle le -122- surveillait. Elle l’aVait probablement aussi Vu entrer dans le ca- fé. Il lui fallait faire un effort pour marcher. Dans sa poche, le morceau de Verre lui frappait la cuisse a chaque pas et il eut presque envie de le jeter. Le pire était le mal au Ventre. Pendant deux secondes, il sentit qu’il mourrait s’il n’arriVait pas tout de suite a un water. Mais il ne devait pas y avoir de water public dans un tel quartier. Puis le spasme disparut, laissant une dou- leur sourde. La rue était une impasse. Winston s’arréta, resta quelques secondes immobile a se demander Vaguement ce qu’il allait faire, puis revint sur ses pas. Il pensa alors que la fille l’aVait croisé il n’y avait que trois minutes, et qu’en courant il pourrait la rattraper. Il la suivrait jusqu’a ce qu’ils fussent en quelque endroit désert et il lui briserait le crane avec un pavé. Le mor- ceau de Verre qu’il avait dans la poche serait assez lourd. Mais il abandonna tout de suite cette idée, car meme la pensée d’un effort physique quelconque était insupportable. Il ne pourrait courir, il ne pourrait assener un coup. En outre, elle était jeune et robuste et se défendrait. Winston pensa aussi a se rendre rapidement au Centre communautaire et a y rester jusqu’a la fermeture pour établir un alibi partiel pour l’apres-midi. Mais cela aussi était impossible. Une lassitude mortelle l’aVait saisi. Tout ce qu’il Voulait, c’était rentrer Vite chez lui, puis s’asseoir et étre tranquille. Il était plus de dix heures quand il arriva a son apparte- ment. La lumiere devait étre éteinte au plus tard a onze heures et demie. Il alla a la cuisine et avala une tasse presque remplie de gin de la Victoire. Puis il s’assit a la table de l’alcoVe et sortit le livre du tiroir. Mais il ne l’ouVrit pas tout de suite. -123- Au télécran, une Voix de femme c1aironnante brai11ait un chant patriotique. I1 était assis, les yeux fixes sur la couverture marbrée du 1iVre, et i1 essayait sans succes de ne pas écouter 1a Voix. C’était toujours la nuit qu’i1s Venaient Vous prendre. Tou- jours la nuit ! La seu1e chose a faire était de se tuer avant. Sans doute, que1ques personnes 1e faisaient. Beaucoup de dispari- tions étaient rée11ement des suicides. Mais i1 fa11ait un courage désespéré pour se tuer dans un monde ou on ne pouvait se pro- curer ni arme a feu, ni poison rapide et sfir. I1 pensa avec une sorte d’étonnement a 1’inuti1ité biologique de la souffrance et de la frayeur, a la perfidie du corps humain qui toujours se fige et devient inerte a 1’instant précis ou un effort spécial est neces- saire. I1 aurait pu réduire au silence 1a fi11e aux cheveux noirs si seu1ement i1 avait agi assez Vite. Mais C’était précisément 1’imminence du danger qui 1ui avait fait perdre 1e pouvoir d’agir. I1 pensa qu’aux moments de crise, ce n’est pas contre un ennemi extérieur qu’on 1utte, mais toujours contre son propre corps. En cet instant meme, en dépit du gin, 1a dou1eur sourde qu’i1 sen- tait au Ventre rendait impossibles des réflexions suivies. I1 en est de meme, comprit-i1, dans toutes les situations qui semblent héro'1'ques ou tragiques. Sur 1e champ de batai11e, dans la chambre de torture, dans un bateau qui sombre, 1es raisons pour 1esque11es on se bat sont toujours oubliées, car 1e corps s’enfle jusqu’a emp1ir 1’uniVers, et meme quand on n’est pas pa- ralysé par la frayeur, ou qu’on ne hur1e pas de dou1eur, la Vie est une 1utte de tous les instants contre la faim, 1e froid ou 1’insomnie, contre des aigreurs d’estomac ou contre un ma1 aux dents. I1 ouvrit son journal. I1 fa11ait y écrire quelque chose. La femme du télécran avait commence une autre chanson. Sa Voix semblait s’enfoncer dans le cerveau comme des éclats pointus de Verre brisé. I1 essaya de penser a O’Brien pour qui ou a qui i1 -124- écrivait, mais sa pensée se porta sur ce qui lui arriverait apres son arrestation par la Police de la Pensée. Si on était tué tout de suite, cela n’aurait pas d’importance. F/[1‘C tué était ce a quoi on s’attendait. Mais avant la mort, (personne n’en parlait, mais tout le monde le savait), il fallait passer par l’habituelle routine de la confession : ramper sur le sol en criant grace, sentir le cra- quement des os que l’on brise, des dents que l’on émiette et des touffes de cheveux sanguinolents que l’on Vous arrache. Pour- quoi devait-on supporter cela, puisque la fin était toujours la meme ? Pourquoi n’était-il pas possible de supprimer de sa Vie quelques jours, ou quelques semaines ? Personne n’échappait a la surveillance et personne ne manquait de se confesser. Lors- qu’on avait une fois succombé au crime par la pensée, on pou- Vait étre certain qu’a une date donnée on serait mort. Pourquoi cette horreur, qui ne changeait rien, devait-elle étre comprise dans l’aVenir ? Il essaya, cette fois avec un peu plus de succes, d’éVoquer l’image d’O’Brien. — Nous nous rencontrerons la ou il n’y a pas de ténebres, lui avait dit O’Brien. Il savait ce que cela signifiait, ou pensait le savoir. Le lieu ou il n’y avait pas de ténebres était un avenir imaginé qu’on ne Verrait jamais mais que la pensée permettait d’imaginer. La Voix du télécran qui criaillait dans son oreille l’empécha de suivre plus loin le fil de sa pensée. Il porta une cigarette a sa bouche. La moitié du tabac lui tomba tout de suite sur la langue. C’était une poussiere amere qu’il eut du mal a recracher. Le Vi- sage de Big Brother se glissa dans son esprit, effacant celui d’O’Brien. Comme il l’aVait fait quelques jours plus tot, il tira une piece de monnaie de sa poche et la regarda. Dans le Visage lourd, calme, protecteur, les yeux regardaient Winston. Mais quelle sorte de sourire se cachait sous la moustache noire ? -125- Comme le battement lourd d’un glas, les mots de la devise lui revinrent : LA GUERRE C’EST LA PAIX LA LIBERTE C’EST L’ESCLAVAGE L’IGNORAN CE C’EST LA FORCE -126- DEUXIEME PARTIE -127- CHAPITRE I C’était le milieu de la matinée et Winston avait laissé sa ca- bine pour aller aux lavabos. Une silhouette solitaire Venait Vers lui de l’extrémité du long couloir brillamment éclairé. C’était la fille aux cheveux noirs. Quatre jours étaient passés depuis l’apres-midi ou il l’aVait inopinément rencontrée devant le magasin d’antiquités. Lorsqu’elle fut plus pres de lui, il Vit qu’elle avait le bras droit en écharpe, mais l’écharpe ne se Voyait pas de loin parce qu’elle était de la meme couleur que sa combinaison. Sa main s’était probablement prise tandis qu’elle tournait autour de l’un des énormes kaléidoscopes sur lesquels s’obtenaient les brouillons des plans de romans. C’était un accident commun au Commis- sariat aux Romans. Ils étaient peut-étre a quatre metres l’un de l’autre quand la fille trébucha et tomba presque a plat sur le sol. La douleur lui arracha un cri aigu. Elle avait dfi tomber en plein sur le bras blessé. Winston s’arréta net. La fille s’était relevée sur ses ge- noux. Son Visage avait pris une teinte jaunatre de lait, sur la- quelle tranchait la couleur de sa bouche plus rouge que jamais. Ses yeux étaient fixés sur les siens avec une expression de priere qui paraissait traduire plus de frayeur que de souffrance. Le coeur de Winston fut remué d’une étrange émotion. De- Vant lui se trouvait un ennemi qui essayait de le tuer. Devant lui, aussi, était une créature humaine en détresse qui avait peut-étre un os brisé. Déja, il s’était instinctivement avancé pour l’aider. Quand il l’aVait Vue tomber sur son bras bandé, il avait cru sen- tir la douleur dans son propre corps. -128- - Vous étes blessée, demanda-t-il. — Ce n’est rien. Mon bras. Cela ira mieux dans une seconde. Elle parlait comme si elle avait eu des palpitations. Elle était assurément devenue tres pale. — Vous n’aVez rien de cassé ? — Non. Je Vais tres bien. J’ai eu mal sur le moment, c’est tout. Elle tendit Vers lui sa main Valide et il l’aida a se relever. Elle avait repris des couleurs et paraissait beaucoup mieux. — Ce n’est rien, répéta-t-elle brievement. Je me suis sim- plement un peu foulé le poignet. Merci, camarade. Sur ces mots, elle s’éloigna dans la direction qu’elle avait jusque-la suivie, aussi alerte que si réellement ce n’aVait été rien. L’incident avait duré moins d’une demi-minute. Ne pas laisser les sentiments apparaitre sur le Visage était une habitude qui était devenue un instinct et, en tout cas, ils étaient debout juste devant un télécran quand l’incident avait eu lieu. Néanmoins, il avait été tres difficile a Winston de ne pas trahir une surprise momentanée car, pendant les deux ou trois secondes qu’il avait employees a la relever, la fille lui avait glissé quelque chose dans la main. Il n’y avait pas a douter qu’elle ne l’ait fait intentionnellement. C’était quelque chose de petit et de plat. En passant la porte des lavabos, il le mit dans sa poche et le tata du bout des doigts. C’était un bout de papier plié en quatre. Pendant qu’il était debout devant l’urinoir, il s’arrangea pour le déplier avec ses doigts. Il y avait sans doute, écrit des- sus, un message quelconque. Il fut un moment tenté de rentrer -129- dans un water et de le lire tout de suite. Mais il savait bien que cela aurait été une épouvantable folie. C’était l’endroit ou on était le plus certain d’étre continuellement surveillé par les tele- crans. Il revint a sa cabine et, d’un geste désinvolte, jeta le frag- ment de papier parmi ceux qui se trouvaient sur le bureau. Puis il mit ses lunettes et, d’une secousse, rapprocha le télécran. « Cinq minutes, se dit-il, cinq minutes au bas mot ! » Son coeur battait dans sa poitrine avec un bruit effrayant. Heureusement, le travail qu’il avait en train était un travail de simple routine. C’était la rectification d’une longue liste de chiffres qui ne ne- cessitait pas une attention soutenue. Quoi que put étre ce qui était écrit sur le papier, cela devait avoir un sens politique. Autant que pouvait en juger Winston, il y avait deux possibilités. L’une, la plus vraisemblable, était que la fille ffit, comme il l’avait justement craint, un agent de la Po- lice de la Pensée. Il ne comprenait pas pourquoi la Police de la Pensée choisissait une telle maniere de délivrer ses messages, mais elle avait peut-étre ses raisons. La chose écrite sur le pa- pier pouvait étre une menace, une convocation, un ordre de sui- cide, un traquenard quelconque. Mais il y avait une autre possibilité plus folle qui lui faisait relever la téte, bien qu’il essayat, mais vainement, de n’y pas penser. C’était que le message ne vint pas de la Police de la Pen- sée, mais de quelque organisation clandestine. Peut-étre la Fra- ternité existait-elle, apres tout ! Peut-étre la fille en faisait-elle partie. L’idée était sans aucun doute absurde, mais elle lui avait jailli dans l’esprit a l’instant meme ou il avait senti dans sa main le fragment de papier. Ce n’est que deux minutes plus tard que l’autre explication, la plus vraisemblable, lui était venue a l’idée. Et meme en cet instant, alors que son intelligence lui disait que -130- le message représentait, signifiait la mort, il n’y croyait pas et l’espoir déraisonnable persistait. Son coeur battait. Il arrivait difficilement a empécher sa Voix de trembler tandis qu’il mur- murait des chiffres au phonoscript. Il fit un rouleau de toute la liasse de son travail et la glissa dans le tube pneumatique. Huit minutes s’étaient écoulées. Il ajusta ses lunettes sur son nez, soupira et rapprocha de lui le paquet de travail suivant sur lequel se trouvait le fragment de papier. Il le mit a plat. D’une haute écriture informe, ces mots étaient tracés : « Je Vous aime. » Pendant quelques secondes, il fut trop abasourdi meme pour jeter le papier incriminé dans le trou de mémoire. Quand il le fit, bien qu’il sfit fort bien le danger de montrer trop d’intérét, il ne put résister a la tentation de le lire encore, juste pour s’assurer qu’il avait bien lu. Durant le reste de la matinée, il lui fut tres difficile de tra- Vailler. Cacher son agitation au télécran était plus difficile en- core que de concentrer son attention sur une série de travaux minutieux. Il sentait comme du feu lui brfiler les entrailles. Le déjeuner dans la cantine chaude, bondée de gens, pleine de bruits, fut un supplice. Il avait espéré étre seul un moment pendant l’heure du déjeuner, mais la mauvaise chance Voulut que cet imbécile de Parsons s’assit lourdement a cote de lui. L’odeur de sa sueur dominait presque l’odeur métallique du ra- gout et il déversa un flot de paroles au sujet des préparatifs faits pour la Semaine de la Haine. Il était particulierement enthou- siaste au sujet d’une reproduction en papier maché de la téte de Big Brother, de deux metres de large. Elle était fabriquée pour l’occasion par la troupe d’Espions a laquelle appartenait sa fille. L’irritant était que, dans le Vacarme des Voix, Winston pouvait a peine entendre ce que disait Parsons et devait constamment lui demander de répéter quelque sotte remarque. Il entrevit une -131- fois seulement la fille qui se trouvait assise a une table, avec deux autres filles semblables, a l’autre bout de la salle. Elle ne parut pas l’aVoir Vu et il ne regarda pas dans sa direction. L’apres-midi fut plus supportable. Immédiatement apres le déjeuner, il lui arriva un travail difficile et délicat qui l’occupa plusieurs heures, et pour lequel il dut mettre de cote tout le reste. Il consistait a falsifier une série d’exposés sur la production d’il y avait deux ans, de facon a jeter le discrédit sur un membre éminent du Parti intérieur, qui était actuellement en disgrace. C’était un genre de travail dans lequel il était bon et, pendant plus de deux heures, il réussit a chasser completement la fille de sa pensée. Puis le souvenir de son Visage lui revint et, avec lui, un désir lancinant, intolérable, d’étre seul. La soirée était une de celles qu’il passait au Centre communautaire. Il engloutit un autre repas sans gout a la cantine, se dépécha de se rendre au Centre, prit part a la solennelle niaiserie d’une « discussion de groupe », joua deux parties de ping-pong, avala plusieurs Verres de gin et lut pendant une demi-heure un livre intitulé: Rap- ports entre lflngsoc et les échecs. L’ennui lui contractait l’ame mais, pour une fois, il n’aVait pas éprouvé le désir d’esquiVer sa soirée au Centre. A la Vue des mots : « Je Vous aime », le désir de rester en Vie avait jailli en lui et prendre des risques secondaires lui avait soudain paru stu- pide. Il ne put réfléchir d’une maniere suivie qu’apres onze heures du soir, chez lui et au lit, dans la sécurité de l’ombre qui fait que l’on n’a meme pas a craindre le télécran, pourvu que l’on demeure silencieux. C’était un probleme matériel qu’il avait a résoudre. Com- ment toucher la fille et arranger une rencontre ? Il ne pensait plus a la possibilité qu’il put y avoir la, pour lui, une sorte de piege. Il savait qu’il n’en était rien, a cause de l’agitation réelle -132- qu’elle avait montrée en lui remettant le papier. Visiblement, elle avait été effrayée et hors d’elle autant qu’elle pouvait l’étre. L’idée de refuser ses avances ne lui traversa meme pas l’esprit non plus. Cinq jours auparavant seulement, il avait envisage de lui écraser la téte sous un pavé. Mais cela n’aVait aucune impor- tance. Il pensa a son corps jeune et nu, comme il l’aVait Vu dans son réve. Il avait cru qu’elle était une sotte comme les autres, que sa téte était farcie de mensonges et de haine, que ses en- trailles étaient glacées. Une sorte de fievre le saisit a l’idée qu’il pourrait la perdre, que son jeune corps blanc pourrait s’éloigner de lui. Ce qu’il craignait le plus, c’est qu’elle changeat simple- ment d’idée s’il ne la rencontrait rapidement. Mais la difficulté matérielle de se rencontrer était énorme. C’était essayer de bou- ger un pion aux échecs alors qu’on est déja échec et mat. Quelque chemin que l’on prit, on avait le télécran devant soi. En réalité, toutes les manieres possibles de communiquer avec elle lui étaient passées par l’esprit moins de cinq minutes apres avoir lu la note. Mais maintenant qu’il avait le temps de refle- chir, il les examina l’une apres l’autre comme une rangée d’instruments qu’il disposerait sur une table. Le genre de rencontre qui avait eu lieu le matin ne pouvait évidemment se répéter. Si elle travaillait au Commissariat aux Archives, cela aurait pu étre relativement simple, mais il n’aVait qu’une Vague idée de la situation, dans l’édifice, du Commissa- riat aux Romans et il n’aVait aucun prétexte pour s’y rendre. S’il savait ou elle habitait et a quelle heure elle laissait son travail, il aurait pu s’arranger pour la rencontrer quelque part sur le chemin du retour. Mais essayer de la suivre chez elle était imprudent car il faudrait trainer aux alentours du ministere, ce qui pourrait étre remarqué. Lui envoyer une lettre par la poste était hors de question. Suivant une routine qui n’était meme pas un secret, toutes les lettres étaient ouvertes en route. Peu de gens, actuellement, -133- écrivaient des lettres. Pour les messages qu’on avait parfois be- soin d’enVoyer, il y avait des cartes postales sur lesquelles étaient imprimées de longues listes de phrases, et l’on biffait celles qui étaient inutiles. Dans tous les cas, sans compter son adresse, il ne savait pas le nom de la fille. Il décida finalement que l’endroit le plus sfir était la can- tine. S’il pouvait la Voir seule a une table quelque part au milieu de la piece, pas trop pres des télécrans, avec un bourdonnement suffisant de conversations tout autour, et que ces conditions soient réunies pendant, disons trente secondes, il pourrait, peut-étre, échanger avec elle quelques mots. La Vie, apres cela, fut pendant une semaine comme un réve agité. Le jour suivant, elle n’apparut a la cantine qu’au moment ou il la laissait. Le coup de sifflet avait déja retenti. Ses heures de travail avaient peut-étre changé. Ils se croiserent sans un regard. Le deuxieme jour, elle était a la cantine a l’heure habi- tuelle, mais avec trois autres filles, et immédiatement sous un télécran. Puis, pendant trois horribles jours, elle n’apparut pas du tout. Il sembla a Winston qu’il souffrait, d’esprit et de corps, d’une insupportable sensibilité, d’une sorte de transparence qui faisait de chaque mouvement, de chaque son, de chaque con- tact, de chaque mot qu’il devait prononcer ou écouter une ago- n1e. Meme en dormant, il ne pouvait échapper completement au Visage de la fille. Ces jours-la, il ne toucha pas a son journal. Il ne trouvait de soulagement, quand il en avait un, que dans son travail. Parfois il pouvait oublier pendant dix minutes d’affilée. Il n’aVait absolument aucune idée de ce qui avait pu lui arriver. Il ne pouvait faire d’enquéte. Elle avait pu étre Vapori- sée, elle avait pu se suicider, elle avait pu étre transférée a -134- l’autre bout de l’Océania. Pire, et plus probablement, elle avait simplement pu changer d’idée et décider de l’éViter. Le jour suivant, elle reparut. Son bras n’était plus en écharpe et elle avait une bande de diachylon autour du poignet. Le soulagement qu’il éprouva a la Voir fut si grand qu’il ne put s’empécher de la regarder en face plusieurs secondes. Le lendemain, il réussit presque a lui parler. Quand il entra dans la cantine, elle était assise a une table assez loin du mur et était absolument seule. Il était tot et la cantine n’était pas comble. La queue avancait et Winston était presque au comp- toir. Le mouvement fut arrété une minute par quelqu’un qui se plaignait de n’aVoir pas recu sa tablette de saccharine. Mais la fille était encore seule quand Winston recut son plateau et aVan- ca Vers sa table. Il se dirigeait comme par hasard dans sa direc- tion, en cherchant des yeux une place a une table plus éloignée. Elle était peut-étre a trois metres de lui. En deux secondes il y serait. Une Voix, derriere lui, appela : « Smith ! » Il fit semblant de ne pas entendre. « Smith ! » répéta la Voix plus haut. C’était inu- tile. Il se retourna. Un jeune homme blond, au Visage inintelli- gent, nommé Wilsher, qu’il connaissait a peine, l’inVitait avec un sourire a occuper une place libre a sa table. Il l’était impru- dent de refuser. Il ne pouvait, ayant été reconnu, s’en aller s’asseoir a une table pres d’une fille seule. Cela se remarquerait trop. Il s’assit avec un sourire amical. Le blond Visage inintelli- gent sourit largement en le regardant. Winston, dans une hallu- cination, se Vit lui lancant une pioche en plein Visage. La table de la fille, quelques minutes plus tard, était completement oc- cupee. -135- Mais elle devait l’aVoir Vu se diriger Vers elle, et peut-étre agirait-elle en conséquence ? Le jour d’apres, il eut soin d’arriVer tot. Naturellement, elle était a une table a peu pres au meme endroit, et de nouveau seule. Winston était précédé dans la queue par un petit homme scarabée aux mouvements ra- pides, au Visage plat, aux yeux minuscules et soupconneux. Tandis que Winston s’éloignait du comptoir avec son plateau, il Vit le petit homme se diriger tout droit Vers la table de la fille. Son espoir, de nouveau, tomba. Il y avait une place libre a une table plus éloignée, mais quelque chose dans l’apparence du petit homme suggérait qu’il devait étre assez attentif a son con- fort pour choisir la table la moins encombrée. Winston le suivit, le coeur glacé. Il y eut a ce moment un Violent fracas. Le petit homme était étalé les quatre fers en l’air. Son plateau lui avait échappé et deux ruisseaux de soupe et de café coulaient sur le parquet. Il se remit sur pieds avec un regard méchant a l’adresse de Winston qu’il soupconnait de lui avoir fait un croc-en-jambe. Mais il n’en était rien. Cinq secondes plus tard, le coeur battant, Winston était assis a la table de la fille. Il ne la regarda pas. Il délesta son plateau et commenca a manger. Il fallait surtout parler tout de suite, avant que per- sonne ne Vint, mais une terrible frayeur s’était emparée de lui. Une semaine s’était écoulée depuis qu’elle l’aVait approché. Elle pouvait avoir changé, elle devait avoir changé ! Il était impos- sible que cette affaire puisse se terminer avec succes. De telles choses ne se passent pas dans la Vie réelle. Il aurait complete- ment flanché et n’aurait pas parlé s’il n’aVait a ce moment Vu Ampleforth, le poete aux oreilles poilues, qui errait mollement a travers la salle avec un plateau, a la recherche d’une place libre. Ampleforth, a sa maniere Vague, était attaché a Winston et s’assiérait certainement a sa table s’il l’aperceVait. Il restait peut-étre une minute pour agir. Winston et la fille mangeaient tous deux sans broncher. La substance qu’ils avalaient était un ragofit clair, plutot une soupe, de haricots. Winston se mit a murmurer tout bas. Aucun d’eux ne leva les yeux. Ils portaient -136- régulierement a leur bouche des cuillerées de substance liquide et, entre les cuillerées, échangeaient les quelques mots neces- saires d’une Voix basse et inexpressive. — A quelle heure laissez-Vous le travail ? — A six heures et demie. — on pouvons-nous nous rencontrer ? — Au square de la Victoire, pres du monument. — Il y a plein de télécrans. — Cela n’a pas d’importance s’il y a foule. — Me ferez-Vous signe ? — Non. Ne Vous approchez de moi que lorsque Vous me Ver- rez parmi un tas de gens. Et ne me regardez pas. Tenez-Vous seulement pres de moi. — A quelle heure ? — A sept heures. — Entendu. Am leforth ne Vit as Winston et s’assit a une autre table. P P 0 0 Ils ne parlerent plus et, autant que cela éta1t possible a deux personnes assises en face l’une de l’autre a la meme table, ils ne se regarderent pas. La fille termina rapidement son repas et s’en alla, tandis que Winston restait pour fumer une cigarette. Winston se trouva au square de la Victoire avant le mo- ment fixé. Il se promena autour du socle de l’énorme colonne -137- cannelée au sommet de laquelle la statue de Big Brother regar- dait, Vers le Sud, les cieux ou il avait Vaincu les aéroplanes eura- siens (qui étaient, quelques années plus tot, des aéroplanes es- tasiens) dans la Bataille de la Premiere Région Aérienne. Dans la rue qui se trouvait Vis-a-Vis de la colonne, se dres- sait la statue d’un homme a cheval qui était censée représenter Olivier Cromwell. Cinq minutes apres l’heure fixée, la fille n’était pas encore arrivée. L’angoisse terrible s’empara de nouveau de Winston. Elle ne Venait pas. Elle avait changé d’idée. Il se dirigea lente- ment Vers le cote nord du square et éprouva un Vague plaisir a identifier l’église Saint-Martin, dont les cloches, quand elle en avait, avaient carillonné : « Tu me dois trois farthings. » Il Vit alors la fille debout au pied du monument de Big Bro- ther. Elle lisait, ou faisait semblant de lire une affiche qui s’éleVait en spirale autour de la colonne. Il n’était pas prudent de se rapprocher d’elle tant qu’il n’y aurait pas plus de gens reu- nis. Tout autour du fronton, il y avait des télécrans. Un Vacarme de Voix se fit entendre et il y eut, quelque part sur la gauche, un démarrage de lourds Véhicules. Tout le monde se mit soudain a courir a travers le square. La fille coupa lestement autour des lions qui étaient a la base du monument et se joignit a la foule qui se précipitait. Winston suivit. Pendant qu’il courait, quelques remarques jetées a haute Voix lui firent comprendre qu’un convoi de prisonniers eurasiens passait. Déja une masse compacte de gens bloquait le cote sud du square. Winston qui, en temps normal, était le genre d’indiVidu qui gravite a la limite extérieure de tous les genres de bouscu- lade, joua des coudes, de la téte, se glissa en avant, au coeur de la foule. Il fut bientot a une longueur de bras de la fille. Mais le chemin était fermé par un prolétaire énorme et par une femme presque aussi énorme que lui, probablement sa femme, qui pa- -138- raissaient former un mur de chair impénétrable. Winston, en se tortillant, se tourna sur le cote et, d’un Violent mouvement en avant, s’arrangea pour passer son épaule entre eux. Il crut un moment que ses entrailles étaient broyées et transformées en bouillie par les deux hanches musclées, puis il les sépara et pas- sa en transpirant un peu. Il était a cote de la fille. Ils se trou- Vaient épaule contre épaule, tous deux regardaient fixement devant eux. Une longue rangée de camions, portant, dressés a chaque coin, des gardes au Visage de bois, armés de mitrailleuses, des- cendait lentement la rue. Dans les camions, de petits hommes jaunes, Vétus d’uniformes Verdatres usés, étaient accroupis, ser- rés les uns contre les autres. Leurs tristes Visages mongols, ab- solument indifférents, regardaient par-dessus les bords des ca- mions. Parfois, au cahot d’un camion, il y avait un cliquetis de métal. Tous les prisonniers avaient des fers aux pieds. Des ca- mions et des camions défilerent, chargés de Visages mornes. Winston savait qu’ils étaient la, mais il ne les Voyait que par intermittence. L’épaule de la fille, et son bras droit, nu jusqu’au coude, étaient pressés contre son bras. Sa joue était presque assez proche de la sienne pour qu’il en sentit la chaleur. Elle avait immédiatement pris en charge la situation, exactement comme elle l’aVait fait a la cantine. Elle se mit a parler de la meme Voix sans expression, les levres bougeant a peine, d’un simple murmure aisément noyé dans le Vacarme des Voix et le fracas des camions qui roulaient. — M’entendez-Vous ? — Oui. — Pouvez-Vous Vous rendre libre dimanche apres-midi ? — Oui. -139- — Alors, écoutez-moi bien. Vous aurez a Vous rappeler ceci. Allez a la gare de Paddington... Avec une précision militaire qui étonna Winston, elle lui indiqua la route qu’il devait suivre. Un trajet en chemin de fer d’une demi-heure. Au sortir de la station, tourner a gauche. Marcher sur la route pendant deux kilometres. Une porte dont la barre supérieure manque. Un chemin a travers champs, un sentier couvert d’herbe, un passage dans des buissons, un arbre mort couvert de mousse. C’était comme si elle avait eu une carte dans la téte. — Pourrez-Vous Vous souvenir de tout cela ? murmura-t- elle a la fin. — Oui. — Vous tournez a gauche, puis a droite, puis de nouveau a gauche, et la porte n’a pas de barre supérieure. — Oui. Quelle heure ? — A trois heures environ. Peut-étre aurez-Vous a attendre. J’irai par un autre chemin. Etes-Vous sfir de tout Vous rappeler ? — Oui. — Alors éloignez-Vous de moi aussi Vite que Vous le pourrez. Elle n’aVait pas besoin de le lui dire. Mais pendant un ins- tant ils ne purent se dégager de la foule. Les camions défilaient encore, et les gens insatiables regardaient bouche bée. Il y avait eu au début quelques huées et quelques coups de sifflet, mais ils Venaient de membres du Parti qui étaient dans la foule et s’étaient bientot arrétés. Le sentiment qui dominait était une -140- simple curiosité. Les étrangers, qu’ils fussent Eurasiens ou Esta- siens, étaient comme des animaux inconnus. On ne les voyait littéralement jamais, si ce n’était sous l’aspect de prisonniers et, meme alors, on n’en avait jamais qu’une vision fugitive. Per- sonne ne savait non plus ce qu’il advenait d’eux. On ne connais- sait que le sort de ceux qui étaient pendus comme criminels de guerre. Les autres disparaissaient simplement. Ils étaient pro- bablement envoyés dans des camps de travail. Aux ronds visages mongols avaient succédé des visages d’un type plus européen, sales, couverts de barbe et épuisés. Au- dessus de pommettes broussailleuses, les yeux plongeaient leur éclair dans ceux de Winston, parfois avec une étrange intensité, puis se détournaient. Le convoi tirait a sa fin. Dans le dernier camion, Winston put voir un homme age, au visage recouvert d’une masse de poils gris, qui se tenait debout, les mains croi- sées en avant, comme s’il était habitué a les avoir attachées. Il était presque temps que Winston et la fille se séparent. Mais au dernier moment, pendant qu’ils étaient encore cernés par la foule, la main de la fille chercha celle de Winston et la pressa rapidement. Cela ne dura pas dix secondes, et cependant il sembla a Winston que leurs mains étaient restées longtemps jointes. Il eut le temps d’étudier tous les détails de sa main. Il explora les doigts longs, les ongles bombés, les paumes durcies par le tra- vail avec ses lignes calleuses, et la chair lisse sous le poignet. Pour l’avoir simplement touchée, il pourrait la reconnaitre en la voyant. Il pensa au meme instant qu’il ne connaissait pas la couleur des yeux de la fille. Ils étaient probablement bruns. Mais les gens qui ont des cheveux noirs ont parfois les yeux bleus. Tour- ner la téte et la regarder eut été une inconcevable folie. Les mains nouées l’une a l’autre, invisibles parmi les corps serrés, ils regardaient droit devant eux, et ce furent, au lieu des yeux de la -141- fille, les yeux du prisonnier figé qui, enfouis dans un nid de poils, se fixérent lugubres sur Winston. -142- CHAPITRE II Winston retrouva son chemin le long du sentier, a travers des taches d’ombre et de lumiere. La ou les buissons s’écartaient, il marchait d’un pas allongé dans des flaques d’or. A sa gauche, sous les arbres, le sol était couvert d’un Voile de jacinthes. On sentait sur la peau la caresse de l’air. C’était le deux mai. De quelque part, au fond du bois épais, Venait le rou- coulement des ramiers. Il était un peu en avance. Il n’y avait pas eu de difficulté pour le Voyage et la fille était si évidemment expérimentée qu’il était moins effrayé qu’il efit dfi l’étre normalement. On pouvait probablement se fier a elle pour trouver un endroit sfir. On ne pouvait en général présumer que l’on se trouvait plus en securi- té a la campagne qu’a Londres. Il n’y avait naturellement pas de télécrans. Mais il y avait toujours le danger de microphones ca- chés par lesquels la Voix peut étre enregistrée et reconnue. Il n’était pas facile, en outre, de Voyager seul sans attirer l’attention. Pour des distances inférieures a une centaine de ki- lometres, il n’était pas nécessaire de faire Viser son passeport, mais il y avait parfois des patrouilles qui rodaient du cote des gares, examinaient les papiers de tous les membres du Parti qu’elles rencontraient, et posaient des questions embarras- santes. Cependant, aucune patrouille n’était apparue et, sorti de la gare, il s’était assuré en chemin, par de prudents regards jetés en arriere, qu’il n’était pas suivi. Le train était bondé de prolétaires mis en humeur de Va- cances par la douceur du temps. La Voiture aux sieges de bois dans laquelle il Voyagea était plus que remplie par une seule énorme famille qui allait d’une arriere-grand-mere édentée a un -143- bébé d’un mois. Elle allait passer l’apres-midi a la campagne, chez des beaux-parents, et essayer d’obtenir, ainsi qu’on l’expliqua ouvertement a Winston, un peu de beurre au marché noir. Le sentier s’élargit et, en une minute, il arriva au chemin qu’elle lui avait indiqué, simple route a bestiaux, qui plongeait entre les buissons. Il n’aVait pas de montre, mais il ne pouvait déja étre trois heures. Les jacinthes étaient si nombreuses qu’il était impossible de ne pas les fouler au pied. Il s’agenouilla et se mit a en cueillir quelques-unes, en partie pour passer le temps, en partie avec l’idée qu’il aimerait avoir une gerbe de fleurs a offrir a la fille quand ils se rencontreraient. Il avait cueilli un gros bouquet et respirait leur étrange par- fum légerement fade quand un bruit derriere lui le glaga. C’était, a n’en pas douter, le craquement du bois sec sous un pied. Il continua a cueillir des jacinthes. C’est ce qu’il avait de mieux a faire. Ce pouvait étre la fille. Il se pouvait aussi qu’il efit été sui- Vi. Regarder autour de lui C’était prendre une attitude coupable. Il cueillit une fleur, puis une autre. Une main s’appuya légere- ment sur son épaule. Il leva les yeux. C’était la fille. Elle secoua la téte, lui enjoi- gnant ainsi de rester silencieux, puis écarta les branches et le précéda sur le chemin étroit de la forét. Visiblement, elle était déja Venue la, car elle évitait les fondrieres comme si elle en avait l’habitude. Winston suivit, le bouquet de fleurs serré dans la main. Sa premiere impression fut une impression de soulagement, mais tandis qu’il regardait le corps mince et Vigoureux qui se dépla- gait devant lui, la ceinture écarlate juste assez serrée pour faire ressortir la courbe des hanches, le sens de sa propre infériorité lui pesa lourdement. Meme a ce moment, il lui semblait qu’elle pourrait apres tout reculer lorsqu’elle se retournerait et le re- -144- garderait. La douceur de 1’air et le Vert des feuilles 1e découra- geaient. Déja, sur le chemin qui partait de la gare, i1 s’était senti sale et rabougri, sous 1e soleil de mai. 11 avait 1’impression d’étre une creature d’appartement avec, dans les pores, la poussiere fuligineuse et la suie de Londres. I1 pensa que, jusqu’a1ors, elle ne 1’aVait probablement ja- mais Vu au-dehors, en plein jour. Ils arriverent a 1’arbre tombé dont elle avait parlé. La fille 1’enjamba et écarta les buissons entre lesquels i1 ne semblait pas y avoir de passage. Quand Winston la rejoignit, i1 Vit qu’i1s se trouvaient dans une clairiere naturelle, un petit monticule herbeux entouré de jeunes arbres de haute taille qui 1’iso1aient completement. La fille s’arréta et se retourna. — Nous y sommes, dit-elle. I1 était en face d’e11e, a plusieurs pas de distance. I1 n’aVait pas encore osé se rapprocher d’e11e. — Je ne Voulais rien dire dans le sentier, continua-t-elle, pour le cas ou i1 y aurait eu un micro caché. Je ne pense pas qu’i1 y en ait, mais i1 aurait pu y en avoir. On peut toujours craindre que 1’un de ces cochons reconnaisse Votre Voix. Mais ici, nous sommes en sécurité. I1 n’aVait toujours pas le courage de 1’approcher. I1 répéta stupidement : — Nous sommes en sécurité ici ? — Oui. Voyez les arbres. C’étaient de petits sorbiers qui avaient été abattus, puis avaient repoussé et envoyé une forét de tiges dont aucune n’étaient plus grosse qu’un poignet. -145- - Il n’y a rien d’assez épais pour cacher un micro. En outre, je suis déja Venue ici. Ils faisaient semblant de converser. Il s’était decide a se rapprocher d’elle. Elle se tenait devant lui, tres droite, avec sur les levres un sourire un peu ironique, comme si elle se deman- dait pourquoi il était si lent a agir. Les jacinthes étaient tombées sur le sol. Elles semblaient étre tombées de leur propre Volonté. Il lui prit la main. — Le croiriez-Vous ? dit-il, jusqu’a présent, je ne savais pas de quelle couleur étaient VOS yeux. Il remarqua qu’ils étaient bruns, d’un brun plutot clair et que les cils étaient noirs. — Maintenant que Vous avez Vu ce que je suis réellement, pouVez—Vous encore supporter de me regarder ? — Oui. Facilement. — J’ai trente-neuf ans. J’ai une femme d’aVec laquelle je ne puis divorcer. J ’ai des Varices. J ’ai cinq fausses dents. — Cela ne pourrait pas m’étre plus égal, dit-elle. La minute d’apres, il serait difficile de dire lequel en avait pris l’initiatiVe, elle était dans ses bras. Il n’éprouVa tout d’abord qu’une impression de complete incrédulité. Le jeune corps était pressé contre le sien, la masse des cheveux noirs était contre son Visage et, oui! elle relevait la téte et il embrassait la large bouche rouge. Elle lui avait entouré le cou de ses bras et l’appelait chéri, amour, bien-aimé. Il l’étendit sur le sol. Elle ne résistait aucunement et il aurait pu faire d’elle ce qu’il Voulait. Mais la Vérité est qu’il n’éprouVait aucune sensation, sauf celle -146- de simple contact. Tout ce qu’il ressentait, C’était de l’incrédulité et de la fierté. Il était heureux de ce qui se passait, mais n’aVait aucun désir physique. C’était trop tot. Sa jeunesse et sa beauté l’aVaient effrayé, ou bien il était trop habitué a Vivre sans femme. Il ne savait pas pourquoi il restait froid. La fille se releva et détacha une jacinthe de ses cheveux. Elle s’assit contre lui, lui entoura la taille de son bras. — Ne t’inquiete pas, chéri. Nous ne sommes pas pressés. Nous avons tout l’apres-midi. Est-ce que ce n’est pas une splen- dide cachette ? Je l’ai trouvée un jour que je me suis égarée au cours d’une randonnée. S’il Venait quelqu’un, on pourrait l’entendre d’une distance de cent metres... — Comment Vous appelez-Vous, demanda Winston. — Julia. Je connais Votre nom. C’est Winston. Winston Smith. — Comment l’aVez-Vous appris ? — Je crois, chéri, que j’ai plus d’adresse que Vous pour dé- couvrir les choses. Dites-moi, qu’aVez-Vous pensé de moi avant lejour o1‘1je Vous ai remis mon bout de billet ? Il ne fut nullement tenté de lui mentir. Commencer par avouer le pire était meme une sorte d’holocauste a l’amour. — Je détestais Vous Voir, répondit-il. J ’aurais Voulu Vous en- lever et Vous tuer. Il y a deux semaines, j’ai sérieusement songé a Vous écraser la téte sous un pavé. Si Vous Voulez réellement savoir, j’imaginais que Vous aviez quelque chose a Voir avec la Police de la Pensée. -147- La fille rit joyeusement. Elle prenait évidemment cette dé- claration pour un tribut a la perfection de son déguisement. — La Police de la Pensée ? Vous n’aVez pas réellement pen- sé cela ? — Eh bien, peut-étre pas exactement. Mais, a cause de Votre apparence générale, simplement parce que Vous étes jeune, fraiche et saine, Vous comprenez, je pensais que, probable- ment... — Vous pensiez que j’étais un membre loyal du Parti, pure en paroles, et en actes. Bannieres, processions, slogans, jeux, sorties collectiVes...toute la marmelade. Et Vous pensiez que si j’aVais le quart d’une occasion, je Vous dénoncerais comme cri- minel par la pensée et Vous ferais tuer ? — Oui, quelque chose comme cela. Un grand nombre de jeunes filles sont ainsi, Vous savez. — C’est cette maudite ceinture qui en est cause, dit-elle en arrachant de sa taille la ceinture rouge de la Ligue Anti-Sexe des Juniors et en la lancant sur une branche. Puis, comme si de toucher sa ceinture lui avait rappelé quelque chose, elle fouilla la poche de sa blouse et en tira une petite tablette de chocolat. Elle la cassa en deux et en donna une part a Winston. Avant meme qu’il l’efit prise, le parfum lui avait indiqué qu’il ne s’agissait pas de chocolat ordinaire. Celui-ci était sombre et brillant, enveloppé de papier d’étain. Le chocolat était normalement une substance friable d’un brun terne qui avait, autant qu’on pouvait le décrire, le gout de la fumée d’un feu de détritus. Mais il était arrivé a Winston, il ne savait quand, de gofiter a du chocolat semblable a celui que Julia Venait de lui donner. La premiere bouffée du parfum de ce chocolat avait -148- évei11é en 1ui un souvenir qu’i1 ne pouvait fixer, mais qui était puissant et troub1ant. — on avez-vous eu ce1a ? demanda-t-i1. — Marché noir, répondit-e11e avec indifference. A voir 1es choses, je suis bien cette sorte de fi11e. Je suis bonne aux jeux. Aux Espions, j’étais chef de groupe. Trois soirs par semaine, je fais du travail supplémentaire pour la Ligue Anti-Sexe des Ju- niors. J’ai passé des heures et des heures a afficher 1eurs sa1ope- ries dans tout Londres. Dans les processions, je porte toujours un coin de banniere. Je parais toujours de bonne humeur et je n’esquive jamais une corvée. I1 faut toujours hur1er avec les loups, voila ce que je pense. C’est la seu1e maniere d’étre en sé- curité. Le premier fragment de chocolat avait fondu sur la langue de Winston. I1 avait un gout délicieux. Mais i1 y avait toujours ce souvenir qui tournait aux 1imites de sa conscience, quelque chose ressenti fortement, mais irréductible a une forme définie, comme un objet vu du coin de 1’oei1. I1 1’écarta, conscient seu1e- ment qu’i1 s’agissait du souvenir d’un acte qu’i1 aurait aimé an- nu1er, mais qu’i1ne pouvait annu1er. — Vous étes tres jeune, dit-i1. Vous avez dix ou quinze ans de moins que moi. Que pouvez-vous trouver de séduisant dans un homme comme moi ? — C’est quelque chose dans votre visage. J’ai pensé que je pouvais courir ma chance. Je suis habi1e a dépister 1es gens qui n’en sont pas. Des que je vous ai vu, j’ai su que vous étiez contre lui. Lui, apparemment, désignait 1e Parti, et surtout 1e Parti in- térieur dont e11e par1ait ouvertement avec une haine ironique qui mettait Winston ma1 a 1’aise, bien qu’i1 sfit que s’i1 y avait un -149- lieu ou ils pouvaient étre en sécurité, c’était celui ou ils se trou- Vaient. Quelque chose l’étonnait en elle. C’était la grossiereté de son langage. Les membres du Parti étaient censés ne pas jurer et Winston lui-meme jurait rarement, en tout cas pas tout haut. Julia, elle, semblait incapable de parler du Parti, spécialement du Parti intérieur, sans employer le genre de mots que l’on Voit écrits a la craie dans les ruelles suintantes. Il ne détestait pas cela. Ce n’était qu’un symptome de sa révolte contre le Parti et ses procédés. Cela semblait en quelque sorte naturel et sain, comme l’éternuement d’un cheval a l’odeur d’un foin mauvais. Ils avaient laissé la clairiere et erraient a travers des taches d’ombre et de lumiere. Ils mettaient chacun le bras autour de la taille de l’autre des qu’il y avait assez de place pour marcher deux de front. Il remarqua combien sa taille paraissait plus souple maintenant qu’elle avait enlevé la ceinture. Leurs Voix ne s’éleVaient pas au-dessus du chuchotement. Hors de la clairiere, avait dit Julia, il Valait mieux y aller doucement. Ils atteignirent la limite du petit bois. Elle l’arréta. — Ne sortez pas a découvert. Il pourrait y avoir quelqu’un qui surveille. Nous sommes en sécurité si nous restons derriere les branches. Ils étaient debout a l’ombre d’un buisson de noisetiers. Ils sentaient sur leurs Visages les rayons encore chauds du soleil qui s’infiltraient a travers d’innombrables feuilles. Winston re- garda le champ qui s’étendait plus loin et recut un choc étrange et lent. Il le reconnaissait. Il l’aVait déja Vu. C’était un ancien paturage tondu de pres ou s’éleVaient ca et la des taupinieres et que traversait un sentier sinueux. Dans la haie inégale qui était en face, les branches des ormeaux se balancaient impercepti- blement dans la brise, et leurs feuilles se déplacaient faible- ment, en masses denses comme une chevelure de femme. Quelque part tout pres, sfirement, mais caché a la Vue, il devait -150- y avoir un ruisseau formant des étangs Verts o1‘1 nageaient des poissons d’or ? — N’y a-t-il pas un ruisseau quelque part pres d’ici ? chu- chota-t-il. — C’est Vrai. Il y a un ruisseau. Il est exactement au bord du champ Voisin. Il y a des poissons, dedans. De grands, de gros poissons. On peut les Voir flotter. Ils font marcher leur queue dans les étangs qui sont sous les saules. — C’est presque le Pays Doré, murmura-t-il. — Le Pays Doré ? — Ce n’est rien. Ce n’est rien. Un paysage que j’ai parfois Vu en réve. — Regardez, chuchota Julia. Une grive s’était posée sur une branche a moins de cinq metres, presque au niveau de leurs Visages. Peut-étre ne les avait-elle pas Vus. Elle était au soleil, eux a l’ombre. Elle ouvrit les ailes, les replia ensuite soigneusement, baissa la téte un moment comme pour rendre hommage au soleil, puis se mit a déverser un flot d’harmonie. Dans le silence de l’apres-midi, l’ampleur de la Voix était surprenante. Winston et Julia s’accrocherent l’un a l’autre, fascinés. La musique continuait, encore et encore, minute apres minute, avec des Variations étonnantes qui ne se répétaient jamais, comme si l’oiseau, deli- bérément, Voulait montrer sa Virtuosité. Parfois il s’arrétait quelques secondes, ouvrait les ailes et les refermait, gonflait son jabot tacheté et, de nouveau, faisait éclater son chant. Winston le regardait avec un Vague respect. Pour qui, pour quoi cet oiseau chantait-il ? Aucun compagnon, aucun rival ne -151- le regardait. Qu’est-ce qui le poussait a se poser au bord d’un bois solitaire et a Verser sa musique dans le néant ? Il se demanda si, apres tout, il n’y aurait pas un micro- phone caché quelque part a cote. Julia et lui n’aVaient parlé qu’en chuchotant. Il n’enregistrerait pas ce qu’ils avaient dit, mais il enregistrerait le chant de la grive. A l’autre extrémité de l’instrument, peut-étre quelque petit homme scarabée écoutait intensément, écoutait cela. Mais le flot de musique balaya par degrés de son esprit toute préoccupation. C’était comme une substance liquide qui se déversait sur lui et se mélait a la lumiere du soleil filtrant a tra- Vers les feuilles. Il cessa de penser et se contenta de sentir. La taille de la fille était douce et chaude au creux de son bras. Il la tourna Vers lui et ils se trouverent poitrine contre poitrine. Le corps de Julia semblait se fondre dans le sien. Il fléchissait par- tout comme de l’eau sous les mains. Leurs bouches s’attacherent l’une a l’autre. C’était tout a fait different des durs baisers qu’ils avaient échangés plus tot. Quand ils séparerent leurs bouches, tous deux soupirerent profondément. L’oiseau prit peur et s’enVola dans un claquement d’ailes. Winston approcha ses levres de l’oreille de Julia. — Maintenant, chuchota-t-il. — Pas ici, répondit-elle en chuchotant aussi. Venez sous le couvert. C’est plus sfir. Ils se faufilerent rapidement jusqu’a la clairiere en faisant parfois craquer des branches mortes. Quand ils furent a l’intérieur de l’anneau de jeunes arbres, elle se retourna et le regarda. Leur respiration a tous deux était précipitée, mais au coin de la bouche de Julia, le sourire était revenu. Elle le regar- -152- da un instant puis chercha la fermeture-Eclair de sa combinai- son. Ensuite, oui ! ce fut presque comme dans le réve de Wins- ton. D’un geste presque aussi rapide qu’il l’aVait imaginé, elle avait arraché ses Vétements et quand elle les jeta de cote, ce fut avec le meme geste magnifique qui semblait anéantir toute une civilisation. Son corps blanc étincelait au soleil, mais, durant un instant, il ne regarda pas son corps. Ses yeux étaient retenus par le Visage couvert de taches de rousseur et par le demi-sourire hardi. Il s’agenouilla devant elle et prit ses mains dans les siennes. — As-tu déja fait cela ? — Naturellement. Des centaines de fois...Allons ! Des Ving- taines de fois, de toute fagon. — Avec des membres du Parti ? — Oui. Toujours avec des membres du Parti. — Avec des membres du Parti intérieur ? — Pas avec ces cochons, non. Mais il y en a des tas qui Vou- draient, s’ils avaient le quart d’une chance. Ils ne sont pas les petits saints qu’ils Veulent se faire croire ! Le coeur de Winston bondit. Elle l’aVait fait des Vingtaines de fois. Il aurait Voulu que ce ffit des centaines, des milliers de fois. Tout ce qui laissait entrevoir une corruption l’emplissait toujours d’un espoir fou. Qui sait ? Peut-étre le Parti était-il pourri en dessous ? Peut-étre son culte de l’abnégation et de l’énergie n’était-il simplement qu’une comédie destinée a cacher son iniquité, Si Winston avait pu leur donner a tous la lepre ou la syphilis, comme il l’aurait fait de bon coeur ! N’importe quoi -153- qui pfit pourrir, affaiblir, miner. Il l’attira Vers le sol et ils se trouverent a genoux, face a face. — Ecoute. Plus tu as eu d’hommes, plus je t’aime. Com- prends-tu cela ? — Oui. Parfaitement. — Je hais la pureté. Je hais la bonté. Je ne Voudrais d’aucune Vertu nulle part. Je Voudrais que tous soient corrom- pus jusqu’a la moelle. Aimes-tu l’amour ? Je ne Veux pas parler simplement de moi, je Veux dire l’acte lui-meme. — J ’adore cela. C’était par-dessus tout ce qu’il désirait entendre. Pas sim- plement l’amour qui s’adresse a une seule personne, mais l’instinct animal, le désir simple et indifférencié. La était la force qui mettrait le Parti en pieces. Il la pressa sur l’herbe, parmi les jacinthes tombées. Cette fois, il n’y eut aucune difficulté. Le souffle qui gonflait et abaissait leurs poitrines ralentit son rythme et reprit sa cadence normale. Ils se séparerent dans une sorte d’agréable impuissance. Le soleil semblait étre devenu plus chaud. Ils avaient tous deux sommeil. Il chercha la combi- naison mise de cote et l’étendit en partie sur elle. Et presque immédiatement ils s’endormirent. Ils dormirent environ une demi-heure. Winston se réveilla le premier. Il s’assit et regarda le Visage couvert de taches, encore calmement endormi, qu’elle avait ap- puyé sur la paume de sa main. La bouche mise a part, on ne pouvait dire qu’elle ffit belle. On Voyait une ou deux rides autour des yeux quand on la regardait de pres. Les courts cheveux noirs étaient extraordinairement épais et doux. Il pensa qu’il ne savait encore ni son nom, ni son adresse. -154- Le corps jeune et Vigoureux, maintenant abandonne dans le sommeil, eveilla en lui un sentiment de pitie protectrice. Mais la tendresse irreflechie qu’il avait ressentie pour elle sous le noi- setier pendant que la grive chantait n’etait pas tout E1 fait reve- nue. Il repoussa la combinaison et etudia le flanc doux et blanc. Dans les jours d’antan, pensa-t-il, un homme regardait le corps d’une fille, Voyait qu’il etait desirable, et l’histoire finissait la. Mais on ne pouvait aujourd’hui avoir d’amour ou de plaisir pur. Aucune emotion n’etait pure car elle etait melee de peur et de haine. Leur embrassement avait ete une bataille, leur jouissance une Victoire. C’etait un coup porte au Parti. C’etait un acte poli- tique. -155- CHAPITRE III — Nous pourrons revenir ici une fois, dit Julia. Générale- ment, on peut employer une cachette deux fois sans crainte. Mais pas avant un mois ou deux, naturellement. Des qu’elle se réveilla, son attitude changea. Elle devint alerte et affairée, se rhabilla, attacha a sa taille la ceinture rouge et se mit a organiser les détails de leur retour chez eux. Elle avait Visiblement une intelligence pratique qui faisait défaut a Winston. Elle semblait posséder une connaissance approfondie, emmagasinée au cours d’innombrables sorties en commun, de la campagne qui entourait Londres. La route qu’elle lui indiqua était tout a fait différente de celle par laquelle il était Venu et le conduisait a une autre gare. — Ne jamais retourner chez soi par le chemin par lequel on est Venu, dit-elle, comme si elle énongait un important principe général. Elle devait partir la premiere et Winston attendrait une demi-heure avant de la suivre. Elle lui avait indiqué un endroit ou ils pourraient dans quatre jours se rencontrer apres le travail. C’était une rue d’un des quartiers pauvres, dans laquelle il y avait un marché decou- Vert, qui était généralement bruyant et bondé de gens. Elle fla- nerait parmi les étals et ferait semblant de chercher des lacets de souliers et du fil a repriser. Si elle jugeait que la route était libre, elle se moucherait a son approche. Autrement, il devrait passer sans la reconnaitre. Mais avec de la chance, au milieu de -156- la foule, ils pourraient parler sans risque un quart d’heure et arranger une autre rencontre. — Et maintenant, il me faut partir, dit-elle, des qu’il eut compris ses instructions. J’ai rendez-Vous a sept heures et de- mie. Je dois consacrer deux heures a la Ligue Anti-Sexe des Ju- niors pour distribuer des prospectus ou autre chose. C’est as- sommant. Donne-moi un coup de brosse, Veux-tu ? Ai-je des brindilles dans les cheveux ? Tu es sfir que non ? Alors au re- Voir, mon amour, au revoir. Elle se jeta dans ses bras, l’embrassa presque avec Violence. Un instant apres, elle écartait les jeunes tiges pour passer et disparaissait presque sans bruit dans le bois. Il n’aVait pas meme au point ou il en était, appris son nom et son adresse. Mais cela n’aVait aucune importance car il était inconcevable qu’ils pussent jamais se rencontrer sous un toit ou échanger aucune sorte de communication écrite. Le destin fit qu’ils ne retournerent jamais a la clairiere du bois. Pendant le mois de mai, ils ne réussirent qu’une seule fois a faire réellement l’amour. Ce fut dans un autre lieu secret que connaissait Julia, le beffroi d’une église en ruine dans une con- trée presque déserte, ou une bombe atomique était tombée trente ans plus tot. C’était une bonne cachette quand on y était arrivé, mais le Voyage était tres dangereux. Pour le reste, ils ne pouvaient se rencontrer que dans la rue, en différents endroits chaque soir, etjamais plus d’une demi-heure d’affilée. Dans la rue, il était d’habitude possible de se parler d’une certaine facon. Tandis qu’ils se laissaient emporter par la foule sur les trottoirs, pas tout a fait de front et sans jamais se regar- der, ils poursuivaient une curieuse conversation intermittente qui reprenait et s’interrompait comme le pinceau d’un phare. Elle était soudain coupée d’un silence par l’approche d’un uni- -157- forme du Parti ou par la proximité d’un télécran, puis elle re- prenait quelques minutes plus tard au milieu d’une phrase, pour s’interrompre ensuite brusquement quand ils se séparaient a l’endroit convenu et continuer presque sans introduction le len- demain. Julia paraissait tout a fait habituée a ce genre de conversa- tion, qu’elle appelait « parler par acomptes ». Elle était aussi étonnamment habile a parler sans bouger les levres. Une fois seulement, au cours d’un mois de rencontres journalieres, ils s’arrangerent pour échanger un baiser. Ils descendaient en si- lence une rue transversale (Julia ne parlait jamais hors des rues principales), quand il se produisit un grondement assourdis- sant. La terre trembla, l’air s’obscurcit, et Winston se retrouva couché sur le cote, meurtri et terrifié. Une bombe fusée devait etre tombée tout pres. Il prit soudain conscience du Visage de Julia tout pres du sien. Il était d’une paleur de mort, aussi blanc que de la craie. Elle était morte ! Il la serra contre lui et se rendit compte qu’il embrassait un Visage Vivant et chaud. Mais ses levres rencontraient une substance poudreuse. Leurs deux Vi- sages étaient couverts d’une épaisse couche de platre. Il y eut des soirs ou, arrives au rendez-Vous, ils devaient se croiser, sans un signe, parce qu’une patrouille Venait de tourner le coin de la rue, ou qu’un hélicoptere planait au-dessus d’eux. Meme si cela avait été moins dangereux, il leur eut été difficile de trouver le temps de se rencontrer. La semaine de travail de Winston était de soixante heures, celle de Julia était meme plus longue et leurs jours de liberté Variaient suivant la presse du moment et ne co'1'ncidaient pas toujours. Julia, de toute facon, avait rarement une soirée completement libre. Elle passait un temps incroyable a écouter des conferences, a prendre part a des manifestations, a distribuer de la littérature pour la Ligue Anti-Sexe des Juniors, a preparer des bannieres pour la Se- maine de la Haine, a faire des collectes pour la campagne d’économie, ou a d’autres activités du meme genre. Cela payait, -158- disait-elle. C’était du camouflage. Si on respectait les petites regles, on pouvait briser les grandes. Elle entraina meme Wins- ton a engager encore une autre de ses soirées. Il s’enrola pour un travail de munitions qui était fait a tour de role par des vo- lontaires zélés membres du Parti. Un soir par semaine, donc, Winston passait quatre heures d’ennui paralysant a visser ensemble de petits bouts de métaux qui étaient probablement des parties de bombes fusées, dans un atelier mal éclairé et plein de courants d’air ou le bruit des mar- teaux se mariait tristement a la musique des télécrans. Quand ils se rencontrerent dans le beffroi, les trous de leurs conversations fragmentaires furent comblés. C’était par un apres-midi flamboyant. Dans la petite chambre carrée qui était au-dessus des cloches, il y avait un air chaud et stagnant ou do- minait l’odeur de la fiente des pigeons. Pendant des heures, ils resterent a parler, assis sur le parquet poussiéreux couvert de brindilles. L’un d’eux se levait de temps en temps pour jeter un coup d’oeil par les meurtrieres et s’assurer que personne ne ve- nait. Julia avait vingt-six ans. Elle vivait dans un « foyer » avec trente autres filles. « Toujours dans l’odeur des femmes ! Ce que je déteste les femmes ! » dit-elle entre parentheses. Elle travail- lait, comme il l’avait deviné, aux machines du Commissariat aux Romans, qui écrivaient des romans. Elle aimait son travail qui consistait surtout a alimenter et faire marcher un moteur elec- trique puissant, mais délicat. Elle n’était pas intelligente mais aimait se servir de ses mains et se sentait a son aise avec les ma- chines. Elle pouvait décrire dans son entier le processus de la composition d’un roman, depuis les directives générales ema- nant du Comité du plan, jusqu’a la touche finale donnée par l’équipe qui l’écrivait. Mais le livre obtenu ne l’intéressait pas. Elle n’aimait pas beaucoup la lecture, dit-elle. Les livres étaient -159- seulement un article qu’on devait produire, comme la confiture ou les lacets de souliers. Elle ne se souvenait de rien avant 1960. La seule personne qu’elle efit jamais connue, qui parlait fréquemment du temps d’aVant la Révolution, était un grand-pere qui avait disparu quand elle avait huit ans. A l’école, elle avait été capitaine de l’équipe de hockey et avait gagné le prix de gymnastique deux ans de suite. Elle avait été chef de groupe chez les Espions et secrétaire auxiliaire dans la Ligue de la J eunesse avant d’entrer dans la Ligue Anti-Sexe des Juniors. Elle avait toujours eu une excellente réputation. Elle avait meme été choisie, ce qui était la marque infaillible d’une bonne réputation, pour travailler au Pornosec, sous-section du Commissariat aux Romans, qui pro- duisait la pornographie a bon marché que l’on distribuait aux prolétaires. Les gens qui y travaillaient l’appelaient « boite a fumier », remarqua-t-elle. Elle était restée la un an. Elle aidait a la production, en paquets scellés, de fascicules qui avaient des titres comme : Histoires épatantes ou Une nuit dans une école de filles. Ces fascicules étaient achetés en cachette par les jeunes prolétaires qui avaient l’impression de faire quelque chose d’illégal. — Comment sont ces livres ? demanda Winston avec curio- sité. — Oh ! affreusement stupides. Barbants comme tout. Pense, il n’y a que six modeles d’intrigue dont on interchange les éléments tour a tour. Naturellement, je ne travaillais qu’aux kaléidoscopes. Je n’ai jamais fait partie de l’escouade de ceux qui écrivent. Je ne suis pas littéraire, chéri, pas meme assez pour cela. Winston apprit avec étonnement que, sauf le directeur du Commissariat, tous les travailleurs du Pornosec étaient des femmes. On prétendait que l’instinct sexuel des hommes étant -160- moins facile a maitriser que celui des femmes, ils risquaient beaucoup plus d’étre corrompus par les obscénités qu’ils ma- niaient. — Ils n’aiment pas avoir la des femmes mariées, ajouta-t- elle. On suppose toujours que les filles sont tellement pures ! En tout cas, il y en a une ici qui ne l’est pas. Elle avait eu son premier commerce amoureux a seize ans avec un membre du Parti age de soixante ans, qui se suicida plus tard pour éviter d’étre arrété. — C’était une Veine, autrement, ils auraient appris mon nom par lui quand il se serait confessé, ajouta-t-elle. Depuis, il y en avait eu divers autres. La Vie telle qu’elle la concevait était tout a fait simple. On Voulait du bon temps. « Eux », c’est-a-dire les gens du Parti, Voulaient Vous empécher de l’aVoir. On tournait les regles de son mieux. Elle semblait trouver tout aussi naturel qu’ « eux » Voulussent dérober aux gens leurs plaisirs et que les gens Voulussent éviter d’étre pris. Elle détestait le Parti et exprimait sa haine par les mots les plus crus. Cependant elle n’en faisait aucune critique générale. Elle ne s’intéressait a la doctrine du Parti que lorsque celle-ci tou- chait a sa propre Vie. Il remarqua qu’elle ne se servait jamais de mots novlangue, sauf ceux qui étaient devenus d’un usage jour- nalier. Elle n’aVait jamais entendu parler de la Fraternité et refu- sait de croire a son existence. Toute révolte organisée contre le Parti lui paraissait stupide, car elle ne pourrait étre qu’un échec. L’acte intelligent était d’agir a l’encontre des regles et de rester quand meme Vivant. Winston se demanda Vaguement combien il pouvait y en avoir comme elle dans la jeune génération, qui avaient grandi -161- dans le monde de la Révolution, qui ne connaissaient rien d’autre, et acceptaient le Parti comme quelque chose d’inaltérable, comme le ciel. Ils ne se révoltaient pas contre son autorité, mais, simplement, l’éVitaient, comme un lapin se sous- trait a la poursuite d’un chien. Ils ne discuterent pas la possibilité de se marier. C’était une possibilité trop Vague pour qu’on prit la peine d’y penser. Aucun comité imaginable ne sanctifierait jamais une telle union, meme si Winston avait pu se libérer de Catherine, sa femme. Meme en réve, il n’y avait pas d’espoir. — Comment était-elle, ta femme ? demanda Julia. — Elle était...Connais-tu le mot novlangue « bienpensant » qui Veut dire naturellement orthodoxe, incapable d’une pensée mauvaise ? — Non. Je ne connais pas le mot, mais je connais assez bien ce genre de personnes. Il se mit a lui raconter l’histoire de sa Vie maritale, mais elle paraissait en connaitre curieusement déja les parties essen- tielles. Elle lui décrivit, presque comme si elle l’aVait Vu ou res- senti, le raidissement du corps de Catherine des qu’il la tou- chait, et la maniere dont elle semblait le repousser de toutes ses forces, meme quand ses bras étaient étroitement serrés autour de lui. Il n’éprouVait aucune difficulté a aborder de tels sujets avec Julia. Catherine, de toute fagon, avait depuis longtemps cessé d’étre un souvenir pénible. Elle était simplement devenue un souvenir désagréable. — Je l’aurais supportée, s’il n’y avait pas eu une chose, dit- i1. -162- Il raconta a Julia la petite cérémonie frigide a laquelle Ca- therine le forgait a prendre part, un soir, chaque semaine. — Elle détestait cela, mais rien ne pouvait l’empécher de le faire. Elle avait l’habitude d’appeler cela...mais tu ne devineras jamais. — Notre devoir envers le Parti, acheva promptement Julia. — Comment le sais-tu ? — J’ai été en classe aussi, cher. Il y avait des causeries sur le sexe pour les plus de seize ans, une fois par mois. Il y en avait aussi au Mouvement de la Jeunesse. On Vous le rabache pen- dant des années. Je crois que cela réussit dans bon nombre de cas. Mais, naturellement, on ne peut jamais dire. Les gens sont de tels hypocrites ! Elle se mit a développer le sujet. Avec Julia, tout revenait a sa propre sexualité. Des que l’on y touchait d’une fagon quel- conque, elle était capable d’une grande acuité de jugement. Con- trairement a Winston, elle avait saisi le sens caché du purita- nisme du Parti. Ce n’était pas seulement parce que l’instinct sexuel se créait un monde a lui hors du controle du Parti, qu’il devait, si possible, étre détruit. Ce qui était plus important, c’est que la privation sexuelle entrainait l’hystérie, laquelle était desi- rable, car on pouvait la transformer en fievre guerriere et en dévotion pour les dirigeants. Julia expliquait ainsi sa pensée : — Quand on fait l’amour, on brfile son énergie. Apres, on se sent heureux et on se moque du reste. Ils ne peuvent admettre que l’on soit ainsi. Ils Veulent que l’énergie éclate continuelle- ment. Toutes ces marches et contre-marches, ces acclamations, ces drapeaux flottants, sont simplement de l’instinct sexuel ai- gri. Si l’on était heureux intérieurement, pourquoi s’exciterait- -163- on sur Big Brother, les plans de trois ans, les Deux Minutes de Haine et tout le reste de leurs foutues balivernes ? Il pensa que c’était tout a fait exact. Il y avait un lien direct entre la chasteté et l’orthodoxie politique. Sinon, comment au- rait-on pu maintenir au degré Voulu, chez les membres du Parti, la haine et la crédulité folles dont le Parti avait besoin, si l’on n’emmagasinait quelque puissant instinct et ne l’employait comme force motrice ? L’impulsion sexuelle était dangereuse pour le Parti et le Parti l’aVait détournée a son profit. Il avait joué le meme jeu avec l’instinct paternel. La famille ne pouvait étre réellement abolie et, en Vérité, on encourageait les gens a aimer leurs en- fants presque a la maniere d’autrefois. D’autre part, on poussait systématiquement les enfants contre leurs parents. On leur ap- prenait a les espionner et a rapporter leurs écarts. La famille, en fait, était devenue une extension de la Police de la Pensée. C’était un stratageme grace auquel tous, nuit et jour, étaient entourés d’espions qui les connaissaient intimement. Son esprit revint brusquement a Catherine. Elle l’aurait in- dubitablement dénoncé a la Police de la Pensée si elle n’aVait été trop stupide pour deviner la non-orthodoxie de ses opinions. Mais ce n’est pas cette pensée qui avait ramené son esprit a Ca- therine. C’était la chaleur étouffante de l’apres-midi qui mouil- lait son front de sueur. Il se mit a raconter a Julia ce qui était arrivé, ou avait failli arriver, il y avait onze ans, par un lourd apres-midi d’été. C’était trois ou quatre mois apres leur mariage. Ils s’étaient égarés au cours d’une sortie collective, quelque part dans le Kent. Ils étaient restés en arriere des autres pendant deux mi- nutes. Ils tournerent ou il ne fallait pas et se trouverent arrétés net par le bord d’une Vieille carriere de craie. C’était une pente a pic de dix ou Vingt metres qui se terminait a la base par des ro- -164- chers. Il n’y avait personne a qui ils auraient pu demander leur chemin. Catherine, des qu’elle se rendit compte qu’ils s’étaient égarés, fut tres mal a son aise. Se trouver éloignée, meme pour un instant, de la foule bruyante de la randonnée lui donnait l’impression de mal agir. Elle Voulait revenir rapidement en ar- riere et se mettre a chercher dans une autre direction. Mais Winston, a ce moment, remarqua quelques touffes de lysi- maques qui poussaient au-dessous d’eux dans les anfractuosités de la falaise. Il y avait une touffe de deux couleurs, rouge brique et bleu, qui poussaient apparemment sur la meme racine. Il n’aVait jamais rien Vu de ce genre. Il appela Catherine et lui dit de Venir Voir la touffe. — Voyez, Catherine! Regardez ces fleurs. Cette touffe en bas, pres du pied de la falaise. Voyez-Vous ? Ces fleurs sont de deux couleurs différentes. Elle s’était déja retournée pour partir mais, d’assez mau- Vaise grace, elle revint un instant. Elle se pencha meme par- dessus la falaise pour Voir l’endroit qu’il lui désignait. Il était debout un peu derriere elle et il posa la main sur sa ceinture pour la retenir. Il se rendit soudain compte a ce moment com- bien ils étaient completement seuls. Il n’y avait nulle part de creature humaine, pas une feuille ne bougeait, pas meme un oiseau n’était éveillé. Dans un endroit comme celui-la, le danger qu’il y efit un microphone cache était minime et, meme s’il y en avait eu un, il n’aurait enregistré que des bruissements. C’était l’heure de l’apres-midi la plus chaude, la plus pro- pice au sommeil. Le soleil flamboyait, la sueur perlait au front de Winston. L’idée lui Vint alors... — Pourquoi ne lui as-tu pas donné une bonne poussée ? dit Julia. Je l’aurais fait. -165- - Oui, chérie, tu l’aurais fait. Moi aussi, si j’aVais été alors ce que je suis maintenant. Ou peut-étre l’aurais-je...je n’en suis pas certain. — Regrettes-tu de ne pas l’aVoir fait ? Ils étaient assis cote a cote sur le parquet poussiéreux. Il l’attira plus pres de lui. La téte de Julia reposait sur son épaule, le parfum agréable de sa chevelure dominait l’odeur de fiente de pigeon. « Elle est jeune, pensa-t-il, elle attend encore quelque chose de la Vie. Elle ne comprend pas que pousser par-dessus une falaise quelqu’un qui ne Vous convient pas ne résout rien. » — Cela n’aurait a Vrai dire rien changé, dit-il. — Alors pourquoi regrettes-tu de ne l’aVoir pas poussée ? — Parce que je préfere un positifa un négatif, Voila tout. Au jeu que nous jouons, nous ne pouvons gagner, mais il y a des genres d’échec qui Valent mieux que d’autres, rien de plus. Il sentit l’épaule de Julia qui s’agitait en signe de dénéga- tion. Elle le contredisait toujours quand il disait quelque chose de ce genre. Elle n’acceptait pas que ce ffit une loi de la nature que l’indiVidu soit toujours Vaincu. Elle aussi, en quelque facon, se rendait compte qu’elle était condamnée, tot ou tard la Police de la Pensée la prendrait et la tuerait. Mais, d’un autre cote, elle pensait qu’il était possible de batir un monde secret dans lequel on pouvait Vivre selon ses gofits. Tout ce qui était nécessaire, c’était de la chance, de l’habileté et de l’audace. Elle ne compre- nait pas qu’il n’existait point de bonheur, que la seule Victoire résidait dans l’aVenir, longtemps apres la mort et, que du mo- ment que l’on avait déclaré la guerre au Parti, il Valait mieux se considérer, tout de suite, comme un cadavre. — Nous sommes des morts, disait-il. -166- - Minute ! Nous ne sommes pas encore morts, répondait Julia prosa'1'quement. — Pas physiquement. On peut imaginer que nous en avons pour six mois, un an, cinq ans. J’ai peur de la mort. Toi, tu es jeune, tu as probablement plus peur que moi. Evidemment, nous repousserons la mort aussi longtemps que nous serons humains, la Vie et la mort seront la meme chose. — Oh ! Des blagues ! Avec qui préferes-tu coucher ? Avec moi, ou avec un squelette ? Est-ce que tu n’es pas content d’étre Vivant ? Est-ce que tu n’aimes pas sentir que ceci est toi, ceci ta main, ceci ta jambe, que tu es réel, solide, Vivant ? Et ga, dis, tu n’aimes pas ga ? Elle tourna Vers lui son buste et appuya contre lui sa poi- trine. Il pouvait sentir, a travers la blouse, les seins lourds, mais fermes. Le corps de Julia semblait Verser dans le sien un peu de sa jeunesse, de sa Vigueur. — Oui, j’aime cela, répondit-il. — Alors, cesse de parler de mourir. Et maintenant, écoute, il nous faut fixer notre prochain rendez-Vous. Nous pourrons retourner a la clairiere du bois. Nous l’aVons laissée reposer un bon bout de temps. Mais cette fois, tu t’y rendras par un autre chemin que la derniere fois. J’ai tout combiné. Tu prends le train...Mais, regarde, je Vais te le dessiner. Et, a sa maniere pratique, elle racla et amassa un petit car- ré de poussiere. Ensuite, a l’aide d’une brindille prise dans un nid de pigeon, elle se mit a dessiner une carte a meme le sol. -167- CHAPITRE IV Winston jeta un regard circulaire dans la petite chambre rapée qui était au-dessus du magasin de M. Charrington. Le grand lit, pres de la fenétre, était fait, avec des couvertures dé- chirées et un traversin découvert. La pendule ancienne, au ca- dran de douze heures, faisait entendre son tic-tac sur la chemi- née. Dans un coin, sur la table pliante, le presse-papier de Verre qu’il avait acheté lors de sa derniere Visite luisait faiblement dans la demi-obscurité. Sur la galerie de la cheminée, il y avait un fourneau a pétrole en étain martelé, une casserole et deux tasses fournis par M. Charrington. Winston alluma le brfileur et mit a bouillir de l’eau et quelques tablettes de saccharine. Les aiguilles de la pendule indiquaient sept, Vingt. Il était réellement dix-neuf heures Vingt. Elle devait arriver a dix-neuf heures trente. Folie, folie, lui répétait son coeur. Folie consciente, gratuite, qui menerait au désastre. De tous les crimes que pouvait com- mettre un membre du Parti, c’était celui-ci qui pouvait le moins se dissimuler. A la Vérité, l’idée l’aVait d’abord hanté sous forme d’une Vision de presse-papier de Verre reflété par la surface de la table. Ainsi qu’il l’aVait prévu, M. Charrington n’aVait fait au- cune difficulté pour louer la chambre. Il était Visiblement con- tent de gagner quelques dollars. Il ne fut pas non plus choqué et ne se montra pas agressivement compréhensif quand il fut en- tendu que Winston désirait la chambre pour des rendez-Vous d’amour. Au contraire, son regard se fit lointain, il parla de ge- néralités, d’un air si délicat qu’il donnait l’impression d’étre de- Venu en partie invisible. -168- L’isolement, dit-il, avait son prix. Chacun désirait disposer d’un endroit ou se trouver seul a l’occasion. Cet endroit trouvé, C’était la moindre des politesses que celui qui était au courant gardat pour lui ce qu’il savait. Il ajouta meme, avec presque l’air de s’effacer et de cesser d’exister, qu’il y avait deux entrées a la maison, dont l’une par la cour de derriere, qui donnait sur une allée. Quelqu’un chantait sous la fenétre. Winston, protégé par le rideau de mousseline, regarda au-dehors. Le soleil de juin était encore haut dans le ciel et, en bas, dans la cour baignée de so- leil, une femme aux avant-bras d’un brun rouge, qui portait, attaché a la taille, un tablier en toile a sac, marchait en clopinant entre un baquet a laver et une corde a sécher. Monstrueuse et solide comme une colonne romane, elle épinglait sur la corde des carrés blancs dans lesquels Winston reconnut des couches de bébé. Des que sa bouche n’était pas obstruée par des épingles a linge, elle chantait d’une Voix puissante de contralto. Ce n ’e’tait qu ’un réve sans espoir. Ilpassa comme un soir d’avril, un soir. Mais un regard, un mot, les réves ont recommence’. Ils ontpris mon cwur, ils l’0nt emporte’. L’air avait couru dans Londres pendant les dernieres se- maines. C’était une de ces innombrables chansons, toutes sem- blables, que la sous-section du Commissariat a la Musique pu- bliait pour les prolétaires. Les paroles de ces chansons étaient composées, sans aucune intervention humaine, par un instru- ment appelé Versificateur. Mais la femme chantait d’une Voix si mélodieuse qu’elle transformait en un chant presque agréable la plus horrible stupidité. Winston pouvait entendre le chant de la femme, le claque- ment de ses chaussures sur les dalles, les cris des enfants dans la rue et, quelque part dans le lointain, le grondement sourd du -169- trafic de la cité. La chambre paraissait cependant curieusement silencieuse, grace a l’absence de télécran. « Folie ! folie ! folie ! » pensa-t-il encore. Il était inconce- Vable qu’ils pussent fréquenter cet endroit plus de quelques se- maines sans étre pris. Mais la tentation d’aVoir un coin secret qui ffit Vraiment a eux, qui ffit dans une maison, accessible, sous la main, avait été trop forte pour tous deux. Apres leur Visite au beffroi, il leur avait été impossible, pendant quelque temps, d’organiser des rencontres. En prévision de la Semaine de la Haine, les heures de travail avaient été rigoureusement aug- mentées. Elle n’aurait lieu que dans plus d’un mois, mais les préparatifs grandioses et compliqués qu’elle exigeait, entrai- naient pour tout le monde un surcroit de travail. Finalement, ils s’arrangerent tous deux pour avoir le meme jour un apres-midi de liberté. Ils s’étaient entendus pour retourner a la clairiere du bois. La Veille, ils se rencontrerent un court instant dans la rue. Comme d’habitude, Winston regardait a peine Julia tandis qu’ils se laissaient emporter par la foule. Mais le bref coup d’oeil qu’il luijeta lui apprit qu’elle était plus pale que de coutume. — Rien a faire, murmura-t-elle aussitot qu’elle jugea pou- Voir parler sans danger. Pour demain, je Veux dire. — Quoi ? — Demain apres-midi, je ne peux pas Venir. — Pourquoi ? — Oh ! Pour la raison habituelle. C’est Venu plus tot cette fois. Il fut, pendant un moment, pris d’une Violente colere. Pen- dant ce mois de fréquentation, la nature de son sentiment pour elle avait changé. Au début, il comportait peu de Vraie sensuali- -170- té. Leur premier contact amoureux avait été simplement un acte de Volonté. Mais ce fut différent apres la deuxieme fois. L’odeur de ses cheveux, le gout de sa bouche, le contact de sa peau, sem- blaient s’étre introduits en lui ou dans l’air qui l’entourait. Quand elle dit qu’elle ne pouvait Venir, il eut l’impression qu’elle le trompait. Mais, juste a cet instant, la foule les poussa l’un contre l’autre et leurs mains se rencontrerent par hasard. Elle pressa rapidement le bout des doigts de Winston, comme pour solliciter, non son désir, mais son affection. L’idée Vint a Wins- ton que, lorsqu’on Vivait avec une femme, ce désappointement périodique était un événement normal. Une profonde tendresse, qu’il n’aVait pas encore ressentie pour elle, s’empara de lui. Il aurait Voulu qu’ils fussent un couple de mariés de dix ans. Il aurait Voulu pouvoir se promener avec elle dans la rue, exactement comme ils le faisaient, mais ouvertement et sans crainte, et parler de choses ordinaires en achetant de petits ob- jets pour leur ménage. Il aurait Voulu par-dessus tout avoir un endroit ou ils pourraient étre seuls sans se sentir obliges de faire l’amour chaque fois qu’ils se rencontraient. Ce ne fut pas réellement a cet instant, mais a un moment du jour suivant que l’idée lui Vint de louer la chambre de M. Charrington. Quand il en parla a Julia, elle accepta avec une promptitude inattendue. Tous deux savaient que c’était une fo- lie. C’était comme s’ils se rapprochaient Volontairement de leurs tombes. Tandis qu’il attendait, assis au bord du lit, il pensa une fois de plus aux caves du ministere de l’Amour. Le rythme sui- vant lequel l’horrible destinée a laquelle ils étaient Voués entrait dans la conscience et en sortait, était curieux. Il était la, ce des- tin, son heure était fixée dans l’aVenir. Il précédait la mort aussi sfirement que 99 precede 100. On ne pouvait l’éViter, mais peut- étre pouvait-on en reculer l’échéance. Et pourtant, il arrivait que l’on choisisse, par un acte conscient, Volontaire, d’écourter l’interValle par lequel on en était séparé. -171- Un pas rapide se fit entendre dans l’escalier. Julia fit irrup- tion dans la piece. Elle portait un sac a outils, en grosse toile brune, dont il l’aVait Vue chargée, maintes fois, dans les bati- ments du ministere. Il s’élanca pour la prendre dans ses bras, mais elle se dégagea assez rapidement, car elle tenait encore le sac a outils. — Une seconde, dit-elle. Laisse-moi seulement te montrer ce que j’apporte. Tu as apporté de cet immonde café de la Vic- toire ? Je pensais que tu l’aurais fait. Tu peux le mettre de cote, nous n’en aurons pas besoin. Regarde. Elle s’agenouilla, ouvrit le sac et en sortit péle-méle quelques clefs anglaises et un tournevis qui en remplissaient la partie supérieure. En dessous, il y avait une quantité de paquets bien faits, enveloppés de papier. Le premier paquet qu’elle passa a Winston provoquait une sensation étrange, mais Vaguement familiere. Il était plein d’une substance lourde et friable qui cédait quand on y touchait. — Ce n’est pas du sucre ? demanda-t-il. — Du Vrai sucre. Pas de la saccharine, du sucre. Et Voila une miche de pain, du Vrai pain blanc, pas notre horrible substance, et un petit pot de confitures. Et Voici une boite de lait. Mais Vois ! Je suis Vraiment fiere de celui-la. J’ai dfi l’enVelopper d’un bout de toile a sac parce que... Mais elle n’aVait pas besoin de lui dire pourquoi elle l’aVait enveloppé. Le parfum se répandait déja dans la piece, un par- fum riche et chaud qui semblait étre une émanation de sa pre- miere enfance, mais qu’on pouvait encore rencontrer. Parfois, avant le claquement d’une porte, il se répandait dans un pas- sage, parfois il se diffusait mystérieusement dans la foule. On le respirait un instant puis on le perdait. -172- - C’est du café, murmura-t-il, du Vrai café. — C’est le café du Parti intérieur. Il y en a la un kilo entier, dit-elle. — Comment as-tu fait pour te procurer tout cela ? — C’est tout des Victuailles du Parti intérieur. Ils ne sont privés de rien, ces porcs, de rien. Mais naturellement, les gar- gons, les serviteurs, les gens chipent des choses et... Vois, j’ai aussi un petit paquet de thé. Winston s’était accroupi pres d’elle. Il déchira un coin de paquet et l’ouVrit. — C’est du Vrai thé. Pas des feuilles de mfires. — Il y a eu dernierement un arrivage de thé. Ils ont pris l’Inde ou quelque autre pays, dit-elle Vaguement. Mais écoute, mon chéri. Je Voudrais que tu me tournes le dos pendant trois minutes. Va t’asseoir de l’autre cote du lit. Pas trop pres de la fenétre. Et ne te retourne pas avant que je ne te le dise. Winston regarda distraitement a travers le rideau de mous- seline. En bas, dans la cour, la femme aux bras rouges évoluait encore entre le baquet et la corde. Elle ota de sa bouche deux épingles de bois et chanta avec sentiment : On dit que le temps guérit toute blessure, On dit que l’on peut toujours oublier. Mais la vie est toujours la et tout le temps qu ’elle dure, Par la joie ou par les pleurs toujours mon cceur est tra- vaille’. -173- Elle semblait connaitre par coeur toute la rengaine. Sa Voix s’éleVait dans la douceur de l’air d’été, mélodieuse et chargée d’heureuse mélancolie. On avait l’impression qu’elle efit été par- faitement heureuse, pourvu que le soir de juin ffit infini et le nombre de couches inépuisable, heureuse de rester la des mil- liers d’années a attacher des couches et chanter des stupidités. Winston fut frappé par le fait étrange qu’il n’aVait jamais enten- du chanter, seul et spontanément, un membre du Parti. Cela aurait paru légerement non orthodoxe, ce serait une excentricité dangereuse, comme de se parler a soi-meme. Peut-étre était-ce seulement quand les gens n’étaient pas loin de la famine qu’ils avaient des raisons de chanter. — Maintenant, tu peux te retourner, dit Julia. Il se retourna et, pendant une seconde, faillit presque ne pas la reconnaitre. Il s’était attendu a la Voir nue. Mais elle n’était pas nue. La transformation qu’elle avait opérée était beaucoup plus surprenante que cela. Elle s’était fardé le Visage. Elle avait dfi se glisser dans quelque magasin des quartiers prolétaires et acheter un assortiment complet de produits de beauté. Ses levres étaient d’un rouge foncé, ses joues étaient fardées, son nez poudré. Il y avait meme sous les yeux un soup- gon de quelque chose qui les avivait. Ce n’était pas fait tres habi- lement. Mais les références de Winston en la matiere ne Valaient pas cher. Jamais auparavant il n’aVait Vu ou imaginé une femme du Parti avec du fard sur le Visage. Avec seulement quelques touches de couleur ou il fallait, elle était devenue, non seule- ment beaucoup plus jolie, mais, surtout, beaucoup plus femi- nine. Ses cheveux courts et sa blouse de jeune gargon ajoutaient plutot a cet effet. Quand il la prit dans ses bras, une Vague de parfum de Violette synthétique lui Vint aux narines. Il se souvint de la pénombre d’une cuisine en sous-sol et de la bouche caver- neuse d’une femme. Elle avait employé exactement le meme -174- parfum, mais cela ne semblait pas, en cet instant, avoir d’importance. — Du parfum aussi ! dit-i1. — Oui, chéri, du parfum aussi. Et sais-tu ce que je Vais faire la prochaine fois ? Je Vais me procurer une réelle robe de femme et la porter a la place de ces saloperies de culottes. J’aurai des bas de soie et des chaussures a talons hauts. Dans cette piece, je serai une femme, pas une camarade du Parti. Ils enleverent leurs Vétements et grimperent sur 1’immense lit de mahogany. C’était la premiere fois que Winston se désha- billait et se mettait nu en sa présence. Jusqu’a1ors, i1 avait été trop honteux de son corps pale et maigre, des Varices en saillie sur ses mollets, de la tache décolorée au-dessus de son cou-de- pied. I1 n’y avait pas de draps, mais la couverture sur laquelle ils s’étendirent était élimée et lisse. Les dimensions et 1’é1asticité du lit les étonnerent tous deux. — C’est certainement plein de punaises, mais qu’importe ! dit Julia. On ne Voyait jamais alors de lit pour deux, sauf chez les prolétaires. I1 était arrivé a Winston, pendant son enfance, de dormir dans un lit de ce genre. Julia, autant qu’e11e put s’en souvenir, ne s’était jamais trouvée dans un semblable lit. Ils dormirent un moment. Quand Winston se réveilla, les aiguilles de la pendule avaient tourné et atteignaient presque 1e chiffre neuf. I1 ne bougea point, parce que, au creux de son bras, la téte de Julia endormie reposait. Une grande partie de son fard était passée sur le Visage de Winston et sur le traversin, mais une légere teinte rouge faisait encore ressortir la beauté de -175- sa pommette. Un rayon jaune du soleil couchant tombait au pied du lit et éclairait la cheminée ou l’eau bouillait a gros bouil- lons dans la casserole. Dans la cour, en bas, la femme avait ces- sé de chanter, mais les cris des enfants dans la rue flottaient assourdis dans la chambre. Winston se demanda Vaguement si, dans le passé aboli, ce- la avait été un événement normal de dormir dans un lit comme celui-ci, dans la fraicheur d’un soir d’été, d’étre un homme et une femme sans Vétements, de faire l’amour quand on le Vou- lait, de converser sur des sujets que l’on choisissait, de ne sentir aucune obligation de se lever, d’étre simplement étendu et d’écouter les sons paisibles de l’extérieur. Sfirement, il n’y avait jamais eu d’époque ou cela aurait paru naturel... Julia se réveilla, se frotta les yeux, se souleva et s’appuya sur un coude pour regarder le fourneau a pétrole. — La moitié de l’eau s’est évaporée, dit-elle. Je Vais tout de suite me lever et faire du café. Nous avons une heure. A quelle heure éteint-on, chez toi ? — A Vingt-trois heures et demie. — A mon foyer, c’est Vingt-trois heures. Mais il nous faudra rentrer plus tot que cela parce que...Hé ! Dehors, sale béte ! Elle se retourna dans le lit, attrapa un soulier sur le parquet et le langa avec Violence dans un angle de la piece, d’une détente brusque et juvénile du bras, exactement comme il l’aVait Vue, un matin, lancer le dictionnaire contre Goldstein pendant les Deux Minutes de la Haine. — Qu’est-ce que c’était ? demanda-t-il surpris. -176- - Un rat. J’ai Vu pointer son sale museau hors de la boise- rie. I1 y a un trou, la. Mais je lui ai foutu les foies. — Des rats, murmura Winston. Dans cette chambre ! — I1 y en a partout, dit Julia avec indifference en se recou- chant. Nous en avons meme dans la cuisine, au foyer. I1 y a des parties de Londres ou ils fourmillent. Savais-tu qu’ils attaquent les enfants ? Oui, des enfants. Dans certaines rues, les femmes n’osent pas laisser un bébé tout seul deux minutes. Ce sont les grands gros bruns. Et 1’horrible, c’est que ces sales bétes, tou- JOUISH. — Tais-toi, dit Winston, les yeux étroitement fermés. — Chéri ! Tu es devenu tout pale ! Qu’y a-t-il ? Ce sont les rats quite donnent mal au coeur ? — De toutes les horreurs du monde...un rat ! Elle se pressa contre lui, enroula ses membres autour de lui, comme pour le rassurer avec la chaleur de son corps. I1 ne rouvrit pas les yeux immédiatement. I1 avait eu, pendant quelques minutes, 1’impression de revivre un cauchemar qui, au cours des années, revenait de temps en temps. C’était toujours a peu pres le meme. I1 était debout devant un mur d’ombre, et de l’autre cote de ce mur, il y avait quelque chose d’intolérable, quelque chose de trop horrible pour étre affronté. Dans son réve, son sentiment profond était toujours un sentiment de du- perie Volontaire, car, en fait, il savait ce qu’il y avait derriere le mur d’ombre. I1 aurait meme pu, d’un effort mortel, comme s’il arrachait un morceau de son propre coeur, tirer la chose en pleine lumiere. I1 se réveillait toujours sans avoir découvert ce que C’était. Mais cela se rapportait, d’une maniere ou d’une autre, a ce qu’allait dire Julia quand il lui avait coupé la parole. -177- — Excuse-moi, dit-il. Ce n’est rien. Je n’aime pas les rats, c’est tout. — Ne te tourmente pas, chéri, ces sales brutes de rats n’entreront pas ici. Avant que nous partions, je Vais boucher le trou avec un bout de toile a sac et la prochaine fois que nous Viendrons, j’apporterai un peu de platre et je le fermerai pro- prement, tu Verras. L’instant de panique aveugle était déja a moitié oublié. Lé- gerement honteux de lui-meme, Winston s’assit, appuyé au dos- sier du lit. Julia se leva, enfila sa combinaison et fit le café. L’odeur qui montait de la casserole était si puissante et si exci- tante qu’ils fermerent la fenétre, de peur qu’elle ne ffit remar- quée par quelqu’un du dehors et qu’elle n’éVeillat la curiosité. Ce qui était meme meilleur que le gout du café, c’était le Velouté donné par le sucre, sensation que Winston, apres des années de saccharine, avait presque oubliée. Une main dans sa poche, l’autre tenant une tartine de con- fiture, Julia errait dans la piece. Elle regarda la bibliotheque avec indifference, indiqua le meilleur moyen de réparer la table pliante, se laissa tomber dans le fauteuil usé pour Voir s’il était confortable, regarda l’absurde pendule aux douze chiffres avec un amusement bienveillant. Elle apporta le presse-papier de Verre sur le lit pour le Voir sous une lumiere plus Vive. Winston le lui prit des mains, fasciné comme toujours par l’aspect doux et la transparence liquide du Verre. — Que penses-tu que ce soit ? demanda Julia. — Je ne pense pas que ce soit quelque chose. Je Veux dire, je ne pense pas que cela ait jamais été destiné a servir. C’est ce que j’aime en lui. C’est un petit morceau d’Histoire que l’on a oublié de falsifier. C’est un message d’il y a cent ans, si l’on sait comment le lire. -178- - Et ce tableau, la-haut ? (elle indiquait, de la téte, la gra- Vure sur le mur en face d’elle) est-ce qu’il est Vieux d’un siecle ? — Plus que cela. Deux siecles, peut-étre. Il est absolument impossible aujourd’hui de découvrir l’age de quoi que ce soit. Elle traversa la piece. — Voici l’endroit ou cette saloperie de béte a passé le nez, dit-elle, en frappant sur la boiserie immédiatement sous le ta- bleau. — Elle regarda le tableau. — Ou ga se tient ? J’ai Vu ga quelque part. — C’est une église, ou tout au moins c’en était une. On l’appelait l’église de Saint-Clement. Le fragment de refrain que lui avait appris M. Charrington lui revint a l’esprit, et il ajouta, a demi nostalgique : « Oranges et citrons, disent les cloches de Saint-Clement. » A sa stupéfaction, elle répondit au Vers par un Vers. — Tu me dois trois farthings, disent les cloches de Saint- Martin. — Quand me paieras-tu ? disent les cloches du Vieux Bailey. — Je ne me souviens pas de la suite. Mais je me rappelle en tout cas que cela se termine ainsi: « Voici une chandelle pour aller Vous coucher, Voici un couperet pour Vous couper la téte ! » C’était comme les deux moitiés d’un contreseing. Mais il devait y avoir une autre ligne apres « les cloches du Vieux Bai- ley ». Peut-étre pourrait-on l’extraire de la mémoire de M. Charrington, si elle était convenablement excitée. -179- — Qui t’a appris cela ? demanda-t-il. — Mon grand-pere. Il avait l’habitude de me le répéter quand j’étais petite. Il a été Vaporisé quand j’aVais huit ans. En tout cas, il disparut. Je me demande ce que c’était, un citron, ajouta-t-elle, sans logique. J’ai Vu des oranges. C’est une sorte de fruit rond et jaune, avec une peau épaisse. — Je me souviens des citrons, dit Winston. Ils étaient tres connus entre 1950 et 1959. Ils étaient tellement acides qu’on avait les dents glacées, rien qu’a les sentir. —Je suis sfire qu’il y a des punaises derriere ce tableau, dit Julia. Je le descendrai un de ces jours et je lui donnerai un bon coup de torchon. Je crois qu’il est presque temps de nous en aller. Il faut que je lave ma figure pour enlever ce fard. Quel en- nui ! J ’enleVerai ensuite de ton Visage le rouge a levres. Winston resta couché quelques minutes encore. La chambre s’assombrissait. Il se tourna Vers la lumiere et resta étendu, les yeux fixés sur le presse-papier de Verre. Il y avait en cet objet une telle profondeur ! Il était pourtant presque aussi transparent que l’air. C’était comme si la surface du Verre était une arche du ciel enfermant un monde minuscule avec son at- mosphere complete. Il avait l’impression de pouvoir y pénétrer. Il s’imaginait, il ressentait que, pour de bon, il était a l’intérieur du Verre, avec le lit de mahogany, la table pliante, la pendule, la gravure ancienne et le presse-papier lui-meme. Le presse-papier était la piece dans laquelle il se trouvait, et le corail était la Vie de Julia et la sienne, fixées dans une sorte d’éternité au coeur du cristal. -180- CHAPITRE V Syme avait disparu. Un matin, il avait ete absent de son travail. Quelques personnes sans cervelle commenterent son absence. Le jour suivant, personne ne mentionna son nom. Le troisieme jour, Winston se rendit au vestibule du Commissariat aux Archives pour regarder le tableau des informations. L’une des notices contenait une liste imprimee des membres du Comi- te des Echecs dont Syme avait fait partie. Cette liste paraissait a peu pres semblable a ce qu’elle etait auparavant. Rien n’avait ete rature. Mais elle avait un nom en moins. C’etait suffisant. Syme avait cesse d’exister, il n’avait jamais existe. Le temps chauffait dur. Dans le labyrinthe du ministere, les pieces sans fenetres, dont l’air etait conditionne, gardaient leur temperature normale, mais a l’exterieur, les paves brfilaient les pieds et la puanteur du metro aux heures d’affluence etait hor- rible. Les preparatifs pour la Semaine de la Haine battaient leur plein et le personnel de tous les ministeres faisait des heures supplementaires. Processions, reunions, parades militaires, conferences, ex- hibition d’effigies, spectacles de cinema, programmes de tele- cran, tout devait etre organise. Des tribunes devaient etre dres- sees, des effigies modelees, des slogans inventes, des chansons ecrites, des rumeurs mises en circulation, des photographies maquillees. On avait enleve a la Section de Julia, dans le Com- missariat aux Romans, la production des romans. Ce Departe- ment sortait maintenant, a une cadence precipitee, une serie d’atroces pamphlets. Winston, en plus de son travail habituel, passait de longues heures chaque jour a parcourir d’anciennes collections du Tim es et a changer et embellir des paragraphes -181- concernant les nouvelles qui devaient étre commentées dans des discours. Tard dans la nuit, alors qu’une foule de prolétaires bruyants erraient par les rues, la Ville avait un curieux air de fébrilité. Les bombes-fusées s’abattaient avec fracas plus sou- Vent que jamais. Parfois, dans le lointain, il y avait d’énormes explosions que personne ne pouvait expliquer et a propos des- quelles circulaient de folles rumeurs. Le nouvel air qui devait étre la chanson-theme de la Se- maine de la Haine (on l’appelait la chanson de la Haine), avait déja été composé et on le donnait sans arrét au télécran. Il avait un rythme d’aboiement sauvage qu’on ne pouvait exactement appeler de la musique, mais qui ressemblait au battement d’un tambour. Quand, chanté par des centaines de Voix, il scandait le bruit des pas, il était terrifiant. Les prolétaires s’en étaient enti- chés et, au milieu de la nuit, il rivalisait dans les rues avec l’air encore populaire « Ce n’est qu’un réve sans espoir. » Les en- fants de Parsons le jouaient de facon insupportable a toutes les heures du jour et de la nuit, sur un peigne et un bout de papier hygiénique. Les soirées de Winston étaient plus occupées que jamais. Des escouades de Volontaires, organisées par Parsons, préparaient la rue pour la Semaine de la Haine. Elles cousaient des bannieres, peignaient des affiches, érigeaient des hampes de drapeaux sur les toits, risquaient leur Vie pour lancer des fils par-dessus la rue et accrocher des banderoles. Parsons se Vantait que seul le bloc de la Victoire déploierait quatre cents metres de pavoisement. La chaleur et les travaux manuels lui avaient meme fourni un prétexte pour revenir dans la soirée aux shorts et aux chemises ouvertes. Il était partout a la fois a pousser, tirer, scier, clouer, improviser, a réjouir tout le monde par ses exhortations familieres et a répandre par tous les plis de son corps un stock qui semblait inépuisable de sueur acide. -182- Les murs de Londres avaient soudain été couverts d’une nouvelle affiche. Elle ne portait pas de légende et représentait simplement la monstrueuse silhouette de trois ou quatre metres de haut d’un soldat eurasien au Visage mongol impassible aux bottes énormes, qui avancait a grands pas avec sur la hanche, une mitrailleuse pointée en avant. Sous quelque angle qu’on regardat l’affiche, la gueule de la mitrailleuse semblait pointée droit sur Vous. Ces affiches avaient été collées sur tous les espaces Vides des murs et leur nombre dépassait meme celles qui represen- taient Big Brother. Les prolétaires, habituellement indifférents a la guerre, étaient excités et poussés a l’un de leurs périodiques délires patriotiques. Comme pour s’harmoniser avec l’humeur générale, les bombes-fusées avaient tué un nombre de gens plus grand que d’habitude. L’une d’elles tomba sur un cinéma bondé de Stepney et ensevelit sous les décombres plusieurs centaines de Victimes. Toute la population du Voisinage sortit pour les fu- nérailles. Elle forma un long cortege qui dura des heures et fut, en fait, une manifestation d’indignation. Une autre bombe tom- ba dans un terrain abandonné qui servait de terrain de jeu. Plu- sieurs douzaines d’enfants furent atteints et mis en pieces. Il y eut d’autres manifestations de colere. On brfila l’effigie de Goldstein. Des centaines d’exemplaires de l’affiche du soldat eurasien furent arrachés et ajoutés aux flammes et un grand nombre de magasins furent pillés dans le tumulte. Puis le bruit courut que des espions dirigeaient les bombes par ondes, et on mit le feu a la maison d’un Vieux couple suspect d’étre d’origine étrangere. Il périt étouffé. Dans la piece qui se trouvait au- dessus du magasin de M. Charrington, Winston et Julia, quand ils pouvaient s’y rendre, se couchaient cote a cote sur le lit sans couvertures, nus sous la fenétre ouverte pour avoir frais. Le rat n’était jamais revenu, mais les punaises s’étaient hideusement multipliées avec la chaleur. Cela ne semblait pas avoir d’importance. Sale ou propre, la chambre était un paradis. -183- Quand ils arrivaient, Winston et Julia saupoudraient tout de poivre acheté au marché noir, enlevaient leurs Vétements, faisaient l’amour avec leurs corps en sueur, puis s’endormaient. A leur réveil, ils découvraient que les punaises étaient revenues en masse pour une contre—attaque. Pendant le mois de juin, ils se rencontrerent quatre, cinq, six, sept fois. Winston avait perdu l’habitude de boire du gin a n’importe quelle heure. Il semblait n’en avoir plus besoin. Il avait grossi, son ulcere Variqueux s’était cicatrisé, ne laissant qu’une tache brune au-dessus du cou-de-pied. Ses quintes de toux matinales s’étaient arrétées. Le cours de la Vie avait cessé d’étre intolérable. Il n’était plus tenté de faire des grimaces aux télécrans ou de proférer des jurons a tue-téte. Maintenant qu’ils possédaient tous deux un endroit secret et sfir, il ne leur parais- sait meme pas pénible de ne pouvoir se rencontrer que rare- ment et pour deux heures chaque fois. L’important était que cette chambre au-dessus du magasin d’antiquités existat. Savoir qu’elle était la, inviolée, c’était presque s’y trouver. La chambre était un monde, une poche du passé ou auraient pu marcher des animaux dont la race était éteinte. Winston pensait que M. Charrington faisait partie, lui aus- si, de la race disparue. Avant de monter, il s’arrétait d’habitude quelques minutes pour causer avec lui. Le Vieillard semblait ne sortir que rarement, ou meme jamais et, d’autre part, n’aVoir presque aucun client. Il menait une existence de fantome entre le minuscule magasin et une arriere-cuisine encore plus minus- cule ou il préparait ses repas. Cette cuisine contenait, entre autres choses, un gramophone incroyablement ancien, muni d’un énorme pavillon. M. Charrington paraissait heureux d’aVoir une occasion de parler. Tandis qu’il errait d’un objet a l’autre de son stock sans Valeur, le nez long, les lunettes épaisses, les épaules courbées, Vétu d’une Veste de Velours, il avait toujours Vaguement l’air d’étre plutot un collectionneur qu’un commercant... Il palpait, avec une sorte d’enthousiasme -184- désuet, un fragment ou un autre d’objets sans Va1eur — 1e bou- chon d’un flacon d’encre de Chine, 1e couVerc1e peint d’une ta- batiere cassée, un médaillon en simi1i contenant une meche des cheveux d’un bébé mort depuis 1ongtemps. I1 ne demandait ja- mais a Winston d’acheter. I1 se contentait de so11iciter son admi- ration. Causer avec 1ui était comme écouter 1e son d’une boite a musique usée. I1 avait ramené des profondeurs de sa mémoire quelques autres fragments de chansons oubliées. I1 y en avait une qui par1ait de Vingt-quatre mer1es, dans une autre i1 était question d’une Vache a la corne brisée. Une autre encore racon- tait la mort du jeune coq Robin. « J’ai pensé que ce1a pourrait Vous intéresser », disait-i1 avec un petit rire d’excuse chaque fois qu’i1 produisait un nouveau fragment. Mais i1 ne se rappe1ait jamais que quelques Vers de chaque chanson. Winston et Julia savaient tous deux — dans une certaine mesure, ce n’était jamais absent de 1eurs esprits — que le cours actue1 des choses ne pouvait durer 1ongtemps. I1 y avait des moments on 1’idée d’une mort imminente était aussi palpable que le 1it sur 1eque1 i1s se couchaient et i1s s’accrochaient 1’un a 1’autre avec une sorte de sensualité désespérée, comme 1es damnés qui, cinq minutes avant que sonne 1a pendule, saisis- sent 1eur derniere bouchée de p1aisir. Mais i1 y avait aussi des moments on i1s avaient 1’i11usion non seu1ement de la sécurité, mais de la permanence. Tant qu’i1s se trouvaient dans la chambre, i1s avaient tous deux 1’impression qu’aucun ma1 ne pourrait 1eur advenir. Y arriver était difficile et dangereux, mais 1a chambre e11e-meme était un sanctuaire inVio1ab1e. C’était comme 1orsque Winston avait re- gardé 1’intérieur du presse-papier. I1 avait eu 1’impression qu’i1 pourrait pénétrer dans le monde de Verre et, qu’une fois 1a, 1a marche du temps pourrait étre arrétée. -185- Ils se laissaient aller a des réves d’évasion. Leur chance du- rerait indéfiniment et leur intrigue continuerait, exactement semblable, pendant tout le reste de leur vie naturelle. Catherine mourait et, par des manoeuvres habiles, ils réussissaient a se marier. Ou ils se suicidaient ensemble. Ou ils disparaissaient, modifiaient leur apparence pour ne pas étre reconnus, appre- nant a parler avec l’accent des prolétaires, obtenaient du travail dans une usine et passaient leur vie dans une rue écartée ou on ne les découvrait pas. Tout cela n’avait pas de sens. Ils le savaient tous deux. En réalité, il n’y avait aucun moyen d’évasion. Ils n’avaient meme pas l’intention de réaliser le seul plan qui ffit praticable, le sui- cide. S’accrocher jour apres jour, semaine apres semaine, pour prolonger un présent qui n’avait pas de futur, était un instinct qu’on ne pouvait vaincre, comme on ne peut empécher les pou- mons d’aspirer l’air tant qu’il y a de l’air a respirer. Parfois aussi, ils parlaient de s’engager dans une rébellion active contre le Parti, mais ils ne savaient pas du tout comment commencer. Meme si la fabuleuse Fraternité était une réalité, il restait encore la difficulté de trouver le moyen d’en faire partie. Winston fit part a Julia de l’étrange intimité qui existait ou semblait exister, entre O’Brien et lui et de la tentation qui le prenait parfois de se mettre simplement en présence d’O’Brien, de lui annoncer qu’il était l’ennemi du Parti et de lui demander son aide. Assez étrangement, l’impossibilité et la témérité de cet acte ne la frapperent pas. Elle était habituée a juger des gens par leur visage et il lui semblait naturel que Winston put croire en la loyauté d’O’Brien sur la seule foi d’un éclair des yeux. De plus, elle considérait comme admis que tout le monde, ou presque tout le monde, ha'1'ssait en secret le Parti et violerait les regles s’il était possible de le faire sans danger. Mais elle refusait de croire qu’une opposition vaste et or- ganisée existat ou put exister. Les histoires sur Goldstein et son -186- armée clandestine, disait-elle, n’étaient qu’un tas de balivernes que le Parti avait inventées pour des fins personnelles et qu’on devait faire semblant de croire. Elle avait, un nombre incalculable de fois, lors des rassem- blements du Parti, et au cours de manifestations spontanées, demandé en criant a tue-téte, pour des crimes supposés aux- quels elle n’ajoutait pas la moindre créance, l’exécution de gens dont elle n’aVait jamais entendu les noms. Quand il y avait des proces publics, elle tenait sa place dans les détachements de la Ligue de la Jeunesse qui entouraient les tribunaux du matin au soir et chantaient a intervalles réguliers « Mort aux traitres ». Pendant les Deux Minutes de la Haine, les insultes qu’elle pro- férait contre Goldstein dominaient toujours celles des autres. Elle n’aVait pourtant qu’une idée tres Vague de Goldstein et des doctrines qu’il était censé représenter. Elle avait grandi apres la Revolution et était trop jeune pour se rappeler les batailles ideo- logiques de 1950 a 1969. Une chose telle qu’un mouvement poli- tique indépendant dépassait le pouvoir de son imagination et, en tout cas, le Parti était invincible. Il existerait toujours et se- rait toujours le meme. On ne pouvait se révolter contre lui que par une désobéissance secrete ou, au plus, par des actes isolés de Violence, comme de tuer quelqu’un ou de lui lancer quelque chose a la téte. Elle était, par certains cotés, beaucoup plus fine que Wins- ton et beaucoup moins perméable a la propagande du Parti. Il arriva une fois a Winston de parler, a propos d’autre chose, de la guerre contre l’Eurasia. Elle le surprit en disant avec désinVol- ture qu’a son avis il n’y avait pas de guerre. Les bombes-fusées qui tombaient chaque jour sur Londres étaient probablement lancées par le gouvernement de l’Océania lui-meme, « juste pour maintenir les gens dans la peur ». C’était une idée qui, lit- téralement, n’était jamais Venue a Winston. Julia éveilla encore en lui une sorte d’enVie lorsqu’elle lui dit que, pendant les Deux Minutes de la Haine, le plus difficile pour elle était de se retenir -187- d’eclater de rire. Mais elle ne mettait en question les enseigne- ments du Parti que lorsqu’ils touchaient, de quelque facon, a sa propre Vie. Elle etait souvent prete a accepter le mythe officiel, simplement parce que la difference entre la Verite et le men- songe ne lui semblait pas importante. Elle croyait, par exemple, l’ayant appris a l’ecole, que le Parti avait invente les aeroplanes. Winston se souvenait qu’a l’epoque ou il etait, lui, a l’ecole, Vers 1958-59, c’etait seulement l’helicoptere que le Parti pretendait avoir invente. Une douzaine d’annees plus tard, pendant les annees de classe de Julia, il pre- tendait deja avoir invente l’aeroplane. Dans une generation, il s’attribuerait l’inVention des machines a Vapeur. Et quand il lui dit que les aeroplanes existaient avant qu’il ffit ne et longtemps avant la Revolution, elle trouva le fait sans interet aucun. Apres tout, quelle importance cela avait-il que ce ffit celui-ci ou celui- la qui ait invente les aeroplanes ? Ce fut plutot un choc pour Winston de decouvrir, a propos d’une remarque faite par hasard, qu’elle ne se souvenait pas que l’Oceania, il y avait quatre ans, etait en guerre contre l’Estasia et en paix avec l’Eurasia. Il est Vrai qu’elle considerait toute la guerre comme une comedie. Mais elle n’aVait apparemment meme pas remarque que le nom de l’ennemi avait change. — Je croyais que nous avions toujours ete en guerre contre l’Eurasia, dit-elle Vaguement. Winston en fut un peu effraye. L’inVention des aeroplanes etait de beaucoup anterieure a sa naissance, mais le nouvel ai- guillage donne a la guerre datait de quatre ans seulement, bien apres qu’elle efit grandi. Il discuta a ce sujet avec elle pendant peut-etre un quart d’heure. A la fin, il reussit a l’obliger a creu- ser sa memoire jusqu’a ce qu’elle se souvint confusement qu’a une epoque c’etait l’Estasia et non l’Eurasia qui etait l’ennemi. Mais la conclusion lui parut encore sans importance. -188- — Qui s’en soucie ? dit-elle avec impatience. C’est toujours une sale guerre apres une autre et on sait que, de toute facon, les nouvelles sont toujours fausses. Il lui parlait parfois du Commissariat aux Archives et des impudentes falsifications qui s’y perpetraient. De telles pra- tiques ne semblaient pas l’horrifier. Elle ne sentait pas l’abime s’ouvrir sous ses pieds a la pensee que des mensonges deve- naient des verites. Il lui raconta l’histoire de Jones, Aaronson et Rutherford et de l’important fragment de papier qu’il avait une fois tenu entre ses doigts. Elle n’en fut pas tres impressionnee. Elle ne saisit pas tout de suite, d’ailleurs, le noeud de l’histoire. — Etaient-ce tes amis ? demanda-t-elle. — Non. Je ne les ai jamais connus. C’etaient des membres du Parti interieur. En outre, ils etaient beaucoup plus ages que moi. Ils appartenaient a l’ancienne epoque, d’avant la Revolu- tion. Je les connaissais tout juste de vue. — Alors qu’y avait-il la pour te tracasser ? Il y a toujours eu des gens tues, n’est-ce pas ? Il essaya de lui faire comprendre. C’etait un cas exception- nel. Il ne s’agissait pas seulement du meurtre d’un individu. — Te rends-tu compte que le passe a ete aboli jusqu’a hier ? S’il survit quelque part, c’est dans quelques objets auxquels n’est attache aucun mot, comme ce bloc de verre sur la table. Deja, nous ne savons litteralement presque rien de la Revolu- tion et des annees qui la precederent. Tous les documents ont ete detruits ou falsifies, tous les livres recrits, tous les tableaux repeints. Toutes les statues, les rues, les edifices, ont change de -189- nom, toutes les dates ont été modifiées. Et le processus continue tous les jours, a chaque minute. L’histoire s’est arrétée. Rien n’existe qu’un présent éternel dans lequel le Parti a toujours raison. Je sais naturellement que le passé est falsifié, mais il me serait impossible de le prouver, alors meme que j’ai personnel- lement procédé a la falsification. La chose faite, aucune preuve ne subsiste. La seule preuve est a l’intérieur de mon cerveau et je n’ai aucune certitude qu’un autre étre humain quelconque partage mes souvenirs. De toute ma Vie, il ne m’est arrivé qu’une seule fois de tenir la preuve réelle et concrete. Des an- nées apres. — Et a quoi cela t’aVancait-il ? — A rien, parce que quelques minutes plus tard j’ai jeté le papier. Mais aujourd’hui, si le cas se reproduisait, je garderais le papier. — Eh bien, pas moi, répondit Julia. Je suis préte a courir des risques, mais pour quelque chose qui en Vaut la peine, pas pour des bouts de Vieuxjournaux. Qu’en aurais-tu fait, meme si tu l’aVais gardé ? — Pas grand-chose, peut-étre, mais c’était une preuve. Elle aurait pu implanter quelques doutes ca et la si j’aVais osé la montrer. Je ne pense pas que nous puissions changer quoi que ce soit pendant notre existence. Mais on peut imaginer que de petits noeuds de résistance puissent jaillir ca et la, de petits groupes de gens qui se ligueraient et dont le nombre augmente- rait peu a peu. Ils pourraient meme laisser apres eux quelques documents pour que la génération suivante reprenne leur action au point ou ils l’auraient laissée. — La prochaine génération ne m’intéresse pas, chéri. Ce qui m’intéresse, c’est nous. -190- - De la taille aux orteils, tu n’es qu’une rebelle, chérie. Elle trouva la phrase tres spirituelle et, ravie, jeta ses bras autour de lui. Elle ne prétait pas le moindre intérét aux ramifications de la doctrine du Parti. Quand il se mettait a parler des principes de l’Angsoc, de la double-pensée, de la mutabilité du passé, de la négation de la réalité objective, et qu’il employait des mots novlangue, elle était ennuyée et confuse et disait qu’elle n’aVait jamais fait attention a ces choses. On savait que tout cela n’était que balivernes, alors pourquoi s’en préoccuper ? Elle savait a quel moment applaudir, a quel moment pousser des huées et c’est tout ce qu’il était nécessaire de savoir. Quand il persistait a parler sur de tels sujets, elle avait la déconcertante habitude de s’endormir. Elle était de ces gens qui peuvent s’endormir a n’importe quelle heure et dans n’importe quelle position. En causant avec elle, Winston se rendit compte a quel point il était facile de présenter l’apparence de l’orthodoxie sans avoir la moindre notion de ce que signifiait l’orthodoxie. Dans un sens, c’est sur les gens incapables de la comprendre que la Vi- sion du monde qu’aVait le Parti s’imposait avec le plus de suc- ces. On pouvait leur faire accepter les Violations les plus fla- grantes de la réalité parce qu’ils ne saisissaient jamais entiere- ment l’énormité de ce qui leur était demandé et n’étaient pas suffisamment intéressés par les événements publics pour re- marquer ce qui se passait. Par manque de compréhension, ils restaient sains. Ils avalaient simplement tout, et ce qu’ils ava- laient ne leur faisait aucun mal, car cela ne laissait en eux aucun résidu, exactement comme un grain de blé, qui passe dans le corps d’un oiseau sans étre digéré. -191- CHAPITRE VI C’etait enfin arrive. Le message attendu etait Venu. Il sem- blait a Winston qu’il avait toute sa Vie attendu ce moment. Il longeait le couloir du ministere et il etait presque a l’endroit ou Julia lui avait glisse le mot dans la main, quand il s’apercut que quelqu’un plus corpulent que lui marchait juste derriere lui. La personne, qu’il n’identifiait pas encore, fit en- tendre une petite toux, prelude evident de ce qu’elle allait dire. Winston s’arreta brusquement et se retourna. C’etait O’Brien. Ils etaient enfin face a face et il semblait a Winston que son seul desir etait de s’enfuir. Son coeur battait a se rompre. Il au- rait ete incapable de parler. O’Brien, cependant, continuait a marcher du meme pas, sa main un moment posee sur le bras de Winston d’un geste amical, de sorte que tous deux marcherent cote a cote. Il se mit a parler avec la courtoisie grave et particu- liere qui le differenciait de la plupart des membres du Parti inte- r1eur. — J’attendais une occasion de Vous parler, dit-il. J’ai lu l’autre jour un de VOS articles novlangue dans le Tim es. Vous Vous interessez en erudit au novlangue, je crois ? Winston avait recouvre une partie de son sang-froid. — Erudit ? Oh ! Apeine, dit-il. Je ne suis qu’un amateur. Ce n’est pas ma partie. J e n’ai jamais rien eu a faire avec l’actuelle construction du langage. -192- — Mais Vous écrivez tres élégamment, dit O’Brien. J e ne suis pas seul a le penser. Je parlais récemment a un de VOS amis qui est un expert. Son nom m’échappe pour l’instant. Le coeur de Winston battit de nouveau douloureusement. Il était inconcevable que cette phrase ne se rapportat point a Syme. Mais Syme n’était pas seulement mort, il était aboli, il était un nonétre. Toute évidente reference a lui était mortelle- ment dangereuse. La remarque d’O’Brien devait certainement étre comprise comme un signal, un mot de code. En partageant avec Winston un petit crime par la pensée, il avait fait de tous deux des complices. Ils avaient continue a marcher lentement dans le corridor, mais O’Brien s’arréta. Avec cette curieuse, désarmante amitié qu’il s’arrangeait pour mettre dans son geste, il équilibra ses lunettes sur son nez. Puis il poursuivit : — Ce que je Voulais surtout Vous dire, c’est que, dans Votre article, Vous avez employé deux mots qui sont périmés. Mais ils ne le sont que depuis peu. Avez-Vous Vu la dixieme édition du dictionnaire novlangue ? — Non, répondit Winston. Je ne pensais pas qu’elle efit déja paru. Nous nous servons encore, au Département des Archives, de la neuvieme édition. — La dixieme édition ne paraitra pas avant quelques mois, je crois. Mais quelques exemplaires ont déja été mis en circula- tion. J’en ai moi-meme un. Peut-étre Vous intéresserait-il de le Voir ? — Tres certainement, répondit Winston qui comprit imme- diatement a quoi tendait O’Brien. -193- - Quelques-unes des nouvelles trouvailles sont tres ingé- nieuses. La reduction du nombre de Verbes. C’est cette partie qui Vous p1aira,je pense. Voyons, Vous 1’enVerrai-je par un mes- sager ? Mais j’oub1ie invariablement, je crois, toutes les choses de ce genre. Peut-étre pourriez-Vous passer a mon apparte- ment ? Quand cela Vous conviendra. Attendez. Laissez-moi Vous donner mon adresse. Ils étaient debout devant un télécran. D’un geste désin- Volte, O’Brien fouilla ses poches et en sortit un petit carnet cou- Vert de cuir et un crayon a encre en or. Immédiatement sous 1e télécran, dans une posture telle que n’importe qui, a 1’autre bout de 1’instrument, pouvait lire ce qu’i1 écrivait, i1 griffonna une adresse, déchira la page et la tendit a Winston. — Je suis d’habitude chez moi dans la soirée, dit-i1. Sije n’y étais pas, mon domestique Vous remettrait 1e dictionnaire. I1 partit, laissant Winston avec le bout de papier entre les mains. I1 n’était pas besoin, cette fois, de le cacher. Néanmoins, Winston étudia soigneusement ce qui y était écrit et, quelques heures plus tard, 1e jeta, avec un tas d’autres papiers, dans le trou de mémoire. Ils ne s’étaient parlé que pendant deux minutes au plus. L’épisode ne pouvait avoir qu’une signification. I1 n’aVait été machiné que pour faire connaitre a Winston 1’adresse d’O’Brien. C’était nécessaire, car i1 n’était jamais possible, si on ne 1e lui demandait directement, de découvrir ou Vivait que1qu’un. I1 n’y avait, en cette matiere, de fi1d’Ariane d’aucune sorte. — Si jamais Vous Vouliez me Voir, c’est la que Vous me trou- Veriez. Voila ce que lui avait dit O’Brien. Peut-étre meme y aurait- i1 un message caché quelque part dans le dictionnaire. Mais, en -194- tout cas, une chose était certaine. La conspiration dont il avait révé existait et il en avait atteint la pointe extérieure. Il savait que tot ou tard il obéirait aux ordres d’O’Brien. Peut-étre serait-ce le lendemain, peut-étre serait-ce apres un long délai, il l’ignorait. Ce qui arrivait n’était que le résultat d’un processus qui avait commence depuis des années. Le premier pas avait été une pensée secrete, involontaire. Le deuxieme était l’ouVerture de son journal. Il avait passé des pensées aux mots et il passait maintenant des mots aux actes. Le dernier pas serait quelque chose qui aurait lieu au ministere de l’Amour. Il l’aVait accepté. La fin était impliquée dans le commencement. Mais c’était effrayant. Plus exactement, c’était comme un avant-gout de la mort, c’était comme d’étre un peu moins Vivant. Meme pendant qu’il parlait a O’Brien, alors que le sens des mots le pe- nétrait, il avait été secoué d’un frisson glacial. Il avait la sensa- tion de marcher dans l’humidité d’une tombe, et qu’il ait tou- jours su que la tombe était la et qu’elle l’attendait n’améliorait r1en. -195- CHAPITRE VII Winston s’était redressé, les yeux pleins de larmes. Julia, tout ensommeillée, roula contre lui et murmura quelque chose qui pouvait étre : — Qu’est-ce que tu as ? — Je réVais...commenca-t-i1. Mais i1 s’arréta net. C’était trop complexe pour étre traduit par des mots. I1 y avait 1e réve lui-meme et i1 y avait 1e souvenir lié a ce réve, qui s’était glissé dans son esprit quelques secondes apres son réveil. I1 s’a11ongea, les yeux fermés, encore plongé dans 1’atmosphere du réve. C’était un réve Vaste et lumineux dans lequel toute sa Vie semblait s’étendre devant lui comme, un soir d’été, un paysage apres la pluie. Tout s’était passé a 1’intérieur du presse-papier en Verre, mais la surface du Verre était 1e dome du ciel et, a 1’intérieur de ce dome, tout était plongé dans une claire et douce lumiere qui permettait de Voir a des distances infinies. Le réve comprenait aussi en Vérité — c’est en quoi en un sens i1 avait consisté —, un geste du bras fait par sa mere et répété trente ans plus tard par la femme juive qu’i1 avait Vue sur le film d’actua1ités. Avant que les hélicopteres les réduisent tous deux en pieces, elle avait es- sayé d’abriter des balles un petit garcon. — Sais-tu, dit Winston, que jusqu’a ce moment, je croyais avoir tué ma mere ? -196- - Pourquoi l’as-tu tué ? demanda Julia presque endormie. — Je ne l’ai pas tuée. Pas matériellement. Il s’était rappelé dans son reve la derniere Vision qu’il avait eue de sa mere et, pendant les quelques minutes de son réveil, le faisceau de petits faits qui accompagnaient cette Vision lui était revenu a l’esprit. C’était un souvenir qu’il avait Volontairement repoussé de sa conscience pendant des années. Il n’était pas certain de la date a laquelle cela s’était passe, mais il ne devait pas avoir moins de dix ans, il en avait peut-etre meme douze, quand l’éVénement avait eu lieu. Son pere avait disparu quelque temps auparavant. Com- bien de temps avant, il ne pouvait se le rappeler. Il se souvenait mieux du tumulte, du malaise qui marquaient cette époque. Les paniques périodiques a propos de raids aériens, la recherche d’un abri dans les stations de metro, les tas de moellons partout, les proclamations inintelligibles affichées a tous les carrefours, les équipes de jeunes en chemises de meme couleur, les inter- minables queues devant les boulangeries, le bruit intermittent du canon dans le lointain et, surtout, le fait qu’il n’y avait jamais assez a manger. Il se souvenait de longs apres-midi passes avec d’autres garcons a fouiller les poubelles et les tas de detritus pour en ex- traire des nervures de feuilles de chou, des épluchures de pommes de terre, parfois meme de Vieilles crofites de pain rassis sur lesquelles ils grattaient soigneusement la cendre. Ils atten- daient aussi le passage de camions sur une certaine route. On savait qu’ils transportaient de la nourriture a bestiaux et que parfois, a la faveur de cahots dans les mauvais passages de la route, ils répandaient des fragments de tourteau. -197- Quand son pere eut disparu, sa mere n’accusa ni surprise ni chagrin Violent, mais il y eut en elle un changement soudain. Elle semblait avoir perdu toute énergie. Il était évident, meme pour Winston, qu’elle attendait un événement qu’elle savait de- Voir se produire. Elle faisait tout ce qui était nécessaire, cuisi- nait, lavait, raccommodait, faisait le lit, balayait le parquet, es- suyait la cheminée, toujours tres lentement et avec un manque étrange de mouvements superflus, comme un personnage des- siné qui, de sa propre initiative, se mettrait en mouvement. Son corps Volumineux et bien proportionné semblait retomber natu- rellement dans l’immobilité. Des heures et des heures, elle res- tait assise sur le lit, presque immobile, a nourrir la jeune soeur de Winston, enfant de deux ou trois ans, petite, malade, silen- cieuse, dont le Visage était simiesque a force de minceur. Quel- quefois, rarement, elle prenait Winston dans ses bras et le ser- rait contre elle longtemps sans rien dire. Il comprenait, en dépit de sa jeunesse et de son égo'1'sme, que ce geste était en quelque sorte lié a l’éVénement, mais lequel ? qui devait survenir. Il se souvenait de la piece dans laquelle ils Vivaient, une piece sombre, sentant le renfermé, qui paraissait a moitié rem- plie par un lit recouvert d’une courtepointe blanche. Il y avait un fourneau a gaz dans la galerie de la cheminée, une étagere ou l’on gardait la nourriture et, a l’extérieur, sur le palier, un évier de fa'1'ence brune commun a plusieurs pieces. Il se souvenait du corps sculptural de sa mere courbé sur le fourneau a gaz pour remuer quelque chose dans la casserole. Il se souvenait surtout de sa faim presque continuelle et des ba- tailles féroces et sordides au moment des repas. Il ne cessait d’adresser des reproches a sa mere et de lui demander pourquoi il n’y avait pas plus de nourriture. Il criait et tempétait contre elle. (Il se souvenait meme des différents tons de sa Voix qui commencait a muer prématurément et explosait parfois d’une facon particuliere.) Ou bien, il essayait une hypocrite note pa- thétique pour obtenir plus que sa part. Sa mere était tout a fait -198- préte a lui donner plus que sa part. Elle considérait comme ad- mis que lui, le « garcon », recfit la plus grosse portion. Mais quelque quantité qu’elle lui donnat, il en réclamait invariable- ment davantage. A chaque repas, elle le suppliait de ne pas étre égoiste, de se rappeler que sa petite soeur était malade et avait besoin, elle aussi, de nourriture. Mais c’était inutile. Il criait de rage quand elle s’arrétait de le servir, il essayait de lui arracher la casserole et la cuiller des mains, il s’appropriait des morceaux dans l’assiette de sa soeur. Il savait qu’il affamait sa mere et sa soeur, mais il ne pouvait s’en empécher. Il sentait meme qu’il avait le droit de le faire. La faim qui lui faisait crier les entrailles semblait le justifier. Entre les repas, si sa mere ne montait pas la garde, il puisait continuellement dans la misérable réserve de nourriture qui était sur l’étagere. Un jour, on distribua une ration de chocolat. Il n’y en avait pas eu depuis des semaines et des mois. Winston se souvenait clairement du précieux petit morceau de chocolat. C’était une tablette de deux onces (on parlait encore d’onces a cette époque) a partager entre eux trois. Il était évident qu’elle devait étre di- Visée en trois parts égales. Winston, comme s’il écoutait quelqu’un d’autre, s’entendit soudain demander d’une Voix mu- gissante la tablette entiere pour lui seul. Sa mere lui dit de ne pas étre gourmand. Il y eut une longue discussion avec des re- proches de part et d’autre, des cris, des gémissements, des pleurs, des remontrances, des marchés. Sa minuscule petite soeur, qui s’accrochait a sa mere des deux mains, exactement comme un petit de singe, était assise et, de ses grands yeux tristes, le regardait par-dessus l’épaule de sa mere. A la fin, celle-ci cassa les trois quarts de la tablette et les donna a Wins- ton. L’autre quart fut pour la petite soeur. La petite fille s’en em- para et la fixa d’un air morne. Elle ne savait peut-étre pas ce que c’était. Winston la regarda un moment puis, d’un bond rapide et soudain, arracha le chocolat d’entre les mains de sa soeur et s’enfuit Vers la porte. -199- — Winston ! Winston ! appela sa mere. Reviens, rends son chocolat a ta soeur. I1 s’arréta mais ne revint pas. Les yeux anxieux de sa mere étaient fixes sur son visage. Meme a ce moment-la, elle pensait a 1’événement, il ne savait lequel, qui était sur le point de se pro- duire. Sa soeur, consciente d’avoir été frustrée de quelque chose, avait poussé une faible plainte. Sa mere entoura 1’enfant de son bras et lui pressa le visage contre sa poitrine. Quelque chose lui dit que sa soeur était mourante. I1 se retourna et s’envola dans 1’escalier avec le chocolat qui lui collait aux doigts. I1 ne revit jamais sa mere. Apres avoir dévoré le chocolat, il se sentit quelque peu honteux de lui-meme et traina par les rues pendant plusieurs heures, jusqu’a ce que la faim le ramenat a la maison. Quand il rentra, sa mere avait disparu. A cette époque, c’était un événement déja normal. Rien n’avait disparu de la piece, sauf sa mere et sa soeur. On n’avait pris aucun vétement, pas meme le manteau de sa mere. I1 n’avait, a ce jour, aucune certitude de la mort de sa mere. I1 était tres possible qu’elle efit été simplement envoyée dans un camp de travail. Quant a sa soeur, elle pouvait avoir été versée, comme le fut Winston lui- méme, dans une des colonies d’enfants sans foyer (on les appe- lait Centres de Conversion) qui s’étaient développées a la faveur des guerres civiles. Ou on 1’avait peut-étre envoyée au camp de travail avec sa mere. Ou bien encore on 1’avait simplement lais- sée mourir n’importe ou. Le réve était encore tres net dans 1’esprit de Winston, sur- tout le geste du bras, enveloppant, protecteur, dans lequel la complete signification de ce réve semblait contenue. Son esprit se tourna vers un autre réve qu’il avait eu deux mois aupara- vant. -200- Exactement comme sa mere était assise sur le petit lit sale recouvert d’un couvre-pied blanc, l’enfant agrippée a elle, il l’aVait Vue assise dans un navire qui sombrait, loin au-dessous de lui. Elle s’enfoncait de plus en plus a chaque minute, mais levait encore les yeux Vers lui, a travers l’eau qui s’assombrissait. Il raconta a Julia l’histoire de la disparition de sa mere. Sans ouvrir les yeux, elle se retourna et s’installa dans une posi- tion confortable. — Je crois que tu étais un sale petit cochon dans ce temps- la, dit-elle indistinctement. Tous les enfants sont des cochons. — Oui. Mais le sens réel de l’histoire... Il était évident, a sa respiration, qu’elle s’endormait encore. Il aurait aimé continuer a parler de sa mere. D’apres ce qu’il pouvait s’en rappeler, il ne pensait pas qu’elle efit été une femme extraordinaire, encore moins une femme intelligente. Elle possédait cependant une sorte de noblesse, de pureté, sim- plement parce que les regles auxquelles elle obéissait lui étaient personnelles. Ses sentiments lui étaient propres et ne pouvaient étre changés de l’extérieur. Elle n’aurait pas pensé qu’une action inefficace est, par la, dépourvue de signification. Quand on ai- mait, on aimait, et quand on n’aVait rien d’autre a donner, on donnait son amour. Quand le dernier morceau de chocolat avait été enlevé, la mere avait serré l’enfant dans ses bras. C’était un geste inutile, qui ne changeait rien, qui ne produisait pas plus de chocolat, qui n’empéchait pas la mort de l’enfant ou la sienne, mais il lui semblait naturel de le faire. La femme réfugiée du bateau avait aussi couvert le petit garcon de son bras, qui n’était pas plus efficace contre les balles qu’une feuille de papier. Le Parti avait commis le crime de persuader que les impul- sions naturelles, les sentiments naturels étaient sans Valeur, -201- alors qu’i1 derobait en meme temps a 1’indiVidu tout pouvoir sur le monde materiel. Quand on se trouvait entre les griffes du Par- ti, ce que l’on sentait ou ne sentait pas, ce que l’on faisait ou se retenait de faire n’aVait litteralement aucune importance. On disparaissait et personne n’entendait plus parler de Vous, de VOS actes. Vous etiez aspire hors du cours de 1’Histoire. Les gens de deux generations auparavant n’essayaient pas de changer 1’Histoire. Ils etaient diriges par leur fidelite a des regles personnelles qu’i1s ne mettaient pas en question. Ce qui importait, c’etaient les relations individuelles, et un geste abso- lument inefficace, un baiser, une larme, un mot dit a un mou- rant, pouvaient avoir en eux-memes leur signification. Winston pensa soudain que les proletaires etaient demeu- res dans cette condition. Ils n’etaient pas fideles a un Parti, un pays ou une idee, ils etaient fideles 1’un a 1’autre. Pour la pre- miere fois de sa Vie, i1 ne meprisa pas les proletaires et ne pensa pas a eux simplement comme a une force inerte qui un jour nai- trait a la Vie et regenererait le monde. Les proletaires etaient restes humains. Ils ne s’etaient pas durcis interieurement. Ils avaient retenu les emotions primitives qu’i1 avait, lui, a reap- prendre par un effort conscient. A cette pensee, i1 se souvint, sans soulagement apparent, d’aVoir, i1 y avait quelques se- maines, Vu sur le pave une main arrachee, et de 1’aVoir poussee du pied dans le caniveau comme s’i1 s’agissait d’un trognon de chou. — Les proletaires sont des etres humains, dit-i1 tout haut. Nous ne sommes pas des humains. — Pourquoi ? demanda Julia, qui etait de nouveau reveillee. I1 reflechit un instant. -202- — Est-ce qu’i1 t’est jamais Venu a 1’idée, dit-i1, que le mieux que nous ayons a faire est simplement de nous en aller d’ici avant qu’i1 soit trop tard et de ne jamais nous revoir. — Oui, chéri. J’y ai pensé, plusieurs fois, mais je ne 1e ferai tout de meme pas. — Nous avons eu de la chance, dit-i1, mais ca ne peut pas durer beaucoup plus longtemps. Tu es jeune, tu parais normale et innocente. Si tu te tiens a distance de gens comme moi, tu peux Vivre encore cinquante ans. — Non. J’ai réfléchi a tout cela. Ce que tu fais, je 1e fais. Mais ne sois pas si déprimé. Je m’entends assez a rester en Vie. — I1 se peut que nous restions ensemble encore six mois, peut-étre un an, on ne sait pas, mais au bout du compte, nous sommes certains d’étre séparés. Est-ce que tu te rends compte a quel point nous serons seuls ? Quand ils se seront emparés de nous, nous ne pourrons rien, absolument rien 1’un pour 1’autre. Si je me confesse, ils te fusilleront. Si je ne me confesse pas, ils te fusilleront de la meme facon. Quoi que je dise, quoi que je fasse, et meme si je me retiens de parler, rien ne retardera ta mort de cinq minutes. Aucun de nous deux ne saura si 1’autre est Vivant ou mort. Nous serons absolument démunis, absolu- ment désarmés. La seule chose qui importe, c’est que nous ne nous trahissions pas 1’un 1’autre, mais, au fond, rien ne changera r1en. — Pour ce qui est de la confession, dit-elle, nous nous con- fesserons, c’est sfir. Tout le monde se confesse. On ne peut pas faire autrement. Ils Vous torturent. — Je ne parle pas de confession. Se confesser n’est pas tra- hir. Ce que l’on dit ou fait ne compte pas. Seuls les sentiments -203- comptent. S’ils peuvent m’amener a cesser de t’aimer, la sera la Vraie trahison. Elle considéra la question. — Ils ne le peuvent pas, dit-elle finalement. C’est la seule chose qu’ils ne puissent faire. Ils peuvent nous faire dire n ’imp0rte quoi, absolument n’importe quoi, mais ils ne peuvent nous le faire croire. Ils ne peuvent entrer en nous. — Non, dit-il avec un peu d’espoir. Non. C’est bien Vrai. Ils ne peuvent entrer en nous. Si l’on peut sentir qu’il Vaut la peine de rester humain, meme s’il ne doit rien en résulter, on les a battus. Il pensa au télécran et a son oreille toujours ouverte. Ils pouvaient Vous espionner nuit et jour, mais si l’on ne perdait pas la téte, on pouvait les déjouer. Malgré toute leur intelli- gence, ils ne s’étaient jamais rendus maitres du secret qui per- mettrait de découvrir ce que pense un autre homme. Peut-étre cela était-il moins Vrai quand on se trouvait entre leurs mains. On ne savait pas ce qui se passait au ministere de l’Amour, mais on pouvait le deViner: tortures, drogues, enregistrement des réactions nerveuses par des appareils sensibles, usure graduelle de la résistance par le manque de sommeil, la solitude et les in- terrogatoires continuels. Les faits, en tout cas, ne pouvaient étre dissimulés. Ils étaient découverts par des enquétes, on Vous en arrachait l’aVeu par la torture. Mais si le but poursuivi était, non de rester Vivant, mais de rester humain, qu’importait, en fin de compte, la découverte des faits ? On ne pouvait changer les sentiments. Meme soi-meme, on ne pouvait pas les changer, l’efit-on désiré. Le Parti pouvait mettre a nu les plus petits détails de tout ce que l’on avait dit ou pensé, mais les profondeurs de Votre coeur, dont les mouVe- -204- ments étaient mystérieux, méme pour Vous, demeuraient inVio- lables. -205- CHAPITRE VIII Ils l’aVaient fait, 51 la fin. Ils l’aVaient fait. La piece dans laquelle ils se trouvaient était longue et éclai- rée d’une lumiere douce. La Voix diminuée du télécran n’était plus qu’un murmure bas. La richesse du tapis bleu sombre don- nait, quand on marchait, l’impression du Velours. A l’extrémité de la piece, O’Brien, assis E1 une table, sous une lampe E1 abat- jour Vert, avait, de chaque cote de lui, un monceau de papiers. Il n’aVait pas pris la peine de lever les yeux quand le domestique avait introduit Winston et Julia. Le coeur de Winston battait si fort qu’il se demandait s’il pourrait parler. « Ils l’aVaient fait, ils l’aVaient fait. » C’est tout ce qu’il pouvait penser. Cela avait été un acte imprudent de Ve- nir 151, et une pure folie d’arriVer ensemble, bien qu’E1 la Vérité ils fussent Venus par des chemins différents et ne se soient rencon- trés qu’E1 la porte d’O’Brien. Mais de marcher seulement dans un tel lieu demandait un effort des nerfs. Ce n’était qu’en de tres rares occasions qu’on Voyait l’intérieur d’appartements de membres du Parti intérieur ou meme que l’on pénétrait dans le quartier de la Ville ou ils Vi- Vaient. L’atmosphere générale de l’énorme bloc d’appartements, la richesse et les Vastes dimensions de tout ce qui s’y trouvait, les odeurs non familieres de la bonne nourriture et du bon ta- bac, les ascenseurs silencieux et incroyablement rapides qui montaient et descendaient sans secousses, les serviteurs, en Veste blanche qui se dépéchaient 951 et la, tout était intimidant. -206- Quoiqu’il efit un bon prétexte pour Venir la, Winston était hanté a chaque pas par la crainte qu’un garde en uniforme noir n’apparaisse soudain a un détour, ne lui demande ses papiers et ne lui ordonne de sortir. Le domestique d’O’Brien, cependant, les avait regus tous deux sans hésitation. C’était un petit homme aux cheveux noirs, Vétu d’une Veste blanche, qui avait un Visage en forme de losange, absolument sans expression, qui pouvait étre un Visage de Chinois. Dans le passage a travers lequel il les conduisit, le parquet était couvert d’un épais tapis. Les murs étaient couverts d’un papier creme, les lambris étaient blancs, le tout d’une propreté exquise. Cela aussi était intimidant. Winston ne pouvait se rap- peler avoir jamais Vu un couloir dont les murs ne fussent pas salis par le frottement des corps. O’Brien avait entre les mains un bout de papier et semblait l’étudier attentivement. Son lourd Visage, penché de telle sorte qu’on pouvait Voir la ligne de son nez, paraissait a la fois formi- dable et intelligent. Pendant peut-étre Vingt secondes, il resta assis sans bouger. Puis il rapprocha de lui le phonoscript et lan- ga un message dans lejargon hybride des ministeres : Item an virgule cinq virgule sept approuvés entierement stop suggestion contenue item six absolum ent ridicule frisant crim epense’e annuler stop interrompre construction sage d’abord avoir estimations plus completes machinerie ae’rienne stop fin message. Il se leva délibérément de sa chaise et s’aVanga Vers eux d’un pas assourdi par le tapis. Un peu de l’atmosphere officielle semblait s’étre détachée de lui en meme temps que les mots no- Vlangue, mais son expression était plus sombre que de coutume, comme s’il n’était pas content d’étre dérangé. -207- La terreur que ressentait Winston fut soudain traversée par une pointe d’embarras. I1 1ui parut tout E1 fait possible qu’i1 efit simplement commis une stupide erreur. Que11e preuve rée11e avait-i1, en effet, qu’O’Brien ffit une sorte de conspirateur poli- tique ? Rien qu’un éclair des yeux et une unique remarque équi- Voque. Hors ce1a, i1 n’y avait que ses propres secretes supposi- tions fondées sur un réve. I1 ne pouvait meme pas se rabattre sur le prétexte qu’i1 était Venu emprunter 1e dictionnaire car, dans ce cas,1a présence de Julia ne s’exp1iquait pas. O’Brien, en passant devant 1e télécran, parut frappé d’une idée. I1 s’arréta, se tourna et pressa un bouton sur le mur. I1 y eut un bruit sec et aigu. La Voix s’était arrétée. Julia laissa échapper un petit cri, une sorte de cri de sur- prise. Meme dans sa panique, Winston fut trop abasourdi pour pouvoir tenir sa langue. — Vous pouVez1e fermer ! s’exc1ama-t-i1. — Oui, répondit O’Brien. Nous pouvons 1e fermer. Nous avons ce privilege. I1 était maintenant devant eux. Sa carrure so1ide dominait ce11e des deux autres et 1’expression de son Visage était encore indéchiffrable. I1 attendait, avec que1que rigidité, que Winston parlét. Mais sur que1 sujet ? Meme a1ors, on pouvait parfaite- ment concevoir qu’i1 était simplement un homme occupé qui se demandait avec irritation pourquoi on 1’aVait interrompu. Per- sonne ne parlait. Apres 1’arrét du télécran, un silence de mort parut régner dans la piece. Les secondes passaient, énormes. Winston, avec difficulté, continua E1 tenir les yeux fixes sur ceux de O’Brien. Le Visage sombre s’adoucit a1ors soudain en ce qui aurait pu étre une ébauche de sourire. De son geste caractéris- tique, O’Brien ajusta ses 1unettes sur son nez. -208- — Le dirai-je, ou Voulez-Vous 1e dire ? demanda-t-i1. — Je 1e dirai, répondit promptement Winston. Cette chose est-elle réellement fermée ? — Oui. Tout est fermé. Nous sommes seuls. — Nous sommes Venus ici parce que... I1 s’arréta, réalisant pour la premiere fois 1e manque de précision de ses propres motifs. Comme i1 ne savait pas, en fait, quelle sorte d’aide i1 attendait d’O’Brien, i1 ne lui était pas facile de dire pourquoi i1 était Venu. I1 poursuivit, conscient que ce qu’i1disait devait avoir un son faible et prétentieux. — Nous croyons qu’i1 existe une sorte de conspiration, de secrete organisation qui travaille contre le Parti, et que Vous en étes un des membres. Nous désirons nous joindre a cette orga- nisation et travailler pour elle. Nous sommes des ennemis du Parti. Nous ne croyons pas aux principes de 1’Angsoc. Nous sommes des criminels par la pensée. Nous commettons 1’adu1tere. Je Vous dis cela parce que nous Voulons nous mettre a Votre merci. Si Vous désirez que nous nous accusions d’une autre fagon, nous sommes préts. Winston s’arréta et regarda par-dessus son épaule avec la sensation que la porte s’était ouverte. En effet, le petit serviteur au Visage jaune était entré sans frapper. Winston Vit qu’i1portait un plateau sur lequel se trouvaient des Verres et une carafe. — Martin est des notres, dit O’Brien impassible. Par ici les Verres, Martin. Déposez-les sur la table ronde. Assez de chaises ? Alors nous ferions aussi bien de nous asseoir conforta- blement pour parler. Apportez une chaise pour Vous, Martin. Nous allons parler affaires. Vous pouvez, pendant dix minutes, cesser d’étre un domestique. -209- Le petit homme s’assit, tout a fait a son aise, et cependant aVec encore l’air d’un serViteur, l’air d’un Valet jouissant d’un privilege. Winston le regarda du coin de l’oeil. Il comprit que l’homme jouait une partie qui engageait toute sa Vie et qu’il es- timait dangereux d’abandonner, meme pour un instant, la per- sonnalité qu’il aVait adoptée. O’Brien saisit la carafe par le col et emplit les Verres d’un liquide rouge foncé. Ce geste éveilla chez Winston le souvenir confus de quelque chose qu’il aVait Vu il y aVait longtemps sur un mur ou une palissade, une grande bouteille faite d’arcs elec- triques, qui semblait s’éleVer et s’abaisser et Verser son contenu dans un Verre. Vue de dessus, la substance paraissait presque noire, mais dans la carafe, elle luisait comme un rubis. Elle aVait une odeur aigre-douce. Il Vit Julia prendre son Verre et le flairer aVec une franche curiosité. — Cela s’appelle du Vin, dit O’Brien aVec un faible sourire. Vous le connaissez par les liVres, sans doute. Je crains qu’il n’y en ait pas beaucoup qui aille au Parti extérieur. — Son Visage reprit son expression solennelle et il leVa son Verre. Je pense qu’il est bon de commencer par porter un toast. A Notre Chef, Emmanuel Goldstein. Winston prit son Verre aVec une certaine aVidité. Le Vin était un breuvage qu’il connaissait par ses lectures et dont il ré- Vait. Comme le presse-papier de Verre ou les bouts-rimés que M. Charrington se rappelait a demi, il appartenait a un passé romantique disparu, le Vieux temps, comme il l’appelait en se- cret. Il aVait toujours pensé, il ne saVait pourquoi, que le Vin était excessiVement sucré, comme la confiture de mfires, et qu’il aVait un effet immédiatement eniVrant. En réalité, quand il en Vint a l’aValer, il fut tout a fait désappointé. En réalité, apres aVoir bu du gin pendant des années, c’est a peine s’il était ca- pable de sentir le gout du Vin. Il posa le Verre Vide. -210- — Il existe donc quelqu’un qui est Goldstein ? demanda-t-il. — Oui. Il existe et il est vivant. Ou, je ne sais. — Et la conspiration ? L’organisation ? Est-elle réelle ? Elle n’est pas simplement une invention de la Police de la Pensée ? — Non, elle est réelle. Nous l’appelons la Fraternité. Vous n’en apprendrez jamais beaucoup plus sur la Fraternité, hors qu’elle existe et que vous en faites partie. J ’y reviendrai tout a l’heure. » — Il regarda sa montre. — Il est imprudent, meme pour les membres du Parti intérieur, de fermer le télécran plus d’une demi-heure. Vous n’auriez pas dfi venir ensemble et il vous faudra partir séparément. Vous, camarade, dit-il en incli- nant la téte dans la direction de Julia, vous allez partir la pre- miere. Nous avons environ vingt minutes a notre disposition. Vous comprenez que je dois commencer par vous poser cer- taines questions. Qu’étes-vous prepares a faire en général ? — Tout ce dont nous sommes capables, répondit Winston. O’Brien s’était légerement retourné sur sa chaise, de sorte qu’il faisait face a Winston. Il ignora presque Julia, tenant pour convenu que Winston pouvait parler en son nom. Ses paupieres battirent un moment sur ses yeux. Il se mit a poser des ques- tions d’une voix basse, sans expression, comme si c’était une routine, une sorte de catéchisme, dont il connaissait déja la plu- part des réponses. — If-“ates-vous préts a donner vos vies ? — Oui. — If-“ates-vous préts a tuer ? -211- — Oui. — A commettre des actes de sabotage pouvant entrainer la mort de centaines d’innocents ? — Oui. — Atrahir Votre pays aupres de puissances étrangeres ? — Oui. — Vous étes préts a tromper, a faire des faux, a extorquer, a corrompre les esprits des enfants, a distribuer les drogues qui font naitre des habitudes, a encourager la prostitution, a propa- ger les maladies Vénériennes, a faire tout ce qui est susceptible de causer la démoralisation du Parti et de l’affaiblir ? — Oui. — Si Votre intérét exigeait, par exemple, que de l’acide sul- furique ffit jeté au Visage d’un enfant seriez-Vous préts a le faire ? — Oui. — If-“ates-Vous préts a perdre Votre identité et a Vivre le reste de Votre existence comme gargon de café ou docker ? — Oui. — FIGS-VOUS préts a Vous suicider si nous Vous l’ordonnons et quand nous Vous l’ordonnerons ? — Oui. -212- — FIGS-VOUS prets, tous deux, a Vous séparer et a ne jamais Vous revoir ? — Non !jeta Julia. Il sembla a Winston qu’un long moment s’écoulait avant qu’il put répondre. Un instant meme, il crut etre privé du pou- Voir de parler. Sa langue s’agitait sans émettre de son. Elle commencait les premieres syllabes d’un mot, puis d’un autre, recommencait encore et encore. Il ne savait pas, avant qu’il l’efit dit, quel mot il allait prononcer. — Non ! dit-il enfin. — Vous faites bien de me le faire savoir, dit O’Brien. Il est nécessaire que nous sachions tout. Il se tourna Vers Julia et ajouta, d’une Voix un peu plus ex- pressive : — Comprenez-Vous que, meme s’il survit, ce sera peut-etre sous l’aspect d’une personne différente ? Nous pouvons etre obliges de lui donner une autre identité. Son Visage, ses gestes, la forme de ses mains, la couleur de ses cheveux, meme sa Voix, seraient différents. Et Vous-meme pourrez etre devenue une personne différente. Nos chirurgiens peuvent changer les gens et les rendre absolument méconnaissables. Il arrive que ce soit nécessaire. Nous faisons meme parfois l’amputation d’un membre. Winston ne put s’empecher de lancer de cote un autre re- gard au Visage mongolien de Martin. Il ne put Voir aucune cica- trice. Julia avait un peu pali, ce qui fit ressortir ses taches de rousseur, mais elle affronta bravement O’Brien. Elle murmura quelque chose qui ressemblait a un assentiment. -213- — Bien. Ainsi, c’est réglé. Il y avait sur la table une boite de cigarettes en argent. O’Brien, d’un air quelque peu absent, la poussa Vers eux. Il en prit une lui-meme, puis se leva et se mit a marcher lentement de long en large comme si, debout, il pouvait mieux réfléchir. C’étaient de tres bonnes cigarettes tres épaisses et bien tassées, au papier d’une douceur soyeuse non familiere. O’Brien regarda encore sa montre-bracelet. — Vous feriez mieux de retourner a l’office, Martin. Je tournerai le bouton du télécran dans un quart d’heure. Regardez bien les Visages de ces camarades avant de Vous en aller. Vous les reverrez. Moi, peut-étre pas. Les yeux noirs du petit homme, exactement comme ils l’aVaient fait a la porte d’entrée, Vacillerent en regardant leurs Visages. Il classait leur aspect dans sa mémoire, mais il n’éprouVait pour eux aucun intérét, ou du moins ne paraissait en éprouver aucun. Winston se dit qu’un Visage synthétique était peut-étre in- capable de changer d’expression. Sans parler ni faire aucune sorte de salutation, Martin se retira en fermant silencieusement la porte derriere lui. O’Brien arpentait la piece, une main dans la poche de sa combinaison noire, l’autre tenant sa cigarette. — Vous comprenez, dit-il, que Vous lutterez dans l’obscurité. Vous serez toujours dans l’obscurité. Vous recevrez des ordres et y obéirez sans savoir pourquoi. Je Vous enverrai plus tard un livre dans lequel Vous étudierez la Vraie nature de la société dans laquelle nous Vivons et la tactique par laquelle nous la détruirons. Quand Vous aurez lu ce livre, Vous serez tout a fait membres de la Fraternité. Mais entre les fins générales pour lesquelles nous luttons et les devoirs immédiats du mo- ment, Vous ne saurez jamais rien. Je Vous dis que la Fraternité -214- existe, mais je ne peux vous dire si elle comprend une centaine de membres ou dix millions. Pour ce que vous en connaitrez personnellement, vous ne serez jamais capables de dire si elle comprend meme une douzaine de membres. Vous aurez des contacts avec trois ou quatre personnes qui seront remplacees de temps en temps au fur et a mesure de leur disparition. Comme ceci est votre premier contact, il sera maintenu. Les ordres que vous recevrez viendront de moi. Si nous jugeons ne- cessaire de communiquer avec vous, ce sera par l’entremise de Martin. Quand vous serez finalement pris, vous vous confesse- rez. C’est inevitable. Mais, mis a part vos propres actes, vous aurez tres peu a confesser. Vous ne pourrez trahir qu’une poi- gnee de gens sans importance. Vous ne me trahirez probable- ment meme pas. D’ici la, je serai peut-etre mort, ou je serai de- venu une personne differente, avec un visage different. Il continuait a marcher de long en large sur le tapis epais. En depit de sa corpulence, il y avait une grace remarquable dans ses mouvements. Elle se manifestait meme dans le geste avec lequel il mettait sa main dans sa poche ou roulait une cigarette. Plus meme que de face, il donnait une impression de sfirete de soi et d’intelligence teintee d’ironie. Quelle que put etre son ar- deur, il n’avait rien du fanatique mu par une idee fixe. Quand il parlait de meurtre, de suicide, de maladie venerienne, de membres amputes et de visages modifies, c’etait avec un leger accent de persiflage. « C’est inevitable, semblait dire sa voix. C’est ce que nous devons faire sans flechir. Mais ce n’est pas ce que nous ferons quand la vie vaudra de nouveau la peine d’etre vecue. » Une vague d’admiration, presque de devotion a l’adresse d’O’Brien afflua en Winston. Il avait pour l’instant oublie la sil- houette symbolique de Goldstein. Quand on regardait les epaules puissantes d’O’Brien et son visage aux traits grossiers, si laid et pourtant tellement civilise, il etait impossible de croire qu’il pourrait etre defait. Il n’y avait pas de stratageme a la hau- -215- teur duquel il ne ffit pas, de danger qu’il ne put prévoir. Meme Julia semblait impressionnée. Elle avait laissé tomber sa ciga- rette de sa bouche et écoutait attentivement. O’Brien poursui- Vit : — Vous devez avoir entendu des rumeurs sur l’existence de la Fraternité. Sans doute Vous en étes-Vous formé une image qui Vous est personnelle. Vous avez probablement imaginé une puissante organisation clandestine de conspirateurs qui se ren- contrent secretement dans des caves, qui griffonnent des mes- sages sur les murs, qui se reconnaissent mutuellement par des mots de passe ou par des mouvements spéciaux de la main. Il n’existe rien de ce genre. Les membres de la Fraternité n’ont aucun moyen de se reconnaitre et un membre ne peut connaitre l’identité que de tres peu d’autres. Goldstein lui-meme, s’il tom- bait entre les mains de la Police de la Pensée, ne pourrait leur donner une liste complete des membres ou aucune information qui pourrait les amener a avoir une liste complete. Une telle liste n’existe pas. La Fraternité ne peut étre anéantie parce qu’elle n’est pas une organisation, dans le sens ordinaire du terme. Rien ne relie ses membres, sinon une idée qui est indes- tructible. Vous n’aurez jamais, pour Vous soutenir, que cette idée. Vous n’aurez aucun camarade et aucun encouragement. A la fin, quand Vous serez pris, Vous ne recevrez aucune aide. Nous n’aidons jamais nos membres, jamais. S’il est absolument nécessaire que quelqu’un garde le silence, nous pouvons tout au plus introduire parfois en cachette une lame de rasoir dans la cellule d’un prisonnier. Il faudra Vous habituer a Vivre sans ob- tenir de résultats et sans espoir. Vous travaillerez un bout de temps, Vous serez pris, Vous Vous confesserez et Vous mourrez. Ce sont les seuls résultats que Vous Verrez jamais. Il n’y a au- cune possibilité pour qu’un changement perceptible ait lieu pendant la durée de notre existence. Nous sommes des morts. Notre seule Vie réelle est dans l’aVenir. Nous prendrons part a cet avenir sous forme de poignées de poussiere et d’esquilles d’os. Mais a quelle distance de nous peut étre ce futur, il est im- -216- possible de le savoir. Ce peut étre un millier d’années. Actuelle- ment, rien n’est possible, sauf d’étendre petit a petit la surface du jugement sain. Nous ne pouvons agir de concert. Nous pou- vons seulement diffuser nos connaissances d’individu a indivi- du, de génération en génération. En face de la Police de la Pen- sée, il n’y a pas d’autre voie. Il s’arréta et regarda sa montre pour la troisieme fois. — Il est presque temps que vous partiez, camarade, dit-il a Julia. Attendez. Le carafon est encore a moitié plein. Il remplit les verres et, prenant le sien par le pied, l’éleva. — A quoi devons-nous boire, cette fois ? dit-il avec toujours la meme légere teinte d’ironie. A la confusion de la Police de la Pensée ? Ala mort de Big Brother ? A l’humanité ? A l’avenir ? — Au passé, répondit Winston. — Le passé est plus important, consentit O’Brien grave- ment. Ils viderent leurs verres et un moment apres Julia se leva pour partir. O’Brien prit sur un secrétaire une petite boite et tendit a Julia une tablette blanche et plate qu’il lui dit de mettre sur sa langue. Il était important de ne pas sortir avec l’odeur de Vin sur soi. Les employés de l’ascenseur étaient tres observa- teurs. Sitot que la porte se referma sur Julia, il sembla oublier son existence. Il fit encore quelques pas dans la piece, puis s’arréta. — Il y a des details a régler, dit-il. Je présume que vous avez un endroit quelconque o1‘1 vous cacher ? -217- Winston parla de la piece qui était au-dessus de la boutique de M. Charrington. — Pour l’instant, cela suffira. Plus tard, nous arrangerons quelque chose d’autre pour Vous. Il est important de changer fréquemment de cachette. Entre-temps, je Vous enverrai un exemplaire du livre. — Meme O’Brien, remarqua Winston, sem- blait prononcer ce mot comme s’il était en italique. — Le livre de Goldstein, je Veux dire, aussitot que possible. Il faudra peut-étre quelques jours pour que j’en obtienne un. Il n’en existe pas beaucoup, comme Vous pouvez l’imaginer. La Police de la Pen- sée les pourchasse et les détruit presque aussi rapidement que nous pouvons les sortir. Cela importe tres peu. Le livre est in- destructible. Si le dernier exemplaire était détruit, nous pour- rions le reproduire presque mot pour mot. Apportez-Vous une serviette pour travailler ? — En général, oui. — Comment est-elle ? — Noire. Tres usée. A deux courroies. — Noire, deux courroies, tres usée. Bon. Un jour proche, je ne peux Vous donner de date, un des messages que l’on Vous envoie pour Votre travail contiendra un matin une coquille et Vous aurez a réclamer une autre copie. Le lendemain Vous irez travailler sans Votre serviette. A un moment de la journée, dans la rue, un homme Vous touchera le bras et Vous dira : « Je crois que Vous avez laissé tomber Votre serviette. » Celle qu’il Vous donnera contiendra un exemplaire du livre de Goldstein. Vous le retournerez avant quatorze jours. Ils garderent un moment le silence. -218- — Il reste encore deux minutes avant que Vous ayez a partir, dit O’Brien. Nous nous rencontrerons encore, si nous devons nous rencontrer... Winston leva Vers lui les yeux. — La ou il n’y a plus de ténebres...continua-t-il en hésitant. O’Brien acquiesca sans manifester de surprise. — La ou il n’y a plus de ténebres, répéta-t-il, comme s’il avait reconnu l’allusion. Et entre-temps, y a-t-il quelque chose que Vous désiriez dire avant de partir ? Un message ? Une ques- tion ? Winston réfléchit. Il ne semblait pas y avoir d’autre ques- tion qu’il Voulfit poser. Encore moins sentait-il le désir d’émettre des généralités ronflantes. Au lieu de penser a quelque chose qui se rapporterait directement a O’Brien ou a la Fraternité, il lui Vint a l’esprit une sorte de tableau composite de la sombre chambre dans laquelle sa mere avait passé ses der- niers jours, de la petite piece au-dessus du magasin de M. Charrington, du presse-papier de Verre et de la gravure sur acier dans son cadre de bois de rosé. Presque au hasard, il dit : — Avez-Vous jamais entendu une Vieille chanson qui com- mence ainsi : «Oranges et citrons, disent les cloches de Saint- Clement?» O’Brien acquiesca. Avec une sorte de courtoisie grave, il compléta la strophe : Oranges et citrons, disent les cloches de Saint-Clém ent, -219- Tu me dois trois farthings, disent les cloches de Saint- Martin, Quand me paieras-ta ? disent les cloches du Vieux Bailey, Quandje serai riche, disent les cloches de Shoreditch. — Vous saviez la derniere ligne ! dit Winston. — Oui, je savais la derniere ligne. Et maintenant, je crois qu’i1 est temps que Vous partiez. Vous feriez mieux de me laisser Vous donner une de ces tablettes. Quand Winston se leva, O’Brien tendit la main. Sa poigne puissante serra la main de Winston jusqu’aux os. A la porte, Winston se retourna, mais O’Brien semblait déja en train de le rejeter de son esprit. I1 attendait, sa main sur le bouton qui commandait 1e télécran. Winston put Voir dans le fond la table a écrire avec sa lampe a abat-jour Vert, 1e phonoscript et les cor- beilles a télégrammes bourrées de papiers. L’incident était clos. « Dans trente secondes, se dit-i1, O’Brien aurait repris, pour le service du Parti, son important travail interrompu. » -220- CHAPITRE IX Winston était gélatineux de fatigue. Gélatineux était le mot juste, qui lui était spontanément Venu a l’esprit. Son corps lui semblait avoir, non seulement la faiblesse de la gelée, mais son aspect translucide. Il avait l’impression que s’il levait la main, il pourrait Voir la lumiere a travers elle. Tout le sang et toute la lymphe de son corps avaient été drainés par une énorme dé- bauche de travail, ne laissant qu’une fréle structure de nerfs, d’os et de peau. Toutes ses sensations semblaient amplifiées. Sa combinaison lui irritait les épaules, le pavé lui chatouillait les pieds, meme ouvrir et fermer la main demandait un effort qui faisait craquer les jointures. Il avait, en cinq jours, travaillé plus de quatre-Vingt-dix heures. Tous les autres du ministere en avaient fait autant. Maintenant, c’était fini, et il n’aVait littéralement rien a faire, aucun travail d’aucune sorte pour le Parti, jusqu’au lendemain matin. Il pourrait passer six heures dans la cachette et neufdans son propre lit. Par un doux apres-midi ensoleillé, il remontait lentement une rue sale en direction du magasin de M. Charrington. Il te- nait l’oeil ouvert pour surveiller les patrouilles, mais, sans rai- son, il était convaincu que cet apres-midi-la il n’y avait aucun danger que quelqu’un Vienne le géner. La lourde serviette qu’il portait lui cognait le genou a chaque pas et faisait monter et descendre, dans la peau de sa jambe, une sensation de fourmil- lement. Dans la serviette était placé le livre qu’il possédait de- puis six jours, et qu’il n’aVait pourtant pas ouvert ni meme re- gardé. -221- Au sixieme jour de la Semaine de la Haine, apres les pro- cessions, les discours, les cris, les chants, les bannieres, les af- fiches, les films, les effigies de cire, le roulement des tambours, le glapissement des trompettes, le bruit de pas des défilés en marche, le grincement des chenilles de tanks, le mugissement des groupes d’aéroplanes, le grondement des canons, apres six jours de tout cela, alors que le grand orgasme palpitait Vers son point culminant, que la haine générale contre l’Eurasia s’était échauffée et en était arrivée a un délire tel que si la foule avait pu mettre la main sur les deux mille criminels eurasiens qu’on devait pendre en public le dernier jour de la semaine, elle les aurait certainement mis en pieces ; juste a ce moment, on an- nonca qu’apres tout l’Océania n’était pas en guerre contre l’Eurasia. L’Océania était en guerre contre l’Estasia. L’Eurasia était un allié. Il n’y eut naturellement aucune déclaration d’un change- ment quelconque. On apprit simplement, partout a la fois, avec une extreme soudaineté, que l’ennemi c’était l’Estasia et non l’Eurasia. Winston prenait part a une manifestation dans l’un des squares du centre de Londres quand la nouvelle fut connue. C’était la nuit. Les Visages et les bannieres rouges étaient éclai- rés d’un flot de lumiere blafarde. Le square était bondé de plu- sieurs milliers de personnes dont un groupe d’enViron un mil- lier d’écoliers revétus de l’uniforme des Espions. Sur une plate- forme drapée de rouge, un orateur du Parti intérieur, un petit homme maigre aux longs bras disproportionnés, au crane large et chauve sur lequel étaient disséminées quelques rares meches raides, haranguait la foule. C’était une petite silhouette de bau- druche hygiénique, contorsionnée par la haine. Une de ses mains s’agrippait au tube du microphone tandis que l’autre, énorme et menacante au bout d’un bras osseux, déchirait l’air au-dessus de sa téte. -222- Sa Voix, rendue métallique par les haut-parleurs, faisait re- tentir les mots d’une interminable liste d’atrocités, de mas- sacres, de déportations, de pillages, de Viols, de tortures de pri- sonniers, de bombardements de civils, de propagande menson- gere, d’agressions injustes, de traités Violés. Il était presque im- possible de l’écouter sans étre d’abord convaincu, puis affolé. La fureur de la foule croissait a chaque instant et la Voix de l’orateur était noyée dans un hurlement de béte sauvage quijail- lissait involontairement des milliers de gosiers. Les glapisse- ments les plus sauvages Venaient des écoliers. L’orateur parlait depuis peut-étre Vingt minutes quand un messager monta en toute hate sur la plate-forme et lui glissa dans la main un bout de papier. Il le déplia et le lut sans inter- rompre son discours. Rien ne changea de sa Voix ou de ses gestes ou du contenu de ce qu’il disait mais les noms, soudain, furent différents. Sans que rien ffit dit, une Vague de compre- hension parcourut la foule. L’Océania était en guerre contre l’Estasia ! Il y eut, le moment d’apres, une terrible commotion. Les bannieres et les affiches qui décoraient le square tombaient toutes a faux. Presque la moitié d’entre elles montraient des Vi- sages de l’ennemi actuel. C’était du sabotage! Les agents de Goldstein étaient passés par la. Il y eut un interlude tumultueux au cours duquel les affiches furent arrachées des murs, les ban- nieres réduites en lambeaux et piétinées. Les Espions accompli- rent des prodiges d’actiVité en grimpant jusqu’au faite des toits pour couper les banderoles qui flottaient sur les cheminées. Mais en deux ou trois minutes, tout était terminé. L’orateur, qui étreignait encore le tube du microphone, les épaules courbées en avant, la main libre déchirant l’air, avait sans interruption continué son discours. Une minute apres, les sauvages hurlements de rage éclataient de nouveau dans la foule. La Haine continuait exactement comme auparavant, sauf que la cible avait été changée. -223- Ce qui impressionna Winston quand il y repensa, c’est que l’orateur avait passé d’une ligne politique a une autre exacte- ment au milieu d’une phrase, non seulement sans arréter, mais sans meme changer de syntaxe. A ce moment-la, Winston avait eu d’autres sujets de preoc- cupation. C’est pendant le désordre du moment, pendant que les affiches étaient déchirées et jetées, qu’un homme dont il ne vit pas le visage lui avait frappé l’épaule et dit: « Pardon, je crois que vous avez laissé tomber votre serviette. » Il prit la serviette d’un geste distrait, sans mot dire. Il savait qu’il faudrait attendre quelques jours avant qu’il efit la possibili- té de l’ouvrir. Des la fin de la manifestation, il se rendit tout droit au ministere, bien qu’il ffit pres de vingt-trois heures. L’équipe entiere du ministere avait fait comme lui. Les ordres que déja émettaient les télécrans pour les rappeler a leurs postes étaient a peine nécessaires. L’Océania était en guerre contre l’Estasia. L’Océania avait donc toujours été en guerre contre l’Estasia. Une grande partie de la littérature politique de cinq années était maintenant com- pletement surannée. Exposes et récits de toutes sortes, jour- naux, livres, pamphlets, films, disques, photographies, tout de- vait étre rectifié, a une vitesse éclair. Bien qu’aucune directive n’efit jamais été formulée, on savait que les chefs du Commissa- riat entendaient qu’avant une semaine ne demeure nulle part aucune mention de la guerre contre l’Eurasia et de l’alliance avec l’Estasia. Le travail était écrasant, d’autant plus que les procédés qu’il impliquait ne pouvaient étre appelés de leurs vrais noms. Au Commissariat aux Archives, tout le monde travaillait dix- huit heures sur vingt-quatre, avec deux intervalles de trois heures de sommeil hatif. Des matelas furent montés des caves et étalés dans tous les couloirs. Les repas consistaient en sand- -224- wiches, et du café de la Victoire était apporté sur des chariots roulants par des gens de la cantine. Chaque fois que Winston s’arrétait pour un de ses tours de sommeil, il tachait de ne pas laisser de travail a faire sur son bureau. Mais lorsqu’il se trainait, les yeux collants et malades, vers sa cabine, c’était pour trouver une autre pluie de cylindres de papier qui recouvraient le bureau comme un monceau de neige et commencaient a s’abattre sur le parquet. Si bien que le premier travail était toujours de les entasser en une pile assez réguliere pour avoir la place de travailler. Le pire était que le travail n’était pas du tout purement mécanique. Souvent, il suf- fisait simplement de substituer un nom a un autre, mais tout rapport détaillé d’événements demandait de l’attention et de l’imagination. Les connaissances géographiques memes, neces- saires pour transférer la guerre d’une partie du monde dans une autre, étaient considérables. Au troisieme jour, il avait des maux d’yeux insupportables et il lui fallait essuyer ses verres a chaque instant. C’était comme de lutter contre une tache physique écrasante, quelque chose qu’on aurait le droit de refuser, mais que l’on était néanmoins nerveusement anxieux d’accomplir. Autant qu’il put s’en souve- nir, Winston n’était pas troublé par le fait que tous les mots qu’il murmurait au phonoscript, tous les traits de son crayon a encre étaient des mensonges délibérés. Il était aussi désireux que n’importe qui dans le Département, que la falsification ffit par- faite. Le sixieme jour au matin, l’écoulement des cylindres ralen- tit. Pendant pres d’une demi-heure, rien ne sortit du tube, puis il y eut un autre cylindre, puis plus rien. Partout, au meme mo- ment, le travail ralentit. Un profond et secret soupir fut exhalé dans tout le Commissariat. Une oeuvre importante, dont on ne pourrait jamais parler, venait d’étre achevée. Il était maintenant -225- impossible a aucun étre humain de prouver par des documents qu’il y avait jamais eu une guerre contre l’Eurasia. A douze heures, il fut annoncé de facon inattendue que tous les employés du ministere étaient libres jusqu’au lende- main matin. Winston portait encore la serviette qui contenait le livre. Elle était restée entre ses pieds pendant qu’il travaillait et sous son corps pendant qu’il dormait. Il rentra chez lui, se rasa, et s’endormit presque dans le bain, bien que l’eau ffit a peine plus que tiede. Avec une sorte de Voluptueux grincement de ses articula- tions, il monta l’escalier au-dessus du magasin de M. Charrington. Il était fatigué, mais n’aVait plus sommeil. Il ouvrit la fenétre, alluma le petit fourneau a pétrole sale et posa dessus une casserole d’eau pour le café. Julia arriverait bientot. D’ici la, il y avait le livre. Il s’assit dans le fauteuil usé et défit les courroies de la serviette. C’était un lourd Volume noir, relié par un amateur, sans nom ni titre sur la couverture. L’impression paraissait légere- ment irréguliere. Les pages étaient usées sur les bords et se se- paraient facilement, comme si le livre avait passé entre beau- coup de mains. Sur la page de garde, il y avait l’inscription sui- Vante : THEORIE ET PRATIQUE DU COLLECTIVISME OLIGARCHIQUE par Emmanuel Goldstein -226- Winston commenga a lire : CHAPITRE I L’IGNORANCE C’EST LA FORCE Au cours des époques historiques, et probablement depuis la fin de Page néolithique, i1 y eut dans le monde trois classes : la classe supérieure, la classe moyenne, la classe inférieure. Elles ont été subdivisées de beaucoup de fagons, elles ont porté d’innombrab1es noms différents, la proportion du nombre d’indiVidus que comportait chacune, aussi bien que leur attitude les unes Vis-a-Vis des autres ont Varié d’age en age. Mais la structure essentielle de la société n’a jamais Varié. Meme apres d’énormes poussées et des changements apparemment irrevo- cables, la meme structure s’est toujours rétablie, exactement comme un gyroscope reprend toujours son équilibre, aussi loin qu’on 1e pousse d’un cote ou de1’autre. Les buts de ces trois groupes sont absolument inconci- liables. Winston s’arréta de lire, surtout pour jouir du fait qu’i1 était en train de lire, dans le confort et la sécurité. I1 était seul. Pas de télécran, pas d’orei11e au trou de la serrure, pas d’impu1sion nerveuse 1e poussant a regarder par-dessus son épaule ou a couvrir la page de sa main. L’air doux de 1’été se jouait contre son Visage. De quelque part, au loin, arrivaient des cris affaiblis d’enfants. Dans la chambre elle-meme, i1 n’y avait aucun bruit, sauf la Voix d’insecte de 1’hor1oge. I1 s’enfonga plus profondément dans le fauteuil et posa ses pieds sur le garde-feu. C’était 1e bonheur, C’était 1’éternité. -227- Soudain, comme on fait parfois d’un livre dont on sait qu’en fin de compte on lira et relira tous les mots, il l’ouVrit a une page et se trouva au chapitre III. Il continua a lire : CHAPITRE III LA GUERRE C’EST LA PAIX La division du monde en trois grands Etats principaux est un événement qui pouvait étre et, en Vérité, était prévu avant le milieu du Vingtieme siecle. Avant l’absorption de l’Europe par la Russie et de l’Empire britannique par les Etats-Unis, deux des trois puissances actuelles, l’Eurasia et l’Océania, étaient déja effectivement constituées. La troisieme, l’Estasia, n’émergea comme unité distincte qu’apres une autre décennie de luttes confuses. Les frontieres entre les trois super-Etats sont, en quelques endroits arbitraires. En d’autres, elles Varient suivant la fortune de la guerre, mais elles suivent en général les tracés géographiques. L’Eurasia comprend toute la partie nord du continent eu- ropéen et asiatique, du Portugal au détroit de Behring. L’Océania comprend les Amériques, les iles de l’Atlantique, y compris les iles Britanniques, l’Australie et le Sud de l’Afrique. L’Estasia, plus petite que les autres, et avec une frontiere occidentale moins nette, comprend la Chine et les contrées me- ridionales de la Chine, les iles du Japon et une portion impor- tante, mais Variable, de la Mandchourie, de la Mongolie et du Tibet. Groupés d’une fagon ou d’une autre, ces trois super-Etats sont en guerre d’une fagon permanente depuis Vingt-cinq ans. La guerre, cependant, n’est plus la lutte désespérée jusqu’a l’anéantissement qu’elle était dans les premieres décennies du -228- Vingtieme siecle. C’est une lutte dont les buts sont limités, entre combattants incapables de se détruire l’un l’autre, qui n’ont pas de raison matérielle de se battre et ne sont divisés par aucune difference idéologique Véritable. Cela ne Veut pas dire que la conduite de la guerre ou l’attitude dominante en face d’elle soit moins sanguinaire ou plus chevaleresque. Au contraire, l’hystérie guerriere est continue et universelle dans tous les pays, et le Viol, le pillage, le meurtre d’enfants, la mise en escla- Vage des populations, les représailles contre les prisonniers qui Vont meme jusqu’a les faire bouillir ou a les enterrer Vivants, sont considérés comme normaux. Commis par des partisans et non par l’ennemi, ce sont des actes méritoires. Mais, dans un sens matériel, la guerre engage un tres petit nombre de gens qui sont surtout des spécialistes tres entrainés et, comparativement, cause peu de morts. La lutte, quand il y en a une, a lieu sur les Vagues frontieres dont l’homme moyen peut seulement deviner l’emplacement, ou autour des Forteresses flottantes qui gardent les points stratégiques des routes mari- times. Dans les centres civilisés, la guerre signifie surtout une diminution continuelle des produits de consommation et la chute, parfois, d’une bombe-fusée qui peut causer quelques Vingtaines de morts. La guerre a, en fait, change de caractere. Plus exactement, l’ordre d’importance des raisons pour lesquelles la guerre est engagée a change. Des motifs qui existaient déja, mais dans une faible mesure, lors des grandes guerres du début du XX‘? siecle, sont maintenant devenus essentiels. Ils sont ouvertement re- connus et l’on agit en consequence d’apres eux. Pour comprendre la nature de la présente guerre, car en dépit des regroupements qui se succedent a peu d’interValle, c’est toujours la méme guerre, on doit réaliser d’abord, qu’il est impossible qu’elle soit decisive. Aucun des trois super-Etats ne pourrait étre définitivement conquis, meme par les deux autres. -229- Les forces sont trop également partagées, les défenses natu- relles trop formidables. L’Eurasia est protégée par ses Vastes étendues de terre, l’Océania par la largeur de l’Atlantique et du Pacifique, l’Estasia par la fécondité et l’habileté de ses habitants. En deuxieme lieu il n’y a plus, au sens matériel, de raison pour se battre. Avec l’établissement des économies intérieures dans lesquelles la production et la consommation sont engre- nées l’une dans l’autre, la lutte pour les marchés, qui était l’une des principales causes des guerres antérieures, a disparu. La compétition pour les matieres premieres n’est plus une question de Vie ou de mort. Dans tous les cas, chacun des trois super- Etats est si Vaste qu’il peut obtenir a l’intérieur de ses frontieres presque tous les matériaux qui lui sont nécessaires. Pour autant que la guerre ait un but directement econo- mique, c’est une guerre engagée pour la puissance de la main- d’oeuVre. Entre les frontieres des trois super-Etats, dont aucun ne parvient a le posséder en permanence, s’étend un quadrilatere approximatif dont les sommets sont a Tanger, Brazzaville, Dar- win et Hong-Kong, et qui contient environ un cinquieme de la population du globe. C’est pour la possession de ces régions surpeuplées et du pole glacé du Nord que les trois puissances sont constamment en guerre. En pratique, aucune puissance ne régit jamais la surface entiere de l’espace disputé. Des portions de cette surface changent constamment de main et c’est la VO- lonté de s’emparer d’un fragment ou d’un autre de ces pays par une soudaine trahison qui dicte les changements sans fin des groupements. Tous les territoires disputés contiennent des minéraux de Valeur et quelques-uns fournissent d’importants produits Vege- -230- taux comme le caoutchouc, dont il est nécessaire, dans les pays plus froids, de faire la synthese, par des méthodes comparati- vement onéreuses. Mais ils contiennent surtout une réserve inépuisable de main-d’oeuvre a bon marché. La puissance qui régit l’Afrique équatoriale ou les contrées du Moyen-Orient ou l’Inde du Sud, ou l’archipel Indonésien, dispose de vingtaines ou de centaines de millions de coolies qui travaillent durement pour des salaires de famine. Les habitants de ces pays, réduits plus ou moins ouverte- ment a l’état d’esclaves, passent continuellement d’un conque- rant a un autre. Ils sont employés, comme une quantité donnée de charbon ou d’huile humains, a produire plus d’armes, a s’emparer de plus de territoires et a posséder une plus grande puissance de main-d’oeuvre pour produire plus d’armes, pour s’emparer de plus de territoires, et ainsi de suite indéfiniment. Il est a noter que la lutte ne dépasse jamais réellement les limites des surfaces disputées. Les frontieres de l’Eurasia recu- lent et avancent entre le bassin du Congo et le rivage nord de la Méditerranée. Les iles de l’océan Indien et du Pacifique sont constamment prises et reprises par l’Océania ou par l’Estasia. En Mongolie, la ligne qui sépare l’Eurasia de l’Estasia n’est ja- mais stable. Autour du pole, les trois puissances revendiquent de vastes territoires qui sont en fait, en grande partie, inhabités et inexplorés. Mais le niveau de puissance reste toujours ap- proximativement équivalent, et le territoire qui forme le coeur de chaque super-Etat demeure toujours inviolé. Qui plus est, le travail des peuples exploités autour de l’Equateur n’est pas réellement nécessaire a l’économie mon- diale. Il n’ajoute rien a la richesse du monde, puisque tout ce qu’il produit est utilisé a des fins de guerre. Lorsqu’on livre une guerre, c’est toujours pour étre en meilleure position pour livrer une autre guerre. Par leur travail, les populations esclaves per- mettent de hater la marche de l’éternelle guerre. Mais si elles — 231- n’existaient pas, la structure de la société et le processus par lequel elle se maintient ne seraient pas essentiellement diffé- rents. Le but primordial de la guerre moderne (en accord avec les principes de la double-pensée, ce but est en meme temps recon- nu et non reconnu par les cerveaux directeurs du Parti inte- rieur) est de consommer entierement les produits de la machine sans élever le niveau general de la Vie. Depuis la fin du XIX‘? siecle, le probleme de l’utilisation du surplus des produits de consommation a été latent dans la so- ciété industrielle. Actuellement, alors que peu d’étres humains ont suffisamment a manger, ce probleme n’est évidemment pas urgent, et il pourrait ne pas le devenir, alors meme qu’aucun procédé artificiel de destruction n’aurait été mis en oeuvre. Le monde d’aujourd’hui est un monde nu, affamé, dilapidé, comparé au monde qui existait avant 1914, et encore plus si on le compare a l’aVenir qu’imaginaient les gens de cette époque. Dans les premieres années du XX‘? siecle, la Vision d’une société future, incroyablement riche, jouissant de loisirs, disci- plinée et efficiente, un monde aseptisé et étincelant de Verre, d’acier, de béton d’un blanc de neige, faisait partie de la cons- cience de tous les gens qui avaient des lettres. La science et la technologie se développaient avec une prodigieuse rapidité et il semblait naturel de présumer qu’elles continueraient a se déve- lopper. Cela ne se produisit pas, en partie, a cause de l’appauVrissement qu’entraina une longue série de guerres et de révolutions, en partie parce que le progres scientifique et tech- nique dépendait d’habitudes de pensée empiriques qui ne pou- Vaient survivre dans une société strictement enrégimentée. Le monde est, dans son ensemble, plus primitif aujourd’hui qu’il ne l’était il y a cinquante ans. Certains territoires arriérés -232- se sont civilises et divers appareils, toujours par quelque cote en relation avec la guerre et l’espionnage policier, ont ete perfec- tionnes, mais les experiences et les inventions se sont en grande partie arretees. De plus, les ravages de la guerre atomique de l’epoque 1950 n’ont jamais ete entierement repares. Nean- moins, les dangers inherents a la machine sont toujours pre- sents. Des le moment de la parution de la premiere machine, il fut evident, pour tous les gens qui reflechissaient, que la neces- site du travail de l’homme et, en consequence, dans une grande mesure, de l’inegalite humaine, avait disparu. Si la machine etait deliberement employee dans ce but, la faim, le surmenage, la malproprete, l’ignorance et la maladie pourraient etre elimi- nees apres quelques generations. En effet, alors qu’elle n’etait pas employee dans cette intention, la machine, en produisant des richesses qu’il etait parfois impossible de distribuer, eleva reellement de beaucoup, par une sorte de processus automa- tique, le niveau moyen de vie des humains, pendant une periode d’environ cinquante ans, a la fin du XIX‘? siecle et au debut du XXG. Mais il etait aussi evident qu’un accroissement general de la richesse menacait d’amener la destruction, etait vraiment, en un sens, la destruction, d’une societe hierarchisee. Dans un monde dans lequel le nombre d’heures de travail serait court, ou chacun aurait suffisamment de nourriture, vi- vrait dans une maison munie d’une salle de bains et d’un refri- gerateur, possederait une automobile ou meme un aeroplane, la plus evidente, et peut-etre la plus importante forme d’inegalite aurait deja disparu. Devenue generale, la richesse ne confererait plus aucune distinction. Il etait possible, sans aucun doute, d’imaginer une societe dans laquelle la richesse dans le sens de possessions person- -233- nelles et de luxe serait également distribuée, tandis que le sa- voir resterait entre les mains d’une petite caste privilégiée. Mais, dans la pratique, une telle société ne pourrait demeurer longtemps stable. Si tous, en effet, jouissaient de la meme fagon de loisirs et de sécurité, la grande masse d’étres humains qui est normale- ment abrutie par la pauvreté pourrait s’instruire et apprendre a réfléchir par elle-meme, elle s’aperceVrait alors tot ou tard que la minorité privilégiée n’a aucune raison d’étre, et la balaierait. En résumé, une société hiérarchisée n’était possible que sur la base de la pauvreté et de l’ignorance. Revenir a la période agricole du passé, comme l’ont révé certains penseurs du début du XX‘? siecle, n’était pas une solu- tion pratique. Elle s’opposait a la tendance a la mécanisation devenue quasi instinctive dans le monde entier. De plus, une contrée qui serait arriérée industriellement, serait impuissante au point de Vue militaire et serait Vite dominée, directement ou indirectement, par ses rivaux plus avancés. Maintenir les masses dans la pauvreté en restreignant la production n’était pas non plus une solution satisfaisante. Cette solution fut appliquée sur une large échelle durant la phase fi- nale du capitalisme, en gros entre 1920 et 1940. On laissa stag- ner l’économie d’un grand nombre de pays, des terres furent laissées en jachere, on n’ajouta pas au capital-équipement et de grandes masses de population furent empéchées de travailler. La charité d’Etat les maintenait a moitié en Vie. Mais cette situation, elle aussi, entrainait la faiblesse mili- taire, et comme les privations qu’elle infligeait étaient Visible- ment inutiles, elle rendait l’opposition inévitable. Le probleme était de faire tourner les roues de l’industrie sans accroitre la richesse réelle du monde. Des marchandises -234- devaient étre produites, mais non distribuées. En pratique, le seul moyen d’y arriver était de faire continuellement la guerre. L’acte essentiel de la guerre est la destruction, pas néces- sairement de vies humaines, mais des produits du travail hu- main. La guerre est le moyen de briser, de verser dans la stra- tosphere, ou de faire sombrer dans les profondeurs de la mer, les matériaux qui, autrement, pourraient étre employés a don- ner trop de confort aux masses et, partant, trop d’intelligence en fin de compte. Meme quand les armes de guerre ne sont pas réellement détruites, leur manufacture est encore un moyen facile de dépenser la puissance de travail sans rien produire qui puisse étre consommé. Une Forteresse flottante, par exemple, a immobilisé pour sa construction, la main-d’oeuvre qui aurait pu construire plusieurs centaines de cargos. Plus tard, alors qu’elle n’a apporté aucun bénéfice matériel, a personne, elle est decla- rée surannée et envoyée a la ferraille. Avec une dépense plus énorme de main-d’oeuvre, une autre Forteresse flottante est alors construite. En principe, l’effort de guerre est toujours organisé de fa- con a dévorer le surplus qui pourrait exister apres que les justes besoins de la population sont satisfaits. En pratique, les justes besoins vitaux de la population sont toujours sous-estimés. Le résultat est que, d’une facon chro- nique, la moitié de ce qui est nécessaire pour vivre manque tou- jours. Mais est considéré comme un avantage. C’est par une po- litique délibérée que l’on maintient tout le monde, y compris meme les groupes favorisés, au bord de la privation. Un état general de pénurie accroit en effet l’importance des petits privi- leges et magnifie la distinction entre un groupe et un autre. D’apres les standards des premieres années du XX‘? siecle, les membres memes du Parti intérieur menent une vie austere et laborieuse. Néanmoins, le peu de confort dont ils jouissent, -235- leurs appartements larges et bien meublés, la solide texture de leurs vétements, la bonne qualité de leur nourriture, de leur boisson, de leur tabac, leurs deux ou trois domestiques, leurs voitures ou leurs hélicopteres personnels, les placent dans un monde different de celui d’un membre du Parti extérieur. Et les membres du Parti extérieur ont des avantages similaires, com- parativement aux masses déshéritées que nous appelons les prolétaires. L’atmosphere sociale est celle d’une cité assiégée dans la- quelle la possession d’un morceau de viande de cheval constitue la difference entre la richesse et la pauvreté. En meme temps, la conscience d’étre en guerre, et par conséquent en danger, fait que la possession de tout le pouvoir par une petite caste semble étre la condition naturelle et inévitable de survie. La guerre, comme on le verra, non seulement accomplit les destructions nécessaires, mais les accomplit d’une fagon accep- table psychologiquement. Il serait en principe tres simple de gaspiller le surplus de travail du monde en construisant des temples et des pyramides, en creusant des trous et en les rebou- chant, en produisant meme de grandes quantités de marchan- dises auxquelles on mettrait le feu. Ceci suffirait sur le plan eco- nomique, mais la base psychologique d’une société hiérarchisée n’y gagnerait rien. Ce qui intervient ici, ce n’est pas la morale des masses dont l’attitude est sans importance tant qu’elles sont fermement maintenues dans le travail, mais la morale du Parti lui-meme. On demande au membre, meme le plus humble du Parti, d’étre compétent, industrieux et meme intelligent dans d’étroites limites. Il est de plus nécessaire qu’il soit un fanatique crédule ignorant, dont les caractéristiques dominantes sont la crainte, la haine, l’humeur flagorneuse et le triomphe orgiaque. -236- En d’autres mots, il est necessaire qu’il ait la mentalite ap- propriee a l’etat de guerre. Peu importe que la guerre soit reel- lement declaree et, puisque aucune Victoire decisive n’est pos- sible, peu importe qu’elle soit Victorieuse ou non. Tout ce qui est necessaire, c’est que l’etat de guerre existe. La systematisation de l’intelligence que requiert le Parti de ses membres et qui est plus facilement realisee dans une atmos- phere de guerre, est maintenant presque universelle, mais plus le rang est eleve, plus marquee devient cette specialisation. C’est precisement dans le Parti interieur que l’hysterie de guerre et la haine de l’ennemi sont les plus fortes. Dans son role d’administrateur, il est souvent necessaire a un membre du Par- ti interieur de savoir qu’un paragraphe ou un autre des nou- Velles de la guerre est faux et il lui arrive souvent de savoir que la guerre entiere est apocryphe, soit qu’elle n’existe pas, soit que les motifs pour lesquels elle est declaree soient tout a fait diffe- rents de ceux que l’on fait connaitre. Mais une telle connais- sance est neutralisee par la technique de la doublepensée. Entre-temps, aucun membre du Parti interieur n’est un instant ebranle dans sa conviction mystique que la guerre est reelle et qu’elle doit se terminer Victorieusement pour l’Oceania qui res- tera maitresse incontestee du monde entier. Tous les membres du Parti interieur croient a cette con- quete comme a un article de foi. Elle sera realisee, soit par l’acquisition graduelle de territoires, ce qui permettra de cons- truire une puissance d’une ecrasante superiorite, soit par la de- couverte d’une arme nouvelle contre laquelle il n’y aura pas de defense. La recherche de nouvelles armes se poursuit sans arret. Elle est l’une des rares activites restantes dans lesquelles le type d’esprit inventif ou speculatif peut trouver un exutoire. Actuel- lement, la science, dans le sens ancien du mot, a presque cesse -237- d’exister dans l’Océania. Il n’y a pas de mot pour science en no- Vlangue. La méthode empirique de la pensée sur laquelle sont fondées toutes les réalisations du passé, est opposée aux prin- cipes les plus essentiels de l’Angsoc. Les progres techniques eux-memes ne se produisent que lorsqu’ils peuvent, d’une facon quelconque, servir a diminuer la liberté humaine. Dans tous les arts utilitaires, le monde piétine ou recule. Les champs sont cul- tivés avec des charrues tirées par des chevaux, tandis que les livres sont écrits a la machine. Mais dans les matieres d’une im- portance Vitale — ce qui Veut dire, en fait, la guerre et l’espionnage policier — l’approche empirique est encore encou- ragée ou, du moins, tolérée. Les deux buts du Parti sont de conquérir toute la surface de la terre et d’éteindre une fois pour toutes les possibilités d’une pensée indépendante. Il y a, en conséquence, deux grands pro- blemes que le Parti a la charge de résoudre : l’un est le moyen de découvrir, contre sa Volonté, ce que pense un autre étre humain, l’autre est le moyen de tuer plusieurs centaines de millions de gens en quelques secondes, sans qu’ils en soient avertis. Dans la mesure ou continue la recherche scientifique, cela est son prin- cipal objet. Le savant d’aujourd’hui est, soit une mixture de psycho- logue et d’inquisiteur qui étudie avec une extraordinaire minu- tie la signification des expressions du Visage, des gestes, des tons de la Voix, et expérimente les effets, pour l’obtention de la Vérité, des drogues, des chocs thérapeutiques, de l’hypnose, de la torture physique, soit un chimiste, un physicien ou un biolo- giste, intéressé seulement par les branches de sa spécialité qui se rapportent a la suppression de la Vie. Dans les Vastes laboratoires du ministere de la Paix, et dans les centres d’expériences cachés dans les foréts brésiliennes, ou dans le désert australien, ou dans les iles perdues de -238- l’Antarctique, des équipes d’experts sont infatigablement au travail. Quelques-uns s’occupent d’établir les plans des guerres fu- tures; d’autres inventent des bombes-fusées de plus en plus grosses, des explosifs de plus en plus puissants, des blindages de plus en plus impénétrables; d’autres recherchent des gaz nouveaux et plus mortels ou des poisons solubles que l’on pour- rait produire en quantité suffisante pour détruire la Végétation de continents entiers, ou encore des especes de germes de ma- ladie immunisés contre tous les antidotes possibles; d’autres travaillent a la fabrication d’un véhicule qui pourrait circuler sous terre comme un sous-marin sous l’eau, ou pour construire un aéroplane aussi indépendant de sa base qu’un navire a voiles; d’autres explorent les possibilités meme les plus loin- taines, comme de concentrer les rayons du soleil a travers des lentilles suspendues a des milliers de kilometres dans l’espace, ou bien de produire des tremblements de terre artificiels ou des raz de marée, en agissant sur la chaleur du centre de la terre. Mais aucun de ces projets n’approche jamais de la realisa- tion et aucun des trois super-Etats ne gagne jamais sur les autres une avance significative. Le plus remarquable est que les trois puissances possedent déja, dans la bombe atomique, une arme beaucoup plus puis- sante que celles que leurs recherches actuelles sont susceptibles de découvrir. Bien que le Parti, suivant son habitude, reven- dique l’honneur de cette invention, les bombes atomiques appa- rurent des l’époque 1940-1949, et furent pour la premiere fois employées sur une large échelle environ dix ans plus tard. Une centaine de bombes furent alors lachées sur les centres indus- triels, surtout dans la Russie d’Europe, l’Ouest européen et l’Amérique du Nord. -239- Elles avaient pour but de convaincre les groupes dirigeants de tous les pays que quelques bombes atomiques de plus entrai- neraient la fin de la société organisée et, partant, de leur propre puissance. Ensuite, bien qu’aucun accord formel ne ffit jamais passé ou qu’on y fit meme allusion, il n’y eut plus de lachers de bombes. Les trois puissances continuent simplement a produire des bombes atomiques et a les emmagasiner en attendant une occasion decisive qu’elles croient toutes devoir se produire tot ou tard. En attendant, l’art de la guerre est resté stationnaire pen- dant trente ou quarante ans. Les hélicopteres sont plus em- ployés qu’ils ne l’étaient anciennement, les bombardiers ont été en grande partie supplantés par des projectiles a propulseurs, et le fragile et mobile cuirassé a été remplacé par la Forteresse flot- tante qu’il est presque impossible de couler. Mais autrement, il y a eu peu de perfectionnements. Le tank, le sous-marin, la tor- pille, la mitrailleuse, meme le fusil et la grenade a main sont encore employés. Et, en dépit des interminables massacres rap- portés par la presse et les télécrans, les batailles désespérées des guerres antérieures au cours desquelles des centaines de mil- liers ou meme de millions d’hommes étaient tués en quelques semaines ne se sontjamais répétées. Aucun des trois super-Etats ne tente jamais un mouvement qui impliquerait le risque d’une défaite sérieuse. Quand une operation d’enVergure est entreprise, c’est généralement une attaque par surprise contre un allié. La stratégie que les trois puissances suivent toutes trois, ou prétendent suivre, est la meme. Le plan est, par une combinai- son de luttes, de marches, de coups de force au moment oppor- tun, d’acquérir un anneau de bases encerclant completement l’un ou l’autre des Etats d’un rival, puis de signer un pacte -240- d’amitié avec ce rival et de rester avec lui en termes de paix as- sez longtemps pour endormir sa suspicion. Pendant ce temps, des fusées chargées de bombes atomiques seraient amoncelées a tous les points stratégiques. Finalement, elles seraient toutes allumées simultanément et leurs effets seraient si dévastateurs qu’ils rendraient impossible toute représaille. Il serait temps alors de risquer un pacte d’amitié avec la puissance mondiale restante, en vue d’une autre attaque. Ce plan, il est a peine besoin de le dire, est un simple reve éveillé impossible a réaliser. De plus, il n’y a jamais aucune ba- taille, sauf dans les territoires disputes autour de l’Equateur et du Pele. Aucune invasion de territoire ennemi n’est jamais en- treprise. C’est ce qui explique qu’en certains endroits les fron- tieres entre les super-Etats soient arbitraires. L’Eurasia, par exemple, pourrait aisément conquérir les iles Britanniques qui, géographiquement, font partie de l’Europe. D’un autre cote, il serait possible a l’Océania de pousser ses frontieres jusqu’au Rhin, ou meme jusqu’a la Vistule. Mais ce serait Violer le prin- cipe suivi par tous, bien que jamais formulé, de l’intégrité cultu- relle. Si l’Océania conquérait les territoires connus a une époque sous les noms de France et d’Allemagne, il lui faudrait, ou en exterminer les habitants, tache d’une grande difficulté mate- rielle, ou assimiler une population d’enViron cent millions d’habitants qui, en ce qui concerne le développement technique, sont approximativement au niveau océanien. Le probleme est le meme pour les trois super-Etats. Il est absolument nécessaire a leur structure qu’ils n’aient aucun con- tact avec l’étranger sauf, dans une mesure limitée, avec les pri- sonniers de guerre et les esclaves de couleur. Meme l’allié offi- ciel du moment est toujours regardé avec une sombre suspicion. Mis a part les prisonniers de guerre le citoyen ordinaire de -241- l’Océania ne pose jamais les yeux sur un citoyen de l’Eurasia ou de l’Estasia et on lui defend d’étudier les langues étrangeres. Si les contacts avec les étrangers lui étaient permis, il dé- couvrirait que ce sont des creatures semblables a lui-meme et que la plus grande partie de ce qu’on lui a raconté d’eux est fausse. Le monde fermé, scellé, dans lequel il Vit, serait brisé, et la crainte, la haine, la certitude de son bon droit, desquelles de- pend sa morale, pourraient disparaitre. Il est par consequent admis de tous les cetés que, si sou- Vent que la Perse, l’Egypte, Java ou Ceylan puissent changer de mains, les frontieres principales ne doivent jamais etre fran- chies que par des bombes. En dessous de tout cela, il est un fait, jamais exprimé tout haut, mais tacitement compris, et qui inspire la conduite de chacun, c’est que les conditions de Vie dans les trois super-Etats sont sensiblement les memes. Dans l’Océania, la philosophie dominante s’appelle l’Angsoc, en Eurasia, elle s’appelle Neo- Bolchevisme, en Estasia, elle est désignée par un mot chinois habituellement traduit par Culte de la Mort, mais qui serait peut-etre mieux rendu par Oblitération du Moi. On ne permet pas au citoyen de l’Océania de savoir quoi que ce soit de la doctrine des deux autres philosophies. Mais on lui enseigne a les exécrer et a les considérer comme des outrages barbares a la morale et au sens commun. En Vérité, les trois phi- losophies se distinguent a peine l’une de l’autre et les systemes sociaux qu’elles supportent ne se distinguent pas du tout. Il y a partout la meme structure pyramidale, le meme culte d’un chef semi-divin, le meme systeme économique existant par et pour une guerre continuelle. Il s’ensuit que les trois super- Etats, non seulement ne peuvent se conquérir l’un l’autre, mais ne tireraient aucun avantage de leur conquete. Au contraire, -242- tant qu’ils restent en conflit, ils se soutiennent l’un l’autre comme trois gerbes de ble. Comme d’habitude, les groupes directeurs des trois puis- sances sont, et en meme temps ne sont pas au courant de ce qu’ils font. Leur Vie est consacree a la conquete du monde, mais ils savent aussi qu’il est necessaire que la guerre continue inde- finiment et sans Victoire. Pendant ce temps, le fait qu’il n’y ait aucun danger de conquete rend possible la negation de la realite qui est la caracteristique speciale de l’Angsoc et des systemes de pensee qui lui sont rivaux. Il est ici necessaire de repeter ce qui a ete dit ci-dessus, c’est qu’en devenant continuelle la guerre a change de caractere fondamental. Anciennement, une guerre, par definition presque, etait quelque chose qui, tot ou tard prenait fin, d’habitude par une Victoire ou une defaite decisive. Anciennement aussi, la guerre etait un des principaux instruments par lesquels les societes humaines etaient maintenues en contact avec la realite phy- sique. Tous les chefs, a toutes les epoques, ont essaye d’imposer a leurs adeptes une fausse Vue du monde, mais ils ne pouvaient se permettre d’encourager aucune illusion qui tendrait a dimi- nuer l’efficacite militaire. Aussi longtemps que la defaite signi- fiait perte de l’independance ou quelque autre resultat genera- lement tenu pour indesirable, les precautions contre la defaite devaient etre serieuses. Les faits materiels ne devaient pas etre ignores. Dans la philosophie, la religion, l’ethique ou la poli- tique, deux et deux peuvent faire cinq, mais quand le chiffre un designe un fusil ou un aeroplane, deux et deux doivent faire quatre. Les nations inefficientes sont toujours tot ou tard con- quises et la lutte pour l’efficience est ennemie des illusions. De plus, il est necessaire, pour etre efficient, d’etre capable de recevoir les lecons du passe, ce qui signifiait avoir une idee absolument precise des evenements du passe. Journaux et livres d’histoire etaient naturellement toujours enjolives et influences, -243- mais le genre de falsification actuellement pratiqué aurait été impossible. La guerre était une sauvegarde, meme de la santé et, dans la mesure ou les classes dirigeantes étaient affectées, c’était, probablement, la plus sfire des sauvegardes. Tant que les guerres pouvaient se gagner ou se perdre, aucune classe diri- geante ne pouvait étre entierement irresponsable. Mais quand la guerre devient littéralement continuelle, elle cesse aussi d’étre dangereuse. Il n’y a plus de nécessité militaire quand la guerre est permanente. Le progres peut s’arréter et les faits les plus patents peuvent étre niés ou négligés. Comme nous l’aVons Vu, les recherches que l’on pourrait appeler scientifiques sont encore poursuivies, en Vue de la guerre, mais elles sont es- sentiellement du domaine du réve, et leur échec a fournir des résultats n’a aucune importance. L’efficience, meme l’efficience militaire, n’est plus nécessaire. En Océania, sauf la Police de la Pensée, rien n’est efficient. Depuis que chacun des trois super- Etats est imprenable, chacun est en effet un univers séparé, a l’intérieur duquel peuvent étre pratiquées, en toute sécurite, presque toutes les perversions de la pensée. La réalité n’exerce sa pression qu’a travers les besoins de la Vie de tous les jours, le besoin de manger et de boire, d’aVoir un abri et des Vétements, d’éViter d’aValer du poison ou de passer par les fenétres du dernier étage, et ainsi de suite. Entre la Vie et la mort, entre le plaisir et la peine physique, il y a encore une distinction, mais c’est tout. Coupe de tout contact avec le monde extérieur et avec le passé, le citoyen d’Océania est comme un homme des espaces interstellaires qui n’a aucun moyen de savoir quelle direction monte et laquelle descend. Les dirigeants d’un tel Etat sont ab- solus, plus que n’ont jamais pu l’étre les Pharaons ou les Césars. Ils sont obligés d’empécher leurs adeptes de mourir d’inanition en nombre assez grand pour étre un inconvénient, et ils sont obligés de s’en tenir au meme bas niveau de technique militaire -244- que leurs rivaux, mais ce minimum réalisé, ils peuvent déformer la réalité et lui donner la forme qu’ils choisissent. La guerre donc, si nous la jugeons sur le modele des guerres antérieures, est une simple imposture. Elle ressemble aux batailles entre certains ruminants dont les cornes sont plan- tées a un angle tel qu’ils sont incapables de se blesser l’un l’autre. Mais, bien qu’irréelle, elle n’est pas sans signification. Elle dévore le surplus des produits de consommation et elle aide a préserver l’atmosphere mentale spéciale dont a besoin une société hiérarchisée. Ainsi qu’on le Verra, la guerre est une affaire purement in- térieure. Anciennement, les groupes dirigeants de tous les pays, bien qu’il leur ffit possible de reconnaitre leur intérét commun et, par conséquent, de limiter les dégats de la guerre, luttaient réellement les uns contre les autres, et celui qui était Victorieux pillait toujours le Vaincu. De nos jours, ils ne luttent pas du tout les uns contre les autres. La guerre est engagée par chaque groupe dirigeant contre ses propres sujets et l’objet de la guerre n’est pas de faire ou d’empécher des conquétes de territoires, mais de maintenir intacte la structure de la société. Le mot « guerre », lui-meme, est devenu erroné. Il serait probablement plus exact de dire qu’en devenant continue, la guerre a cessé d’exister. La pression particuliere qu’elle a exer- cée sur les étres humains entre l’age néolithique et le début du Vingtieme siecle a disparu et a été remplacée par quelque chose de tout a fait différent. L’effet aurait été exactement le meme si les trois super-Etats, au lieu de se battre l’un contre l’autre, s’entendaient pour Vivre dans une paix perpétuelle, chacun in- Violé a l’intérieur de ses frontieres. Dans ce cas, en effet, chacun serait encore un univers clos, libéré a jamais de l’influence as- soupissante du danger extérieur. Une paix qui serait Vraiment permanente serait exactement comme une guerre permanente. Cela, bien que la majorité des membres du Parti ne le com- -245- prenne que dans un sens superficiel, est la signification pro- fonde du slogan du Parti : La guerre, c’est la Paix. Winston arréta un moment sa lecture. Quelque part, dans le lointain, tonna une bombe-fusée. La félicité qu’il éprouvait a étre seul avec le livre défendu, dans une piece sans télécran, n’était pas épuisée. La solitude et la sécurité étaient des sensa- tions mélées en quelque sorte a la fatigue de son corps, au moel- leux du fauteuil, au contact de la faible brise qui entrait par la fenétre et sejouait sur son Visage. Le livre le passionnait ou, plus exactement, le rassurait. Dans un sens, il ne lui apprenait rien de nouveau, mais il n’en était que plus attrayant. Il disait ce que lui, Winston, aurait dit, s’il lui avait été possible d’ordonner ses pensées éparses. Il était le produit d’un cerveau semblable au sien mais beaucoup plus puissant, plus systématique, moins dominé par la crainte. « Les meilleurs livres, se dit-il, sont ceux qui racontent ce que l’on sait déja. » Il revenait au chapitre I quand il entendit le pas de Julia dans l’escalier et se leva de son fauteuil pour aller au-devant d’elle. Elle déposa sur le parquet son sac a outils brun et se jeta dans les bras de Winston. Il y avait plus d’une semaine qu’ils ne s’étaient Vus. — J’ai le livre, dit-il, quand ils se séparerent. — Oh! tu l’as? Bien, dit-elle, sans montrer beaucoup d’intérét. Presque immédiatement elle s’agenouilla devant le four- neau a pétrole pour faire le café. -246- Ils ne revinrent sur ce sujet qu’apres étre restés au lit une demi-heure. La soirée était juste assez fraiche pour qu’i1 ffit né- cessaire de remonter 1e couvre-pied. D’en bas Venaient 1e bruit familier des chansons et le claquement des bottes sur les pavés. La femme aux bras rouge brique que Winston avait Vue la lors de sa premiere Visite était presque a demeure dans la cour. I1 semblait qu’e11e passat toutes les heures du jour a marcher dans un sens ou dans 1’autre entre le baquet a laver et la corde a linge. Tantot elle fermait la bouche sur des épingles a linge, tantot elle faisait éclater un chant lascif. Julia s’était installée sur le cote et semblait déja sur le point de s’endormir. Winston allongea 1e bras pour prendre 1e livre sur le parquet et s’assit, appuyé au dossier du lit. — Nous devons 1e lire, dit-i1, toi aussi, tous les membres de la Fraternité doivent 1e lire. — Lis-1e, dit-elle les yeux fermés. Lis-1e tout haut. C’est la meilleure maniere. Ainsi, tu pourras me 1’exp1iquer au fur et a mesure. L’aigui11e de la pendule était sur six, ce qui signifiait dix- huit heures. Ils avaient trois ou quatre heures devant eux. Wins- ton appuya 1e livre sur ses genoux et se mit a lire. CHAPITRE I L’IGNORANCE C’ESTLA FORCE Au long des temps historiques, et probablement depuis la fin de 1’age néolithique, le monde a été divisé en trois classes. La classe supérieure, la classe moyenne, la classe inférieure. Elles ont été subdivisées de beaucoup de fagons, elles ont porté d’innombrab1es noms différents, la proportion du nombre d’indiVidus que comportait chacune, aussi bien que leur attitude Vis-a-Vis les unes des autres ont Varié d’age en age. Mais 1a -247- structure essentielle de la société n’a jamais varié. Meme apres d’énormes poussées et des changements apparemment irrevo- cables, la meme structure s’est toujours rétablie, exactement comme un gyroscope reprend toujours son équilibre, aussi loin qu’on le pousse d’un coté ou de l’autre. — Julia, es-tu réveillée ? demanda Winston. — Oui, mon amour. J’écoute. Continue. C’est merveilleux. Il continua a lire : Les buts de ces trois groupes sont absolument inconci- liables. Le but du groupe supérieur est de rester en place. Celui du groupe moyen, de changer de place avec le groupe supérieur. Le but du groupe inférieur, quand il en a un — car c’est une ca- ractéristique permanente des inférieurs qu’ils sont trop écrasés de travail pour étre conscients, d’une facon autre qu’intermittente, d’autre chose que de leur vie de chaque jour — est d’abolir toute distinction et de créer une société dans la- quelle tous les hommes seraient égaux. Ainsi, a travers l’Histoire, une lutte qui est la meme dans ses lignes principales se répete sans arrét. Pendant de longues périodes, la classe supérieure semble étre solidement au pou- voir. Mais tot ou tard, il arrive toujours un moment ou elle perd, ou sa foi en elle-meme, ou son aptitude a gouverner efficace- ment, ou les deux. Elle est alors renversée par la classe moyenne qui enrole a ses cotés la classe inférieure en lui faisant croire qu’elle lutte pour la liberté et la justice. Sitot qu’elle a atteint son objectif, la classe moyenne rejette la classe inférieure dans son ancienne servitude et devient elle- méme supérieure. Un nouveau groupe moyen se détache alors de l’un des autres groupes, ou des deux, et la lutte recommence. -248- Des trois groupes, seul le groupe inférieur ne réussit ja- mais, meme temporairement, a atteindre son but. Ce serait une exagération que de dire qu’a travers 1’histoire i1 n’y a eu aucun progres materiel. Meme aujourd’hui, dans une période de de- clin, 1’étre humain moyen jouit de conditions de Vie meilleures que celles d’i1 y a quelques siecles. Mais aucune augmentation de richesse, aucun adoucissement des moeurs, aucune réforme ou révolution n’a jamais rapproché d’un millimetre 1’éga1ité humaine. Du point de Vue de la classe inférieure, aucun chan- gement historique n’a jamais signifié beaucoup plus qu’un changement du nom des maitres. Vers la fin du XIX‘? siecle, de nombreux observateurs se rendirent compte de la répétition constante de ce modele de société. Des écoles de penseurs apparurent alors qui interprete- rent 1’histoire comme un processus cyclique et prétendirent dé- montrer que 1’inéga1ité était une loi inaltérable de la Vie hu- maine. Cette doctrine, naturellement, avait toujours eu des adhe- rents, mais i1 y avait un changement significatif dans la facon dont elle était mise en avant. Dans le passé, la nécessité d’une forme hiérarchisée de société avait été la doctrine spécifique de la classe supérieure. Elle avait été préchée par les rois et les aris- tocrates, par les prétres, hommes de loi et autres qui étaient les parasites des premiers et elle avait été adoucie par des pro- messes de compensation dans un monde imaginaire, par-dela la tombe. La classe moyenne, tant qu’e11e luttait pour le pouvoir, avait toujours employé des termes tels que liberté, justice et fra- ternité. Cependant, 1e concept de la fraternité humaine commenca a étre attaqué par des gens qui n’occupaient pas encore les postes de commande, mais espéraient y étre avant longtemps. Anciennement, la classe moyenne avait fait des révolutions sous la banniere de 1’éga1ité, puis avait établi une nouvelle tyrannie -249- des que l’ancienne avait été renversée. Les nouveaux groupes moyens proclamerent a l’aVance leur tyrannie. Le socialisme, une théorie qui apparut au début du XIX‘? siecle et constituait le dernier anneau de la chaine de pensée qui remontait aux rébellions d’esclaVes de l’antiquité, était encore profondément infecté de l’utopie des siecles passés. Mais dans toutes les Variantes du socialisme qui apparurent a partir de 1900 environ, le but d’établir la liberté et l’égalité était de plus en plus ouvertement abandonné. Les nouveaux mouvements qui se firent connaitre dans les années du milieu du siecle, l’Angsoc en Océania, le Neo- Bolchevisme en Eurasia, le Culte de la Mort, comme on l’appelle communément, en Estasia, avaient la Volonté consciente de perpétuer la non-liberté et l’inégalité. Ces nouveaux mouvements naissaient naturellement des anciens. Ils tendaient a conserver les noms de ceux-ci et a payer en paroles un hommage a leur idéologie. Mais leur but a tous était d’arréter le progres et d’immobiliser l’histoire a un mo- ment choisi. Le balancement familier du pendule devait se pro- duire une fois de plus, puis s’arréter. Comme d’habitude, la classe supérieure devait étre délogée par la classe moyenne qui deviendrait alors la classe supérieure. Mais cette fois, par une stratégie consciente, cette classe supérieure serait capable de maintenir perpétuellement sa position. Les nouvelles doctrines naquirent en partie grace a l’accumulation de connaissances historiques et au déVeloppe- ment du sens historique qui existait a peine avant le XIX‘? siecle. Le mouvement cyclique de l’histoire était alors intelligible, ou paraissait l’étre, et s’il était intelligible, il pouvait étre changé. Mais la cause principale et sous-jacente de ces doctrines était que, des le début du XXC siecle, l’égalité humaine était de- -250- venue techniquement possible. Il etait encore vrai que les hommes n’etaient pas egaux par leurs dispositions naturelles et que les fonctions devaient etre specialisees en des directions qui favorisaient les uns au detriment des autres. Mais il n’y avait plus aucun besoin reel de distinction de classes ou de diffe- rences importantes de richesse. Dans les periodes anterieures, les distinctions de classes avaient ete non seulement inevitables, mais desirables. L’inegalite etait le prix de la civilisation. Le cas, cependant, n’etait plus le meme avec le developpement de la production par la machine. Meme s’il etait encore necessaire que les etres hu- mains s’adonnent a des travaux differents, il n’etait plus utile qu’ils vivent a des niveaux sociaux ou economiques differents. C’est pourquoi, du point de vue des nouveaux groupes qui etaient sur le point de s’emparer du pouvoir, l’egalite humaine n’etait plus un ideal a poursuivre, mais un danger a eviter. Dans les periodes anterieures, quand une societe juste et paisible etait en fait impossible, il avait ete tout a fait facile d’y croire. L’idee d’un paradis terrestre dans lequel les hommes vivraient en- semble dans un etat de fraternite, sans lois et sans travail de brute, a hante l’imagination humaine pendant des milliers d’annees. Cette vision a eu une certaine emprise, meme sur les groupes qui profitaient reellement de chaque changement histo- rique. Les heritiers des revolutions francaises, anglaises et ameri- caines ont, en partie, cru a leurs propres phrases sur les droits de l’homme, la liberte d’expression, l’egalite devant la loi, et leur conduite, dans une certaine mesure, a meme ete influencee par elles. Mais vers la quatrieme decennie du XX‘? siecle, tous les principaux courants de la pensee politique etaient des courants de doctrine autoritaire. Le paradis terrestre avait ete discredite au moment exact ou il devenait realisable. Toute nouvelle theo- -251- rie politique, de quelque nom qu’elle s’appelat, ramenait a la hierarchie et a l’enregimentation et, dans le general durcisse- ment de perspective qui s’etablit vers 1930, des pratiques depuis longtemps abandonnees, parfois depuis des centaines d’annees (emprisonnement sans proces, emploi de prisonniers de guerre comme esclaves, executions publiques, tortures pour arracher des confessions, usage des otages et deportation de populations entieres) non seulement redevinrent courantes, mais furent to- lerees et meme defendues par des gens qui se consideraient comme eclaires et progressistes. C’est seulement apres une decennie de guerres internatio- nales, de guerres civiles, de revolutions et contre-revolutions dans toutes les parties du monde, que l’Angsoc et ses rivaux emergerent sous forme de theories politiques entierement pre- cisees. Mais elles avaient ete annoncees par les systemes divers, generalement nommes totalitaires, qui etaient apparus plus tot dans le siecle, et les lignes principales, du monde qui devait emerger du chaos regnant, etaient depuis longtemps visibles. La nouvelle aristocratie etait constituee, pour la plus grande part, de bureaucrates, de savants, de techniciens, d’organisateurs de syndicats, d’experts en publicite, de socio- logues, de professeurs, de journalistes et de politiciens profes- sionnels. Ces gens, qui sortaient de la classe moyenne salariee et des rangs superieurs de la classe ouvriere, avaient ete formes et reunis par le monde sterile du monopole industriel et du gou- vernement centralise. Compares aux groupes d’opposition des ages passes, ils etaient moins avares, moins tentes par le luxe ; plus avides de puissance pure et, surtout, plus conscients de ce qu’ils faisaient, et plus resolus a ecraser l’opposition. Cette derniere difference etait essentielle. En comparaison de ce qui existe aujourd’hui, toutes les tyrannies du passe s’exercaient sans entrain et etaient inefficientes. Les groupes dirigeants etaient toujours, dans une certaine mesure, contami- -252- nés par les idées libérales, et étaient heureux de lacher partout la bride, de ne considérer que l’acte patent, de se désintéresser de ce que pensaient leurs sujets. L’Eglise catholique du Moyen Age elle-meme, se montrait tolérante, comparée aux standards modernes. La raison en est, en partie, que, dans le passé, aucun gou- Vernement n’aVait le pouvoir de maintenir ses citoyens sous une surveillance constante. L’inVention de l’imprimerie, cependant, permit de diriger plus facilement l’opinion publique. Le film et la radio y aiderent encore plus. Avec le développement de la te- lévision et le perfectionnement technique qui rendit possibles, sur le meme instrument, la réception et la transmission simul- tanées, ce fut la fin de la Vie privée. Tout citoyen, ou au moins tout citoyen assez important pour Valoir la peine d’étre surveillé, put étre tenu Vingt-quatre heures par jour sous les yeux de la police, dans le bruit de la propagande officielle, tandis que tous les autres moyens de communication étaient coupés. La possibilité d’imposer, non seulement une complete obéissance a la Volonté de l’Etat, mais une complete uniformité d’opinion sur tous les sujets, existait pour la premiere fois. Apres la période révolutionnaire qui se place entre 1950 et 1969, la société se regroupa, comme toujours, en classe supé- rieure, classe moyenne et classe inférieure. Mais le nouveau groupe supérieur, contrairement a tous ses prédécesseurs, n’agissait pas seulement suivant son instinct. Il savait ce qui était nécessaire pour sauvegarder sa position. On avait depuis longtemps reconnu que la seule base sfire de l’oligarchie est le collectivisme. La richesse et les privileges sont plus facilement défendus quand on les possede ensemble. Ce que l’on a appelé l’ « abolition de la propriété privée » signi- fiait, en fait, la concentration de la propriété entre beaucoup -253- moins de mains qu’auparaVant, mais avec cette difference que les nouveaux proprietaires formaient un groupe au lieu d’etre une masse d’indiVidus. Aucun membre du Parti ne possede, individuellement, quoi que ce soit, sauf d’insignifiants objets personnels. Collective- ment, le Parti possede tout en Oceania, car il controle tout et dispose des produits comme il l’entend. Dans les annees qui suivirent la Revolution, il etait possible d’atteindre ce poste de commande presque sans rencontrer d’opposition, car le systeme tout entier etait represente comme un acte de collectivisation. Il avait toujours ete entendu que si la classe capitaliste etait expropriee, le socialisme devait lui succe- der et, indubitablement, les capitalistes avaient ete expropries. Manufactures, mines, terres, maisons, transports, on leur avait tout enleve, et puisque ces biens n’etaient plus propriete privee, il s’en suivait qu’ils devaient etre propriete publique. L’Angsoc, qui est sorti du mouvement socialiste primitif et a herite de sa phraseologie, a, en fait, execute le principal article du programme socialiste, avec le resultat, prevu et Voulu, que l’inegalite economique a ete rendue permanente. Mais les problemes que pose la Volonte de rendre perma- nente une societe hierarchisee Vont plus loin. Pour un groupe dirigeant, il n’y a que quatre manieres de perdre le pouvoir. Il peut, soit etre conquis de l’exterieur, soit gouverner si mal que les masses se revoltent, soit laisser se former un groupe moyen fort et mecontent, soit perdre sa confiance en lui-meme et sa Volonte de gouverner. Ces causes n’operent pas seule chacune et, en general, toutes quatre sont presentes a un degre quelconque. Une classe dirigeante qui pourrait se defendre contre tous ces dangers res- terait au pouvoir d’une facon permanente. En fin de compte, le -254- facteur décisif est l’attitude mentale de la classe dirigeante elle- meme. Apres la moitié du siecle actuel, le premier danger avait en réalité disparu. Chacune des trois puissances qui, maintenant, se partagent le monde, est, en fait, invincible, et ne pourrait ne plus l’étre qu’apres de lents changements démographiques qu’un gouvernement aux pouvoirs étendus peut aisément éviter. Le second danger n’est, lui aussi, que théorique. Les masses ne se révoltent jamais de leur propre mouvement, et elles ne se révoltent jamais par le seul fait qu’elles sont oppri- mées. Aussi longtemps qu’elles n’ont pas d’élément de compa- raison, elles ne se rendent jamais compte qu’elles sont oppri- mees. Les crises économiques du passé étaient absolument inu- tiles et on ne les laisse plus se produire, mais d’autres désorga- nisations également importantes peuvent survenir, et surVien- nent, sans avoir de résultat politique, car il n’y a aucun moyen de formuler un mécontentement. Quant au probleme de la sur- production, qui est latent dans notre société depuis le dévelop- pement de la technique par la machine, il est résolu par le stra- tageme de la guerre continue (Voir chapitre III) qui sert aussi a amener le moral public au degré nécessaire. Du point de Vue de nos gouvernants actuels, par conse- quent, les seuls dangers réels seraient: la scission d’aVec les groupes existants d’un nouveau groupe de gens capables, occu- pants des postes inférieurs a leurs capacités, avides de pouvoir ; le développement du libéralisme et du scepticisme dans leurs propres rangs. Le probleme est donc un probleme d’éducation. Il porte sur la facon de modeler continuellement, et la conscience du groupe directeur, et celle du groupe exécutant plus nombreux qui Vient -255- apres lui. La conscience des masses n’a besoin d’étre influencée que dans un sens négatif. On pourrait de ces données inférer, si on ne la connaissait déja, la structure générale de la société océanienne. Au sommet de la pyramide est placé Big Brother. Big Brother est infaillible et tout-puissant. Tout succes, toute réalisation, toute Victoire, toute découverte scientifique, toute connaissance, toute sagesse, tout bonheur, toute Vertu, sont considérés comme émanant directement de sa direction et de son inspiration. Personne n’ajamais Vu Big Brother. Il est un Visage sur les journaux, une Voix au télécran. Nous pouvons, en toute lucidité, étre sfirs qu’il ne mourrajamais et, déja, il y a une grande incertitude au sujet de la date de sa naissance. Big Bro- ther est le masque sous lequel le Parti choisit de se montrer au monde. Sa fonction est d’agir comme un point de concentration pour l’amour, la crainte et le respect, émotions plus facilement ressenties pour un individu que pour une organisation. En dessous de Big Brother Vient le Parti intérieur, dont le nombre est de six millions, soit un peu moins de deux pour cent de la population de l’Océania. En dessous du Parti intérieur Vient le Parti extérieur qui, si le Parti intérieur est considéré comme le cerveau de l’Btat, peut justement étre comparé aux mains de l’Btat. Apres le Parti extérieur Viennent les masses amorphes que nous désignons généralement sous le nom de prolétaires et qui comptent peut-étre quinze pour cent de la population. Dans l’échelle de notre classification, les prolétaires sont placés au degré le plus bas. Les populations esclaves des terres equato- riales, en effet, qui passent constamment d’un conquérant a un autre, ne constituent pas un groupe permanent et nécessaire de la structure générale. -256- L’appartenance a ces trois groupes n’est, en principe, pas héréditaire. Un enfant d’un membre du Parti intérieur n’est pas, en théorie, né dans le Parti intérieur. L’admission a l’une ou l’autre branche du Parti se fait par examen, a l’age de seize ans. Il n’y a non plus aucune discrimination sociale ni aucune domination marquée d’une province sur une autre. Aux rangs les plus élevés du Parti, on trouve des Juifs, des Negres, des Sud-Américains de pur sang indien, et les administrateurs d’un territoire sont toujours choisis parmi les habitants de ce terri- toire. Les habitants n’ont, dans aucune partie de l’Océania, le sentiment d’étre une population coloniale gouvernée par une lointaine capitale et leur chef titulaire est quelqu’un dont per- sonne ne connait le siege. Sauf que l’anglais est sa principale langue courante et le novlangue sa langue officielle, l’Océania n’est centralisée d’aucune maniere. Ses dirigeants ne sont pas unis par les liens du sang, mais par leur adhésion a une doctrine commune. Il est Vrai que notre société est stratifiée, et tres rigidement stratifiée, en des lignes qui, a premiere Vue, paraissent étre des lignes héréditaires. Il y a beaucoup moins de mouvements de Va-et-Vient entre les différents groupes qu’il n’y en a eu a l’époque du capitalisme, ou meme aux périodes préindustrielles. Entre les deux branches du Parti, il y a un certain nombre d’échanges, dans la limite ou il est nécessaire d’exclure du Parti intérieur les faibles, et de rendre inoffensifs, en les faisant mon- ter, des membres ambitieux du Parti extérieur. En pratique, l’acces au grade qui permet de devenir membre du Parti n’est pas ouvert aux prolétaires. Les plus doués, qui pourraient peut- étre former des noyaux de mécontents, sont simplement repérés par la Police de la Pensée et éliminés. Mais cet état de choses n’est pas nécessairement perma- nent, il n’est pas non plus une question de principe. Le Parti -257- n’est pas une classe, dans le sens ancien du mot. I1 ne Vise pas a transmettre 1e pouvoir a ses enfants, parce qu’i1s sont ses en- fants, et s’i1n’y avait pas d’autre moyen de maintenir au sommet 1es gens les plus capables, i1 serait parfaitement prét a recruter une génération entierement nouVe11e dans les rangs du pro1éta- riat. Pendant 1es années cruciales, 1e fait que le Parti n’était pas un corps héréditaire fit beaucoup pour neutra1iser 1’opposition. Le socialiste d’ancien modele, qui avait été entrainé a 1utter contre le « privilege de classe », supposait que ce qui n’est pas héréditaire ne peut étre permanent. I1 ne Voyait pas que la con- tinuité d’une o1igarchie n’a pas besoin d’étre physique, i1 ne s’arrétait pas non plus a réfléchir que les aristocraties heredi- taires n’ont jamais Vécu 1ongtemps, tandis que les organisations fondées sur 1’adoption, comme 1’Eg1ise catholique par exemple, ont parfois duré des centaines ou des mi11iers d’années. L’essentie1 de la regle oligarchique n’est pas 1’héritage de pere en fils, mais 1a persistance d’une certaine Vue du monde et d’un certain mode de Vie imposée par les morts aux Vivants. Un groupe directeur est un groupe directeur aussi 1ongtemps qu’i1 peut nommer ses successeurs. Le Parti ne s’occupe pas de per- pétuer son sang, mais de se perpétuer 1ui-meme. I1 n’est pas important de savoir qui détient 1e pouvoir, pourvu que la struc- ture hiérarchique demeure toujours 1a meme. Les croyances, habitudes, gofits, émotions, attitudes men- ta1es qui caractérisent notre époque, sont destinés a soutenir 1a mystique du Parti et a empécher que ne soit pergue 1a Vraie na- ture de la société actue11e. Une rébe11ion matérie11e, ou un mou- Vement pré1iminaire en Vue d’une rébe11ion, sont actue11ement impossib1es. I1 n’y a rien a craindre des prolétaires. Laissés a eux-memes, i1s continueront, de génération en génération et de siecle en siecle, a traVai11er, procréer et mourir, non seu1ement sans ressentir aucune tentation de se révolter, mais sans avoir 1e -258- pouvoir de comprendre que le monde pourrait étre autre que ce qu’il est. Ils ne deviendraient dangereux que si le progres de la technique industrielle exigeait qu’on leur donne une instruction plus élevée. Mais comme les rivalités militaires et commerciales n’ont plus d’importance, le niveau de l’éducation populaire dé- cline. On considere qu’il est indifférent de savoir quelles opi- nions les masses soutiennent ou ne soutiennent pas. On peut leur octroyer la liberté intellectuelle, car elles n’ont pas d’intelligence. Mais on ne peut tolérer chez un membre du Parti, le plus petit écart d’opinion, sur le sujet le plus futile. De sa naissance a sa mort, un membre du Parti Vit sous l’oeil de la Police de la Pensée. Meme quand il est seul, il ne peut jamais étre certain d’étre réellement seul. on qu’il se trouve, endormi ou éveillé, au travail ou au repos, au bain ou au lit, il peut étre inspecté sans avertissement et sans savoir qu’on l’inspecte. Rien de ce qu’il fait n’est indifférent. Ses amitiés, ses distractions, son attitude Vis-a-Vis de sa femme et de ses en- fants, l’expression de son Visage quand il est seul, les mots qu’il marmonne dans son sommeil, meme les mouvements caracté- ristiques de son corps, tout est jalousement examiné de pres. Non seulement tout réel méfait, mais toute excentricité, quelque bénigne qu’elle soit, tout changement d’habitude, toute particularité nerveuse qui pourrait étre le symptome d’une lutte intérieure, sont détectés a coup sfir. Il n’a, dans aucune direc- tion, la liberté de choisir. D’autre part, ses actes ne sont pas de- terminés par des lois, ou du moins par des lois claires. Les pen- sées et actions qui, lorsqu’elles sont surprises, entrainent une mort certaine, ne sont pas formellement défendues et les eter- nelles épurations, les arrestations, tortures, emprisonnements et Vaporisations ne sont pas infligés comme punitions pour des crimes réellement commis. Ce sont simplement des moyens d’anéantir des gens qui pourraient peut-étre, a un moment quelconque, dévier. -259- On exige d’un membre du Parti, non seulement qu’il ait des opinions convenables, mais des instincts convenables. Nombre des croyances et attitudes exigees de lui ne sont pas clairement specifiees, et ne pourraient etre clairement specifiees sans mettre a nu les contradictions inherentes a l’Angsoc. S’il est na- turellement orthodoxe (en novlangue: bien-pensant), il saura, en toutes circonstances, sans reflechir, quelle croyance est la Vraie, quelle emotion est desirable. Mais en tout cas, l’entrainement mental minutieux auquel il est soumis pendant son enfance, et qui tourne autour des mots novlangue arrétdu- crim e, blancnoir, et doublepensée, le rend incapable de reflechir et de Vouloir reflechir trop profondement. On attend d’un membre du Parti qu’il n’eprouVe aucune emotion d’ordre prive et que son enthousiasme ne se relache jamais. Il est cense Vivre dans une continuelle frenesie de haine contre les ennemis etrangers et les traitres de l’interieur, de sa- tisfaction triomphale pour les Victoires, d’humilite devant la puissance et la sagesse du Parti. Les mecontentements causes par la Vie nue, insatisfaisante, sont deliberement canalises et dissipes par des stratagemes comme les Deux Minutes de la Haine. Les speculations qui pourraient peut-etre amener une attitude sceptique ou rebelle, sont tuees d’aVance par la disci- pline interieure acquise dans sajeunesse. La premiere et la plus simple phase de la discipline qui peut etre enseignee, meme a de jeunes enfants, s’appelle en no- Vlangue arrétducrim e. L’arrétducrime, c’est la faculte de s’arreter net, comme par instinct, au seuil d’une pensee dange- reuse. Il inclut le pouvoir de ne pas saisir les analogies, de ne pas percevoir les erreurs de logique, de ne pas comprendre les arguments les plus simples, s’ils sont contre l’Angsoc. Il com- prend aussi le pouvoir d’eprouVer de l’ennui ou du degofit pour toute suite d’idees capable de mener dans une direction here- tique. Arrétducrime, en resume, signifie stupidite protectrice. -260- Mais la stupidite ne suffit pas. Au contraire, l’orthodoxie, dans son sens plein, exige de chacun un controle de ses proces- sus mentaux aussi complet que celui d’un acrobate sur son corps. La societe oceanienne repose, en fin de compte, sur la croyance que Big Brother est omnipotent et le Parti infaillible. Mais comme, en realite, Big Brother n’est pas omnipotent, et que le Parti n’est pas infaillible, une inlassable flexibilite des faits est a chaque instant necessaire. Le mot clef ici est noirblanc. Ce mot, comme beaucoup de mots novlangue, a deux sens contradictoires. Applique a un ad- Versaire, il designe l’habitude de pretendre avec impudence que le noir est blanc, contrairement aux faits evidents. Applique a un membre du Parti, il designe la Volonte loyale de dire que le noir est blanc, quand la discipline du Parti l’exige. Mais il de- signe aussi l’aptitude a croire que le noir est blanc, et, plus, a savoir que le noir est blanc, et a oublier que l’on n’a jamais cru autre chose. Cette aptitude exige un continuel changement du passe, que rend possible le systeme mental qui reellement em- brasse tout le reste et qui est connu en novlangue sous le nom de doublepensée. Le changement du passe est necessaire pour deux raisons dont l’une est subsidiaire et, pour ainsi dire, preventive. Le membre du Parti, comme le proletaire, tolere les conditions presentes en partie parce qu’il n’a pas de terme de comparaison. Il doit etre coupe du passe, exactement comme il doit etre coupe d’aVec les pays etrangers car il est necessaire qu’il croie Vivre dans des conditions meilleures que celles dans lesquelles Vi- Vaient ses ancetres et qu’il pense que le niveau moyen du con- fort materiel s’eleVe constamment. Mais la plus importante raison qu’a le Parti de rajuster le passe est, de loin, la necessite de sauvegarder son infaillibilite. Ce n’est pas seulement pour montrer que les predictions du Par- ti sont dans tous les cas exactes, que les discours statistiques et -261- rapports de toutes sortes doivent etre constamment remanies selon les besoins du jour. C’est aussi que le Parti ne peut ad- mettre un changement de doctrine ou de ligne politique. Chan- ger de decision, ou meme de politique est un aveu de faiblesse. Si, par exemple, l’Eurasia ou l’Estasia, peu importe lequel, est l’ennemi du jour, ce pays doit toujours avoir ete l’ennemi, et si les faits disent autre chose, les faits doivent etre modifies. Aussi l’histoire est-elle continuellement recrite. Cette falsifica- tion du passe au jour le jour, executee par le ministere de la Ve- rite, est aussi necessaire a la stabilite du regime que le travail de repression et d’espionnage realise par le ministere de l’Amour. La mutabilite du passe est le principe de base de l’Angsoc. Les evenements passes, pretend-on, n’ont pas d’existence objec- tive et ne survivent que par les documents et la memoire des hommes. Mais comme le Parti a le controle complet de tous les documents et de l’esprit de ses membres, il s’ensuit que le passe est ce que le Parti veut qu’il soit. Il s’ensuit aussi que le passe, bien que plastique, n’a jamais, en aucune circonstance particu- liere, ete change. Car lorsqu’il a ete recree dans la forme exigee par le moment, cette nouvelle version, quelle qu’elle soit, est alors le passe et aucun passe different ne peut avoir jamais exis- te. Cela est encore vrai meme lorsque, comme il arrive souvent, un evenement devient meconnaissable pour avoir ete modifie plusieurs fois au cours d’une annee. Le Parti est, a tous les ins- tants, en possession de la verite absolue, et l’absolu ne peut avoir jamais ete different de ce qu’il est. Le controle du passe depend surtout de la discipline de la memoire. S’assurer que tous les documents s’accordent avec l’orthodoxie du moment n’est qu’un acte mecanique. Il est aussi necessaire de se rappeler que les evenements se sont deroules de la maniere desiree. Et s’il faut rajuster ses souvenirs ou alte- rer des documents, il est alors necessaire d’0ublier que l’on a agi ainsi. La maniere de s’y prendre peut etre apprise comme toute -262- autre technique mentale. Elle est en effet etudiee par la majorite des membres du Parti et, certainement, par tous ceux qui sont intelligents aussi bien qu’orthodoxes. En novlangue, cela s’appelle doublepensée, mais la doublepensee comprend aussi beaucoup de significations. La doublepensee est le pouvoir de garder a l’esprit simulta- nement deux croyances contradictoires, et de les accepter toutes deux. Un intellectuel du Parti sait dans quel sens ses souvenirs doivent etre modifies. Il sait, par consequent, qu’il joue avec la realite, mais, par l’exercice de la doublepensee, il se persuade que la realite n’est pas violee. Le processus doit etre conscient, autrement il ne pourrait etre realise avec une precision suffi- sante, mais il doit aussi etre inconscient. Sinon, il apporterait avec lui une impression de falsification et, partant, de culpabili- te. La doublepensee se place au coeur meme de l’Angsoc, puisque l’acte essentiel du Parti est d’employer la duperie cons- ciente, tout en retenant la fermete d’intention qui Va de pair avec l’honnetete veritable. Dire des mensonges deliberes tout en y croyant sincerement, oublier tous les faits devenus genants puis, lorsque c’est necessaire, les tirer de l’oubli pour seulement le laps de temps utile, nier l’existence d’une realite objective alors qu’on tient compte de la realite qu’on nie, tout cela est d’une indispensable necessite. Pour se servir meme du mot doublepensee, il est necessaire d’user de la dualite de la pensee, car employer le mot, c’est ad- mettre que l’on modifie la realite. Par un nouvel acte de double- pensee, on efface cette connaissance, et ainsi de suite indefini- ment, avec le mensonge toujours en avance d’un bond sur la verite. -263- Enfin, c’est par le moyen de la doublepensée que le Parti a pu et, pour autant que nous le sachions, pourra, pendant des milliers d’années, arréter le cours de l’Histoire. Toutes les oligarchies du passé ont perdu le pouvoir, soit parce qu’elles se sont ossifiées, soit parce que leur énergie a di- minué. Ou bien elles deviennent stupides et arrogantes, n’arriVent pas a s’adapter aux circonstances nouvelles et sont renversées; ou elles deviennent libérales et laches, font des concessions alors qu’elles devraient employer la force, et sont encore renversées. Elles tombent, donc, ou parce qu’elles sont conscientes, ou parce qu’elles sont inconscientes. L’oeuVre du Parti est d’aVoir produit un systeme mental dans lequel les deux états peuvent coexister. La domination du Parti n’aurait pu étre rendue permanente sur aucune autre base intellectuelle. Pour diriger et continuer a diriger, il faut étre ca- pable de modifier le sens de la réalité. Le secret de la domina- tion est d’allier la foi en sa propre infaillibilité a l’aptitude a re- cevoir les lecons du passé. Il est a peine besoin de dire que les plus subtils praticiens de la doublepensée sont ceux qui l’inVenterent et qui savent qu’elle est un Vaste systeme de duperie mentale. Dans notre so- ciété, ceux qui ont la connaissance la plus complete de ce qui se passe, sont aussi ceux qui sont les plus éloignés de Voir le monde tel qu’il est. En général, plus Vaste est la compréhension, plus profonde est l’illusion. Le plus intelligent est le moins nor- mal. Le fait que l’hystérie de guerre croit en intensité au fur et a mesure que l’on monte l’échelle sociale illustre ce qui precede. Ceux dont l’attitude en face de la guerre est la plus proche d’une attitude rationnelle sont les peuples sujets des territoires dispu- tés. Pour ces peuples, la guerre est simplement une continuelle calamité qui, comme une Vague de fond, Va et Vient en les ba- -264- layant. Il leur est completement indifférent de savoir de quel coté est le gagnant. Un changement de direction Veut simple- ment dire pour eux le meme travail qu’auparaVant, pour de nouveaux maitres qui les traiteront exactement comme les an- c1ens. Les travailleurs légerement plus favorisés que nous appe- lons les prolétaires ne sont que par intermittences conscients de la guerre. On peut, quand c’est nécessaire, exciter en eux une frénésie de crainte et de haine, mais laissés a eux-memes, ils sont capables d’oublier pendant de longues périodes que le pays est en guerre. C’est dans les rangs du Parti, surtout du Parti intérieur, que l’on trouve le Véritable enthousiasme guerrier. Ce sont ceux qui la savent impossible qui croient le plus fermement a la conquéte du monde. Cet enchainement spécial des contraires (savoir et ignorance, cynisme et fanatisme) est un des principaux traits qui distinguent la société océanienne. L’idéologie officielle abonde en contradictions, meme quand elles n’ont aucune rai- son pratique d’exister. Ainsi, le Parti rejette et diffame tous les principes qui fu- rent a l’origine du mouvement socialiste, mais il prétend agir ainsi au nom du socialisme. Il préche, envers la classe ouvriere, un mépris dont, depuis des siecles, il n’y a pas d’exemple, mais il revét ses membres d’un uniforme qui, a une époque, apparte- nait aux travailleurs manuels, et qu’il a adopté pour cette raison. Il mine systématiquement la solidarité familiale, mais il baptise son chef d’un nom qui est un appel direct au sentiment de loyauté familiale. Les noms memes des quatre ministeres qui nous dirigent font ressortir une sorte d’impudence dans le renversement deli- béré des faits. Le ministere de la Paix s’occupe de la guerre, ce- lui de la Vérité, des mensonges, celui de l’Amour, de la torture, -265- celui de l’Abondance, de la famine. Ces contradictions ne sont pas accidentelles, elles ne résultent pas non plus d’une hypocri- sie ordinaire, elles sont des exercices délibérés de doublepensée. Ce n’est en effet qu’en conciliant des contraires que le pou- Voir peut étre indéfiniment retenu. L’ancien cycle ne pouvait étre brisé d’aucune autre facon. Pour que l’égalité humaine soit a jamais écartée, pour que les grands, comme nous les avons appelés, gardent perpétuellement leurs places, la condition mentale dominante doit étre la folie dirigée. Mais il y a une question que nous avons jusqu’ici presque ignorée. Pourquoi l’égalité humaine doit-elle étre évitée ? En supposant que le mécanisme du processus ait été exactement décrit, quel est le motif de cet effort considérable et précis pour figer l’histoire a un moment particulier ? Nous atteignons ici au secret central. Comme nous l’aVons Vu, la mystique du Parti, et surtout du Parti intérieur, dépend de la doublepensée. Mais c’est plus profondément que git le motif originel, l’instinct jamais discuté qui conduisit d’abord a s’emparer du pouvoir, puis fit naitre la doublepensée, la Police de la Pensée, la guerre continuelle et tous les autres attirails ne- cessaires. Ce motif consiste en réalité. .. Winston prit conscience du silence, comme on devient conscient d’un nouveau son. Il lui sembla que, depuis un mo- ment, Julia était bien immobile. Elle était couchée sur le cote, nue jusqu’a la taille, la main sous la joue, et une boucle noire lui tombait sur les yeux. Sa poitrine se soulevait et s’abaissait len- tement et régulierement. — Julia! Pas de réponse. -266- — Julia, tu dors ? Pas de réponse. Elle était endormie. Il ferma le livre, le de- posa soigneusement sur le parquet, se coucha et tira la couVer- ture sur eux deux. Il pensa qu’il n’aVait pas encore appris l’ultime secret. Il comprenait comment, il ne comprenait pas pourquoi. Le cha- pitre I, comme le chapitre III, ne lui avait en réalité rien appris qu’il ne sfit auparavant. Il avait simplement systématisé le sa- Voir qu’il possédait déja. Mais apres l’aVoir lu, sa certitude de ne pas étre fou était plus forte. Il y avait la Vérité, il y avait le men- songe, et si l’on s’accrochait a la Vérité, meme contre le monde entier, on n’était pas fou. Un rayon jaune et oblique du soleil couchant entra par la fenétre et tomba sur l’oreiller. Il ferma les yeux. Le soleil sur son Visage, et le corps lisse de la fille qui touchait le sien, lui don- naient une sensation puissante, reposante, de confiance. Il était en sécurité, tout allait bien. Il s’endormit en murmurant : « Il ne peut y avoir de statistique de la santé mentale », avec l’impression que cette remarque contenait une profonde sa- gesse. -267- CHAPITRE X Quand il se réveilla, ce fut avec l’impression d’aVoir dormi longtemps, mais un regard 51 la pendule démodée lui apprit qu’il n’était que Vingt-trois heures. Il resta un moment it sommeiller, puis l’habituelle chanson, chantée E1 pleins poumons, monta de la cour : Ce n ’e’tait qu ’un réve sans espoir, Ilpassa comme un jour d’avril, Mais un regard et un mot, et les réves qu ’ils éveillent, Tordent encore lesfibres de mon cceur ! La ritournelle semblait encore en Vogue. On l’entendait par toute la Ville. Elle tenait plus longtemps que la chanson de la Haine. Julia se réveilla au bruit, s’étira Voluptueusement et sor- tit du lit. — J’ai faim, dit-elle. Faisons encore un peu de cafe. Zut ! Le fourneau s’est éteint et l’eau est froide. — Elle prit le fourneau et le secoua. — Il n’y a plus de pétrole. — Le Vieux Charrington nous en donnera, je pense. — C’est bizarre, je m’étais assurée qu’il était rempli. Elle ajouta : — Je Vais m’habiller. Il me semble qu’il fait plus froid. Winston se leva aussi et s’habilla. La Voix infatigable conti- nuait E1 chanter : -268- On dit que le temps apaise toute douleur, On dit que toutpeut s’0ublier, Mais les sourires et lespleurs, par-deld les anne’es, Tordent encore lesfibres de mon cceur. Quand il eut attaché la ceinture de sa combinaison, il alla a la fenétre. Le soleil devait descendre derriere les maisons. Il n’éclairait plus la cour. Les pavés étaient humides comme s’ils Venaient d’étre lavés et Winston avait l’impression que le ciel avait été lavé aussi, tellement le bleu était frais et pale entre les cheminées. La femme, infatigable, allait et Venait, s’emplissait la bouche d’épingles, les enlevait, chantait, puis restait silencieuse, épinglait toujours plus de couches, encore et encore. Il se demanda si elle lavait pour gagner sa Vie ou était sim- plement l’esclaVe de Vingt ou trente petits-enfants. Julia était Venue pres de lui. Ils regardaient ensemble, avec une sorte de fascination, la robuste silhouette d’en bas. Winston, frappé par l’attitude caractéristique de la femme, bras épais levés pour at- teindre la corde, puissante croupe saillante de jument, se rendit compte, pour la premiere fois, qu’elle était belle. Il ne lui était jamais Venu a l’idée que le corps d’une femme de cinquante ans, épanoui en des dimensions monstrueuses par les maternités, puis endurci, rendu rugueux par le travail jusqu’a étre d’un grain plus grossier que celui d’un navet trop mfir, pouvait étre beau. Mais il était beau. Et, apres tout, pourquoi ne le serait-il pas ? Le corps solide et informe, comme un bloc de granit, et la peau rouge et rugueuse, avaient le meme rapport avec le corps d’une fille que le fruit de l’églantier avec une rose. Pourquoi le fruit serait-il tenu pour inférieur a la fleur ? — Elle est belle, murmura-t-il. — Elle a bien un metre d’une hanche a l’autre, facilement, dit Julia. -269- — C’est son style de beauté, répondit Winston. Il entourait facilement de son bras la souple taille de Julia. De la hanche au genou, son flanc était contre le sien. Aucun en- fant ne naitrait jamais d’eux. C’était la seule chose qu’ils ne pourraient jamais faire. Ils ne pourraient transmettre le secret, d’un esprit a l’autre, que par les mots. La femme d’en bas n’aVait pas d’esprit, elle n’aVait que des bras forts, un coeur ardent, un Ventre fertile. Il se demanda a combien d’enfants elle pouvait avoir donné naissance. Facilement a une quinzaine. Elle avait eu sa floraison momentanée. Une année, peut-étre, elle avait eu la beauté d’une rose sauvage, puis elle avait soudain grossi comme un fruit fertilisé et elle était devenue dure, rouge et rugueuse. Sa Vie s’était passée a blanchir, brosser, repriser, cuisiner, balayer, polir, raccommoder, frotter, blanchir, d’abord pour ses enfants, puis pour ses petits-enfants, pendant trente ans d’affilée. Au bout des trente ans, elle chantait encore. Le respect mystique que Winston éprouvait a son égard était mélé a l’aspect du ciel pale et sans nuages qui s’étendait au loin derriere les cheminées. Winston pensa qu’il était étrange que tout le monde partageat le meme ciel, en Estasia et en Eura- sia, comme en Océania. Et les gens qui Vivaient sous le ciel étaient tous semblables. C’était partout, dans le monde entier, des centaines ou des milliers de millions de gens s’ignorant les uns les autres, séparés par des murs de haine et de mensonges, et cependant presque exactement les memes, des gens qui n’aVaient jamais appris a penser, mais qui emmagasinaient dans leurs coeurs, leurs Ventres et leurs muscles, la force qui, un jour, bouleverserait le monde. S’il y avait un espoir, il était chez les prolétaires. Sans avoir lu la fin du livre, Winston savait que ce devait étre le message final de Goldstein. L’aVenir appartenait aux prolétaires. Mais pouvait-on étre certain que le monde qu’ils construiraient -270- quand leur heure Viendrait, ne serait pas aussi étranger a lui, Winston Smith, que le monde du Parti ? Oui, car ce serait du moins un monde sain. La ou il y a égalité, il peut y avoir santé. Tet ou tard, la force deviendrait consciente et agirait. Les prole- taires étaient immortels. On ne pouvait en douter, quand on regardait la Vaillante silhouette de la cour. A la fin, l’heure de leur réveil sonnerait. Et jusqu’a ce moment, meme s’il n’arriVait que dans deux mille ans, ils resteraient Vivants, malgré les in- tempéries, comme des oiseaux, transmettant d’un corps a l’autre la Vitalité que le Parti ne pouvait partager et ne pouvait tuer. — Te souviens-tu, demanda-t-il, de la grive qui chantait pour nous, le premierjour, a la lisiere du bois ? — Elle ne chantait pas pour nous, répondit Julia, elle chan- tait pour se faire plaisir a elle-meme. Non, pas meme cela. Elle chantait, tout simplement. Les oiseaux chantaient, les prolétaires chantaient, le Parti ne chantait pas. Partout, dans le monde, a Londres et a New York, en Afrique et au Brésil et dans les contrées mystérieuses et défendues par-dela les frontieres, dans les rues de Paris et de Berlin, dans les Villages de l’interminable plaine russe, dans les bazars de la Chine et du Japon, partout se dressait la meme sil- houette, solide et invincible, monstrueuse a force de travail et d’enfantement, qui peinait de sa naissance a sa mort, mais chantait encore. De ces reins puissants, une race d’etres cons- cients devait un jour sortir. On était des morts, l’aVenir leur ap- partenait. Mais on pouvait partager ce futur en gardant l’esprit Vivant comme ils gardaient le corps et en transmettant la doc- trine secrete que deux et deux font quatre. — Nous sommes des morts, dit-il. — Nous sommes des morts, répéta Julia obéissante. -271- — Vous étes des morts, dit une Voix de fer derriere eux. Ils se séparerent brusquement. Winston était glacé jusqu’aux entrailles. Il pouvait Voir, tout autour des iris, le blanc des yeux de Julia, dont le Visage était devenu d’un blanc de lait. La tache de rouge qu’elle avait encore sur chaque joue ressortait crfiment, presque comme si elle n’était pas reliée a la peau. — Vous étes des morts, répéta la Voix de fer. — Il était derriere le tableau, souffla Julia. — Il était derriere le tableau, dit la Voix. Restez ou Vous étes. Ne faites aucun mouvement jusqu’a ce que je Vous l’ordonne. Ca y était, ga y était a la fin. Ils ne pouvaient rien faire que rester debout a se regarder dans les yeux. Se sauver en courant, s’enfuir de la maison avant qu’il ffit trop tard, une telle idée ne leur Vint pas. On ne pouvait penser a désobéir a la Voix de fer qui Venait du mur. Il y eut un claquement, comme si un loquet avait été tourné et un bruit de Verre cassé. Le tableau était tom- bé sur le parquet, découvrant le télécran. — Maintenant, ils peuvent nous Voir, dit Julia. — Maintenant, nous pouvons Vous Voir, dit la Voix. Debout au milieu de la chambre. Dos a dos. Les mains croisées derriere la téte. Sans Vous toucher. Ils ne se touchaient pas. Mais il semblait a Winston qu’il pouvait sentir trembler le corps de Julia. Ou peut-étre était-ce le tremblement du sien. Il pouvait a peine empécher ses dents de claquer. Ses genoux, eux, échappaient a sa Volonté. Il y avait en bas, a l’intérieur et a l’extérieur de la maison, un bruit de bottes. La cour paraissait pleine d’hommes. Le chant de la femme -272- s’était brusquement arrété. Il y eut un long bruit de roulement, comme si le baquet avait été lancé a travers la cour, puis une confusion de cris de colere qui se termina par un cri de douleur. — La maison est cernée, dit Winston. — La maison est cernée, dit la Voix. Il entendit Julia serrer les dents. — Je suppose que nous ferions aussi bien de nous dire adieu, dit-elle. — Vous feriez aussi bien de Vous dire adieu, dit la Voix. Alors, une autre Voix, tout a fait différente, la Voix claire d’un homme cultivé, que Winston eut l’impression d’aVoir déja entendue, intervint : — Eta propos, pendant que nous en sommes a ce sujet, Voi- ci une chandelle pour aller Vous coucher, Voici un couperet pour couper Votre téte ! Quelque chose s’écrasa sur le lit, derriere Winston. Le haut d’une échelle avait été poussé a travers la fenétre et avait fait tomber le cadre. Quelqu’un grimpait par la. On entendit le bruit des bottes qui montaient l’escalier. La piece fut remplie d’hommes solides, en uniforme noir, chaussés de bottes ferrées et munis de matraques. Winston ne tremblait plus. Il bougeait a peine, meme les yeux. Une seule chose comptait, rester immobile ; rester immo- bile et ne pas leur fournir de prétexte pour Vous battre. Un homme a la machoire de boxeur, dont la bouche ne formait qu’un trait, s’arréta devant lui en balangant pensivement sa ma- traque entre le pouce et l’index. Winston rencontra son regard. -273- L’impression de nudité qu’il ressentait, avec les mains derriere la téte et le Visage et le corps exposés tout entiers, était presque insupportable. L’homme sortit un bout de langue blanche, lécha l’endroit ou auraient dfi se trouver ses levres, puis passa. Il y eut un nouveau fracas. Quelqu’un avait pris sur la table le presse- papier de Verre et le réduisait en miettes contre la pierre du foyer. Le fragment de corail, une fleur minuscule et plissée, comme un bouton de rose en sucre sur un gateau, roula sur le tapis. « Combien, pensa Winston, combien il avait toujours été petit ! » Il y eut un haletement et le bruit d’un coup derriere lui et il recut sur la jambe un Violent coup de pied qui lui fit presque perdre l’équilibre. Un des hommes avait lancé a Julia un coup de poing en plein plexus solaire qui l’aVait fait se plier en deux comme une regle de poche. Etendue sur le parquet, elle s’efforcait de retrouver son souffle. Winston n’osa tourner la téte, meme d’un millimetre, mais le Visage livide, haletant, Ve- nait parfois dans l’angle de sa Vision. Meme a travers sa terreur, il lui semblait sentir la douleur dans son propre corps, la dou- leur mortelle qui était cependant moins urgente que la lutte pour reprendre son souffle. Il savait ce qu’elle devait ressentir, la souffrance terrible, torturante, qui ne Vous quitte pas, mais a laquelle on ne peut penser encore, car il est nécessaire avant tout de pouvoir respirer. Deux des hommes la saisirent par les genoux et les épaules et l’emporterent hors de la piece, comme un sac. Winston entre- Vit rapidement son Visage, retourné Vers le bas, jaune et contor- sionné, les yeux fermés, une tache rouge sur chaque joue. Et c’est la derniere Vision qu’il eut d’elle. Il était debout, immobile comme un mort. Personne ne l’aVait encore frappé. Des pensées qui Venaient d’elles-memes, mais qui paraissaient absolument sans intérét, commencerent a lui traverser l’esprit. Il se demanda si on avait pris -274- M. Charrington. Il se demanda ce qu’on avait fait a la femme de la cour. Il remarqua qu’il avait une forte envie d’uriner et s’en étonna, car il n’y avait que deux ou trois heures qu’il avait uriné. Il Vit que l’aiguille de la pendule indiquait le chiffre neuf, ce qui signifiait Vingt et une heure. Mais la lumiere semblait trop Vive. Est-ce qu’a Vingt et une heures la lumiere ne diminuait pas, par les soirs d’aofit ? Il se demanda si, apres tout, Julia et lui ne s’étaient pas trompés d’heure, s’ils n’aVaient pas dormi pendant que l’aiguille faisait le tour du cadran, et pensé qu’il était Vingt- trois heures alors qu’en réalité on était au lendemain matin neuf heures. Mais il ne suivit pas plus loin le fil de cette idée. Ce n’était pas intéressant. Il y eut sur le palier un pas plus léger. M. Charrington en- tra. Le maintien des hommes en uniforme noir se fit soudain plus modéré. L’aspect de M. Charrington avait aussi changé. — Ramassez ces morceaux, dit-il brievement. Un homme se baissa pour obéir. L’accent faubourien avait disparu. Winston comprit soudain quelle Voix il avait entendue au télécran il y avait quelques minutes. M. Charrington portait encore sa Vieille jaquette de Velours, mais ses cheveux, qui avaient été presque blancs, étaient devenus noirs. Il ne portait pas non plus de lunettes. Il lanca un seul coup d’oeil aigu a Winston, comme pour Vérifier son identité, puis ne fit plus at- tention a lui. Il était reconnaissable, mais il n’était plus le meme individu. Son corps s’était redressé et semblait avoir grossi. Son Visage n’aVait subi que de minuscules modifications, mais elles avaient opéré une transformation complete. Les sourcils noirs étaient moins touffus, les rides étaient effacées, toutes les lignes du Visage semblaient avoir changé. Meme le nez semblait plus court. C’était le Visage froid et vigilant d’un homme d’enViron trente-cinq ans. Winston pensa que, pour la premiere fois de sa Vie, il regardait, en connaissance de cause, un membre de la Po- lice de la Pensée. -275- -276- TROISIEME PARTIE -277- CHAPITRE I Winston ignorait o1‘1 il se trouvait. Probablement au minis- tere de l’Amour, mais il n’y avait aucun moyen de s’en assurer. Il était dans une cellule au plafond élevé, sans fenétres, aux murs blancs de porcelaine brillante. Des lampes dissimulées l’emplissaient d’une froide lumiere et Winston entendait un bourdonnement lent et continu qui, pensa-t-il, avait probable- ment un rapport avec la fourniture de l’air. Un banc, qui était une sorte d’étagere juste assez large pour s’asseoir, faisait le tour de la piece, coupé seulement par la porte et, au fond de la piece, par un seau hygiénique qui n’aVait pas de siege en bois. Il y avait quatre télécrans, un dans chaque mur. Winston sentait au Ventre une douleur sourde. Elle ne l’aVait pas quitté depuis qu’on l’aVait jeté dans un fourgon fermé et emporté. Mais il avait faim aussi, une sorte de faim malsaine qui le ron- geait. Il pouvait y avoir Vin gt-quatre heures qu’il n’aVait mangé, peut-étre trente-six. Il ne savait toujours pas et probablement ne saurait jamais, si c’était le matin ou le soir qu’on l’aVait arre- té. Depuis son arrestation, il n’aVait rien eu a manger. Il était assis, les mains croisées sur les genoux, aussi im- mobile qu’il le pouvait, sur le banc étroit. Il avait déja appris a rester assis sans bouger. Quand il faisait un mouvement inat- tendu, on criait sur lui, du télécran. Mais son désir de nourriture augmentait et le dominait. Ce qu’il désirait par-dessus tout, c’était un morceau de pain. Il avait dans l’idée qu’il y avait quelques miettes de pain dans la poche de sa combinaison. Il était meme possible — il le pensait parce que de temps en temps quelque chose semblait lui chatouiller la jambe, — qu’il y efit la un morceau de crofite qu’il pourrait saisir. A la fin, la tentation -278- de s’en assurer 1’emporta sur sa crainte. I1 glissa une main dans sa poche. — Smith ! glapit une Voix au télécran. 6079 Smith W ! Dans les ce11u1es,1es mains doivent rester hors des poches ! I1 s’immobi1isa de nouveau, 1es mains croisées sur les ge- noux. Avant d’étre amené la, i1 avait été conduit a un autre en- droit qui devait étre une prison ordinaire ou un cachot tempo- raire employé par les patroui11es. I1 ne savait pas combien de temps i1 y était resté. Quelques heures, de toute fagon. Sans pendule et sans lumiere so1aire, il est difficile d’éVa1uer le temps. C’était un endroit bruyant, qui sentait mauvais. I1 avait été placé dans une ce11u1e analogue a ce11e o1‘1 i1 se trouvait actue1- 1ement, mais qui était ignoblement sa1e et toujours remp1ie de dix ou quinze personnes. C’étaient, en majorité, des crimine1s ordinaires, mais, parmi eux, i1 y avait quelques prisonniers poli- tiques. I1 était resté assis, silencieux, adossé au mur, bousculé par des corps sales, trop préoccupé par sa peur et son mal au Ventre pour s’intéresser beaucoup a ce qui 1’entourait. I1 avait cepen- dant noté 1’étonnante difference entre le maintien des prison- niers du Parti et ce1ui des autres. Les prisonniers du Parti étaient toujours silencieux et terrifiés, mais 1es crimine1s ordi- naires ne semb1aient avoir peur de personne. I1s Vociféraient des insu1tes a 1’adresse des gardes, 1uttaient férocement quand 1eurs effets étaient saisis, écrivaient des mots obscenes sur le parquet, mangeaient de la nourriture passée en fraude qu’i1s tiraient de mystérieuses cachettes dans 1eurs Vétements, criaient meme contre le télécran quand i1 essayait de restaurer 1’ordre. Quelques-uns semb1aient en bons termes avec les gardes, 1es appe1aient par des surnoms et essayaient, par des cajoleries, de se faire passer des cigarettes par le trou d’espion de la porte. Les -279- gardes, aussi, montraient envers les criminels ordinaires une certaine indulgence, meme quand ils devaient les traiter dure- ment. On parlait beaucoup des camps de travaux forcés ou de nombreux prisonniers s’attendaient a étre envoyés. Tout allait « tres bien » dans les camps, aussi longtemps que l’on avait de bonnes relations et que l’on connaissait les ficelles. Il y avait la corruption, le favoritisme et les dissipations de toutes sortes, il y avait l’homosexualité et la prostitution, il y avait meme l’alcool illicite obtenu par la distillation des pommes de terre. On ne donnait les postes de confiance qu’aux criminels communs, spe- cialement aux gangsters et aux meurtriers qui formaient une sorte d’aristocratie. Toutes les besognes rebutantes étaient faites par les criminels politiques. Il y avait un Va-et-Vient constant de prisonniers de tous modeles : colporteurs de drogues, Voleurs, bandits, Vendeurs du marché noir, ivrognes, prostituées. Quelques-uns des ivrognes étaient si Violents que les autres prisonniers devaient s’unir pour les maitriser. Une femme énorme, épave d’enViron soixante ans, aux grandes mamelles ballotantes, aux épaisses boucles de cheveux blancs défaits, fut apportée hurlante et frappant du pied par quatre gardes qui la tenaient chacun par un bout. Ils lui arra- cherent les bottes avec lesquelles elle avait essayé de les frapper et la jeterent dans le giron de Winston qui en eut les fémurs presque brisés. La femme se redressa et les poursuivit de cris de « sales batards ! ». Remarquant alors qu’elle était assise sur quelque chose qui n’était pas plat, elle glissa des genoux de Winston sur le banc. — Pardon, chéri, dit-elle. Je m’serais pas assise sur toi, c’est ces animaux qui m’ont mise la. Ils savent pas traiter les dames, pas ? — Elle s’arréta, se tapota la poitrine et rota. — Pardon, dit- elle. J ’suis pas tout a fait dans mon assiette. -280- Elle se pencha en avant et Vomit copieusement sur le par- quet — Ca Va mieux, dit-elle en se rejetant en arriere, les yeux fermés. Faut jamais garder ga, je t’ dis. Faut le sortir pendant qu’ c’est comme frais sur l’estomac. Elle reprenait Vie. Elle se tourna pour jeter un autre regard a Winston et parut se toquer immédiatement de lui. Elle entou- ra l’épaule de Winston de son bras énorme et l’attira a elle, lui soufflant au Visage une odeur de biere et de Vomissure. — Comment qu’ tu t’appelles, chéri ? demanda-t-elle. — Smith, répondit Winston. — Smith ? répéta la femme. Ca c’est drole. J’ m’appelle Smith aussi. Eh bien, ajouta-t-elle avec sentiment, j’ pourrais étre ta mere ! « Elle pourrait étre ma mere », pensa Winston. Elle avait a peu pres l’age et le physique Voulus et il était probable que les gens changeaient quelque peu apres Vingt ans de travaux forcés. Personne d’autre ne lui avait parlé. Les criminels ordi- naires ignoraient dans une surprenante mesure les prisonniers du Parti. Ils les appelaient « les Polits » avec une sorte de me- pris indifférent. Les prisonniers du Parti paraissaient terrifiés de parler a qui que ce soit et, surtout, de se parler entre eux. Une fois seulement, alors que deux membres du Parti, deux femmes, étaient serrées l’une contre l’autre sur le banc, il sur- prit, dans le Vacarme des Voix, quelques mots rapidement chu- chotés et, en particulier, une allusion a quelque chose appelé « salle un-ho-un », qu’il ne comprit pas. -281- I1 pouvait y avoir deux ou trois heures qu’on 1’aVait apporté la. La dou1eur sourde de son Ventre était continue11e, mais par- fois e11e s’atténuait, parfois e11e empirait, et le champ de sa pen- see s’étendait ou se rétrécissait suivant 1e meme rythme. Quand e11e augmentait, i1 ne pensait qu’a 1a dou1eur e11e-meme et a son besoin de nourriture. Quand e11e s’atténuait, i1 était pris de pa- nique. I1 y avait des moments ou i1 imaginait ce qui devait 1ui arriver avec une te11e intensité, que son coeur battait au galop et que sa respiration s’arretait. I1 sentait 1es coups de matraque sur ses épaules et de bottes ferrées sur ses tibias. I1 se Voyait 1ui- meme rampant sur le sol et criant grace de sa bouche aux dents cassées. I1 pensait a peine a Julia. I1 ne pouvait fixer son esprit sur e11e. I1 1’aimait et ne 1a trahirait pas, mais ce n’était qu’un fait, qu’i1 connaissait ; comme i1 connaissait 1es regles de 1’arithmétique. I1 ne sentait aucun amour pour e11e et se deman- dait meme a peine ce qu’e11e devenait. I1 pensait p1us souvent a O’Brien, avec un espoir Vaci11ant. O’Brien devait savoir qu’i1 avait été arreté. La Fraternité, avait-i1 dit, n’essayait jamais de sauver ses membres. Mais i1 y avait 1a 1ame de rasoir. On 1ui en- Verrait une 1ame de rasoir si on pouvait. I1 y aurait peut-etre cinq secondes avant que les gardes puissent se précipiter dans la ce11u1e. La 1ame 1ui mordrait 1a chair avec une froideur brfilante et1es doigts memes qui1atenaient seraientcoupésjusqu’a1’os. Tout revenait a son corps ma1ade qui se recroqueVi11ait en tremb1ant devant 1a moindre souffrance. I1 n’était pas certain de pouvoir se servir de la 1ame de rasoir, meme s’i1 en avait 1’occasion. I1 était p1us nature1 de Vivre chaque moment en ac- ceptant dix minutes supplémentaires d’existence meme avec la certitude que la torture était au bout. I1 essayait parfois de compter 1e nombre de carreaux de porce1aine des murs de la ce11u1e. Ce1a aurait été facile s’i1 n’en perdait toujours 1e compte a un point ou a un autre. I1 se de- -282- mandait plus souvent ou et a quelle heure du jour il se trouvait. Parfois, il avait la certitude qu’il faisait grand jour au-dehors. L’instant suivant, il était également certain qu’il faisait un noir d’encre. Il sentait instinctivement qu’en ce lieu la lumiere ne serait jamais éteinte. C’était l’endroit ou il n’y avait pas d’obscurité. Il comprenait maintenant pourquoi O’Brien avait semblé reconnaitre l’allusion. Au ministere de l’Amour, il n’y avait pas de fenétres. Sa cellule pouvait étre au coeur de l’édifice ou contre le mur extérieur. Elle pouvait se trouver dix étages sous le sol ou trente au-dessus. Il se déplagait lui-meme menta- lement d’un lieu a un autre et essayait de déterminer par ses sensations s’il était haut perché dans l’air ou profondément en- terré. Il y eut au-dehors un piétinement de bottes. La porte d’acier s’ouVrit avec un son métallique. Un jeune officier, luisant de cuir Verni, nette silhouette en uniforme noir dont le Visage pale, aux traits précis, était comme un masque de cire, entra rapidement. Il ordonna aux gardes d’amener le prisonnier qu’ils conduisaient. Le poete Ampleforth se traina dans la cellule. La porte se referma avec le meme bruit métallique. Il fit un ou deux mouvements incertains a droite et a gauche, comme s’il pensait qu’il y eut une autre porte pour s’en aller, puis il se mit a marcher dans la cellule de long en large. Il n’aVait pas encore remarqué la présence de Winston. Ses yeux troubles étaient fixés sur le mur a un metre environ au-dessus du niveau de la téte de Winston. Il n’aVait pas de chaussures. Des orteils longs et sales passaient par les trous de ses chaus- settes. Il y avait aussi plusieurs jours qu’il ne s’était rasé. Une barbe drue lui couvrait le Visage jusqu’aux pommettes et lui donnait un air apache qui ne s’harmonisait pas avec sa grande carcasse faible et ses mouvements nerveux. —-283-— Winston se réveilla un peu de sa léthargie. Il fallait parler a Ampleforth et risquer le glapissement du télécran. Ampleforth était peut-étre meme porteur de la lame de rasoir. — Ampleforth ! dit-il. Il n’y eut pas de cri au télécran. Ampleforth s’arréta avec un faible sursaut. Son regard se posa lentement sur Winston. — Ah ! Smith !dit-il. Vous aussi ! — Pourquoi vous a-t-on mis dedans ? — Pour vous dire la vérité...— Il s’assit gauchement sur le banc en face de Winston. — Il n’y a qu’un crime, n’est-ce pas ? dit-il. — Et vous l’avez commis ? — Apparemment. Il se posa la main sur le front et se pressa les tempes un moment comme s’il essayait de rappeler ses souvenirs. — Ce sont des choses qui arrivent, commenga-t-il vague- ment. J’ai pu trouver une raison, une raison possible, ce qui est sans doute une indiscrétion. Nous sortions une édition defini- tive des poemes de Kipling. J’ai laissé le mot « God » a la fin d’un vers. Je ne pouvais faire autrement, ajouta-t-il presque avec indignation en relevant le visage pour regarder Winston. Il était impossible de changer le vers. La rime était « rod ». Savez- vous qu’il n’y a que douze rimes en «rod» dans toute la langue ? Je me suis raclé les méninges pendant des jours, il n’y a pas d’autre rime. -284- L’expression de son Visage changea. Son air contrarié dis- parut et i1 parut un moment presque content. Une sorte de cha- leur intellectuelle, la joie du pédant qui a découvert un fait inu- tile, brilla a travers sa barbe sale et emmélée. — Vous étes-Vous jamais rendu compte, demanda-t-i1, que toute 1’histoire de la poésie anglaise a été déterminée par le fait que la langue anglaise manque de rimes ? Non. Cette idée particuliere n’était jamais Venue a Winston. Vu les circonstances, elle ne 1e frappa d’ai11eurs pas comme par- ticulierement importante ou intéressante. — Savez-Vous quelle heure il est ? demanda-t-i1. Ampleforth parut de nouveau surpris. — J’y ai a peine pensé, dit-i1. Ils m’ont arrété... i1 y a peut- étre deuxjours, ou trois. — Son regard fit rapidement 1e tour des murs, comme s’i1 s’attendait a trouver une fenétre quelque part. — Ici, i1n’y a aucune difference entre la nuit et le jour. Je ne Vois pas comment on peut calculer 1’heure ici. Ils causerent a batons rompus pendant quelques minutes puis, sans raison apparente, un glapissement du télécran leur ordonna de rester silencieux. Winston demeura calmement as- sis, les mains croisées. Ampleforth, trop grand pour étre a son aise sur le banc étroit, se tournait et se retournait, les mains jointes tantot autour d’un genou, tantot autour de 1’autre. Le télécran lui aboya de se tenir immobile. Le temps passait. Vingt minutes, une heure, i1 était difficile d’en juger. Une fois encore, i1 y eut un bruit de bottes a 1’extérieur. Les entrailles de Winston se contracterent. Bientot, bientot, peut-étre dans cinq minutes, peut-étre tout de suite, 1e piétinement des bottes signifierait que son tour était Venu. -285- La porte s’ouVrit. Le jeune officier au Visage glacé entra dans la cellule. D’un bref mouvement de la main, il indiqua Ampleforth. — Salle 10 1, dit-il. Ampleforth sortit lourdement entre les gardes, le Visage Vaguement troublé, mais incompréhensif. Un long moment, sembla-t-il, passa. La douleur s’était ra- Vivée au Ventre de Winston. Son esprit allait a la dérive autour de la meme piste, comme une balle qui retomberait toujours dans la meme série d’encoches. Il n’aVait que six pensées : la douleur au Ventre, un morceau de pain, le sang et les hurle- ments, O’Brien, Julia, la lame de rasoir. Un nouveau spasme lui tordit les entrailles, les lourdes bottes approchaient. Quand la porte s’ouVrit, le courant d’air fit pénétrer une puissante odeur de sueur refroidie. Parsons entra dans la cel- lule. Il portait un short kaki et une chemise de sport. Cette fois, Winston fut surpris jusqu’a s’oublier. — Vous ici ! dit-il. Parsons lui langa un coup d’oeil qui n’indiquait ni intérét ni surprise mais seulement de la souffrance. Il se mit a arpenter la piece d’une démarche saccadée, incapable évidemment de rester immobile. Chaque fois qu’il redressait ses genoux rondelets, on les Voyait trembler. Ses yeux écarquillés avaient un regard fixe, comme s’il ne pouvait s’empécher de regarder quelque chose au loin. — Pourquoi étes-Vous ici ? demanda Winston. -286- — Crime-par-la-pensée! répondit Parsons, presque en pleurnichant. Le son de sa Voix impliquait tout de suite un aveu complet de sa culpabilité et une sorte d’horreur incrédule qu’un tel mot pfit lui étre appliqué. I1 s’arréta devant Winston et se mit a en appeler a lui avec Véhémence. — Vous ne pensez pas qu’on Va me fusiller, Vieux ? On ne fusille pas que1qu’un qui n’a pas réellement fait quelque chose ? Seulement des idées, qu’on ne peut empécher de Venir. Je sais qu’i1s donnent un bon avertissement. Oh ! J’ai confiance en eux pour cela ! Mais ils tiendront compte de mes services, n’est-ce pas ? Vous savez quelle sorte de type j’étais. Pas un mauvais bougre, dans mon genre. Pas intellectuel, bien sfir, mais adroit. J’essayais de faire de mon mieux pour le Parti, n’est-ce pas ? Je m’en tirerai avec cinq ans, ne croyez-Vous pas ? Ou peut-étre dix ans ? Un type comme moi peut se rendre assez utile dans un camp de travail. Ils ne me tueront pas pour avoir quitté 1e droit chemin juste une fois ? — If-“ates-Vous coupable ? demanda Winston. — Bien sfir, je suis coupable! cria Parsons avec un coup d’oei1 servile au télécran. Vous ne pensez pas que le Parti arréte- rait un innocent, n’est-ce pas ? Son Visage de grenouille se calma et prit meme une légere expression de dévotion hypocrite. — Le crime-par-la-pensée est une terrible chose, Vieux, dit- i1 sentencieusement. Il est insidieux. I1 s’empare de Vous sans que Vous 1e sachiez. Savez-Vous comme i1 s’est emparé de moi ? Dans mon sommeil. Oui, c’est un fait. J’étais la, a me surmener, a essayer de faire mon boulot, sans savoir que j’aVais dans -287- l’esprit un mauvais levain. Et je me suis mis a parler en dor- mant. Savez-Vous ce qu’ils m’ont entendu dire ? Il baissa la Voix, comme quelqu’un obligé, pour des raisons médicales, de dire une obscénité. — A bas Big Brother! Oui, j’ai dit cela! Et je l’ai répété maintes et maintes fois, parait-il. Entre nous, je suis content qu’ils m’aient pris avant que cela aille plus loin. Savez-Vous ce que je leur dirai quand je serai devant le tribunal ? Merci, Vais-je dire, merci de m’aVoir sauvé avant qu’il soit trop tard. — Qui Vous a dénoncé ? demanda Winston. — C’est ma petite fille, répondit Parsons avec une sorte d’orgueil mélancolique. Elle écoutait par le trou de la serrure. Elle a entendu ce que je disais et, des le lendemain, elle filait chez les gardes. Fort, pour une gamine de sept ans, pas ? Je ne lui en garde aucune rancune. En fait, je suis fier d’elle. Cela montre en tout cas que je l’ai élevée dans les bons principes. Il fit encore quelques pas de long en large d’une démarche saccadée et jeta plusieurs fois un coup d’oeil d’enVie a la cuvette hygiénique puis soudain, il baissa son short et se mit nu. — Pardon, Vieux, dit-il. Je ne peux m’en empécher. C’est l’attente. Il laissa tomber son lourd postérieur sur la cuvette. Wins- ton se couvrit le Visage de ses mains. — Smith ! glapit la Voix du télécran. 6079 Smith W ! Decou- Vrez Votre figure. Pas de Visages couverts dans les cellules ! Winston se découvrit le Visage. Parsons se servit de la cu- vette bruyamment et abondamment. Il se trouva que la bonde -288- était défectueuse, et la cellule pua largement pendant des heures. Parsons fut emmené. D’autres prisonniers Vinrent et repar- tirent, mystérieusement. L’une, une femme, fut envoyée dans la « Salle 101 » et Winston remarqua qu’e11e parut se ratatiner et changer de couleur quand elle entendit ces mots. I1 Vint un moment ou, s’i1 avait été amené un matin, ce de- Vait étre 1’apres-midi. Mais s’i1 avait été amené 1’apres-midi, ce devait étre minuit. 11 y avait dans la cellule six prisonniers, hommes et femmes. Tous étaient assis immobiles. En face de Winston se trouvait un homme au Visage sans menton, tout en dents, exactement comme un gros rongeur inoffensif. Ses joues grasses et tachetées étaient si gonflées a la base qu’on pouvait difficilement ne pas imaginer qu’i1 avait, rangées la, de petites réserves de nourriture. Ses pales yeux gris erraient timidement d’un Visage a 1’autre et se détournaient rapidement quand ils rencontraient un regard. La porte s’ouVrit, et un autre prisonnier, dont 1’aspect fit frissonner Winston, fut introduit. C’était un homme ordinaire, d’aspect misérable, qui pouvait avoir été un ingénieur ou un technicien quelconque. Mais ce qui surprenait, C’était la mai- greur de son Visage. I1 était comme un squelette. La bouche et les yeux, a cause de sa minceur, semblaient d’une largeur dis- proportionnée et les yeux paraissaient pleins d’une haine meur- triere, inapaisable, contre que1qu’un ou quelque chose. L’homme s’assit sur le banc a peu de distance de Winston. Winston ne 1e regarda plus, mais 1e Visage squelettique et tour- menté était aussi Vivant dans son esprit que s’i1 1’aVait eu sous les yeux. I1 comprit soudain de quoi i1 s’agissait. L’homme mou- rait de faim. La meme pensée sembla frapper en meme temps tout le monde dans la cellule. Tout autour de la piece, i1 y eut un faible mouvement sur le banc. Les yeux de 1’homme sans men- -289- ton ne cessaient de se diriger Vers 1’homme au Visage de sque- 1ette et de se détourner d’un air coupable puis, cédant a une ir- résistible attraction, de revenir a 1’homme. I1 commenga par s’agiter sur son siege. A la fin i1 se 1eVa, traversa 1a ce11u1e d’une démarche 1ourde de canard, foui11a dans la poche de sa combi- naison et, d’un air confus, tendit a 1’homme au Visage de sque- 1ette un morceau de pain sa1e. I1 y eut au télécran un hur1ement furieux et assourdissant. L’homme sans menton revint en bondissant sur ses pas. L’homme au Visage de sque1ette avait rapidement lancé ses mains en arriere, comme pour montrer au monde entier qu’i1 refusait 1e don. — Bumstead ! hur1a 1a Voix. 2713 Bumstead ! Laissez tom- ber 1e morceau de pain. L’homme sans menton 1aissa tomber 1e bout de pain sur le sol. — Restez debout 1a ou Vous étes, reprit 1a Voix. Face a la porte. Ne faites aucun mouvement. L’homme sans menton obéit. Ses 1arges joues gonflées tremb1aient irrésistiblement. La porte s’ouVrit avec un c1aque- ment. Le jeune officier entra et se plaga de cote. Derriere 1ui émergea un garde court et trapu, aux bras et aux épaules énormes. I1 s’arréta devant 1’homme sans menton puis, a un si- gnal de 1’officier, 1aissa tomber un terrible coup, renforcé de tout le poids de son corps, en plein sur la bouche de 1’homme sans menton. La force du coup sembla, en 1’assommant, presque 1e Vider du parquet. Son corps fut lancé a travers 1a ce11u1e et s’arréta contre la cuvette du water. I1 resta un moment étendu, comme anéanti, tandis que du sang, d’un rouge foncé, 1ui sortait de la bouche et du nez. I1 poussa un tres faib1e gémissement ou glapissement, qui semb1ait inconscient. Puis i1 se tourna et se -290- releva en trébuchant sur les mains et les genoux. Dans un ruis- seau de sang et de salive, les deux moitiés d’un dentier lui tom- berent de la bouche. Les prisonniers étaient restés assis, absolument immobiles, les mains croisées sur les genoux. L’homme sans menton grim- pa jusqu’a sa place. Au bas d’un cote de son Visage, la chair de- Venait bleue. Sa bouche s’était enflée en une masse informe cou- leur cerise, creusée en son milieu d’un trou noir. De temps en temps, un peu de sang coulait goutte a goutte sur le haut de sa combinaison. Le regard de ses yeux gris flottait encore d’un Vi- sage a l’autre d’un air plus coupable que jamais, comme s’il es- sayait de découvrir jusqu’a quel point les autres le méprisaient pour l’humiliation qu’on lui avait infligée. La porte s’ouVrit. D’un geste bref, l’officier désigna l’homme au Visage de squelette. — Salle 101, dit-il. Il y eut un haletement et une agitation a cote de Winston. L’homme s’était jeté sur le parquet a genoux et les mains jointes. — Camarade officier ! cria-t-il. Vous n’allez pas me conduire la ? Est-ce que je ne Vous ai pas déja tout dit ? Que Voulez-Vous savoir d’autre ? Il n’y a rien que je ne Veuille Vous confesser, rien ! Dites-moi seulement ce que Vous Voulez, je le confesserai tout de suite ! Ecrivez-le et je signerai n’importe quoi ! Pas la salle 101 ! — Salle 101, répéta l’officier. Le Visage de l’homme, déja tres pale, prit une teinte que Winston n’aurait pas crue possible. C’était d’une maniere pre- cise, indubitable, une nuance Verte. — 291- — Faites-moi n’importe quoi, cria-t-il. Vous m’aVez affamé pendant des semaines. Finissez-en et laissez-moi mourir. Fusil- lez-moi, pendez-moi. Condamnez-moi a Vingt-cinq ans. Y a-t-il quelqu’un d’autre que Vous désiriez que je trahisse ? Dites seu- lement qui c’est et je dirai tout ce que Vous Voudrez. Cela m’est égal, qui C’est, et ce que Vous lui ferez aussi. J’ai une femme et trois enfants. L’ainé n’a pas six ans. Vous pouvez les prendre tous et leur couper la gorge sous mes yeux, je resterai la et je regarderai. Mais pas la salle 101 ! — Salle 101 ! dit l’officier. L’homme, comme un fou, regarda les autres autour de lui, comme s’il pensait qu’il pourrait mettre a sa place une autre Victime. Ses yeux s’arréterent sur le Visage écrasé de l’homme sans menton. Il tendit un bras maigre. — C’est celui-la que Vous devez prendre, pas moi ! cria-t-il. Vous n’aVez pas entendu, quand on lui a défoncé la gueule, ce qu’il a dit. Donnez-moi une chance et je Vous le répéterai mot pour mot. C’est lui qui est contre le Parti, pas moi ! Les gardes s’aVancerent. La Voix de l’homme s’éleVa et de- Vint déchirante. — Vous ne l’aVez pas entendu ! répéta-t-il. Le télécran ne marchait pas. C’est lui, Votre homme ! Prenez-le, pas moi ! Les deux robustes gardes s’étaient arrétés pour le prendre par les bras, mais il se jeta sur le parquet et s’agrippa a l’un des pieds de fer qui supportaient le banc. Il avait poussé un hurle- ment sans nom, comme un animal. Les gardes le saisirent pour l’arracher au banc, mais il s’accrocha avec une force étonnante. Pendant peut-étre Vingt secondes, ils le tirerent de toutes leurs forces. Les prisonniers étaient assis, immobiles, les mains croi- -292- sées sur les genoux, le regard fixé droit devant eux. Le hurle- ment s’arréta. L’homme économisait son souffle pour s’accrocher. Il y eut alors une autre sorte de cri. D’un coup de son pied botté, un garde lui avait cassé les doigts d’une main. Ils le trainerent et le mirent debout. — Salle 101, dit l’officier. L’homme fut emmené, trébuchant, téte basse, frottant sa main écrasée, toute sa combativité épuisée. Un long temps s’écoula. Si l’homme au Visage squelettique avait été emmené a minuit, on était au matin. S’il avait été em- mené le matin, on était a l’apres-midi. Winston était seul. Il était seul depuis des heures. La souffrance éprouvée a rester assis sur le banc étroit était telle que souvent il se levait et mar- chait, sans recevoir de blame du télécran. Le morceau de pain se trouvait encore la ou l’homme sans menton l’aVait laissé tom- ber. Il fallait au début un grand effort a Winston pour ne pas le regarder, mais la faim faisait maintenant place a la soif. Sa bouche était pateuse et avait mauvais gout. Le bourdonnement et la constante lumiere blanche produisaient une sorte de fai- blesse, une sensation de Vide dans sa téte. Il se levait parce que la souffrance de ses os n’était plus supportable, puis, presque tout de suite, il se rasseyait parce qu’il avait trop le Vertige pour étre sfir de tenir sur ses pieds. Des qu’il pouvait dominer un peu ses sensations, la terreur réapparaissait. Parfois, avec un espoir qui allait s’affaiblissant, il pensait a O’Brien et a la lame de rasoir. Peut-étre la lame de ra- soir arriverait-elle cachée dans la nourriture, s’il était jamais nourri. Plus confusément, il pensait a Julia. Quelque part, elle souffrait, peut-étre beaucoup plus intensément que lui. Il se pouvait qu’elle ffit, a l’instant meme, en train de hurler de dou- leur. Il pensa: « Si je pouvais, en doublant ma propre souf- france, sauver Julia, le ferais-je ? Oui, je le ferais. » Mais ce -293- n’était qu’une décision intellectuelle, prise parce qu’il savait qu’il devait la prendre. Il ne la sentait pas. Dans ce lieu, on ne sentait que la peine et la prescience de la peine. Etait-il possible, en outre, quand on souffrait réellement, de désirer, pour quelque raison que ce ffit, que la douleur augmente ? Mais il n’était pas encore possible de répondre a cette question. Les bottes approchaient de nouveau. La porte s’ouVrit. O’Brien entra. Winston se dressa sur ses pieds. Le choc de cette Visite lui avait enlevé toute prudence. Pour la premiere fois, de- puis de nombreuses années, il oublia la présence du télécran. — Ils Vous ont pris aussi ! cria-t-il. — Ils m’ont pris depuis longtemps ! dit O’Brien presque a regret, avec une douce ironie. Il s’écarta. Derriere lui émergea un garde au large torse, muni d’une longue matraque noire. — Vous le saviez, Winston, dit O’Brien. Ne Vous mentez pas a Vous-meme. Vous le saviez, Vous l’aVez toujours su. Oui, il le Voyait maintenant, il l’aVait toujours su. Mais il n’aVait pas le temps d’y réfléchir. Tout ce qu’il avait d’yeux était pour la matraque que tenait la main du garde. Elle pouvait tom- ber n’importe ou, sur le sommet de la téte, sur le bout de l’oreille, sur le bras, sur l’épaule... L’épaule ! Il s’était effondré sur les genoux, presque paraly- sé, tenant de son autre main son épaule blessée. Tout avait ex- plosé dans une lumiere jaune. Inconcevable. Inconcevable qu’un seul coup put causer une telle souffrance ! La lumiere s’éclaircit et il put Voir les deux autres qui le regardaient. Le garde riait de ses contorsions. Une question, en tout cas, avait trouvé sa ré- ponse. Jamais, pour aucune raison au monde, on ne pouvait -294- désirer un accroissement de douleur. De la douleur on ne pou- Vait désirer qu’une chose, qu’e11e s’arréte. Rien au monde n’était aussi pénible qu’une souffrance physique. « Devant la douleur, i1n’y a pas de héros, aucun héros », se répéta-t-il, tandis qu’i1 se tordait sur le parquet, étreignant sans raison son bras gauche estropié. -295- CHAPITRE II Winston était couché sur que1que chose qui 1ui donnait 1’impression d’étre un 1it de camp, sauf qu’i1 était plus élevé au- dessus du sol. Winston était attaché de te11e fagon qu’i1 ne pou- Vait bouger. Une lumiere, qui semb1ait plus forte que d’habitude, 1ui tombait sur le Visage. O’Brien était debout a cote de 1ui et le regardait attentivement. De 1’autre cote se tenait un homme en Veste b1anche qui tenait une seringue hypodermique. Meme apres que ses yeux se fussent ouverts, Winston ne prit conscience de ce qui 1’entourait que gradue11ement. I1 avait 1’impression de Venir d’un monde tout a fait different, d’un monde immergé profondément au-dessous de ce1ui-ci, et d’entrer dans la sa11e en nageant. I1 ne savait pas combien de temps i1 était resté immergé. Depuis 1e moment de son arresta- tion, i1 n’aVait Vu ni 1a lumiere du jour, ni 1’obscurité. En outre, la suite de ses souvenirs n’était pas continue. I1 y avait eu des instants ou la conscience, meme 1e genre de conscience que l’on a dans le sommei1, s’était arrétée net et avait reparu apres un interVa11e Vide. Mais étaient-ce des jours, des semaines, ou seu- 1ement des secondes d’interVa11e, i1 n’y avait aucun moyen de le saVo1r. Le cauchemar avait commencé avec ce premier coup sur 1’épau1e. I1 devait comprendre p1us tard que tout ce qui 1ui ad- Vint a1ors n’était qu’un préliminaire, une routine de 1’interrogatoire a 1aque11e presque tous les prisonniers étaient soumis. 11 y avait une 1ongue 1iste de crimes, espionnage, sabotage et le reste que tout le monde, nature11ement, devait confesser. -296- La confession était une formalité, mais la torture était réelle. Combien de fois il avait été battu, combien de temps les coups avaient duré, il ne s’en souvenait pas. Il y avait toujours contre lui a la fois cinq ou six hommes en noir. Parfois c’étaient les poings, parfois les matraques, parfois les Verges d’acier, parfois les bottes. Il lui arrivait de se rouler sur le sol, sans honte, comme un animal, en se tordant de cote et d’autre, dans un ef- fort interminable et sans espoir pour esquiver les coups de pieds. Il s’attirait simplement plus et encore plus de coups, dans les cotes, au Ventre, sur les épaules, sur les tibias, a l’aine, aux testicules, sur le coccyx. La torture se prolongeait parfois si longtemps qu’il lui semblait que le fait cruel, inique, impardon- nable, n’était pas que les gardes continuassent a le battre, mais qu’il ne put se forcer a perdre connaissance. Il y avait des mo- ments ou son courage l’abandonnait a un point tel qu’il se met- tait a crier grace avant meme que les coups ne commencent; des moments ou la seule Vue d’un poing qui reculait pour pren- dre son élan suffisait a lui faire confesser un flot de crimes réels et imaginaires. Il y avait d’autres moments ou il commencait avec la résolution de ne rien confesser, ou chaque mot devait lui étre arraché entre des haletements de douleur, et il y avait des instants ou il essayait faiblement d’un compromis, ou il se di- sait : « Je Vais me confesser mais pas encore. Je Vais tenir jusqu’a ce que la souffrance devienne insupportable. Trois coups de pieds de plus, deux coups de plus, puis je leur dirai ce qu’ils Veulent. » Il était parfois battu au point qu’il pouvait a peine se re- dresser, puis il était jeté comme un sac de pommes de terre sur le sol de pierre d’une cellule. On le laissait récupérer ses forces quelques heures, puis on l’emmenait et on le battait encore. Il y avait aussi des périodes plus longues de rétablissement. Il s’en souvenait confusément car il les passait surtout dans la stupeur et le sommeil. Il se souvenait d’une cellule ou il y avait un lit de bois, sorte d’étagere qui sortait du mur, une cuvette -297- d’étain, des repas de soupe chaude et de pain, parfois du café. Il se souvenait d’un coiffeur hargneux qui Vint le raser et le tondre et d’hommes a l’air affairé, antipathiques, Vétus de Vestes blanches, qui lui prenaient le pouls, lui tapotaient les articula- tions pour étudier ses reflexes, lui relevaient les paupieres, le palpaient de doigts durs pour trouver les os cassés, et lui enfon- caient des aiguilles dans les bras pour le faire dormir. Les passages a tabac se firent moins frequents et devinrent surtout une menace, une horreur a laquelle il pourrait étre ren- Voyé si ses réponses n’étaient pas satisfaisantes. Ceux qui l’interrogeaient maintenant n’étaient pas des brutes en uni- forme noir, mais des intellectuels du Parti, de petits hommes rondelets aux gestes Vifs et aux lunettes brillantes, qui le travail- laient pendant des périodes qui duraient (il le pensait, mais ne pouvait en étre sfir) dix ou douze heures d’affilée. Ces autres questionneurs Veillaient a ce qu’il souffrit constamment d’une légere douleur, mais ce n’était pas surtout sur la souffrance qu’ils comptaient. Ils le giflaient, lui tordaient les oreilles, lui tiraient les cheveux, l’obligeaient a se tenir debout sur un pied, lui refusaient la permission d’uriner, l’aVeuglaient par une lu- miere éblouissante, jusqu’a ce que l’eau lui coulat des yeux. Mais leur but était simplement de l’humilier et d’annihiler son pouvoir de discussion et de raisonnement. Leur arme réelle était cet interrogatoire sans pitié qui se poursuivait sans arrét heure apres heure, qui le prenait en défaut, lui tendait des pieges, dé- naturait tout ce qu’il disait, le convainquait a chaque pas de mensonge et de contradiction, jusqu’a ce qu’il se mit a pleurer, autant de honte que de fatigue nerveuse. Il lui arrivait de pleurer une demi-douzaine de fois dans une seule session. Ses bourreaux, la plupart du temps, vocife- raient qu’il Voulait les tromper et menacaient a chaque hesita- tion de le livrer de nouveau aux gardes. Mais parfois ils chan- geaient soudain de ton, lui donnaient du « camarade », en appe- laient a lui au nom de l’Angsoc et de Big Brother et lui deman- —298— daient tristement si, meme en cet instant, il ne lui restait aucune loyauté envers le Parti qui put le pousser a désirer défaire le mal qu’il avait fait. Quand, apres des heures d’interrogatoire, son courage s’en allait en lambeaux, meme cet appel pouvait le ré- duire a un larmoiement hypocrite. En fin de compte, les Voix grondeuses 1’abattirent plus completement que les bottes et les poings des gardes. I1 devint simplement une bouche qui pro- noncait, une main qui signait tout ce qu’on lui demandait. Son seul souci était de deviner ce qu’on Voulait qu’il confessat, et de le confesser rapidement, avant que les brimades ne recommen- cent. I1 confessa 1’assassinat de membres éminents du Parti, la distribution de pamphlets séditieux, le détournement de fonds publics, la Vente de secrets militaires, les sabotages de toutes sortes. I1 confessa avoir été un espion a la solde du gouVerne- ment estasien depuis 1968. I1 confessa qu’il était un religieux, un admirateur du capitalisme et un inverti. I1 confessa avoir tué sa femme, bien qu’il sfit, et ses interrogateurs devaient le savoir aussi, que sa femme était encore Vivante. I1 confessa avoir été pendant des années personnellement en contact avec Goldstein et avoir été membre d’une organisation clandestine qui comp- tait presque tous les étres humains qu’il efit jamais connus. I1 était plus facile de tout confesser et d’accuser tout le monde. En outre, tout, en un sens, était Vrai. I1 était Vrai qu’il avait été 1’ennemi du Parti et, aux yeux du Parti, il n’y avait pas de dis- tinction entre la pensée et 1’acte. Winston avait aussi des souvenirs d’un autre genre. Ils se dressaient dans son esprit sans lien entre eux, comme des ta- bleaux entourés d’ombre. I1 se trouvait dans une cellule qui pouvait avoir été sombre ou claire, car il ne pouvait rien Voir qu’une paire d’yeux. I1 y avait tout pres une sorte d’instrument dont le tic-tac était lent et régulier. Les yeux devinrent plus grands et plus lumineux. I1 se -299- détacha soudain de son siege, flotta, plongea dans les yeux et fut englouti. Il était attaché a une chaise entourée de cadrans, sous une lumiere aveuglante. Un homme Vétu d’une blouse blanche lisait les chiffres des cadrans. Il y eut un piétinement de lourdes bottes au-dehors. La porte s’ouVrit en claquant. L’officier au Visage de cire entra, suivi de deux gardes. — Salle 101, dit l’officier. L’homme a la blouse blanche ne se retourna pas. Il ne re- garda pas non plus Winston. Il ne regardait que les cadrans. Il roulait dans un immense couloir d’un kilometre de long, plein d’une glorieuse lumiere dorée. Il se tordait de rire et se confessait a haute Voix en criant a tue-téte. Il confessait tout, meme les choses qu’il avait réussi a garder secretes sous la tor- ture. Il racontait l’histoire entiere de sa Vie a un auditeur qui la connaissait déja. Il y avait pres de lui les gardes, les autres ques- tionneurs, les hommes en blouse blanche, O’Brien, Julia, M. Charrington. Tous descendaient le corridor en roulant et se tordaient de rire. Une chose terrifiante, que l’aVenir gardait en réserve, avait en quelque sorte été laissée de cote et ne s’était pas produite. Tout allait bien, il n’y avait plus de souffrance, le plus petit détail de sa Vie était mis a nu, compris, pardonné. Il se levait précipitamment de son lit de planches a peu pres certain d’aVoir entendu la Voix d’O’Brien. Pendant tout son interrogatoire, bien qu’il ne l’efit jamais Vu, il avait eu l’impression qu’O’Brien était a ses cotés, juste hors de sa Vue. C’était O’Brien qui dirigeait tout. C’était O’Brien qui langait les gardes sur lui, et qui les empéchait de le tuer. C’était lui qui dé- cidait a quel moment on devait le faire crier de souffrance, a quel moment on devait lui laisser un répit, quand on devait le nourrir, quand on devait le laisser dormir, quand on devait lui -300- injecter des drogues dans le bras. C’était lui qui posait les ques- tions et suggérait les réponses. Il était le tortionnaire, le protec- teur, il était l’inquisiteur, il était l’ami. Une fois, Winston ne pouvait se rappeler si C’était pendant un sommeil artificiel ou normal, ou meme a un moment ou il était éveillé, une Voix murmura a son oreille : « Ne Vous inquiétez pas, Winston, Vous étes entre mes mains. Depuis sept ans, je Vous surveille. Main- tenant, l’instant critique est arrivé. Je Vous sauverai, je Vous rendrai parfait. » Winston n’était pas certain que ce ffit la Voix d’O’Brien, mais C’était la meme Voix qui lui avait dit dans un autre réve, sept ans plus tot : « Nous nous rencontrerons la ou il n’y a pas de ténebres. » Il ne se souvenait d’aucune conclusion a son interrogatoire. Il y eut une période d’obscurité, puis la cellule, ou la piece, dans laquelle il se trouvait alors s’était graduellement matérialisée autour de lui. Il était presque a plat sur le dos, et dans l’impossibilité de bouger. Son corps était retenu par tous les points essentiels. Meme sa téte était, il ne savait comment, saisie par-derriere. O’Brien laissait tomber sur lui un regard grave et plutot triste. Son Visage, Vu d’en dessous, paraissait grossier et usé, avec des poches sous les yeux et des rides de fatigue qui allaient du nez au menton. Il était plus age que Winston l’aVait pensé, il avait peut-étre quarante-huit ou cinquante ans. Il avait sous la main un cadran dont le sommet portait un levier et la surface un cercle de chiffres. — Je Vous ai dit, prononga O’Brien, que si nous nous ren- contrions de nouveau, ce serait ici. — Oui, répondit Winston. Sans aucun avertissement qu’un léger mouvement de la main d’O’Brien, une Vague de douleur envahit le corps de Wins- — 301— ton. C’était une souffrance effrayante parce qu’il ne pouvait Voir ce qui lui arrivait et il avait l’impression qu’une blessure mor- telle lui était infligée. Il ne savait si la chose se passait réelle- ment ou si l’effet était produit électriquement. Mais son corps était Violemment tordu et déformé, ses articulations lentement déchirées et séparées. Bien que la souffrance lui efit fait perler la sueur au front, le pire était la crainte que son épine dorsale ne se casse. Il serra les dents et respira profondément par le nez, en essayant de rester silencieux aussi longtemps que possible. — Vous avez peur, dit O’Brien qui lui surveillait le Visage, que quelque chose ne se brise bientot. Vous craignez spéciale- ment pour Votre épine dorsale. Vous avez une image mentale des Vertebres qui se brisent et se séparent et de la moelle qui s’en écoule. C’est a cela que Vous pensez, n’est-ce pas, Winston ? Winston ne répondit pas. O’Brien ramena en arriere le le- Vier du cadran. La Vague de douleur se retira presque aussi Vite qu’elle était Venue. — Nous étions a quarante, dit O’Brien. Vous pouvez Voir que les chiffres du cadran Vont jusqu’a cent. Voulez-Vous Vous rappeler, au cours de notre entretien, que j’ai le pouvoir de Vous faire souffrir a n’importe quel moment et au degré que j’aurai choisi ? Si Vous me dites un seul mensonge ou essayez de tergi- Verser d’une maniere quelconque, ou meme tombez au-dessous du niveau habituel de Votre intelligence, Vous crierez de souf- france, instantanément. Comprenez-Vous ? — Oui, répondit Winston. L’attitude d’O’Brien devint moins severe. Il replaga pensi- Vement ses lunettes et fit un pas ou deux de long en large. Quand il parla, ce fut d’une Voix aimable et patiente. Il avait l’air d’un docteur, d’un professeur, meme d’un prétre, désireux d’expliquer et de persuader plutot que de punir. —302— — Je me donne du mal pour Vous, Winston, parce que Vous en Valez la peine. Vous savez parfaitement ce que Vous avez. Vous le savez depuis des années, bien que Vous ayez lutté contre cette certitude. Vous étes dérangé mentalement. Vous souffrez d’un défaut de mémoire. Vous étes incapable de Vous souvenir d’éVénements réels et Vous Vous persuadez que Vous Vous sou- Venez d’autres événements qui ne se sont jamais produits. Heu- reusement, cela se guérit. Vous ne Vous étes jamais guéri, parce que Vous ne l’aVez pas Voulu. Il y avait un petit effort de Volonté que Vous n’étiez pas prét a faire. Meme actuellement, je m’en rends bien compte, Vous Vous accrochez a Votre maladie avec l’impression qu’elle est une Vertu. Prenons maintenant un exemple. Avec quelle puissance l’Océania est-elle en guerre en ce moment ? — Quand j’ai été arrété, l’Océania était en guerre avec l’Estasia. — Avec l’Estasia. Bon. Et l’Océania a toujours été en guerre avec l’Estasia, n’est-ce pas ? Winston retint son souffle. Il ouvrit la bouche pour parler mais ne parla pas. Il ne pouvait éloigner ses yeux du cadran. — La Vérité, je Vous prie, Winston. Votre Vérité. Dites-moi ce que Vous croyez Vous rappeler. — Je me rappelle qu’une semaine seulement avant mon ar- restation, nous n’étions pas du tout en guerre avec l’Estasia. Nous étions les alliés de l’Estasia. La guerre était contre l’Eurasia. Elle durait depuis quatre ans. Avant cela... O’Brien l’arréta d’un mouvement de la main. -303- — Un autre exemple, dit-il. Il y a quelques années, Vous avez eu une tres sérieuse illusion, en Vérité. Vous avez cru que trois hommes, trois hommes a un moment membres du Parti, nommés Jones, Aaronson et Rutherford, des hommes qui ont été exécutés pour trahison et sabotage apres avoir fait une con- fession aussi complete que possible, n’étaient pas coupables des crimes dont ils étaient accusés. Vous croyiez avoir Vu un docu- ment indiscutable prouvant que leurs confessions étaient fausses. Il y avait une certaine photographie a propos de la- quelle Vous aviez une hallucination. Vous croyiez l’aVoir réelle- ment tenue entre VOS mains. C’était une photographie comme celle-ci. Un bout rectangulaire de journal était apparu entre les doigts d’O’Brien. Il resta dans le champ de Vision de Winston pendant peut-étre cinq secondes. C’était une photographie, et il n’était pas question de discuter son identité. C’était la photo- graphie. C’était une autre copie de la photographie de Jones, Aaronson et Rutherford a la délégation du Parti a New York, qu’il avait possédée onze ans auparavant et qu’il avait promp- tement détruite. Un instant seulement, il l’eut sous les yeux, un instant seulement, puis elle disparut de sa Vue. Mais il l’aVait Vue ! Sans aucun doute, il l’aVait Vue. Il fit un effort d’une Vio- lence désespérée pour se tordre et libérer la moitié supérieure de son corps. Il lui fut impossible de se mouvoir, dans aucune direction, meme d’un centimetre. Il avait meme pour l’instant oublié le cadran. Tout ce qu’il désirait, c’était tenir de nouveau la photographie entre ses doigts, ou au moins la Voir. — Elle existe ! cria-t-il. — Non ! répondit O’Brien. O’Brien traversa la piece. Il y avait un trou de mémoire dans le mur d’en face. Il souleva le grillage. Invisible, le fréle bout de papier tournoyait, emporté par le courant d’air chaud et —304— disparaissait dans un rapide flamboiement. O’Brien s’éloigna du mur. — Des cendres ! dit-il. Pas meme des cendres identifiables, de la poussiere. Elle n’existe pas. Elle n’a jamais existé. — Mais elle existe encore ! Elle doit exister ! Elle existe dans la mémoire ! Dans la mienne ! Dans la Votre ! — Je ne m’en souviens pas, dit O’Brien. Le coeur de Winston défaillit. C’était de la double-pensée. Il avait une mortelle sensation d’impuissance. S’il avait pu étre certain qu’O’Brien mentait, cela aurait été sans importance. Mais il était parfaitement possible qu’O’Brien efit, réellement, oublié la photographie. Et s’il en était ainsi, il devait avoir déja oublié qu’il avait nié s’en souvenir et oublié l’acte d’oublier. Comment étre sfir que c’était de la simple supercherie ? Peut- étre cette folle dislocation de l’esprit pouvait-elle réellement se produire. C’est par cette idée que Winston était Vaincu. O’Brien le regardait en réfléchissant. Il avait, plus que ja- mais, l’air d’un professeur qui se donne du mal pour un enfant égaré, mais qui promet. — Il y a un slogan du Parti qui se rapporte a la maitrise du passé, dit-il. Répétez-le, je Vous prie. — Qui commande le passé commande l’aVenir; qui com- mande le présent commande le passé, répéta Winston obéis- sant. — Qui commande le présent commande le passé, dit O’Brien en faisant de la téte une lente approbation. Est-ce Votre opinion, Winston, que le passé a une existence réelle ? -305- De nouveau, 1e sentiment de son impuissance s’abattit sur Winston. Son regard Vacilla dans la direction du cadran. Non seulement i1 ne savait lequel de « oui » ou de « non » 1e sauVe- rait de la souffrance, mais i1 ne savait meme pas quelle réponse i1 croyait étre la Vraie. O’Brien sourit faiblement. — Vous n’étes pas métaphysicien, Winston, dit-i1. Jusqu’E1 présent, Vous n’aVezjamais pensé E1 ce que signifiait 1e mot exis- tence. Je Vais poser la question avec plus de précision. Est-ce que le passé existe d’une facon concrete, dans 1’espace ? Ya-t-i1 quelque part, ou ailleurs, un monde d’objets solides ou le passé continue 51 se manifester ? — Non. — on 1e passé existe-t-i1 donc, s’i1existe ? — Dans les documents. Il est consigné. — Dans les documents. Et...? — Dans 1’esprit. Dans la mémoire des hommes. — Dans la mémoire. Tres bien. Nous 1e Parti, nous avons 1e controle de tous les documents et de toutes les mémoires. Nous avons donc 1e controle du passé, n’est-ce pas ? — Mais comment pouvez-Vous empécher les gens de se souvenir ? cria Winston, oubliant encore momentanément 1e cadran. C’est involontaire. C’est indépendant de chacun. Com- ment pouvez-Vous controler la mémoire ? Vous n’aVez pas con- trolé la mienne ! -306- L’attitude de O’Brien devint encore severe. Il posa la main sur le cadran. — Non, dit-il. C’est Vous qui ne l’aVez pas dirigée. C’est ce qui Vous a conduit ici. Vous étes ici parce que Vous avez manqué d’humilité, de discipline personnelle. Vous n’aVez pas fait l’acte de soumission dont le prix est la santé mentale. Vous avez pré- féré étre un fou, un minus habens. L’esprit discipliné peut seul Voir la réalité, Winston. Vous croyez que la réalité est objective, extérieure, qu’elle existe par elle-meme. Vous croyez aussi que la nature de la réalité est évidente en elle-meme. Quand Vous Vous illusionnez et croyez Voir quelque chose, Vous pensez que tout le monde Voit la meme chose que Vous. Mais je Vous dis, Winston, que la réalité n’est pas extérieure. La réalité existe dans l’esprit humain et nulle part ailleurs. Pas dans l’esprit d’un individu, qui peut se tromper et, en tout cas, périt bientot. Elle n’existe que dans l’esprit du Parti, qui est collectif et immortel. Ce que le Parti tient pour Vrai est la Vérité. Il est impossible de Voir la réalité si on ne regarde avec les yeux du Parti. Voila le fait que Vous devez rapprendre, Winston. Il exige un acte de des- truction personnelle, un effort de Volonté. Vous devez Vous hu- milier pour acquérir la santé mentale. Il s’arréta un instant, comme pour permettre a ce qu’il avait dit de pénétrer. — Vous rappelez-Vous, continua-t-il, avoir écrit dans Votre journal : « La liberté est la liberté de dire que deux et deux font quatre ? » — Oui, dit Winston. O’Brien présenta a Winston le dos de sa main gauche levée. Le pouce était caché, les quatre doigts étendus. — Combien est-ce que je Vous montre de doigts, Winston ? -307- — Quatre. Le mot se termina par un haletement de douleur. L’aigui11e du cadran était montée E1 cinquante-cinq. La sueur jaillie de son corps avait recouvert Winston tout entier. L’air lui déchirait les poumons et ressortait en gémissements profonds qu’i1 ne pou- Vait arréter, meme en serrant les dents. O’Brien 1e surveillait, quatre doigts levés. I1 ramena 1e levier en arriere. Cette fois, la souffrance ne s’apaisa que légerement. — Combien de doigts, Winston ? — Quatre. L’aigui11e monta E1 soixante. — Combien de doigts, Winston ? — Quatre ! Quatre ! Que puis-je dire d’autre ? Quatre ! L’aigui11e avait dfi monter encore, i1 ne la regardait pas. Le Visage lourd et severe et les quatre doigts emplissaient 1e champ de sa Vision. Les doigts étaient dressés devant ses yeux comme des piliers énormes, indistincts, qui semblaient Vibrer. Mais i1 y en avait indubitablement quatre. — Combien de doigts, Winston ? — Cinq !Cinq ! Cinq ! — Non, Winston, c’est inutile. Vous mentez. Vous pensez encore qu’i1 y en a quatre. Combien de doigts, s’i1Vous plait ? — Quatre ! Cinq ! Quatre ! Tout ce que Vous Voudrez. Mais arrétez cela ! Arrétez cette douleur ! -308- I1 fut soudain assis, le bras d’O’Brien autour de ses épaules. I1 avait peut-étre perdu connaissance quelques secondes. Les liens qui le retenaient couché s’étaient détachés. I1 avait tres froid, il frissonnait sans pouvoir s’arréter, ses dents claquaient, des larmes lui roulaient sur les joues. I1 s’accrocha un moment a O’Brien comme un enfant, étrangement réconforté par le bras lourd autour de ses épaules. I1 avait 1’impression qu’O’Brien était son protecteur, que la souffrance était quelque chose qui Venait de quelque autre source extérieure et que c’était O’Brien qui 1’en sauverait. — Vous étes un étudiant lent d’esprit, Winston, dit O’Brien gentiment. — Comment puis-je 1’empécher? dit-il en pleurnichant. Comment puis-je m’empécher de Voir ce qui est devant mes yeux ? Deux et deux font quatre. — Parfois, Winston. Parfois ils font cinq. Parfois ils font trois. Parfois ils font tout a la fois. I1 faut essayer plus fort. I1 n’est pas facile de devenir sensé. I1 étendit Winston sur le lit. L’étreinte se resserra autour de ses membres, mais la Vague de souffrance s’était retirée et le tremblement s’était arrété, le laissant seulement faible et glacé. O’Brien fit un signe de la téte a 1’homme en Veste blanche qui était restée immobile pendant qu’il agissait. L’homme a la Veste blanche se baissa et regarda de pres les yeux de Winston, lui prit le pouls, appuya 1’oreille contre sa poi- trine, tapota ca et la, puis fit un signe d’assentiment a O’Brien. — Encore, dit O’Brien. -309- La douleur envahit 1e corps de Winston. L’aigui11e devait étre E1 soixante-dix, soixante-quinze. I1 avait, cette fois, fermé les yeux. I1 savait que les doigts étaient toujours 151 et qu’i1 y en avait toujours quatre. Tout ce qui importait, c’était de rester en Vie jusqu’E1 la fin de 1’acces. I1 ne savait plus s’i1 pleurait ou non. La souffrance diminua. I1 ouvrit les yeux. O’Brien avait tiré 1e levier en arriere. — Quatre. Je suppose qu’i1 y en a quatre. Je Verrais cinq si je pouvais. J’essaie de Voir cinq. — Qu’est-ce que Vous désirez? Me persuader que Vous Voyez cinq, ou les Voir réellement ? — Les Voir réellement. — Encore, dit O’Brien. L’aigui11e était peut-étre E1 quatre-Vingts, quatre-Vingt-dix. Winston ne pouvait se rappeler que par intermittences pourquoi i1 souffrait. Derriere ses paupieres serrées, une forét de doigts semblaient se mouvoir dans une sorte de danse, entrer et sortir entrelacés, disparaitre 1’un derriere 1’autre, réapparaitre encore. I1 essayait de les compter, i1 ne se souvenait pas pourquoi. I1 savait seulement qu’i1 était impossible de les compter, it cause d’une mystérieuse identité entre quatre et cinq. La souffrance s’éteignit une fois de plus. Quand i1 ouvrit les yeux, ce fut pour constater qu’i1 Voyait encore la meme chose. D’innombrab1es doigts, comme des arbres mobiles, dévalaient E1 droite et 51 gauche, se croisant et se recroisant. I1 referma les yeux. — Je montre combien de doigts, Winston ? — Je ne sais. Je ne sais. Vous me tuerez si Vous faites en- core cela. Quatre, cinq, six, en toute honnéteté, je ne sais pas. -310- — Mieux, dit O’Brien. Une aiguille adroitement introduite glissa dans son bras. Presque instantanément, une chaleur apaisante et délicieuse se répandit en lui. La souffrance était déja a moitié oubliée. Il ou- Vrit les yeux et regarda O’Brien avec reconnaissance. A la Vue du Visage ridé et lourd, si laid et si intelligent, son coeur sembla se fondre. S’il avait pu bouger, il aurait tendu le bras et posé la main sur le bras de O’Brien. Jamais il ne l’aVait aimé si profon- dément qu’a ce moment, et ce n’était pas seulement parce qu’il avait fait cesser la douleur. L’ancien sentiment, qu’au fond peu importait qu’O’Brien ffit un ami ou un ennemi, était revenu. O’Brien était quelqu’un avec qui on pouvait causer. Peut-étre ne désirait-on pas tellement étre aimé qu’étre compris. O’Brien l’aVait torturé jusqu’aux limites de la folie et, dans peu de temps, certainement, l’enVerrait a la mort. Cela ne changeait rien. Dans un sens, cela pénétrait plus profondément que l’amitié. Ils étaient des intimes. D’une fagon ou d’une autre, bien que les mots réels ne seraient peut-étre jamais prononcés, il y avait un lieu ou ils pourraient se rencontrer et parler. Les yeux d’O’Brien, baissés Vers lui, avaient une expression qui faisait penser qu’il avait la meme idée. Quand il se mit a parler, ce fut sur le ton aisé d’une conversation. — Savez-Vous ou Vous étes, Winston ? — Je ne sais pas. Je peux deviner. Au ministere de l’Amour. — Savez-Vous depuis combien de temps Vous étes ici ? — Je ne sais. Des jours, des semaines, des mois...Je pense que c’est depuis des mois. — Et Vous imaginez-Vous pourquoi nous amenons les gens ici ? — 311- — Pour qu’ils se confessent. — Non. Ce n’est pas la le motif. Cherchez encore. — Pour les punir. — Non ! s’exclama O’Brien. Sa Voix avait changé d’une fagon extraordinaire et son Vi- sage était soudain devenu a la fois severe et animé. — Non. Pas simplement pour extraire Votre confession ou pour Vous punir. Dois-je Vous dire pourquoi nous Vous avons apporté ici ? Pour Vous guérir ! Pour Vous rendre la santé de l’esprit. Savez-Vous, Winston, qu’aucun de ceux que nous ame- nons dans ce lieu ne nous quitte malade ? Les crimes stupides que Vous avez commis ne nous intéressent pas. Le Parti ne s’intéresse pas a l’acte lui-meme. Il ne s’occupe que de l’esprit. Nous ne détruisons pas simplement nos ennemis, nous les changeons. Comprenez-Vous ce que je Veux dire ? Il était penché au-dessus de Winston. Sa proximité faisait paraitre son Visage énorme et Winston, qui le Voyait d’en des- sous, le trouvait hideux. De plus, il était plein d’une sorte d’exaltation, d’une ardeur folle. Le coeur de Winston se serra une fois de plus. Il se serait tapi plus au fond du lit s’il l’aVait pu. Il croyait qu’O’Brien, par pur caprice, était sur le point de tour- ner le cadran. A ce moment, cependant, O’Brien s’éloigna. Il fit quelques pas de long en large. Puis il continua avec moins de Véhémence. — La premiere chose que Vous devez comprendre, c’est qu’il n’y a pas de martyr. Vous avez lu ce qu’étaient les persécutions religieuses du passé. Au Moyen Age, il y eut l’Inquisition. Ce fut un échec. Elle fut établie pour extirper l’hérésie et finit par la perpétuer. Pour chaque hérétique brfilé sur le bficher, des mil- —3u— liers d’autres se leverent. Pourquoi? Parce que 1’Inquisition tuait ses ennemis en public et les tuait alors qu’ils étaient encore impénitents. En fait elle les tuait parce qu’ils étaient impéni- tents. Les hommes mouraient parce qu’ils ne voulaient pas abandonner leur vraie croyance. Naturellement, toute la gloire allait a la victime et toute la honte a 1’Inquisition qui la brfilait. « Plus tard, au XXC siecle, il y eut les totalitaires, comme on les appelait. C’étaient les nazis germains et les communistes russes. Les Russes persécuterent l’hérésie plus cruellement que ne l’avait fait 1’Inquisition, et ils crurent que les fautes du passé les avaient instruits. Ils savaient, en tout cas, que l’on ne doit pas faire des martyrs. Avant d’exposer les victimes dans des proces publics, ils détruisaient délibérément leur dignité. Ils les aplatissaient par la torture et la solitude jusqu’a ce qu’ils fussent des étres misérables, rampants et méprisables, qui confessaient tout ce qu’on leur mettait a la bouche, qui se couvraient eux- memes d’injures, se mettaient a couvert en s’accusant mutuel- lement, demandaient grace en pleurnichant. Cependant, apres quelques années seulement, on vit se répéter les memes effets. Les morts étaient devenus des martyrs et leur dégradation était oubliée. Cette fois encore, pourquoi ? « En premier lieu, parce que les confessions étaient evi- demment extorquées et fausses. Nous ne commettons pas d’erreurs de cette sorte. Toutes les confessions faites ici sont exactes. Nous les rendons exactes et, surtout, nous ne permet- tons pas aux morts de se lever contre nous. Vous devez cesser de vous imaginer que la postérité vous vengera, Winston. La posté- rité n’entendra jamais parler de vous. Vous serez gazéifié et ver- sé dans la stratosphere. Rien ne restera de vous, pas un nom sur un registre, pas un souvenir dans un cerveau vivant. Vous serez annihilé, dans le passé comme dans le futur. Vous n’aurez ja- mais existé. » -313- « Alors, pourquoi se donner la peine de me torturer ? » pensa Winston dans un moment d’amertume. O’Brien arréta sa marche, comme si Winston avait pensé tout haut. Son large Vi- sage laid se rapprocha, les yeux un peu rétrécis. — Vous pensez, dit-il, que puisque nous avons l’intention de Vous détruire completement, rien de ce que Vous dites ou faites ne peut avoir d’importance, et qu’il n’y a aucune raison pour que nous prenions la peine de Vous interroger d’abord ? C’est ce que Vous pensez, n’est-ce pas ? — Oui, dit Winston. O’Brien sourit légerement. — Vous étes une paille dans l’échantillon, Winston, une tache qui doit étre effacée. Est-ce que je ne Viens pas de Vous dire que nous sommes différents des persécuteurs du passé ? Nous ne nous contentons pas d’une obéissance negative, ni meme de la plus abjecte soumission. Quand, finalement, Vous Vous rendez a nous, ce doit étre de Votre propre Volonté. Nous ne détruisons pas l’hérétique parce qu’il nous résiste. Tant qu’il nous résiste, nous ne le détruisons jamais. Nous le conVertis- sons. Nous captons son ame, nous lui donnons une autre forme. Nous lui enlevons et brfilons tout mal et toute illusion. Nous l’amenons a nous, pas seulement en apparence, mais réelle- ment, de coeur et d’ame. Avant de le tuer, nous en faisons un des notres. Il nous est intolérable qu’une pensée erronée puisse exister quelque part dans le monde, quelque secrete et impuis- sante qu’elle puisse étre. Nous ne pouvons permettre aucun écart, meme a celui qui est sur le point de mourir. Ancienne- ment, l’hérétique qui marchait au bficher était encore un héré- tique, il proclamait son hérésie, il exultait en elle. La Victime des épurations russes elle-meme pouvait porter la rébellion enfer- mée dans son cerveau tandis qu’il descendait l’escalier, dans l’attente de la balle. Nous, nous rendons le cerveau parfait avant —3m— de le faire éclater. Le commandement des anciens despotismes était: « Tu ne dois pas. » Le commandement des totalitaires était : « Tu dois. » Notre commandement est : « Tu es. » Aucun de ceux que nous amenons ici ne se dresse plus jamais contre nous. Tous sont entierement lavés. Meme ces trois misérables traitres en l’innocence desquels Vous avez un jour cru — Jones, Aaronson et Rutherford — finalement, nous les avons brisés. J’ai moi-meme pris part a leur interrogatoire. Je les ai Vus graduel- lement s’user, gémir, ramper, pleurer et a la fin ce n’était ni de douleur ni de crainte, c’était de repentir. Quand nous en avons eu fini avec eux, ils n’étaient plus que des écorces d’hommes. Il n’y avait plus rien en eux que le regret de ce qu’ils avaient fait et l’amour pour Big Brother. Il était touchant de Voir a quel point ils l’aimaient. Ils demanderent a étre rapidement fusillés pour pouvoir mourir alors que leur esprit était encore propre. La Voix d’O’Brien était devenue presque réveuse. L’exaltation, l’enthousiasme fou marquaient encore son Visage. Il ne feint nullement, pensa Winston. Ce n’est pas un hypocrite. Il croit tous les mots qu’il prononce. Ce qui oppressait le plus Winston, c’était la conscience de sa propre infériorité intellec- tuelle. Il regardait la forme lourde, mais pleine de grace, qui marchait au hasard de long en large, a l’intérieur ou a l’extérieur du champ de sa Vision. O’Brien était un étre plus grand que lui de toutes les facons. Toutes les idées qu’il avait jamais eues ou pu avoir, O’Brien les avait depuis longtemps connues, exami- nées et rejetées. L’esprit d’O’Brien contenait l’esprit de Winston. Comment O’Brien pourrait-il, dans ce cas, étre fou ? Ce devait étre lui, Winston, qui était fou. O’Brien s’arréta et le regarda. Sa Voix avait pris encore un accent de sévérité. — N’imaginez pas que Vous Vous sauverez, Winston, quelque completement que Vous Vous rendiez a nous. Aucun de ceux qui se sont égarés une fois n’a été épargné. Meme si nous Voulions Vous laisser Vivre jusqu’au terme naturel de Votre Vie, Vous ne nous échapperiez encore jamais. Ce qui Vous arrive ici -315- Vous marquera pour toujours. Comprenez-1e d’aVance. Nous allons Vous écraser jusqu’au point ou i1n’y a pas de retour. Vous ne guérirezjamais de ce qui Vous arrivera, dussiez-Vous Vivre un millier d’années. Jamais plus Vous ne serez capable de senti- ments humains ordinaires. Tout sera mort en Vous. Vous ne se- rez plus jamais capable d’amour, d’amitié, de joie de Vivre, de rire, de curiosité, de courage, d’intégrité. Vous serez creux. Nous allons Vous presser jusqu’a ce que Vous soyez Vide puis nous Vous emplirons de nous-memes. I1 s’arréta et fit signe a 1’homme a la Veste blanche. Winston se rendit compte qu’un lourd appareil était poussé et placé der- riere sa téte. O’Brien s’était assis a cote du lit, de sorte que son Visage était presque au niveau de celui de Winston. — Trois mille, dit-i1 en s’adressant par-dessus la téte de Winston a 1’homme a la Veste blanche. Deux coussinets moelleux, qui paraissaient légerement humides, furent fixés contre les tempes de Winston. I1 trembla. La souffrance allait recommencer, un nouveau genre de souf- france. O’Brien posa sur sa main une main presque rassurante et amicale. — Cette fois, cela ne Vous fera pas souffrir, dit-i1. Gardez VOS yeux fixes sur les miens. 11 se produisit alors une explosion dévastatrice, ou ce qui lui paru étre une explosion, bien que Winston ne ffit pas certain qu’i1 y eut aucun bruit. I1 y eut, indubitablement, un éclair aVeu- glant. Winston n’était pas blessé, i1 se sentait seulement prostré. Bien qu’i1 ffit déja couché sur le dos quand cela se passa, i1 avait 1’impression curieuse qu’i1 se trouvait dans cette position parce qu’i1 avait été assommé. Un coup terrifiant, indolore, 1’aVait aplati. I1 s’était aussi passé quelque chose dans sa téte. Tandis que ses yeux retrouvaient leur convergence, i1 se rappela qui i1 -316- était, o1‘1 i1 était, et reconnut 1e Visage qui regardait 1e sien. Mais i1 y avait, i1 ne savait comment, un grand trou Vide, comme si on lui avait enlevé un morceau de cerveau. — Cela ne durera pas, dit O’Brien. Regardez-moi dans les yeux. Avec quel pays 1’Océania est-elle en guerre ? Winston réfléchit. I1 savait ce que signifiait Océania et qu’i1 était lui-meme citoyen de 1’Océania. I1 se souvint aussi de 1’Eurasia et de 1’Estasia. Mais qui était en guerre et avec qui, i1 ne s’en souvenait pas. En fait, i1 n’aVait pas conscience qu’i1 y efit une guerre. — Je ne me souviens pas. — L’Océania est en guerre contre 1’Estasia. Vous en souve- nez-Vous, maintenant ? — Oui. — L’Océania a toujours été en guerre contre 1’Estasia. De- puis 1e commencement de Votre Vie, depuis 1e commencement du Parti, depuis 1e commencement de 1’Histoire, la guerre a con- tinue sans interruption, toujours la meme guerre. Vous rappe- lez-Vous cela ? — Oui. — 11 y a onze ans, Vous avez créé une légende au sujet de trois hommes condamnés a mort pour trahison. Vous preten- diez avoir Vu un fragment de papier qui prouvait leur innocence. Ce papier n’a jamais existé. Vous 1’aVez inventé et Vous Vous étes ensuite mis a croire a son existence. Vous Vous rappelez main- tenant 1’instant meme o1‘1 Vous 1’aVez tout d’abord inventé. Est- ce que Vous Vous en souvenez ? -317- — Oui. — Je Viens de lever devant Vous les doigts de ma main. Vous avez Vu cinq doigts. Vous en rappelez-Vous ? — Oui. O’Brien leva les doigts de sa main gauche en gardant son pouce cache. — Il y a la cinq doigts. Voyez-Vous cinq doigts ? — Oui. Et il les Vit, pendant une minute fugitive, tandis que dans son esprit le decor changeait. Il Vit cinq doigts, et il n’y avait au- cune deformation. Puis, tout redevint normal. La Vieille peur, la haine et l’etonnement revinrent ensemble. Mais il y avait eu un moment, il ne savait combien de temps, trente secondes, peut- etre, de bienheureuse certitude, alors que chaque nouvelle sug- gestion de O’Brien comblait un espace Vide et devenait une Veri- te absolue, alors que deux et deux auraient pu faire trois aussi bien que cinq si cela avait ete necessaire. Ce moment s’etait efface avant qu’O’Brien efit baisse la main, mais bien que Winston ne put le retrouver, il pouvait s’en souvenir, comme on se souvient d’une experience tres nette, ayant eu lieu a une epoque reculee de la Vie, quand on etait, en fait, une personne differente. — Vous Voyez maintenant, dit O’Brien, qu’en tout cas c’est possible. — Oui, repondit Winston. -318- O’Brien se releva, l’air satisfait. Winston Vit E1 sa gauche l’homme 51 la blouse blanche qui brisait une ampoule et tirait en arriere le piston d’une seringue. O’Brien se tourna Vers Winston avec un sourire. Presque comme anciennement, il assura sur son nez l’équilibre de ses lunettes. — Vous souvenez-Vous d’aVoir écrit dans Votre journal qu’il était indifferent que je sois un ami ou un ennemi, puisque j’étais au moins quelqu’un qui comprenait et 51 qui on pouvait parler ? Vous aviez raison. J ’aime parler avec Vous. Votre esprit me plait. Il ressemblerait au mien s’il n’aVait été malade. Avant que nous mettions fin 51 la séance, Vous pouvez me poser quelques ques- tions si Vous le désirez. — N’importe quelle question ? — N’importe laquelle. Il Vit les yeux de Winston posés sur le cadran. — Il est éteint. Quelle est Votre premiere question ? — Qu’aVez-Vous fait de Julia ? O’Brien sourit encore. — Elle Vous a donné, Winston. Immédiatement, sans re- serve. J’ai rarement Vu quelqu’un Venir si promptement E1 nous. Vous la reconnaitriez E1 peine. Toute sa rébellion, sa fourberie, sa folie, sa malpropreté d’esprit, tout a été brfilé et effacé. Ce fut une conversion parfaite, un cas de manuel. — Vous l’aVez torturée ? -319- O’Brien laissa cette question sans réponse. — Question suivante ? dit-i1. — Big Brother existe-t-i1 ? — Naturellement, i1 existe. Le Parti existe. Big Brother est la personnification du Parti. — Existe-t-i1 de la meme facon que j’existe ? — Vous n’existez pas, dit O’Brien. Une fois encore un sentiment d’impuissance assaillit Wins- ton. I1 savait, ou pouvait imaginer les arguments qui prouvaient sa propre non-existence. Mais ils n’aVaient pas de sens, c’étaient des jeux de mots. Est-ce que la constatation. : « Vous n’existez pas », ne contenait pas une absurdité de logique ? Mais a quoi bon 1e dire ? Son esprit se contracta a la pensée des arguments fous et indiscutables avec lesquels O’Brien 1e démolirait. — Je pense que j’existe, dit-i1 avec lassitude. Je suis né, je mourrai. J’ai des bras et des jambes, j’occupe un point particu- lier de 1’espace. Aucun autre objet solide ne peut, en meme temps que moi occuper 1e meme point. Dans ce sens, Big Bro- ther existe-t-i1 ? — Ce sens n’a aucune importance. Big Brother existe. — Big Brother mourra-t-iljamais ? — Naturellement non. Comment pourrait-i1 mourir ? — La Fraternité existe-t-elle ? -320- — Cela, Winston, Vous ne le saurez jamais. Meme si nous décidions de Vous libérer apres en avoir fini avec Vous, et si Vous ViViezjusqu’a quatre-Vingt-dix ans, Vous ne sauriez encore pas si la réponse a cette question est Oui ou Non. Tant que Vous Vi- Vrez, ce sera dans Votre esprit une énigme insoluble. Winston resta silencieux. Sa poitrine s’éleVait et s’abaissait un peu plus Vite. Il n’aVait pas encore posé la question qui lui était tout d’abord Venue a l’esprit. Il devait la poser, mais il semblait que sa langue ne Voulfit pas la prononcer. Il y eut une ombre d’amusement sur le Visage de O’Brien. Ses lunettes elles-memes semblaient jeter une lueur ironique. « Il sait, pensa soudain Winston. Il sait ce que je Vais deman- der. » Acette idée, les mots jaillirent d’eux-memes. — Qu’y a-t-il dans la salle 101 ? L’expression du Visage d’O’Brien ne changea pas. Il répon- dit sechement : — Vous savez ce qu’il y a dans la salle 101, Winston. Tout le monde sait ce qu’il y a dans la salle 101. I1 leva un doigt a l’adresse de l’homme a la Veste blanche. Evidemment, la séance se terminait. Une aiguille fut brusque- ment introduite dans le bras de Winston. Il tomba presque ins- tantanément dans un profond sommeil. -321- CHAPITRE III — Votre réintégration comporte trois stades. Etudier, com- prendre, accepter. Il est temps que Vous entriez dans le second stade. Winston était, comme toujours, couché sur le dos mais, depuis peu, ses liens étaient plus laches. Ils le retenaient encore au lit, mais il pouvait bouger un peu les genoux, tourner la téte a droite et a gauche, lever les avant-bras. Le cadran, aussi, était devenu moins redoutable. Lorsque son esprit était assez Vif, Winston pouvait éviter ses coups. C’était surtout quand il mon- trait de la stupidité qu’O’Brien poussait le levier. Ils traversaient parfois toute une séance sans que le cadran ffit employé. Wins- ton ne se rappelait pas combien il y avait eu de séances. Le pro- cessus tout entier semblait s’étendre sur un temps long, indefi- ni, des semaines peut-étre, et les intervalles entre les séances pouvaient avoir été, parfois des jours, parfois une ou deux heures seulement. — Depuis que Vous étes couché la, dit O’Brien, Vous Vous étes souvent demandé, Vous m’aVez meme demandé, pourquoi le ministere de l’Amour devait dépenser pour Vous tant de temps et de souci. Quand Vous étiez libre, Vous étiez embarrassé par une question qui, dans son essence, était la meme. Vous pouviez saisir le mécanisme de la société dans laquelle Vous Vi- Viez, mais pas les motifs sous-jacents. Vous rappelez-Vous avoir écrit dans Votre journal : « Je comprends comment, je ne com- prends pas pourquoi ? » C’est quand Vous pensiez a pourquoi que Vous doutiez de l’équilibre de Votre esprit. Vous avez lu le livre, le livre de Goldstein, du moins en partie. Vous a-t-il appris quelque chose que Vous ne saviez déja ? -322- — Vous l’aVez lu ? demanda Winston. — Je l’ai écrit. C’est-a-dire, j’ai participé a sa rédaction. Au- cun livre n’est l’oeuVre d’un seul individu, comme Vous le savez. — Est-ce Vrai, ce qu’il dit ? — Dans sa partie descriptive, oui. Mais le programme qu’il envisage n’a pas de sens. Une accumulation secrete de connais- sances, un élargissement graduel de compréhension, en dernier lieu une rébellion prolétarienne et le renversement du Parti, Vous prévoyiez Vous-meme que c’était ce qu’il dirait. Tout cela n’a pas de sens. Les prolétaires ne se révolteront jamais. Pas dans un millier ni un million d’années. Ils ne le peuvent pas. Je n’ai pas a Vous en donner la raison, Vous la savez déja. Si Vous avez jamais caressé des réves de Violente insurrection, Vous de- Vez les abandonner. La domination du Parti est éternelle. Que ce soit le point de départ de VOS réflexions. Ilse rapprocha du lit. — Eternelle, répéta-t-il. Et maintenant, revenons a la ques- tion « comment» et « pourquoi ». Vous comprenez assez bien comment le Parti se maintient au pouvoir. Dites-moi mainte- nant pourquoi nous nous accrochons au pouvoir. Pour quel mo- tif Voulons-nous le pouvoir ? Allons, parlez, ajouta-t-il, comme Winston demeurait silencieux. Pendant une minute ou deux, néanmoins, Winston n’ouVrit pas la bouche. Une impression de fatigue l’accablait. La lueur confuse d’enthousiasme fou avait disparu du Visage d’O’Brien. Il prévoyait ce que dirait O’Brien. Que le Parti ne cherchait pas le pouvoir en Vue de ses propres fins, mais pour le bien de la majo- rité ; qu’il cherchait le pouvoir parce que, dans l’ensemble, les hommes étaient des créatures fréles et laches qui ne pouvaient -323- endurer la liberté ni faire face a la Vérité, et devaient étre dirigés et systématiquement trompés par ceux qui étaient plus forts qu’eux ; que l’espece humaine avait le choix entre la liberté et le bonheur et que le bonheur Valait mieux; que le Parti était le gardien éternel du faible, la secte qui se Vouait au mal pour qu’il en sorte du bien, qui sacrifiait son propre bonheur a celui des autres. Le terrible, pensa Winston, le terrible est que lorsque O’Brien prononcait ces mots, il y croyait. On pouvait le Voir a son Visage. O’Brien savait tout. Il savait mille fois mieux que Winston ce qu’était le monde en réalité, dans quelle dégradation Vivaient les étres humains et par quels mensonges et quelle bar- barie le Parti les maintenait dans cet état. Il avait tout compris, tout pesé, et cela ne changeait rien. Tout était justifié par le but a atteindre. « Que peut-on, pensa Winston, contre le fou qui est plus intelligent que Vous, qui écoute Volontiers VOS arguments, puis persiste simplement dans sa folie ? » — Vous nous gouvernez pour notre propre bien, dit-il fai- blement. Vous pensez que les étres humains ne sont pas ca- pables de se diriger eux-memes et qu’alors... Il sursauta et pleura presque. Il avait été traversé d’un élancement douloureux. O’Brien avait poussé le levier du ca- dran au-dessus de 35... — C’est stupide, Winston, stupide, dit-il. Vous feriez mieux de ne pas dire de pareilles sottises. Il recula la manette et continua : — Je Vais Vous donner la réponse a ma question. La Voici : le Parti recherche le pouvoir pour le pouvoir, exclusivement pour le pouvoir. Le bien des autres ne l’intéresse pas. Il ne re- cherche ni la richesse, ni le luxe, ni une longue Vie, ni le bon- heur. Il ne recherche que le pouvoir. Le pur pouvoir. Ce que si- gnifie pouvoir pur, Vous le comprendrez tout de suite. Nous dif- -324- ferons de toutes les oligarchies du passe en ce que nous savons ce que nous Voulons. Toutes les autres, meme celles qui nous ressemblent, etaient des poltronnes et des hypocrites. « Les nazis germains et les communistes russes se rappro- chent beaucoup de nous par leur methode, mais ils n’eurent ja- mais le courage de reconnaitre leurs propres motifs. Ils preten- daient, peut-etre meme le croyaient-ils, ne s’etre empares du pouvoir qu’a contrecoeur, et seulement pour une duree limitee, et que, passe le point critique, il y aurait tout de suite un paradis ou les hommes seraient libres et egaux. « Nous ne sommes pas ainsi. Nous savons que jamais per- sonne ne s’empare du pouvoir avec l’intention d’y renoncer. Le pouvoir n’est pas un moyen, il est une fin. On n’etablit pas une dictature pour sauvegarder une revolution. On fait une revolu- tion pour etablir une dictature. La persecution a pour objet la persecution. La torture a pour objet la torture. Le pouvoir a pour objet le pouvoir. Commencez-Vous maintenant a me com- prendre ? » Winston etait frappe, comme il l’aVait deja ete, par la fa- tigue du Visage d’O’Brien. Il etait fort, muscle et brutal, il etait plein d’intelligence et d’une sorte de passion contenue contre laquelle il se sentait impuissant, mais c’etait un Visage fatigue. Il y avait des poches sous les yeux, la peau s’affaissait sous les pommettes... O’Brien se pencha Vers lui, rapprochant Volontai- rement de lui son Visage use. — Vous pensez, dit-il, que mon Visage est Vieux et fatigue. Vous pensez que je parle de puissance alors que je ne suis meme pas capable d’empecher le delabrement de mon propre corps. Ne pouvez-Vous comprendre, Winston, que l’indiVidu n’est qu’une cellule ? La fatigue de la cellule fait la Vigueur de l’organisme. Mourez-Vous quand Vous Vous coupez les ongles ? -325- Il s’éloigna du lit et se mit a arpenter la piece de long en large, une main dans sa poche. — Nous sommes les prétres du pouvoir, dit-il. Dieu, c’est le pouvoir. Mais actuellement, le pouvoir, pour autant qu’il Vous concerne, n’est pour Vous qu’un mot. Il est temps que Vous ayez une idée de ce que signifie ce mot pouvoir. Vous devez premie- rement réaliser que le pouvoir est collectif. L’indiVidu n’a de pouvoir qu’autant qu’il cesse d’étre un individu. Vous connais- sez le slogan du Parti: « La liberté, c’est l’esclaVage. » Vous étes-Vous jamais rendu compte qu’il était réversible ? « L’esclaVage, c’est la liberté. » Seul, libre, l’étre humain est tou- jours Vaincu. Il doit en étre ainsi, puisque le destin de tout étre humain est de mourir, ce qui est le plus grand de tous les échecs. Mais s’il peut se soumettre completement et entiere- ment, s’il peut échapper a son identité, s’il peut plonger dans le partijusqu’a étre le Parti, il est alors tout-puissant et immortel. « Le second point que Vous devez comprendre est que le pouvoir est le pouvoir sur d’autres étres humains. Sur les corps mais surtout sur les esprits. Le pouvoir sur la matiere, sur la réalité extérieure, comme Vous l’appelez, n’est pas important. Notre maitrise de la matiere est déja absolue. » Un moment, Winston oublia le cadran. Il fit un Violent ef- fort pour s’asseoir et ne réussit qu’a se tordre douloureusement. — Mais comment pouvez-Vous commander a la matiere ? éclata-t-il. Vous ne commandez meme pas au climat ou a la loi de gravitation. Et il y a les maladies, les souffrances, la mort. O’Brien le fit taire d’un geste de la main. — Nous commandons a la matiere, puisque nous comman- dons a l’esprit. La réalité est a l’intérieur du crane. Vous ap- prendrez par degrés, Winston. Il n’y a rien que nous ne puis- -326- sions faire. Invisibilité, lévitation, tout. Je pourrais laisser le parquet et flotter comme une bulle de savon si je le Voulais. Je ne le désire pas parce que le Parti ne le désire pas. Il faut Vous débarrasser l’esprit de VOS idées du XIX‘? siecle sur les lois de la nature. Nous faisons les lois de la nature. — Non ! Vous n’étes meme pas les maitres de cette planete. Que direz-Vous de l’Eurasia et de l’Estasia ? Vous ne les avez meme pas encore conquises. — Sans importance. Nous les conquerrons quand cela nous conviendra. Et qu’est-ce que cela changerait si nous le faisions ? Nous pouvons les exclure de l’existence. Le monde, c’est l’Océania. — Mais le monde lui-meme n’est qu’une tache de poussiere. Et l’homme est minuscule, impuissant ! Depuis quand existe-t- il ? La terre, pendant des milliers d’années, a été inhabitée. — Sottise. La terre est aussi Vieille que nous, pas plus Vieille. Comment pourrait-elle étre plus agée ? Rien n’existe que par la conscience humaine. — Mais les rochers sont pleins de fossiles d’animaux dispa- rus, de mammouths, de mastodontes, de reptiles énormes qui Vécurent sur terre longtemps avant qu’on efit jamais parlé des hommes ? — Avez-Vous jamais Vu ces fossiles, Winston ? Naturelle- ment non. Les biologistes du XIX‘? siecle les ont inventés. Avant l’homme, il n’y avait rien. Apres l’homme, s’il pouvait s’éteindre, il n’y aurait rien. Hors de l’h0mme, il n ’y a rien. — Mais l’uniVers entier est extérieur a nous. Voyez les étoiles ! Quelques-unes sont a un million d’années-lumiere de distance. Elles sont a jamais hors de notre atteinte. -327- — Que sont les étoiles ? dit O’Brien avec indifférence. Des fragments de feu a quelques kilometres. Nous pourrions les at- teindre si nous le Voulions. Ou nous pourrions les faire dispa- raitre. La terre est le centre de l’uniVers. Le soleil et les étoiles tournent autour d’elle. Winston eut encore un mouvement convulsif. Cette fois, il ne dit rien. O’Brien continua comme s’il répondait a une objec- tion. — Dans certains cas, évidemment, ce n’est pas Vrai. Quand nous naviguons sur l’océan, ou quand nous prédisons une éclipse, il est souvent commode de penser que la terre tourne autour du soleil et que les étoiles sont a des millions de millions de kilometres. Et puis apres? Supposez-Vous qu’il soit au- dessus de notre pouvoir de mettre sur pied un double systeme d’astronomie ? Les étoiles peuvent étre proches ou distantes selon nos besoins. Croyez-Vous que nos mathématiciens ne soient pas a la hauteur de cette dualité ? Avez-Vous oublié la doublepensée ? Winston se recroquevilla dans le lit. Quoi qu’il put dire, une immédiate et fulgurante réponse l’écrasait comme l’aurait fait un gourdin. Il savait cependant qu’il était dans le Vrai. Il y avait sfirement quelque maniere de démontrer que la croyance que rien n’existe en dehors de l’esprit était fausse. N’aVait-on pas, il y avait longtemps, démontré l’erreur de cette théorie ? On la désignait meme d’un nom qu’il avait oublié. Un faible sourire retroussa les coins de la bouche d’O’Brien qui le regardait. — Je Vous ai dit, Winston que la métaphysique n’est pas Votre fort. Le mot que Vous essayez de trouver est solipsisme. Mais Vous Vous trompez. Ce n’est pas du solipsisme. Ou, si Vous Voulez, c’est du solipsisme collectif. Tout cela est une digression, ajouta-t-il avec indifférence. Le réel pouvoir, le pouvoir pour -328- lequel nous devons lutter jour et nuit, est le pouvoir, non sur les choses, mais sur les hommes. Il s’arréta et reprit un instant l’air du pédagogue qui ques- tionne un éleve qui promet : — Comment un homme s’assure-t-il de son pouvoir sur un autre, Winston ? Winston réfléchit : — En le faisant souffrir, répondit-il. — Exactement. En le faisant souffrir. L’obéissance ne suffit pas. Comment, s’il ne souffre pas, peut-on étre certain qu’il obéit, non a sa Volonté, mais a la Votre ? Le pouvoir est d’infliger des souffrances et des humiliations. Le pouvoir est de déchirer l’esprit humain en morceaux que l’on rassemble ensuite sous de nouvelles formes que l’on a choisies. Commencez-Vous a Voir quelle sorte de monde nous créons ? C’est exactement l’opposé des stupides utopies hédonistes qu’aVaient imaginées les an- ciens réformateurs. Un monde de crainte, de trahison, de tour- ment. Un monde d’écraseurs et d’écrasés, un monde qui, au fur et a mesure qu’il s’affinera, deviendra plus impitoyable. Le pro- gres dans notre monde sera le progres Vers plus de souffrance. L’ancienne civilisation prétendait étre fondée sur l’amour et la justice. La notre est fondée sur la haine. Dans notre monde, il n’y aura pas d’autres émotions que la crainte, la rage, le triomphe et l’humiliation. Nous détruirons tout le reste, tout. « Nous écrasons déja les habitudes de pensée qui ont sur- Vécu a la Revolution. Nous avons coupé les liens entre l’enfant et les parents, entre l’homme et l’homme, entre l’homme et la femme. Personne n’ose plus se fier a une femme, un enfant ou un ami. Mais plus tard, il n’y aura ni femme ni ami. Les enfants seront a leur naissance enlevés aux meres, comme on enleve -329- leurs oeufs aux poules. L’instinct sexuel sera extirpé. La procrea- tion sera une formalité annuelle, comme le renouvellement de la carte d’alimentation. Nous abolirons l’orgasme. Nos neurolo- gistes y travaillent actuellement. Il n’y aura plus de loyauté qu’enVers le Parti, il n’y aura plus d’amour que l’amour éprouvé pour Big Brother. Il n’y aura plus de rire que le rire de triomphe provoqué par la défaite d’un ennemi. Il n’y aura ni art, ni littéra- ture, ni science. Quand nous serons tout-puissants, nous n’aurons plus besoin de science. Il n’y aura aucune distinction entre la beauté et la laideur. Il n’y aura ni curiosité, ni joie de Vivre. Tous les plaisirs de l’émulation seront détruits. Mais il y aura toujours, n’oubliez pas cela, Winston, il y aura l’iVresse toujours croissante du pouvoir, qui s’affinera de plus en plus. Il y aura toujours, a chaque instant, le frisson de la Victoire, la sen- sation de piétiner un ennemi impuissant. Si Vous désirez une image de l’aVenir, imaginez une botte piétinant un Visage hu- main . . . éternellement. » Il se tut comme s’il attendait une réplique de Winston. Ce- lui-ci essayait encore de se recroqueviller au fond du lit. Il ne pouvait rien dire. Son coeur semblait glacé. O’Brien continua : — Et souvenez-Vous que c’est pour toujours. Le Visage a pie- tiner sera toujours présent. L’hérétique, l’ennemi de la société, existera toujours pour étre défait et humilié toujours. Tout ce que Vous avez subi depuis que Vous étes entre nos mains, tout cela continuera, et en pire. L’espionnage, les trahisons, les ar- réts, les tortures, les exécutions, les disparitions, ne cesseront jamais. Autant qu’un monde de triomphe, ce sera un monde de terreur. Plus le Parti sera puissant, moins il sera tolérant. Plus faible sera l’opposition, plus étroit sera le despotisme. Goldstein et ses hérésies Vivront a jamais. Tous les jours, a tous les ins- tants, il sera défait, discrédité, ridiculisé, couvert de crachats. Il survivra cependant toujours. -330- « Le drame que je joue avec Vous depuis sept ans sera joue et rejoue encore generation apres generation, sous des formes toujours plus subtiles. Nous aurons toujours l’heretique, ici, a notre merci, criant de souffrance, brise, meprisable, et a la fin absolument repentant, sauve de lui-meme, rampant a nos pieds de sa propre Volonte. « Tel est le monde que nous preparons, Winston. Un monde ou les Victoires succederont aux Victoires et les triomphes aux triomphes ; un monde d’eternelle pression, tou- jours renouvelee, sur la fibre de la puissance. Vous commencez, je le Vois, a realiser ce que sera ce monde, mais a la fin, Vous ferez plus que le comprendre. Vous l’accepterez, Vous l’accueillerez avec joie, Vous en demanderez une part. » Winston avait suffisamment recouvre son sang-froid pour parler. — Vous ne pouvez pas, dit-il faiblement. — Qu’entendez-Vous par la, Winston ? — Vous ne pourriez creer ce monde que Vous Venez de de- crire. C’est un reve. Un reve impossible. — Pourquoi ? — Il n’aurait aucune Vitalite. Il se desintegrerait. Il se suici- derait. — Erreur. Vous etes sous l’impression que la haine est plus epuisante que l’amour. Pourquoi en serait-il ainsi ? Et s’il en etait ainsi, quelle difference en resulterait ? Supposez que nous choisissions de nous user nous-memes rapidement. Supposez que nous accelerions le cours de la Vie humaine de telle sorte que les hommes soient steriles a trente ans. Et puis apres ? Ne — 331- pouvez-Vous comprendre que la mort de l’indiVidu n’est pas la mort ? Le Parti est immortel. Comme d’habitude, la Voix avait Vaincu Winston et l’aVait réduit a l’impuissance. De plus, il craignait, s’il persistait dans son désaccord, qu’O’Brien ne tournat encore le cadran. Il ne pouvait pourtant rester silencieux. Faiblement, sans arguments, sans aucun soutien que l’horreur inexprimable de ce qu’aVait dit O’Brien, il retourna a l’attaque. — Je ne sais pas. Cela m’est égal. D’une fagon ou d’une autre Vous échouerez. La Vie Vous Vaincra. — Nous commandons a la Vie, Winston. Atous ses niveaux. Vous Vous imaginez qu’il y a quelque chose qui s’appelle la na- ture humaine qui sera outragé par ce que nous faisons et se re- tournera contre nous. Mais nous créons la nature humaine. L’homme est infiniment malleable. Peut-étre revenez-Vous a Votre ancienne idée que les prolétaires ou les esclaves se soule- Veront et nous renverseront ? Otfll-VOUS cela de l’esprit. Ils sont aussi impuissants que des animaux. L’humanité, c’est le Parti. Les autres sont extérieurs, en dehors de la question. — Cela m’est égal. A la fin, ils Vous battront. Tot ou tard ils Verront ce que Vous étes et Vous déchireront. — Voyez-Vous un signe de ce destin, ou une raison pour qu’il se réalise ? — Non. Je le crois. Je sais que Vous tomberez. Il y a quelque chose dans l’uniVers, je ne sais quoi, un esprit, un principe, que Vous n’abattrez jamais. — Croyez-Vous en Dieu, Winston ? — Non. —332— — Alors, qu’est-ce que ce principe qui nous Vaincra ? — Je ne sais. L’esprit de l’homme. — Et Vous considérez-Vous comme un homme ? — Oui. — Si Vous étes un homme, Winston, Vous étes le dernier. Votre espece est détruite. Nous sommes les héritiers. Compre- nez-Vous que Vous étes seul ? Vous étes hors de l’histoire. Vous étes non-existant. Ses manieres changerent et il ajouta plus agressivement : — Et Vous Vous croyez moralement supérieur a nous, a cause de nos mensonges et de notre cruauté ? — Oui. Je me considere comme supérieur. O’Brien se tut. Deux autres Voix parlaient. Apres un ins- tant, Winston reconnut en l’une d’elles la sienne. C’était un en- registrement de la conversation qu’il avait tenue avec O’Brien, la nuit ou il s’était enrolé dans la Fraternité. Il s’entendit pro- mettre de mentir, Voler, falsifier, tuer, d’encourager la morphi- nomanie, la prostitution, de propager les maladies Vénériennes, de lancer du vitriol au Visage des enfants. O’Brien fit un léger geste d’impatience, comme pour signifier qu’il était a peine be- soin de conclure. Il tourna un bouton, et les Voix se turent. — Levez-Vous de ce lit, dit-il. Les liens se relacherent. Winston descendit du lit et se mit debout en chancelant. -333- — Vous étes le dernier homme, dit O’Brien, Vous étes le gardien de l’esprit humain. Vous allez Vous Voir tel que Vous étes. Déshabillez-Vous. Winston défit le bout de cordon qui retenait sa combinai- son. La fermeture-Eclair en avait depuis longtemps été arra- chée. Il ne se rappelait pas si, depuis son arrestation, il avait enlevé, a un moment quelconque, tous ses Vétements a la fois. Sous la combinaison, son corps était entouré de haillons jau- natres et sales dans lesquels on pouvait a peine reconnaitre des sous-Vétements. Tandis qu’il les faisait glisser sur le sol, il Vit qu’il y avait un miroir a trois faces a l’autre bout de la piece. Il s’approcha puis s’arréta court. Un cri involontaire lui avait échappé. — Continuez, dit O’Brien. Mettez-Vous entre les battants du miroir. Vous aurez ainsi une Vue de cote. Il s’était arrété parce qu’il était effrayé. Une chose courbée, de couleur grise, squelettique, avangait Vers lui. L’apparition était effrayante, et pas seulement parce que Winston savait que C’était sa propre image. Il se rapprocha de la glace. Le Visage de la créature, a cause de sa stature courbée, semblait projeté en avant. Un Visage lamentable de gibier de potence, un front dé- couvert qui se perdait dans un crane chauve, un nez de travers et des pommettes écrasées au-dessus desquelles les yeux étaient d’une fixité féroce. Les joues étaient couturées, la bouche ren- trée. C’était certainement son propre Visage, mais il semblait a Winston que son Visage avait plus change que son esprit. Les émotions qu’il exprimait étaient différentes de celles qu’il res- sentait. Il était devenu partiellement chauve. Il avait d’abord cru qu’il avait seulement grisonné, mais C’était la peau de son crane qui était grise. Son corps, a l’exception de ses mains et de son Visage, était entierement gris, d’une poussiere ancienne qui ne pouvait se laver. Il y avait ga et la, sous la poussiere, des cica- -334- trices rouges de blessures et, pres de son cou-de-pied, 1’u1cere Variqueux formait une masse enflammée dont la peau s’écai11ait. Mais ce qui était Vraiment effrayant, c’était la maigreur de son corps. Le cylindre des cotes était aussi étroit que celui d’un squelette. Les jambes s’étaient tellement amincies que les ge- noux étaient plus gros que les cuisses. I1 comprenait maintenant ce que Voulait dire O’Brien par « Vue de cote ». La courbure de la colonne Vertébrale était étonnante. Les minces épaules proje- tées en avant faisaient rentrer la poitrine en forme de cavité. Le cou décharné semblait plié en deux sous 1e poids du crane. Au jugé, i1 aurait dit que c’était 1e corps d’un homme de soixante ans, souffrant d’une maladie pernicieuse. — Vous avez parfois pensé, dit O’Brien, que mon Visage, 1e Visage d’un membre du Parti intérieur, paraissait Vieux et usé. Que pensez-Vous du Votre ? I1 saisit 1’épau1e de Winston et le fit tourner pour 1’aVoir en face de lui. — Voyez dans quel état Vous étes, dit-i1. Voyez cette crasse malpropre sur tout Votre corps. Voyez la poussiere entre VOS orteils. Voyez cette plaie dégofitante qui Vous prend toute la jambe. SaVez—Vous que Vous puez comme un porc ? Vous avez probablement cessé de le remarquer. Autour de Votre biceps, je pourrais, Voyez-Vous, faire se rencontrer mon pouce et mon in- dex. Je pourrais Vous casser 1e cou comme s’i1 était en Verre. Savez-Vous que Vous avez perdu Vingt-cinq kilos depuis que Vous étes entre nos mains ? Meme VOS cheveux s’en Vont par poignées. I1 tira sur la téte de Winston et arracha une touffe de che- Veux. -335- — Ouvrez 1a bouche. I1 reste neuf, dix, onze dents. Combien en aviez-Vous quand Vous étes Venu a nous ? Et 1e peu qui Vous reste tombe de Votre machoire. Voyez ! I1 saisit, entre son pouce et son index puissants, 1’une des dents de devant qui restaient a Winston. Un élancement de dou- 1eur traversa 1a machoire de Winston. O’Brien avait déraciné et arraché 1a dent. I11ajeta dans la ce11u1e. — Vous pourrissez, dit-i1. Vous tombez en morceaux. Qu’est-ce que Vous étes ? Un sac de boue. Maintenant, tournez- Vous et regardez-Vous dans le miroir. Voyez-Vous cette chose en face de Vous ? C’est 1e dernier homme. Si Vous étes un étre hu- main, ceci est 1’humanité. Maintenant, rhabi11ez-Vous. Winston se rhabi11a avec des gestes 1ents et raides. I1 n’aVait pas, jusqu’a ce moment, remarqué combien i1 était mince et faib1e. Une seu1e pensée occupait son esprit, c’est qu’i1 devait étre dans cet endroit depuis plus longtemps qu’i1 1’aVait imagi- né. Subitement, tandis qu’i1 fixait autour de 1ui ses misérables hai11ons, un sentiment de pitié pour son corps en ruine 1e domi- na. Avant d’aVoir réalisé ce qu’i1 faisait, i1 s’était écroulé sur un petit tabouret qui était a cote du 1it et avait éclaté en san g1ots. I1 avait conscience de sa 1aideur, de son inélégance — un paquet d’os, dans des sous-Vétements sa1es, assis a pleurer sous la b1anche lumiere crue — mais i1ne pouvait s’arréter. O’Brien posa une main sur son épaule, presque avec bonté. — Ce1a ne durera pas éterne11ement, dit-i1. Vous pourrez Vous en sortir quand Vous 1e Voudrez. Tout dépend de Vous. — C’est Vous qui 1’aVez fait, dit Winston. Vous qui m’aVez réduit en cet état. -336- — Non, Winston. Vous Vous y étes réduit Vous-meme. C’est ce que Vous avez accepté quand Vous Vous étes dressé contre le Parti. Tout était contenu dans ce premier acte. Rien n’est arrivé que Vous n’ayez prévu. Il s’arréta, puis poursuivit : — Nous Vous avons battu, Winston. Nous Vous avons brisé. Vous avez Vu ce qu’est Votre corps. Votre esprit est dans le meme état. Je ne pense pas qu’il puisse rester en Vous beaucoup d’orgueil. Vous avez recu des coups de pied, des coups de fouet et des insultes, Vous avez crié de douleur. Vous Vous étes roulé sur le parquet dans Votre Vomissure et Votre sang. Vous avez pleurniché en demandant grace. Vous avez trahi tout le monde et avoué tout. Pouvez-Vous penser a une seule dégradation qui ne Vous ait pas été infligée ? Winston s’était arrété de pleurer, mais ses yeux étaient en- core mouillés. Il les leva Vers O’Brien. — Je n’ai pas trahi Julia, dit-il. O’Brien le regarda pensivement. — Non, dit-il, non. C’est parfaitement Vrai. Vous n’aVez pas trahi Julia. Le respect particulier, que rien ne semblait pouvoir de- truire, qu’il éprouvait a l’égard d’O’Brien, gonfla le coeur de Winston. « Combien il est intelligent ! pensa-t-il. Combien intel- ligent ! » Jamais O’Brien ne manquait de comprendre ce qu’on lui disait. N’importe qui sur terre aurait tout de suite répondu qu’il avait en réalité trahi Julia. Qu’est-ce qu’on ne lui avait pas en effet arraché, sous la torture ? Il leur avait dit tout ce qu’il savait d’elle, ses habitudes, son caractere, sa Vie antérieure. Il avait confessé jusqu’au détail le plus trivial tout ce qui s’était -337- passé E1 leurs rendez-Vous, tout ce qu’i1 lui avait dit et qu’e11e lui avait dit, leurs repas de produits achetés au marché noir, leur adultere, leurs Vagues complots contre le Parti, tout. Et cepen- dant, dans le sens dans lequel il entendait 1e mot, il ne 1’aVait pas trahie. I1 n’aVait pas cessé de 1’aimer, ses sentiments E1 son égard étaient restés les memes. O’Brien avait compris, sans be- soin d’exp1ication, ce qu’i1Vou1ait dire. — Dites-moi, demanda Winston. Quand me fusillera-t-on ? — Ce peut étre dans longtemps, répondit O’Brien. Vous étes un cas difficile. Mais ne désespérez pas. Tout le monde est guéri tot ou tard. Ala fin, nous Vous fusillerons. -338- CHAPITRE IV Il allait beaucoup mieux. Il devenait chaque jour plus gros et plus fort, s’il était possible de parler de jour. La lumiere blanche et le bourdonnement étaient plus que jamais les memes, mais la cellule était un peu plus confortable que celles dans lesquelles il s’était trouvé. Il y avait un oreiller et un mate- las sur une planche formant lit, et un tabouret pour s’asseoir. On lui avait donné un bain et on lui permettait de se laver assez fréquemment dans une cuvette d’étain. On lui donnait meme de l’eau chaude pour se nettoyer. On lui avait donné de nouveaux sous-Vétements et une combinaison propre. On avait pansé son ulcere avec une pommade calmante. Les dents qui lui restaient avaient été enlevées et on lui avait mis un dentier. Des semaines ou des mois devaient s’étre écoulés. Il lui au- rait été maintenant possible de tenir le compte des jours s’il avait éprouvé le moindre désir de le faire, car il était maintenant nourri a intervalles qui paraissaient réguliers. On lui donnait, estima-t-il, trois repas en Vingt-quatre heures. Il se demandait Vaguement parfois si on les lui donnait pendant le jour ou pen- dant la nuit. La nourriture était tres bonne et comportait de la Viande un repas sur trois. Il y eut meme une fois un paquet de cigarettes. Il n’aVait pas d’allumettes, mais le garde silencieux qui lui apportait sa nourriture lui donna du feu. La premiere fois qu’il essaya de fumer, il fut malade, mais il persévéra et fit longtemps durer son paquet en fumant une moitié de cigarette apres chaque repas. On lui avait donné une ardoise blanche a un coin de la- quelle était attaché un bout de crayon. Au début, il ne s’en servit pas. Meme réveillé, il était dans une torpeur complete. D’un re- -339- pas a l’autre, souvent il restait étendu, presque sans bouger, parfois endormi, parfois éveillé et s’abandonnant a de Vagues réveries au cours desquelles ouvrir les yeux était un trop grand effort. Il s’était depuis longtemps habitué a dormir avec une lu- miere Vive sur les yeux. Elle ne le génait aucunement, mais les réves étaient plus cohérents. Il réva beaucoup pendant toute cette période, et c’étaient toujours des réves heureux. Il se trouvait dans le Pays Doré. Il était assis au milieu de ruines gigantesques, éclairées par un soleil éclatant, en compa- gnie de sa mere, de Julia, d’O’Brien. Il ne faisait rien. Il était simplement assis au soleil, a parler de choses paisibles. Les pen- sées qu’il avait quand il était éveillé concernaient surtout ses réves. Il semblait avoir perdu le pouvoir de l’effort intellectuel, maintenant que l’aiguillon de la souffrance lui avait été enlevé. Il ne s’ennuyait pas, il n’aVait aucun désir de conversation ou de distraction. EH6 simplement seul, ne pas étre battu ou ques- tionné, avoir suffisamment a manger, étre propre de la téte aux pieds, c’était tout a fait satisfaisant. Il en Vint graduellement a passer moins de temps a dormir, mais il n’éprouVait encore aucun désir de sortir du lit. Tout ce qui l’intéressait c’était rester calmement étendu et sentir s’amasser les forces en lui. Il se palpait lui-meme ca et la pour s’assurer que ce n’était pas une illusion de croire que ses muscles s’arrondissaient et que sa peau se tendait. Finalement, il fut certain qu’il engraissait. Ses cuisses étaient nettement plus grosses que ses genoux. Ensuite, a regret d’abord, il se mit a faire régulierement des exercices. En peu de temps, il put parcourir trois kilometres, qu’il mesurait en arpentant la cellule, et ses épaules courbées se redresserent. Il essaya des exercices plus difficiles et fut humilié et étonné de découvrir les mouvements qu’il ne pouvait faire. Il ne pouvait accélérer le pas. Il ne pouvait tenir son tabouret a bras tendu. Il ne pouvait rester sur un pied sans tomber. I1 -340- s’accroupit sur les talons et constata qu’aVec de terribles dou- leurs aux cuisses et aux mollets, il parvenait tout juste a se mettre debout. Il se coucha a plat Ventre et essaya de se relever sur les mains. Ce fut impossible, il ne put se soulever d’un cen- timetre. Mais apres quelques jours (quelques repas de plus), il put réussir meme ce mouvement. Il Vint un moment ou il put le faire six fois de suite. Il se mit a devenir réellement fier de son corps et a caresser l’intermittente certitude que son Visage rede- Venait normal. Ce n’est que lorsqu’il lui arrivait de mettre la main sur son crane nu qu’il se rappelait le Visage couturé, en ruine, qu’il avait regardé dans le miroir. Son esprit devint plus actif. Assis sur le lit, le dos appuyé au mur, l’ardoise sur les genoux, il entreprit délibérément le travail de se rééduquer. Il avait capitulé. Il le reconnaissait. En réalité, il le Voyait maintenant, il avait été prét a capituler longtemps avant d’en avoir pris la décision. Des l’instant ou il s’était trouvé a l’intérieur du ministere de l’Amour et, oui, meme durant ces minutes au cours desquelles Julia et lui étaient restés impuis- sants tandis que la Voix de fer du télécran leur donnait des ordres, il avait saisi la frivolité, le peu de profondeur de son es- sai de rébellion contre le pouvoir du Parti. Il savait maintenant que, depuis sept ans, la Police de la Pensée le surveillait, comme on surveille un hanneton sous une loupe. Il n’y avait aucun acte, aucun mot prononcé a haute Voix qu’elle n’efit remarqué, aucune suite d’idées qu’elle n’efit été capable d’inférer. Elle avait meme soigneusement replacé le grain de poussiere blanchatre sur la couverture de son journal. On lui avait joué des disques, montré des photographies. Quelques-unes étaient des photographies de Julia et de lui. Oui, meme... -341- Il ne pouvait lutter plus longtemps contre le Parti. En outre, le Parti avait raison. Il devait en étre ainsi. Comment pourrait se tromper un cerveau immortel et collectif ? D’apres quel modele extérieur pourrait-on verifier ses jugements ? La santé était du domaine des statistiques. Apprendre a penser comme ils pensaient était simplement une question d’étude. Mais !... Entre ses doigts le crayon était épais, peu maniable. Il se mit a écrire les idées qui lui passaient par la téte. Il écrivit d’abord, en grandes majuscules mal faites : LA LIBERTE C’EST L’ESCLAVAGE puis, presque sans s’arréter, il écrivit en dessous : DEUX ET DEUX FONT CINQ. Puis il y eut une sorte de contrainte. Son esprit, comme s’écartant par pudeur d’une idée, paraissait incapable de se con- centrer. Il savait qu’il connaissait ce qui suivrait mais, pour le moment, ne pouvait s’en souvenir. Il retrouva la mémoire de ce qu’était cette idée, mais par un raisonnement conscient. Les mots ne vinrent pas d’eux-memes. Il écrivit : DIEU C’EST LE POUVOIR. Il acceptait tout. Le passé pouvait étre modifié. Le passé n’avait jamais été modifié. L’Océania était en guerre contre l’Estasia. L’Océania avait toujours été en guerre contre l’Estasia. Jones, Aaronson et Rutherford étaient coupables des crimes dont ils étaient accusés. Il n’avait jamais vu la photographie qui réfutait l’accusation. Elle n’avait jamais existé. Il l’avait inven- tée. Il se souvenait d’avoir eu dans sa mémoire des faits qui se contredisaient, mais c’étaient des souvenirs faux, des produits d’autosuggestion. Combien tout était facile ! Il n’y avait qu’a se -342- rendre et le reste suivait... C’était comme de nager contre un courant qui vous envoie rouler en arriere quel que soit l’effort fourni, puis de decider que l’on Va se retourner et nager dans le sens du courant au lieu de s’y opposer. Seule, votre propre atti- tude changeait. Ce qui devait arriver arrivait de toute fagon. Il savait a peine pourquoi il s’était jamais révolté. Tout était facile, sauf!”. Tout pouvait étre vrai. Ce qu’on appelait lois de la nature n’était qu’absurdités. La loi de la gravitation n’avait pas de sens. « Si je le désirais, avait dit O’Brien, je pourrais m’envoler de ce parquet et flotter comme une bulle de savon. » Winston étudia cette phrase. S’il pense qu’il flotte au- dessus du parquet et si, en meme temps, je pense que je le vois flotter, c’est qu’il flotte. Soudain, comme un bout d’épave immergée rompt la sur- face de l’eau, une pensée éclata dans son esprit. « Il ne flotte pas réellement. Nous l’imaginons. C’est de l’hallucination. » Il repoussa volontairement l’idée. L’erreur était évidente. Elle supposait que quelque part, en dehors de soi, il y avait un monde réel dans lequel des choses réelles se produisaient. Mais comment pourrait-il y avoir un tel monde ? Quelle connaissance avons-nous des choses hors de notre propre esprit ? Tout ce qui se passe est dans l’esprit. Quoi qu’il arrive dans l’esprit arrive réellement. Il n’eut aucune difficulté a réfuter l’erreur et il n’y avait au- cun danger qu’il y succombat. Il se rendit compte, néanmoins, qu’elle n’aurait jamais dfi se présenter a lui. L’esprit doit entou- rer d’un mur sans issue toute pensée dangereuse. Le processus doit étre automatique, instinctif. En novlangue, cela s’appelle arrétducrim e. -343- Il s’exerga a l’arrétducrim e. Il soumettait a son esprit des propositions : « Le Parti dit que la terre est plate », « le Parti dit que la glace est plus lourde que l’eau », et s’entrainait a ne pas Voir ou ne pas comprendre les arguments qui les contredisaient. Ce n’était pas facile. Il y fallait un grand pouvoir de raisonne- ment et d’improVisation. Les problemes arithmétiques qui dé- coulaient d’un axiome comme « deux et deux font cinq » étaient hors de la portée de son intelligence. Il fallait aussi une sorte d’athlétisme de l’esprit, le pouvoir tantot de faire l’usage le plus délicat de la logique, tantot d’étre inconscient des erreurs de logique les plus grossieres. La stupidité était aussi nécessaire que l’intelligence et aussi difficile a atteindre. Une part de son esprit se demandait pendant ce temps quand on le tuerait. « Tout dépend de Vous-meme », avait dit O’Brien. Mais il savait qu’il n’y avait aucun acte conscient par quoi il aurait pu en rapprocher l’instant. Ce pouvait étre dans dix minutes ou dans dix ans. On pouvait l’interner pendant des années. On pouvait l’enVoyer dans un camp de travail. On pou- vait le relacher pour quelque temps, comme on le faisait parfois. Il était parfaitement possible qu’aVant qu’il ffit tué soit joué, de nouveau, le drame de son arrestation et de son interrogatoire. La seule chose certaine était que la mort ne Venait jamais quand on l’attendait. La tradition — la tradition non exprimée, mais que l’on connaissait d’une fagon ou d’une autre, bien qu’on n’en entendit jamais parler —, était qu’on Vous fusillait par- derriere, toujours a la nuque, sans avertissement, tandis que Vous longiez un corridor pour passer d’une cellule a l’autre. Un jour — mais « un jour » n’était pas l’expression exacte... il n’était pas moins Vraisemblable que ce ffit au milieu de la nuit —, une fois, il tomba dans une reverie étrange et heureuse. Il longeait le corridor et attendait la balle. Il savait que, d’un instant a l’autre, elle Viendrait. Tout était arrangé, aplani, -344- concilié. Il n’y avait plus de doute, plus d’argumentation, plus de souffrance, plus de crainte. Il était en bonne santé et fort. Il marchait avec aisance avec une joie du mouvement et la sensa- tion de marcher au soleil. Il ne se trouvait plus dans les étroits couloirs blancs du ministere de l’Amour. Il se trouvait dans l’immense paysage ensoleillé, d’un kilometre, au long duquel il avait cru marcher au cours d’un délire provoqué par des drogues. Il était dans le Pays Doré. Il marchait dans le sentier qui traversait l’ancien paturage tondu par les lapins. Il pouvait sentir sous ses pieds le court gazon élastique et, sur son Visage, la douce chaleur du soleil. Au bout du champ, les ormeaux se balangaient faiblement et, quelque part plus loin, se trouvait la riviere ou, sous les saules, dans des étangs Verts, flottaient des poissons d’or. Il fut soudain frappé d’horreur. Son épine dorsale se mouil- la de sueur. Il s’était entendu crier tout haut : « Julia ! Julia ! Julia, mon amour ! Julia ! » L’hallucination de sa présence s’était, un instant, entiere- ment emparée de lui. Il lui avait semblé que Julia n’était pas seulement avec lui, mais en lui. C’était comme si elle faisait par- tie de la texture de sa peau. Il l’aVait, a ce moment, beaucoup plus aimée qu’il ne l’aVait jamais fait quand ils étaient ensemble, et libres. Il savait aussi que, quelque part, elle était encore Vi- Vante et avait besoin de son aide. Il se recoucha et essaya de se calmer. Combien d’années avait-il ajouté a sa servitude par ce moment de faiblesse ? Il en- tendrait bientot le piétinement des bottes au-dehors. Le Parti ne laisserait pas impuni un tel éclat. Il savait maintenant, s’il ne l’aVait déja su, que le pacte passé avec lui était déchiré. Il obéissait au Parti, mais il ha'1'ssait toujours le Parti. Il avait, auparavant, caché un esprit hérétique sous un masque de -345- conformité. Maintenant, il avait reculé d’un pas. I1 s’était sou- mis en esprit, mais il avait espéré garder inviolé le fond de son coeur. I1 savait qu’il était dans 1’erreur, mais il préférait étre dans 1’erreur. Ils comprendraient cela, O’Brien le comprendrait. Tout était confessé dans ce seul cri stupide. I1 lui faudrait tout recommencer. Cela pourrait durer des années. I1 se passa la main sur le Visage, pour essayer de se fa- miliariser avec sa nouvelle forme. Dans les joues, il y avait des sillons profonds. Les pommettes paraissaient aigues, le nez aplati. En outre, apres 1’épisode du miroir, on lui avait donné un dentier complet. I1 n’était pas facile de garder un Visage impéné- trable quand on ne savait pas a quoi ressemblait son Visage. En tout cas, la seule maitrise des traits ne suffisait pas. Pour la premiere fois de sa Vie, il comprit que lorsque 1’on désirait gar- der un secret on devait aussi se le cacher a soi-meme. On doit savoir qu’il est toujours la, mais il ne faut pas, tant que ce n’est pas nécessaire, le laisser émerger dans la conscience sous une forme identifiable. A partir de ce moment, il allait, non seule- ment penser juste, mais sentir juste, réver juste. Et pendant ce temps, il garderait sa haine enfermée en lui comme une boule de matiere qui serait une part de lui-meme et n’aurait cepen- dant aucun lien avec le reste de lui-meme, comme une sorte de kyste. On déciderait un jour de le fusiller. On ne pouvait savoir a quel instant la balle allait Vous frapper mais il devait étre pos- sible, quelques secondes auparavant, de le deviner. C’était tou- jours par-derriere, alors qu’on longeait un corridor. Dix se- condes suffiraient. En dix secondes, son monde intérieur pour- rait se retourner. Et soudain alors, sans un mot prononcé, sans un arrét de son pas, sans qu’un muscle de son Visage ne bouge, le masque serait jeté et, bang ! les batteries de sa haine lance- raient leur décharge. -346- La haine le remplirait comme une énorme flamme mugis- sante et, presque instantanément, bang ! partirait la balle. Trop tard, ou trop tot. Ils auraient fait éclater son cerveau en mor- ceaux avant de pouvoir le reprendre. La pensée hérétique serait impunie et lui, impénitent, a jamais hors de leur atteinte. En le fusillant, ils creuseraient un trou dans leur propre perfection. Mourir en les ha'1'ssant, c’était ca la liberté. Il ferma les yeux. C’était plus difficile que d’accepter une discipline intellectuelle. C’était une question de dégradation, de mutilation personnelle. Il fallait plonger dans la Vase la plus pu- tride. Quelle était, de toutes, la chose la plus horrible, la plus écoeurante ? Il pensa a Big Brother. L’énorme face (comme il la Voyait constamment sur des affiches, il ne l’imaginait jamais que large d’un metre), l’énorme face a l’épaisse moustache noire dont les yeux avaient l’air de Vous suivre, sembla se présenter d’elle-meme a son esprit. Quels étaient ses Véritables sentiments a l’égard de Big Brother ? Il y eut sur le palier un lourd piétinement de bottes. La porte d’acier tourna et s’ouVrit avec un bruit métallique. O’Brien entra dans la cellule. Derriere lui Venaient l’officier au Visage de cire et les gardes en uniforme noir. — Debout ! dit O’Brien. Venez ici ! Winston se mit debout devant lui. O’Brien lui prit les épaules entre ses mains puissantes et le regarda de pres. — Vous avez pensé a me tromper, dit-il. C’est stupide. Re- dressez-Vous. Regardez-moi en face. Il s’arréta et continua sur un ton plus aimable : — Vous Vous améliorez. Intellectuellement, il y a tres peu de mal en Vous. Ce n’est que par la sensibilité que Vous n’aVez pas — 347- progressé. Dites-moi, Winston, et attention ! pas de mensonge ! Vous savez que je puis toujours déceler un mensonge. Dites- moi, quels sont VOS Véritables sentiments a 1’égard de Big Bro- ther ? — J e 1e hais. — Vous 1e ha'1'ssez. Bon. Le moment est donc Venu pour Vous de franchir 1e dernier pas. I1 faut que Vous aimiez Big Bro- ther. Lui obéir n’est pas suffisant. Vous deVez1’aimer ! I1 relacha Winston et le poussa légerement Vers les gardes. — Salle 101, dit-i1. -348- CHAPITRE V A chaque étape de sa détention, Winston avait su, ou cru savoir, dans quelle region de l’énorme edifice sans fenétres il se trouvait. Il y avait probablement de légeres differences dans la pression atmosphérique. Les cellules ou les gardes l’aVaient bat- tu étaient en souterrain. La piece ou il avait été interrogé par O’Brien était tout en haut, pres du toit. L’endroit ou il se trou- Vait actuellement était de plusieurs metres sous le sol, aussi bas qu’il était possible de s’enfoncer. Elle était plus grande que la plupart des cellules dans les- quelles il s’était trouvé. Mais il regarda a peine ce qui l’entourait. Tout ce qu’il remarqua, c’est qu’il y avait devant lui deux petites tables, couvertes chacune d’un tapis Vert. L’une n’était qu’a un metre ou deux de lui, l’autre se trouvait plus loin, pres de la porte. Il était assis sur une chaise, et si étroitement attaché qu’il ne pouvait meme pas bouger la téte. Une sorte de crampon lui prenait la téte par-derriere et l’obligeait a regarder droit devant lui. Il demeura seul un moment, puis la porte s’ouVrit et O’Brien entra. — Vous m’aVez une fois demandé, dit O’Brien ce qui se trouvait dans la salle 101. Je Vous ai répondu que Vous le saviez déja. Tout le monde le sait. Ce qui se trouve dans la salle 101, c’est la pire chose qui soit au monde. La porte s’ouVrit encore. Un garde entra qui apportait un objet fait de fil métallique, une boite ou une corbeille quel- conque. Il le déposa sur la table la plus éloignée de Winston. -349- Celui-ci, empéché par la position d’O’Brien, ne pouvait Voir ce que C’était. — La pire chose du monde, poursuivit O’Brien, Varie sui- Vant les individus. C’est tantot étre enterré Vivant, tantot brfilé Vif, tantot encore étre noyé ou empalé, et i1 y en a une cinquan- taine d’autres qui entrainent la mort. Mais i1 y a des cas o1‘1 C’est quelque chose de tout a fait ordinaire, qui ne comporte meme pas d’issue fatale. I1 s’était un peu écarté, de sorte que Winston pouvait mieux Voir 1’objet qui se trouvait sur la table. C’était une cage oblongue de fils métalliques que l’on pouvait tenir par une poignée placée au sommet. Fixé en avant de la cage se trouvait un objet quires- semblait a un masque d’escrime dont la partie concave serait tournée Vers 1’extérieur. Bien que cette cage ffit placée a trois ou quatre metres de lui, i1 pouvait Voir qu’e11e était divisée dans le sens de la longueur en deux compartiments dans chacun des- quels i1 y avait des créatures. C’étaient des rats. — Dans Votre cas, dit O’Brien, i1 se trouve que le pire du monde, ce sont les rats. Une sorte de tremblement avertisseur, une crainte d’i1 ne savait quoi, avait traversé Winston des le premier coup d’oei1 jeté sur la cage. Mais, a ce moment, la signification du masque fixé devant la cage pénétra soudain en lui. Ses entrailles se gla- cerent. — Vous ne pouvez faire cela ! hurla-t-i1 d’une Voix aigue et cassée. Vous ne pouvez pas ! Vous ne pouvez pas ! C’est impos- sible ! — Vous rappelez-Vous, dit O’Brien, 1e moment de panique qui survenait toujours dans VOS réves ? I1 y avait devant Vous un mur d’ombre et, dans VOS oreilles, 1e bruit d’un mugissement. -350- De 1’autre cote du mur, i1 y avait quelque chose de terrible. Vous saviez ce que c’était, et Vous reconnaissiez 1e savoir, mais Vous n’osiez tirer cette connaissance jusqu’a 1a lumiere de Votre cons- cience. De 1’autre cote du mur, ce qu’i1 y avait, c’étaient des rats. — O’Brien, dit Winston en faisant un effort pour maitriser sa Voix, Vous savez que ce n’est pas nécessaire, que Vou1ez-Vous que je fasse ? O’Brien ne répondit pas directement. Quand i1 par1a, ce fut d’un ton professoral qu’i1 affectait parfois. I1 regardait pensive- ment au 1oin, comme s’i1 s’adressait a un auditoire, p1acé quelque part derriere Winston. — La souffrance par e11e-meme, dit-i1, ne suffit pas tou- jours. I1 y a des cas ou 1es étres humains supportent 1a douleur, meme jusqu’a la mort. Mais i1 y a pour chaque individu quelque chose qu’i1 ne peut supporter, qu’i1 ne peut contemp1er. I1 ne s’agit pas de courage ni de lacheté. Quand on tombe d’une hau- teur, ce n’est pas une lacheté que de se cramponner a une corde. Quand on remonte du fond de l’eau, ce n’est pas une lacheté que de s’emp1ir 1es poumons d’air. C’est simp1ement un instinct au- que1 on ne peut désobéir. I1 en est ainsi pour Vous avec les rats. Vous ne pouvez 1es supporter. I1s constituent une forme de pression a 1aque11e Vous ne pourriez résister, meme si Vous 1e désiriez. Vous ferez ce que l’on exige de Vous. — Mais qu’est-ce donc ? Qu’est-ce ? Comment pourrai-je 1e faire, sije ne sais ce que c’est ? O’Brien saisit 1a cage et s’aVancant Vers 1a tab1e qui était plus pres de Winston, 1a déposa avec précaution sur le tapis Vert. Winston entendait 1e sang 1ui bourdonner aux orei11es. I1 avait 1’impression d’étre absolument seu1. I1 était au centre d’une Vaste p1aine Vide, un désert p1at, desséché par le so1ei1, a travers 1eque1 tous les sons arrivaient de distances infinies. La -351- cage aux rats était cependant E1 moins de deux metres de lui. C’étaient des rats énormes. Ils étaient E1 l’e“1ge ou le museau de- Vient grossier et féroce, ou le poil gris tourne au brun. — Le rat, dit O’Brien en s’adressant toujours E1 son invisible auditoire, est un carnivore, bien qu’il soit un rongeur. Vous avez dfi entendre parler de ce qui se passe dans les quartiers pauvres de la Ville. Dans certaines rues, les femmes n’osent, meme pour cinq minutes, laisser seul leur bébé dans la maison. Les rats l’attaqueraient certainement. En tres peu de temps, ils l’éplucheraient jusqu’aux os. Ils attaquent aussi les malades et les mourants. Ils savent reconnaitre, avec une étonnante intelli- gence, si un homme est impotent. Il y eut, dans la cage, une explosion de cris pergants. Il sembla E1 Winston qu’ils lui arrivaient de tres loin. Les rats se battaient. Ils essayaient de s’attaquer E1 travers la cloison. Il en- tendit aussi un profond gémissement de désespoir. Cela aussi lui parut Venir de l’extérieur. O’Brien prit la cage et pressa quelque chose it l’intérieur. Il y eut un déclic aigu. Winston fit un effort désespéré pour se li- bérer. C’était impossible. Toutes les parties de son corps, meme la téte, étaient immobilisées. O’Brien rapprocha la cage. Elle se trouva alors E1 moins d’un metre du Visage de Winston. — J’ai appuyé sur le premier levier, dit O’Brien. Vous com- prenez la construction de cette cage. Le masque s’adaptera E1 Votre téte, sans lui laisser aucune échappée. Quand j’appuierai sur cet autre levier, la porte de la cage glissera. Ces brutes affa- mées s’élanceront comme des balles. Avez-Vous déjé Vu un rat sauter en l’air ? Ils Vous sauteront 51 la figure et creuseront droit dedans. Parfois ils s’attaquent d’abord aux yeux. Parfois, ils creusent les joues et dévorent la langue. -352- La cage était plus proche. Elle était fermée a l’intérieur. Winston entendit une succession de cris percants qui lui paru- rent provenir d’en haut, au-dessus de sa téte. Mais il lutta fu- rieusement contre sa panique. Réfléchir, meme s’il ne restait qu’une demi-seconde, réfléchir était le seul espoir. La répugnante odeur musquée des brutes lui frappa sou- dain les narines. Une Violente nausée le convulsa et il perdit presque connaissance. Tout était devenu noir. Un moment, il fut un fou, un animal hurlant. Cependant il revint de l’obscurité en s’accrochant a une idée. Il n’y avait qu’un moyen, et un seul, de se sauver. Il devait interposer un autre étre humain, le corps d’un autre, entre les rats et lui. Le cercle du masque était assez grand maintenant pour l’empécher de Voir quoi que ce soit d’autre. La porte de treillis était a deux mains de son Visage. Les rats savaient maintenant ce qui allait Venir. L’un d’eux faisait des sauts. L’autre, un grand-pere squameux d’égout, était dressé, ses pattes roses sur les barres, et reniflait férocement. Winston pouvait Voir les moustaches et les dents jaunes. Une panique folle s’empara en- core de lui. Il était aveugle, impuissant, hébété. — C’était une punition fréquente dans la Chine impériale, dit O’Brien plus didactique que jamais. Le masque se posait sur son Visage. Le fil lui frotta la joue. Puis — non, ce n’était pas un soulagement, c’était seulement un espoir, un tout petit bout d’espoir. Trop tard peut-étre, trop tard. Mais il avait soudain compris que, dans le monde entier, il n’y avait qu’une personne sur qui il put transférer sa punition, un seul corps qu’il put jeter entre les rats et lui. Il cria freneti- quement, a plusieurs reprises : -353- — Faites-1e a Julia ! Faites-1e a Julia ! Pas a moi ! Julia ! Ce que Vous 1ui faites m’est égal. Déchirez-1ui 1e Visage. Epluchez-1a jusqu’aux os. Pas moi ! Julia ! Pas moi ! I1 tombait en arriere, dans des profondeurs immenses, 1oin des rats. I1 était encore attaché a la chaise, mais i1 tombait a tra- Vers 1e parquet, a travers 1es murs de 1’édifice, a travers 1a terre, 1es océans, 1’atmosphere, dans 1’espace sans 1imite, dans les golfes qui séparaient 1es étoiles, plus 1oin, toujours plus 1oin des rats. I1 était a des années-lumiere de distance, mais O’Brien était encore debout pres de 1ui. I1 sentait encore contre sa joue 1e contact froid du trei11is. A travers 1’obscurité qui 1’enVe1oppait, i1 entendit un autre déclic méta11ique et comprit que la porte de la cage n’aVait pas été ouverte, mais fermée. -354- CHAPITRE VI Le café du Chataignier était presque Vide. Un rayon de so- leil oblique entrait par la fenétre et dorait la surface des tables poussiéreuses. Il était quinze heures, l’heure solitaire. Une mu- sique métallique s’écoulait des télécrans. Winston était assis dans son coin habituel, le regard fixé sur son Verre Vide. De temps en temps, iljetait un coup d’oeil au large Visage qui le regardait du mur d’en face, BIG BROTHER VOUS REGARDE, disait la légende. Un garcon, sans attendre la commande, lui remplit son Verre de gin de la Victoire et y fit tomber quelques gouttes, d’une autre bouteille qu’il agita, dont le bouchon était traversé par un tuyau. C’était de la saccharine parfumée au clou de gi- rofle, spécialité du café. Winston écoutait le télécran. Il n’en sortait pour l’instant que de la musique, mais il pouvait y avoir, d’un moment a l’autre, un bulletin spécial du ministere de la Paix. Les nouvelles du front africain étaient extrémement alarmantes. Winston s’en était, d’une facon intermittente, inquiété tout le jour. Une armée eurasienne (l’Océania était en guerre avec l’Eurasia, l’Océania avait toujours été en guerre avec l’Eurasia) s’aVancait en direc- tion du Sud a une Vitesse terrifiante. Le bulletin de midi n’aVait mentionné aucune région précise, mais il était probable que l’embouchure du Congo était déja un champ de bataille. Brazza- Ville et Léopoldville étaient en danger. On n’aVait pas besoin de regarder une carte pour savoir ce que cela signifiait. Il n’était pas simplement question de perdre l’Afrique centrale. Pour la -355- premiere fois de la guerre, 1e territoire de 1’Océania 1ui-meme était menace. Une Vio1ente émotion, pas exactement de la peur, mais une sorte d’excitation indifférenciée, s’é1eVait en 1ui comme une flamme, puis s’éteignait. I1 cessa de penser a la guerre. I1 ne pouvait, ces jours-la, fixer son esprit sur un sujet que pendant quelques minutes. I1 prit son Verre et le Vida d’un trait. I1 en eut, comme toujours, un frisson et meme un 1éger haut-1e-coeur. Le breuvage était horrible. Les clous de girofle et la saccharine, eux-memes plutet d’un gofit repugnant de remede, ne pouvaient déguiser 1’odeur d’hui1e. Le pire de tout était que 1’odeur du gin, qui ne 1e quittait ni jour ni nuit, était inextricablement 1iée dans son esprit a 1’odeur de ces... I1 ne 1es nommait jamais, meme menta1ement et, autant que possible, ne se 1es représentait jamais. I1s étaient quelque chose dont i1 avait a moitié conscience, qui redait pres de son Visage, une odeur qui s’attachait a ses narines. Comme 1e gin 1ui remontait, i1 rota entre des 1eVres rouges. I1 était devenu p1us gras depuis qu’on 1’aVait relaché et avait re- trouvé son teint — en Vérité, 1’aVait p1us que retrouvé. Ses traits s’étaient épaissis. La peau de son nez et de ses pommettes était d’un rouge Vu1gaire. Son crane chauve 1ui-meme était d’un rose trop foncé. Un gargon, toujours sans avoir regu d’ordres, apporta 1e jeu d’échecs et le Times du jour, la page tournée au probleme d’échecs. Puis, Voyant 1e Verre de Winston Vide, i1 apporta 1a boutei11e de gin et le remp1it. I1 n’était pas nécessaire de donner des ordres. On connaissait ses habitudes. Le jeu d’échecs 1’attendait toujours, 1a tab1e du coin 1ui était toujours réservée. Meme quand 1e cafe était p1ein i1 avait sa tab1e pour 1ui seu1 car personne ne se souciait d’etre Vu assis trop pres de 1ui. I1 ne prenait meme pas 1a peine de compter ses consommations. A -356- intervalles irréguliers, on lui présentait un bout de papier sale qu’on disait étre la note, mais il avait l’impression qu’on lui fai- sait toujours payer moins qu’il ne devait. Peu importait d’ailleurs que ce ffit le contraire. Il possédait toujours mainte- nant beaucoup d’argent. Il occupait meme un poste. Une siné- cure, plus payée que ne l’aVait été son ancien travail. La musique du télécran s’arréta et une Voix la remplaca. Winston leva la téte pour écouter. Pas de bulletin du front, pourtant. Ce n’était qu’une breve annonce du ministere de l’Abondance. Au trimestre précédent, parait-il, le quota du dixieme plan de trois ans pour les lacets de souliers avait été dépassé de 98 pour 100. I1 examina le probleme d’échecs et posa les pieces. C’était un probleme qui demandait de l’astuce et mettait en jeu deux cavaliers. « Les blancs jouent et gagnent en deux coups. » Wins- ton leva les yeux Vers le portrait de Big Brother. Les blancs ga- gnent toujours, pensa-t-il avec une sorte de mysticisme obscur. Toujours, sans exception, il en est ainsi. Depuis le commence- ment du monde, dans aucun probleme d’échecs les noirs n’ont gagné. Ce jeu ne symbolisait-il pas le triomphe éternel et inéluc- table du Bien sur le Mal ? Le Visage plein de puissance calme lui rendit son regard. Les blancs font toujours échec et mat. La Voix du télécran s’arréta et ajouta sur un ton différent et plus grave : « Vous étes prié d’écouter a quinze heures et demie une importante déclaration. Quinze heures et demie ! Ce sont des nouvelles de la plus grande importance. Ayez soin de ne pas les manquer. Quinze heures et demie ! » La musique métallique se fit a nouveau entendre. Le coeur de Winston frémit. C’était le bulletin du front. Un instinct lui disait que c’étaient de mauvaises nouvelles qui arri- Vaient. Toute la journée, avec de petits sursauts d’excitation, la pensée d’une défaite écrasante en Afrique avait hanté son esprit. —357— I1 lui semblait Voir réellement 1’armée eurasienne traverser en masse la frontiere jamais Vio1éejusqu’a1ors et se déployer dans le sud de 1’Afrique comme une colonne de fourmis. Pourquoi n’aVait-on pu d’une fagon ou d’une autre, les prendre a revers ? La ligne de la cote occidentale africaine se détachait nettement dans son esprit. I1 prit 1e cavalier blanc et le déplaga sur le jeu. C’était la qu’était 1e bon endroit. Tandis qu’i1 Voyait dévaler la horde noire Vers 1e Sud, i1 considérait une autre force, mysté- rieusement rassemblée qui s’imp1antait sur les arrieres de la premiere et coupait ses communications par mer et par terre. Winston sentait que sa Volonté faisait naitre cette autre force. Mais i1 était nécessaire d’agir rapidement. S’i1s obtenaient la domination de toute 1’Afrique, s’i1s possédaient des champs d’aViation et des bases sous-marines au Cap, ils couperaient 1’Océania en deux. Cela pouvait tout signifier : la défaite, 1’écrasement, le nouveau partage du monde, la destruction du Parti ! I1 respira profondément. Une étrange mixture de senti- ments — mais ce n’était pas a proprement parler une mixture, c’étaient plutot des couches successives de sentiments, dont on ne pouvait dire laquelle était plus profonde —, une étrange mix- ture de sentiments luttait en lui. L’acces disparut. I1 remit a sa place 1e cavalier blanc mais ne put, pour le moment, entreprendre une étude sérieuse du probleme d’échecs. Ses pensées s’égaraient de nouveau. Presque inconsciemment, i1 traga du doigt dans la poussiere de la table : 2+2=5 — Ils ne peuvent pénétrer en Vous, avait-elle dit. Mais ils pouvaient entrer en Vous. « Ce qui Vous arrive ici Vous marquera a jamais », avait dit O’Brien. C’était 1e mot Vrai. 11 y avait des choses, VOS propres actes, dont on ne pouvait gue- rir. Quelque chose était tué en Vous, brfilé, cautérisé. -358- Il avait Vu Julia, il lui avait parlé. Il n’y avait aucun danger a le faire. Il savait, presque instinctivement, que le Parti ne s’intéressait plus maintenant a ses actes. Il aurait pu s’arranger pour la rencontrer une seconde fois si elle ou lui l’aVait désiré. C’était réellement par hasard qu’ils s’étaient rencontrés. Il se trouvait dans le parc, par un jour de mars froid et pi- quant alors que la terre est dure comme du fer, toutes les plantes semblent mortes, il n’y a nulle part de boutons, hors ceux de quelques crocus qui ont poussé plus haut que les autres plantes et sont battus par le Vent. Les mains gelées et les yeux humides, il marchait a bonne allure quand il la Vit a moins de dix metres de lui. Il Vit tout de suite qu’elle avait changé. En quoi ? Il ne put le définir. Ils se croiserent presque sans se re- garder, puis il se retourna et la suivit, sans grand empresse- ment. Il savait pouvoir le faire sans danger, personne ne s’intéressait a eux. Elle ne parlait pas. Elle obliqua a travers la pelouse, comme pour essayer de se débarrasser de lui, puis pa- rut se résigner a sa présence. Ils étaient au milieu d’un bouquet d’arbustes dépouillés de leurs feuilles, qui ne les cachaient ni ne les protégeaient du Vent. Ils s’arréterent. Il faisait horriblement froid. Le Vent sifflait a travers les rameaux et agitait les rares crocus poussiéreux. Il lui entoura la taille de son bras. Il n’y avait pas de télécrans, mais il pouvait y avoir des mi- crophones cachés, en outre, on pouvait les Voir. Cela n’aVait pas d’importance, rien n’aVait d’importance. Ils auraient pu se cou- cher par terre et faire cela s’ils l’aVaient Voulu. Winston se sen- tit, a cette pensée, glacé d’horreur. Julia ne réagit dans aucun sens a l’étreinte de son bras. Elle n’essaya meme pas de se libe- rer. Il comprit alors ce qui avait changé en elle. Son Visage était plus bléme et une longue cicatrice, en par- tie cachée par les cheveux, lui traversait le front et la tempe. Mais ce n’était pas en cela qu’était le changement. C’était que sa -359- taille avait épaissi et s’était roidie d’une fagon étonnante. Il se souvint avoir une fois aidé, apres l’explosion d’une bombe- fusée, a sortir un corps des décombres. Il avait été étonné, non seulement du poids incroyable de la chose, mais de sa rigidité et de la difficulté éprouvée a la manier. Cela ressemblait a de la pierre plutot qu’a de la chair. Le corps de Julia donnait cette impression. Il sembla a Winston que la texture de sa peau devait étre aussi tout a fait différente de ce qu’elle avait été. Il n’essaya pas de l’embrasser et ils ne se parlerent pas. Tandis qu’ils traversaient la pelouse en sens inverse, elle le re- garda en face pour la premiere fois. Ce ne fut qu’un coup d’oeil rapide, plein de mépris et de dégofit. Il se demanda si ce dégofit Venait du passé ou s’il était aussi inspiré par son Visage boursou- flé et les larmes que le Vent continuait a faire couler de ses yeux. Ils s’assirent cote a cote sur deux chaises de fer, mais pas trop pres l’un de l’autre. Il Vit qu’elle allait parler. Elle avanga de quelques centimetres sa chaussure grossiere et écrasa du pied un rameau. Il remarqua que ses pieds semblaient s’étre élargis. — Je Vous ai trahi ! dit-elle méchamment. — Je Vous ai trahie, répéta-t-il. Elle luijeta un autre rapide regard de dégofit. — Parfois, dit-elle, ils Vous menacent de quelque chose, quelque chose qu’on ne peut supporter, a quoi on ne peut meme penser. Alors on dit : « Ne me le faites pas, faites-le a quelqu’un d’autre, faites-le a un tel. » On pourrait peut-étre prétendre en- suite que ce n’était qu’une ruse, qu’on ne l’a dit que pour faire cesser la torture et qu’on ne le pensait pas réellement. Mais ce n’est pas Vrai. Au moment ou ga se passe, on le pense. On se dit qu’il n’y a pas d’autre moyen de se sauver et l’on est absolument prét a se sauver de cette fagon. On Veut que la chose arrive a -360- l’autre. On se moque pas mal de ce que l’autre souffre. On ne pense qu’a soi. — On ne pense qu’a soi, répéta-t-il en écho. — Apres, on n’est plus le meme envers l’autre. — Non, dit-il, on n’est plus le meme. Il n’y avait pas, semblait-il, autre chose a dire. Le Vent pla- quait contre leurs corps leurs minces combinaisons. Ils furent tout de suite genes de rester assis la, silencieux. En outre, il fai- sait trop froid pour demeurer immobile. Elle prétexta Vague- ment d’aVoir a prendre le métro et se leva pour partir. — Nous nous reverrons, dit-il. — Oui, répondit-elle, nous nous reverrons. Irrésolu, il la suivit un moment a un pas en arriere. Ils ne parlerent plus. Elle n’essaya meme pas réellement de se débar- rasser de lui, mais avanga d’un pas juste assez rapide pour éviter de se trouver de front avec lui. Il avait décidé de l’accompagner jusqu’a la station de métro, mais cette maniere de trainer dans le froid lui parut soudain inutile et insupportable. Il fut pris d’un désir irrésistible, non pas tellement de s’éloigner de Julia, mais de retourner au café du Chataignier qui ne lui avait jamais paru si attrayant qu’a ce moment. En une Vision nostalgique, il se représentait sa table de coin, le journal, le jeu d’échecs et le gin coulant sans arrét. Surtout, il y faisait chaud. L’instant d’apres, ce n’était pas absolument fortuit, il se laissa séparer d’elle par un petit groupe de gens. Il essaya sans conviction de la rattraper, puis ralentit, tourna, et prit une di- rection opposée. -361- Cinquante metres plus loin, il se retourna. La rue n’était pas tellement encombrée. Il ne pouvait pourtant déja plus dis- tinguer Julia. N’importe laquelle de la douzaine de silhouettes qui se dépéchaient pouvaient étre la sienne. Son corps épaissi, raidi, ne pouvait peut-étre plus étre reconnu de dos. « Au moment ou ga se passe, avait-elle dit, on le pense. » Il l’aVait pensé. Il ne l’aVait pas simplement dit. Il l’aVait désiré. Il avait désiré que ce ffit elle plutot que lui qu’on livrat aux... La musique qui s’écoulait du télécran fut changée. Il y eut une note brisée et saccadée, une note jaune. Et puis — mais peut-étre n’était-ce pas réel, peut-étre n’était-ce qu’un souvenir qui prenait la forme d’un son — une Voix chanta : Sous le chdtaignier qui s’e’tale, Je t’ai vendu, m m ’as vendue !... Des larmes lui monterent aux yeux. Un gargon qui passait remarqua son Verre Vide et revint avec la bouteille de gin. Il prit son Verre et le flaira. Le breuvage paraissait plus hor- rible a chaque gorgée. Mais il était devenu l’élément dans lequel il pouvait nager. C’était sa Vie, sa mort, sa résurrection. C’était le gin qui, chaque soir, le plongeait dans la stupeur, C’était le gin qui, chaque matin, le faisait revivre. Quand il se réveillait, rare- ment avant onze heures, les paupieres collées, la bouche en- flammée, le dos brisé, il lui était impossible meme de quitter la position horizontale, si la bouteille et la tasse n’aVaient pas été placées pres de son lit avant la nuit. Il restait ensuite assis, pendant les heures du milieu du jour, le Visage enluminé, la bouteille a portée de la main, a écou- ter le télécran. -362- De quinze heures a la fermeture, il était un pilier du Cha- taignier. Personne ne se souciait de ce qu’il faisait. Aucun coup de sifflet ne le réveillait, aucun télécran ne le réprimandait. Parfois, peut-étre deux fois par semaine, il se rendait a un bureau poussiéreux et oublié du ministere de la Vérité et abat- tait un peu de travail, du moins ce que l’on appelait travail. Il avait été nommé au sous-comité d’une sous-commission qui était née d’un des innombrables comités qui s’occupaient des difficultés secondaires que l’on rencontrait dans la compilation de la onzieme édition du dictionnaire novlangue. Ce sous- comité s’occupait de la rédaction de ce que l’on appelait un rap- port provisoire. Mais Winston n’avait jamais pu définir avec précision ce qui était rapporté. C’était quelque chose qui avait trait a la question de l’emplacement des virgules. Devaient-elles étre placées a l’intérieur des parentheses ou a l’extérieur ? Il y avait au comité quatre autres employés semblables a Winston. Parfois ils se ras- semblaient puis se séparaient promptement en s’avouant fran- chement qu’il n’y avait réellement rien a faire. Mais il y avait des jours ou ils s’attelaient a leur travail presque avec ardeur, fai- saient un étalage extraordinaire des notes qu’ils rédigeaient, et ébauchaient de longs memoranda qui n’étaient jamais termi- nés ; des jours ou la discussion a laquelle ils étaient censés ap- porter des arguments devenait tout a fait embrouillée et abs- truse, provoquait de subtils marchandages sur les definitions, des digressions infinies, des querelles, des menaces memes d’en appeler a une autorité supérieure. Mais subitement, leur ardeur les abandonnait et, comme des fantomes qui disparaissent au chant du coq, ils restaient assis autour de la table a se regarder avec des yeux éteints. Le télécran se tut un moment. Winston releva encore la téte. Le communiqué ! Mais non, C’était simplement la musique qui changeait. Winston avait sous les paupieres la carte de -363- l’Afrique. Le mouvement des armées formait un diagramme: une fleche noire verticale lancée a toute vitesse en direction de l’Est, a travers la queue de la premiere. Comme pour se rassu- rer, Winston leva les yeux vers l’impassible visage de l’affiche. Etait-il concevable que la seconde fleche n’existat meme pas ? Son intérét se relacha encore. Il but une autre gorgée de gin, saisit le cavalier blanc et essaya de le déplacer. Echec et mat. Mais ce n’était évidemment pas le bon mouvement car... Un souvenir, qu’il n’avait pas cherché, lui vint a l’esprit. Il vit une chambre éclairée par une chandelle et meublée d’un grand lit recouvert d’une courtepointe blanche. Lui, alors un garcon de neufou dix ans, se trouvait assis sur le parquet. Il agi- tait un cornet de dés et riait avec excitation. Sa mere, assise en face de lui, riait aussi. Ce devait étre environ un mois avant sa disparition. C’était dans un moment de réconciliation. La faim qui rongeait son ventre était momentanément oubliée et l’affection qu’il avait portée a sa mere était revenue pour un ins- tant. Il se souvenait bien du jour, un jour de gréle et de pluie. L’eau ruisselait sur les vitres et, a l’intérieur, la lumiere était trop faible pour permettre de lire. L’ennui des deux enfants dans la chambre sombre et étroite devint insupportable. Wins- ton gémissait et grognait, demandait inutilement de la nourri- ture, s’agitait dans la piece, déplacait tout, frappait sur les lam- bris, si bien que les voisins protesterent en cognant sur les murs, tandis que le plus jeune enfant se plaignait par intermit- tences. La mere, a la fin, avait dit : « Maintenant, soyez gentils, et je vais acheter un jouet, un beau jouet, qui vous plaira. » Puis elle était allée sous la pluie a une petite boutique voisine qui vendait de tout et ouvrait encore sporadiquement. Elle revint avec une boite de carton qui contenait un attirail d’échelles et de -364- serpentins. Winston retrouvait encore l’odeur du carton hu- mide. C’était un assortiment misérable. Le carton était craquelé et les minuscules dés de bois étaient si mal taillés qu’ils ne te- naient pas sur leurs cotés. Winston avait regardé le jeu d’un air maussade et sans intérét. Mais sa mere avait alors allumé un bout de bougie et ils s’étaient assis sur le parquet pour jouer. Bientot, Winston était follement excité et se tordait de rire a Voir les puces grimper les échelles avec espoir puis glisser au bas des serpentins et revenir presque au point de départ. Ils joue- rent huit parties. Chacun en gagna quatre. Sa petite soeur, trop jeune pour comprendre le jeu, était appuyée a un traversin et riait parce que les autres riaient. Pendant un apres-midi entier, ils avaient été heureux ensemble, comme dans sa premiere en- fance. Winston repoussa l’image de son esprit. C’était un souvenir erroné. Il était parfois troublé par des souvenirs erronés. Ils n’aVaient pas d’importance, tant qu’on les prenait pour ce qu’ils étaient. Certains événements avaient eu lieu, d’autres non. Il revint au jeu d’échecs et reprit le cavalier blanc. Presque au meme instant, il le laissa retomber. Il avait sursauté comme s’il avait été piqué avec une épingle. Un appel de clairon avait fait Vibrer l’air. C’était le communiqué. Victoire ! L’appel du clairon annongait toujours une Victoire. Une sorte de frisson électrique se propagea dans le café. Les gargons eux-memes avaient sur- sauté et avaient dressé l’oreille. L’appel du clairon libéra un énorme Volume de bruit. Déja, au télécran, une Voix excitée parlait avec Volubilité. Mais elle n’aVait pas commencé que déja elle était presque noyée par les hourras Venus de l’extérieur. La nouvelle s’était, comme par magie, propagée le long de toutes les rues. Winston pouvait entendre juste assez de ce qu’émettait le télécran pour comprendre que tout était arrivé comme il l’aVait prévu. Une Vaste armada transportée par mer, secretement ras- -365- semblée, un coup soudain sur l’arriere de l’ennemi, la blanche fleche lancée a travers la queue de la noire. Des fragments de phrases triomphantes traversaient le va- carme : « Vaste manoeuvre stratégique — parfaite coordination — défaite complete — un demi-million de prisonniers — complete démoralisation — domination de toute l’Afrique — amene la guerre a une distance de sa fin que l’on peut évaluer — Victoire ! la plus grande victoire de l’Histoire de l’humanité! Victoire! Victoire ! Victoire ! » Les pieds de Winston, sous la table s’agitaient convulsive- ment. Il n’avait pas bougé de son siege, mais en esprit il courait, il courait de toutes ses forces. Il était avec la foule au-dehors et s’assourdissait lui-meme de hourras. Il regarda encore le por- trait de Big Brother, le colosse qui chevauchait le monde ! Le roc contre lequel les hordes asiatiques s’écrasaient elles-memes en vain ! Il pensa que dix minutes auparavant — oui, dix minutes seulement — il y avait encore de l’équivoque dans son coeur alors qu’il se demandait si les nouvelles du front annonceraient la victoire ou la défaite. Ah ! C’était plus qu’une armée eurasienne qui avait péri. Depuis le premier jour passé au ministere de l’Amour, il avait beaucoup changé, mais le changement final, indispensable, qui le guérirait, ne s’était jamais jusqu’alors pro- duit. La voix du télécran déversait encore son histoire de pri- sonniers, de butin et de carnage, mais le vacarme extérieur s’était un peu apaisé. Les garcons revenaient a leur service. L’un d’eux s’approcha de Winston avec la bouteille de gin. Winston, plongé dans un réve heureux, ne faisait aucunement attention a son verre que l’on remplissait. Il ne courait ni n’applaudissait plus. Il était de retour au ministere de l’Amour. Tout était par- donné et son ame était blanche comme neige. Il se voyait au banc des prévenus. Il confessait tout, il accusait tout le monde. Il longeait le couloir carrelé de blanc, avec l’impression de mar- -366- cher au soleil, un garde armé derriére lui. La balle longtemps attendue lui entrait dans la nuque. I1 regarda 1’énorme face. 11 lui avait fallu quarante ans pour savoir guelle sorte de sourire se cachait sous la moustache noire. O cruelle, inutile incompréhension ! Obstiné ! Vo1ontai- rement exilé de la poitrine aimante ! Deux larmes empestées de gin lui coulérent de chaque cété du nez. Mais il allait bien, tout allait bien. LALUTTEETAIFTERNHNEE. IL AVAIT REMPORTE LA VICTOIRE SUR LULMEME. IL AIMAIT BIG BROTHER. -367- APPENDICE -368- LES PRINCIPES DU NOVLANGUE Le novlangue a été la langue officielle de l’Océania. Il fut inventé pour répondre aux besoins de l’Angsoc, ou socialisme anglais. En l’an 1984, le novlangue n’était pas la seule langue en usage, que ce ffit oralement ou par écrit. Les articles de fond du Tim es étaient écrits en novlangue, mais c’était un tour de force qui ne pouvait étre réalisé que par des spécialistes. On comptait que le novlangue aurait finalement supplanté l’ancilangue (nous dirions la langue ordinaire) Vers l’année 2050. Entre-temps, il gagnait régulierement du terrain. Les membres du Parti avaient de plus en plus tendance a employer des mots et des constructions grammaticales novlangues dans leurs conversations de tous les jours. La Version en usage en 1984 et résumée dans les neuvieme et dixieme éditions du dic- tionnaire novlangue était une Version temporaire qui contenait beaucoup de mots superflus et de formes archa'1'ques qui de- Vaient étre supprimés plus tard. Nous nous occupons ici de la Version finale, perfectionnée, telle qu’elle est donnée dans la onzieme édition du dictionnaire. Le but du novlangue était, non seulement de fournir un mode d’expression aux idées générales et aux habitudes men- tales des dévots de l’angsoc, mais de rendre impossible tout autre mode de pensée. Il était entendu que lorsque le novlangue serait une fois pour toutes adopté et que l’ancilangue serait oublié, une idée hérétique — c’est-a-dire une idée s’écartant des principes de -369- 1’angsoc — serait littéralement impensable, du moins dans la mesure ou la pensée dépend des mots. Le Vocabulaire du novlangue était construit de telle sorte qu’i1pfit fournir une expression exacte, et souvent tres nuancée, aux idées qu’un membre du Parti pouvait, a juste titre, désirer communiquer. Mais i1 excluait toutes les autres idées et meme les possibilités d’y arriver par des méthodes indirectes. L’inVention de mots nouveaux, 1’é1imination surtout des mots indésirables, la suppression dans les mots restants de toute si- gnification secondaire, quelle qu’e11e ffit, contribuaient a ce re- sultat. Ainsi 1e mot libre existait encore en novlangue, mais ne pouvait étre employé que dans des phrases comme « 1e chemin est libre ». I1 ne pouvait étre employé dans le sens ancien de « liberté politique » ou de « liberté intellectuelle ». Les libertés politique et intellectuelle n’existaient en effet plus, meme sous forme de concept. Elles n’aVaient donc nécessairement pas de nom. En dehors du désir de supprimer les mots dont 1e sens n’était pas orthodoxe, 1’appauVrissement du Vocabulaire était considéré comme une fin en soi et on ne laissait subsister aucun mot dont on pouvait se passer. Le novlangue était destiné, non a étendre, mais a diminuer le domaine de la pensée, et la reduc- tion au minimum du choix des mots aidait indirectement a at- teindre ce but. Le novlangue était fondé sur la langue que nous connais- sons actuellement, bien que beaucoup de phrases novlangues, meme celles qui ne contiennent aucun mot nouveau, seraient a peine intelligibles a notre époque. Les mots novlangues étaient divisés en trois classes dis- tinctes, connues sous les noms de Vocabulaire A, Vocabulaire B -370- (aussi appele mots composes) et Vocabulaire C. I1 sera plus simple de discuter de chaque classe separement, mais les parti- cularites grammaticales de la langue pourront etre traitees dans la partie consacree au Vocabulaire A car les memes regles s’appliquent aux trois categories. Vocabulaire A. — Le Vocabulaire A comprenait les mots ne- cessaires a la Vie de tous les jours, par exemple pour manger, boire, travailler, s’habiller, monter et descendre les escaliers, aller a bicyclette, jardiner, cuisiner, et ainsi de suite... I1 etait compose presque entierement de mots que nous possedons de- ja, de mots comme: coup, course, chien, arbre, Sucre, maison, champ. Mais en comparaison avec le Vocabulaire actuel, il y en avait un tres petit nombre et leur sens etait delimite avec beau- coup plus de rigidite. On les avait debarrasses de toute ambi- gu'1'te et de toute nuance. Autant que faire se pouvait, un mot novlangue de cette classe etait simplement un son staccato ex- primant un seul concept clairement compris. I1 efit ete tout a fait impossible d’employer le Vocabulaire A a des fins litteraires ou a des discussions politiques ou philosophiques. I1 etait desti- ne seulement a exprimer des pensees simples, objectives, se rapportant en general a des objets concrets ou a des actes mate- riels. La grammaire novlangue renfermait deux particularites es- sentielles. La premiere etait une interchangeabilite presque complete des differentes parties du discours. Tous les mots de la langue (en principe, cela s’appliquait meme a des mots tres abs- traits comme si ou quand) pouvaient etre employes comme Verbes, noms, adjectifs ou adverbes. I1 n’y avait jamais aucune difference entre les formes du Verbe et du nom quand ils etaient de la meme racine. Cette regle du semblable entrainait la destruction de beau- coup de formes archa'1'ques. Le mot pensée par exemple, n’existait pas en novlangue. I1 etait remplace par penser qui fai- -371- sait office a la fois de nom et de Verbe. On ne suivait dans ce cas aucun principe étymologique. Parfois c’était le nom originel qui était choisi, d’autres fois, c’était 1e Verbe. Meme 1orsqu’un nom et un Verbe de signification Voisine n’aVaient pas de parenté étymologique, 1’un ou 1’autre était fre- quemment supprimé. I1 n’existait pas, par exemple, de mot comme couper, dont 1e sens était suffisamment exprimé par le nom-Verbe couteau. Les adjectifs étaient formés par 1’addition du suffixe able au nom-Verbe, et les adverbes par 1’addition du suffixe ment a 1’adjectif. Ainsi, 1’adjectif correspondant a Vérité était véritable, 1’adVerbe, véritablem ent. On avait conservé certains de nos adjectifs actuels comme bon, fort, gros, noir, doux, mais en tres petit nombre. On s’en servait peu puisque presque tous les qualificatifs pouvaient étre obtenus en ajoutant able au nom-Verbe. Aucun des adverbes actuels n’était gardé, saufun tres petit nombre déja terminés en ment. La terminaison ment était obli- gatoire. Le mot bien, par exemple, était remplacé par bonne- ment. De plus, et ceci s’app1iquait encore en principe a tous les mots de la langue, n’importe quel mot pouvait prendre la forme negative par 1’addition du préfixe in. On pouvait en renforcer 1e sens par 1’addition du préfixe plus, ou, pour accentuer daVan- tage, du préfixe doubleplus. Ainsi incolore signifie « pale », tan- dis que pluscolore et doublepluscolore signifient respectivement « tres coloré » et « superlativement coloré ». I1 était aussi possible de modifier 1e sens de presque tous les mots par des prefixes-prépositions tels que ante’, post, haut, bas, etc. -372- Grace a de telles méthodes, on obtint une considérable di- minution du Vocabulaire. Etant donné par exemple 1e mot ban, on n’a pas besoin du mot mauvais, puisque 1e sens désiré est également, et, en Vérité, mieux exprimé par inbon. I1 fallait sim- plement, dans les cas ou deux mots formaient une paire natu- relle d’antonymes, décider lequel on devait supprimer. Sombre, par exemple, pouvait étre remplacé par inclair, ou clair par in- sombre, selon la préférence. La seconde particularité de la grammaire novlangue était sa régularité. Toutes les désinences, sauf quelques exceptions mentionnées plus loin, obéissaient aux memes regles. C’est ainsi que le passé défini et le participe passé de tous les Verbes se terminaient indistinctement en e’. Le passé défini de voler était vole’, celui de penser était pensé et ainsi de suite. Les formes telles que nagea, donndt, cueillit, parlérent, saisirent, étaient abolies. Le pluriel était obtenu par 1’adjonction de s ou es dans tous les cas. Le pluriel divil, bw uf, cheval, était, respectivement, mils, bw ufs, chevals. Les adjectifs comparatifs et superlatifs étaient obtenus par 1’addition de suffixes invariables. Les Vocables dont les desi- nences demeuraient irrégulieres étaient, en tout et pour tout, les pronoms, les relatifs, les adjectifs démonstratifs et les Verbes auxiliaires. Ils suivaient les anciennes regles. Dont, cependant, avait été supprimé, comme inutile. 11 y eut aussi, dans la formation des mots, certaines irregu- larités qui naquirent du besoin d’un parler rapide et facile. Un mot difficile a prononcer ou susceptible d’étre mal entendu, était ipso facto tenu pour mauvais. En conséquence, on insérait parfois dans le mot des lettres supplémentaires, ou on gardait une forme archa'1'que, pour des raisons d’euphonie. -373- Mais cette nécessité semblait se rattacher surtout au Voca- bulaire B. Nous exposerons clairement plus loin, dans cet essai, les raisons pour lesquelles une si grande importance était atta- chée 51 la facilité de la prononciation. Vocabulaire B. — Le Vocabulaire B comprenait des mots formés pour des fins politiques, c’est-E1-dire des mots qui, non seulement, dans tous les cas, avaient une signification politique, mais étaient destinés E1 imposer l’attitude mentale Voulue 51 la personne qui les employait. Il était difficile, sans une comprehension complete des principes de l’angsoc, d’employer ces mots correctement. On pouvait, dans certains cas, les traduire en ancilangue, ou meme par des mots puisés dans le Vocabulaire A, mais cette traduction exigeait en général une longue périphrase et impliquait toujours la perte de certaines harmonies. Les mots B formaient une sorte de sténographie Verbale qui entassait en quelques syllabes des séries completes d’idées, et ils étaient plus justes et plus forts que ceux du langage ordi- naire. Les mots B étaient toujours des mots composés. (On trou- Vait, naturellement, des mots composés tels que phonoscript dans le Vocabulaire A, mais ce n’étaient que des abréviations commodes qui n’aVaient aucune couleur idéologique spéciale.) Ils étaient formés de deux mots ou plus, ou de portions de mots, soudés en une forme que l’on pouvait facilement pronon- cer. L’amalgame obtenu était toujours un nom-Verbe dont les désinences suivaient les regles ordinaires. Pour citer un exemple, le mot « bonpensé » signifiait approximativement « orthodoxe » ou, si on Voulait le considérer comme un Verbe, « penser d’une maniere orthodoxe ». Il changeait de désinence -374- comme suit: nom-Verbe bonpense’, passé et participe passé bienpense’; participe présent: bonpensant; adjectif: b0npen- sable ; nom Verbal : bonpenseur. Les mots B n’étaient pas formés suivant un plan etymolo- gique. Les mots dont ils étaient composés pouvaient étre n’importe quelle partie du langage. Ils pouvaient étre placés dans n’importe quel ordre et mutilés de n’importe quelle facon, pourvu que cet ordre et cette mutilation facilitent leur pronon- ciation et indiquent leur origine. Dans le mot crim epensée par exemple, le mot pensée était placé le second, tandis que dans pensée-pol (police de la pensée) il était placé le premier, et le second mot, police, avait perdu sa deuxieme syllabe. A cause de la difficulté plus grande de sauVe- garder l’euphonie, les formes irrégulieres étaient plus fre- quentes dans le Vocabulaire B que dans le Vocabulaire A. Ainsi, les formes qualificatives : Miniver, Minipax et Miniam rempla- caient respectivement : Minivéritable, Minipaisible et Miniaimé, simplement parce que véritable, paisible, aim e’, étaient légere- ment difficiles a prononcer. En principe, cependant, tous les mots B devaient recevoir des désinences, et ces désinences Va- riaient exactement suivant les memes regles. Quelques-uns des mots B avaient de fines subtilités de sens a peine intelligibles a ceux qui n’étaient pas familiarisés avec l’ensemble de la langue. Considérons, par exemple, cette phrase typique d’un article de fond du Tim es : Ancipenseur ne- sentventre Angsoc. La traduction la plus courte que l’on puisse donner de cette phrase en ancilangue est : « Ceux dont les idées furent formées avant la Révolution ne peuvent avoir une com- préhension pleinement sentie des principes du Socialisme an- glais. » Mais cela n’est pas une traduction exacte. Pour commen- cer, pour saisir dans son entier le sens de la phrase novlangue -375- citée plus haut, il fallait avoir une idée claire de ce que signifiait angsoc. De plus, seule une personne possédant a fond l’angsoc pouvait apprécier toute la force du mot : sentventre (sentir par les entrailles) qui impliquait une acceptation aveugle, enthou- siaste, difficile a imaginer aujourd’hui; ou du mot ancipensée (pensée ancienne), qui était inextricablement mélé a l’idée de perversité et de décadence. Mais la fonction spéciale de certains mots novlangue comme ancipensée, n’était pas tellement d’exprimer des idées que d’en détruire. On avait étendu le sens de ces mots, nécessai- rement peu nombreux, jusqu’a ce qu’ils embrassent des séries entieres de mots qui, leur sens étant suffisamment rendu par un seul terme comprehensible, pouvaient alors étre effacés et ou- bliés. La plus grande difficulté a laquelle eurent a faire face les compilateurs du dictionnaire novlangue, ne fut pas d’inVenter des mots nouveaux mais, les ayant inventés, de bien s’assurer de leur sens, c’est-a-dire de chercher quelles séries de mots ils sup- primaient par leur existence. Comme nous l’aVons Vu pour le mot libre, des mots qui avaient un sens hérétique étaient parfois conservés pour la commodité qu’ils présentaient, mais ils étaient épurés de toute signification indésirable. D’innombrables mots comme: honneur, justice, moralite’, internationalisme, démocratie, science, religion, avaient sim- plement cessé d’exister. Quelques mots-couvertures les englo- baient et, en les englobant, les supprimaient. Ainsi tous les mots groupés autour des concepts de liberté et d’égalité étaient contenus dans le seul mot penséecrim e, tan- dis que tous les mots groupés autour des concepts d’objectiVité et de rationalisme étaient contenus dans le seul mot ancipensée. Une plus grande précision était dangereuse. Ce qu’on deman- dait aux membres du Parti, c’était une Vue analogue a celle des -376- anciens Hébreux qui savaient — et ne savaient pas grand-chose d’autre — que toutes les nations autres que la leur adoraient de « faux dieux ». Ils n’aVaient pas besoin de savoir que ces dieux s’appelaient Baal, Osiris, Moloch, Ashtaroh et ainsi de suite... Moins ils les connaissaient, mieux cela Valait pour leur ortho- doxie. Ils connaissaient Jéhovah et les commandements de Jé- hovah. Ils savaient, par conséquent, que tous les dieux qui avaient d’autres noms et d’autres attributs étaient de faux dieux. En quelque sorte de la meme facon, les membres du Parti savaient ce qui constituait une bonne conduite et, en des termes excessivement Vagues et généraux, ils savaient quelles sortes d’écarts étaient possibles. Leur Vie sexuelle, par exemple, était minutieusement réglée par les deux mots novlangue : crim esex (immoralité sexuelle) et biensex (chasteté). Crim esex concernait les écarts sexuels de toutes sortes. Ce mot englobait la fornication, l’adultere, l’homosexualité et autres perversions et, de plus, la sexualité normale pratiquée pour elle-meme. Il n’était pas nécessaire de les énumérer sépa- rément puisqu’ils étaient tous également coupables. Dans le Vocabulaire C, qui comprenait les mots techniques et scienti- fiques, il aurait pu étre nécessaire de donner des noms spéciaux a certaines aberrations sexuelles, mais le citoyen ordinaire n’en avait pas besoin. Il savait ce que signifiait biensex, c’est-a-dire les rapports normaux entre l’homme et la femme, dans le seul but d’aVoir des enfants, et sans plaisir physique de la part de la femme. Tout autre rapport était crim esex. Il était rarement pos- sible en novlangue de suivre une pensée non orthodoxe plus loin que la perception qu’elle était non orthodoxe. Au-dela de ce point, les mots n’existaient pas. Il n’y avait pas de mot, dans le Vocabulaire B, qui ffit ideo- logiquement neutre. Un grand nombre d’entre eux étaient des euphémismes. Des mots comme, par exemple zjoiecamp (camp de travaux forcés) ou minipax (ministere de la Paix, c’est-a-dire -377- ministere de la Guerre) signifiaient exactement le contraire de ce qu’ils paraissaient Vouloir dire. D’autre part, quelques mots révélaient une franche et mé- prisante compréhension de la nature réelle de la société océa- nienne. Par exemple prolealim ent qui désignait les spectacles stupides et les nouvelles falsifiées que le Parti délivrait aux masses. D’autres mots, eux, étaient bivalents et ambigus. Ils sous- entendaient le mot bien quand on les appliquait au Parti et le mot mal quand on les appliquait aux ennemis du Parti, de plus, il y avait un grand nombre de mots qui, a premiere Vue, parais- saient étre de simples abréviations et qui tiraient leur couleur idéologique non de leur signification, mais de leur structure. On avait, dans la mesure du possible, rassemblé dans le VO- cabulaire B tous les mots qui avaient ou pouvaient avoir un sens politique quelconque. Les noms des organisations, des groupes de gens, des doctrines, des pays, des institutions, des édifices publics, étaient toujours abrégés en une forme familiere, c’est-a- dire en un seul mot qui pouvait facilement se prononcer et dans lequel l’étymologie était gardée par un minimum de syllabes. Au ministere de la Vérité, par exemple, le Commissariat aux Archives ou travaillait Winston s’appelait Comarch, le Commissariat aux Romans Com rom, le Commissariat aux Tele- programmes Télécom et ainsi de suite. Ces abréviations n’aVaient pas seulement pour but d’économiser le temps. Meme dans les premieres décennies du XXC siecle, les mots et phrases télescopés avaient été l’un des traits caractéristiques de la langue politique, et l’on avait re- marqué que, bien qu’uniVerselle, la tendance a employer de telles abréviations était plus marquée dans les organisations et dans les pays totalitaires. Ainsi les mots : Gestapo, Comintern, -378- Imprecorr, Agitprop. Mais cette habitude, au début, avait été adoptée telle qu’elle se présentait, instinctivement. En no- Vlangue, on l’adoptait dans un dessein conscient. On remarqua qu’en abrégeant ainsi un mot, on restreignait et changeait subtilement sa signification, car on lui enlevait les associations qui, autrement, y étaient attachées. Les mots « communisme international», par exemple, évoquaient une image composite : Universelle fraternité humaine, drapeaux rouges, barricades, Karl Marx, Commune de Paris, tandis que le mot « Comintern » suggérait simplement une organisation étroite et un corps de doctrine bien défini. Il se référait a un ob- jet presque aussi reconnaissable et limité dans son usage qu’une chaise ou une table. Com intern est un mot qui peut étre pro- noncé presque sans réfléchir tandis que Communisme Interna- tional est une phrase sur laquelle on est obligé de s’attarder, au moins momentanément. De meme, les associations provoquées par un mot comme Miniver étaient moins nombreuses et plus faciles a controler que celles amenées par ministére de la Vérite’. Ce résultat était obtenu, non seulement par l’habitude d’abréger chaque fois que possible, mais encore par le soin presque exagéré apporté a rendre les mots aisément pronon- cables. Mis a part la précision du sens, l’euphonie, en novlangue, dominait toute autre considération. Les regles de grammaire lui étaient toujours sacrifiées quand c’était nécessaire. Et c’était a juste titre, puisque ce que l’on Voulait obtenir, surtout pour des fins politiques, c’étaient des mots abrégés et courts, d’un sens précis, qui pouvaient étre rapidement prononcés et éveillaient le minimum d’écho dans l’esprit de celui qui parlait. -379- Les mots du Vocabulaire B gagnaient meme en force, du fait qu’ils étaient presque tous semblables. Presque invariable- ment, ces mots — bienpensant, minipax, prolealim, crimesex, joiecamp, angsoc, ventresent, penséepol... — étaient des mots de deux ou trois syllabes dont l’accentuation était également répartie de la premiere a la derniere syllabe. Leur emploi en- trainait une élocution Volubile, a la fois martelée et monotone. Et c’était exactement a quoi l’on Visait. Le but était de rendre l’élocution autant que possible indépendante de la conscience, spécialement l’élocution traitant de sujets qui ne seraient pas idéologiquement neutres. Pour la Vie de tous les jours, il était évidemment nécessaire, du moins quelquefois de réfléchir avant de parler. Mais un membre du Parti appelé a émettre un jugement politique ou éthique devait étre capable de répandre des opinions correctes aussi automatiquement qu’une mitrailleuse seme des balles. Son éducation lui en donnait l’aptitude, le langage lui fournis- sait un instrument grace auquel il était presque impossible de se tromper, et la texture des mots, avec leur son rauque et une cer- taine laideur Volontaire, en accord avec l’esprit de l’angsoc, ai- dait encore davantage a cet automatisme. Le fait que le choix des mots ffit tres restreint y aidait aussi. Comparé au notre, le Vocabulaire novlangue était minuscule. On imaginait constamment de nouveaux moyens de le réduire. Il différait, en Vérité, de presque tous les autres en ceci qu’il s’appauVrissait chaque année au lieu de s’enrichir. Chaque re- duction était un gain puisque, moins le choix est étendu, moindre est la tentation de réfléchir. Enfin, on espérait faire sortir du larynx le langage articulé sans mettre d’aucune facon en jeu les centres plus élevés du cer- Veau. Ce but était franchement admis dans le mot novlangue : canelangue, qui signifie « faire coin-coin comme un canard ». Le mot canelangue, comme d’autres mots divers du Vocabulaire -380- B, avait un double sens. Pourvu que les opinions émises en ca- ne1angue fussent orthodoxes, i1 ne contenait qu’un comp1iment, et 1orsque 1e Tim es par1ait d’un membre du Parti comme d’un doubleplusbon canelangue, i1 1ui adressait un comp1iment cha- 1eureux qui avait son poids. Vocabulaire C. — Le Vocabu1aire C, ajouté aux deux autres, consistait entierement en termes scientifiques et techniques. Ces termes ressemb1aient aux termes scientifiques en usage au- jourd’hui et étaient formés avec les memes racines. Mais on prenait soin, comme d’habitude, de les définir avec précision et de les débarrasser des significations indésirables. I1s suivaient 1es memes regles grammatica1es que les mots des deux autres Vocabu1aires. Tres peu de mots du Vocabu1aire C étaient courants dans le 1angage journa1ier ou le 1angage politique. Les traVai11eurs ou techniciens pouvaient trouver tous les mots dont i1s avaient be- soin dans la 1iste consacrée a 1eur propre spécialité, mais i1s avaient rarement plus qu’une connaissance superficie11e des mots qui appartenaient aux autres 1istes. I1 y avait peu de mots communs a toutes les 1istes et i1n’existait pas, indépendamment des branches particulieres de la science, de Vocabu1aire expri- mant 1a fonction de la science comme une habitude de 1’esprit ou une méthode de pensée. I1 n’existait pas, en Vérité, de mot pour exprimer science, toute signification de ce mot étant déja suffisamment englobée par le mot angsoc. On Voit, par ce qui precede, qu’en noV1angue, 1’expression des opinions non orthodoxes était presque impossible, au- dessus d’un niveau tres bas. On pouvait, nature11ement, émettre des hérésies grossieres, des sortes de blasphemes. I1 était pos- sible, par exemp1e, de dire: « Big Brother est inbon. » Mais cette constatation, qui, pour une orei11e orthodoxe, n’exprimait qu’une absurdité évidente par e11e-meme, n’aurait pu étre sou- -381- tenue par une argumentation raisonnée, car les mots neces- saires manquaient. Les idées contre l’angsoc ne pouvaient étre conservées que sous une forme Vague, inexprimable en mots, et ne pouvaient étre nommées qu’en termes tres généraux qui formaient bloc et condamnaient des groupes entiers d’hérésies sans pour cela les définir. On ne pouvait, en fait, se servir du novlangue dans un but non orthodoxe que par une traduction inexacte des mots novlangue en ancilangue. Par exemple la phrase: « Tous les hommes sont égaux » était correcte en novlangue, mais dans la meme proportion que la phrase : « Tous les hommes sont roux » serait possible en ancilangue. Elle ne contenait pas d’erreur grammaticale, mais exprimait une erreur palpable, a savoir que tous les hommes seraient égaux en taille, en poids et en force. En 1984, quand l’ancilangue était encore un mode normal d’expression, le danger théorique existait qu’en employant des mots novlangues on put se souvenir de leur sens primitif. En pratique, il n’était pas difficile, en s’appuyant solidement sur la doublepensée, d’éViter cette confusion. Toutefois, la possibilité meme d’une telle erreur aurait disparu avant deux générations. Une personne dont l’éducation aurait été faite en no- Vlangue seulement, ne saurait pas davantage que égal avait un moment eu le sens secondaire de politiquement égal ou que libre avait un moment signifié libre politiquement que, par exemple, une personne qui n’aurait jamais entendu parler d’échecs ne connaitrait le sens spécial attaché a reine et a tour. Il y aurait beaucoup de crimes et d’erreurs qu’il serait hors de son pouvoir de commettre, simplement parce qu’ils n’aVaient pas de nom et étaient par conséquent inimaginables. Et l’on pouvait prévoir qu’aVec le temps les caractéristiques spéciales du novlangue deviendraient de plus en plus pronon- -382- cées, car le nombre des mots diminuerait de plus en plus, le sens serait de plus en plus rigide, et la possibilité d’une impro- priété de termes diminuerait constamment. Lorsque l’ancilangue aurait, une fois pour toutes, été sup- planté, le dernier lien avec le passé serait tranché. L’Histoire était récrite, mais des fragments de la littérature du passé survi- Vraient ga et la, imparfaitement censurés et, aussi longtemps que l’on gardait l’ancilangue, il était possible de les lire. Mais de tels fragments, meme si par hasard ils survivaient, seraient plus tard inintelligibles et intraduisibles. Il était impossible de traduire en novlangue aucun passage de l’ancilangue, a moins qu’il ne se référat, soit a un processus technique, soit a une tres simple action de tous les jours, ou qu’il ne ffit, déja, de tendance orthodoxe (bienpensant, par exemple, était destiné a passer tel quel de l’ancilangue au no- Vlangue). En pratique, cela signifiait qu’aucun livre écrit avant 1960 environ ne pouvait étre entierement traduit. On ne pouvait faire subir a la littérature prérévolutionnaire qu’une traduction ideo- logique, c’est-a-dire en changer le sens autant que la langue. Prenons comme exemple un passage bien connu de la Declara- tion de l’Indépendance : «Nous tenons pour naturellement évidentes les ve’rite’s suivantes : Tous les hommes naissent égaux. Ils recoivent du Créateur certains droits inaliénables, parmi lesquels sont le droit 61 la vie, le droit 61 la liberte’ et le droit [1 la recherche du bonheur. Pour préserver ces droits, des gouvernements sont constitués qui tiennent leur pouvoir du consentem ent des gou- verne’s. Lorsqu ’unef0rme de gouvernem ent s’0pp0se £1 cesfins, le peuple a le droit de changer ce gouvernem ent ou de l’ab0lir et d’en instituer un nouveau. » -383- Il aurait été absolument impossible de rendre ce passage en novlangue tout en conservant le sens originel. Pour arriver aussi pres que possible de ce sens, il faudrait embrasser tout le pas- sage d’un seul mot : crim epensée. Une traduction complete ne pourrait étre qu’une traduction d’idées dans laquelle les mots de Jefferson seraient changés en un panégyrique du gouvernement absolu. Une grande partie de la littérature du passé était, en vérité, déja transformée dans ce sens. Des considérations de prestige rendirent désirable de conserver la mémoire de certaines figures historiques, tout en ralliant leurs oeuvres a la philosophie de l’angsoc. On était en train de traduire divers auteurs comme Shakespeare, Milton, Swift, Byron, Dickens et d’autres. Quand ce travail serait achevé, leurs écrits originaux et tout ce qui sur- vivait de la littérature du passé seraient détruits. Ces traductions exigeaient un travail lent et difficile, et on pensait qu’elles ne seraient pas terminées avant la premiere ou la seconde décennie du XXI‘? siecle. Il y avait aussi un nombre important de livres uniquement utilitaires — indispensables manuels techniques et autres — qui devaient subir le meme sort. C’était principalement pour laisser a ce travail de traduction qui devait étre préliminaire, le temps de se faire, que l’adoption définitive du novlangue avait été fixée a cette date si tardive : 2050. -384- A propos de cette édition électronique Texte libre de droits. Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe : Ebooks libres et gratuits http://fr.groups.vahoo.com/grouplebooksgratuits Adresse du site web du groupe : http://www.ebooksgratuits.com/ Avril 20 0 4 - Dispositions: Les livres que nous mettons a Votre disposition, sont des textes libres de droits, que Vous pouvez utiliser librement, a une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu... - Qualité : Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport a 1’origina1. Nous rappelons que c’est un travail d’amateurs non rétribués et que nous essayons de pro- mouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER A FAIRE CoNNAirRE CES CLASSIQUES LITTERAIRES. -385- George Orwell 1984 (1948) l Œ 4d H-i 5 4d CE5 3-4 O0 4d 0) Œ 0) 3-4 Q S Œ M O O Q LTJ 0) CL 5 O 3-4 O0 5 ‘Ü 5 O H-i 4d H-i ‘Ü LTJ Table des matières PREMIÈRE PARTIE ............................................................... ..4 CHAPITRE 1 .............................................................................. .. 5 CHAPITRE 11 ........................................................................... .. 25 CHAPITRE 111 ......................................................................... .. 36 CHAPITRE 1V .......................................................................... ..46 CHAPITRE V ........................................................................... .. 59 CHAPITRE V1 .......................................................................... .. 78 CHAPITRE V11 ........................................................................ .. 85 CHAPITRE V111 ..................................................................... .. 100 DEUXIÈME PARTIE .......................................................... .. 127 CHAPITRE 1 .......................................................................... .. 128 CHAPITRE 11 ......................................................................... .. 143 CHAPITRE 111 ....................................................................... .. 156 CHAPITRE 1V ........................................................................ .. 168 CHAPITRE V .......................................................................... .. 181 CHAPITRE V1 ........................................................................ .. 192 CHAPITRE V11 ...................................................................... .. 196 CHAPITRE V111 ..................................................................... ..206 CHAPITRE IX ........................................................................ .. 221 CHAPITRE x ......................................................................... ..268 TROISIÈME PARTIE .......................................................... .. 277 CHAPITRE 1 .......................................................................... ..278 CHAPITRE 11 ......................................................................... ..296 CHAPITRE 111 ....................................................................... ..322 CHAPITRE IV ........................................................................ ..339 CHAPITRE V ......................................................................... ..349 CHAPITRE VI ........................................................................ .. 355 APPENDICE ....................................................................... .. 368 LES PRINCIPES DU NOVLANGUE ..................................... ..369 Àpropos de cette édition électronique ............................... ..385 PREMIÈRE PARTIE CHAPITRE I C’était une journée d’avril froide et claire. Les horloges sonnaient treize heures. Winston Smith, le menton rentré dans le cou, s’efforçait d’éviter le vent mauvais. Il passa rapidement la porte vitrée du bloc des « Maisons de la Victoire », pas assez rapidement cependant pour empêcher que s’engouffre en même temps que lui un tourbillon de poussière et de sable. Le hall sentait le chou cuit et le vieux tapis. À l’une de ses extrémités, une affiche de couleur, trop vaste pour ce déploie- ment intérieur, était clouée au mur. Elle représentait simple- ment un énorme visage, large de plus d’un mètre : le visage d’un homme d’environ quarante-cinq ans, à l’épaisse moustache noire, aux traits accentués et beaux. Winston se dirigea vers l’escalier. Il était inutile d’essayer de prendre l’ascenseur. Même aux meilleures époques, il fonc- tionnait rarement. Actuellement, d’ailleurs, le courant élec- trique était coupé dans la journée. C’était une des mesures d’économie prises en vue de la Semaine de la Haine. Son appartement était au septième. Winston, qui avait trente-neuf ans et souffrait d’un ulcère variqueux au-dessus de la cheville droite, montait lentement. Il s’arrêta plusieurs fois en chemin pour se reposer. À chaque palier, sur une affiche collée au mur, face à la cage de l’ascenseur, l’énorme visage vous fixait du regard. C’était un de ces portraits arrangés de telle sorte que les yeux semblent suivre celui qui passe. Une légende, sous le portrait, disait : BIG BROTHER VOUS REGARDE. À l’intérieur de l’appartement de Winston, une voix sucrée faisait entendre une série de nombres qui avaient trait à la pro- duction de la fonte. La voix provenait d’une plaque de métal oblongue, miroir terne encastré dans le mur de droite. Winston tourna un bouton et la voix diminua de volume, mais les mots étaient encore distincts. Le son de l’appareil (du télécran, comme on disait) pouvait être assourdi, mais il n’y avait aucun moyen de l’éteindre complètement. Winston se dirigea vers la fenêtre. Il était de stature frêle, plutôt petite, et sa maigreur était soulignée par la combinaison bleue, uniforme du Parti. Il avait les cheveux très blonds, le visage naturellement sanguin, la peau durcie par le savon grossier, les lames de rasoir émoussées et le froid de l’hiver qui venait de prendre fin. Au-dehors, même à travers le carreau de la fenêtre fermée, le monde paraissait froid. Dans la rue, de petits remous de vent faisaient tourner en spirale la poussière et le papier déchiré. Bien que le soleil brillât et que le ciel fût d’un bleu dur, tout semblait décoloré, hormis les affiches collées partout. De tous les carrefours importants, le visage à la moustache noire vous fixait du regard. Il y en avait un sur le mur d’en face. BIG BROTHER VOUS REGARDE, répétait la légende, tandis que le regard des yeux noirs pénétrait les yeux de Winston. Au niveau de la rue, une autre affiche, dont un angle était déchiré, battait par à-coups dans le vent, couvrant et découvrant alternative- ment un seul mot: ANGSOC. Au loin, un hélicoptère glissa entre les toits, plana un moment, telle une mouche bleue, puis repartit comme une flèche, dans un vol courbe. C’était une pa- trouille qui venait mettre le nez aux fenêtres des gens. Mais les patrouilles n’avaient pas d’importance. Seule comptait la Police de la Pensée. Derrière Winston, la voix du télécran continuait à débiter des renseignements sur la fonte et sur le dépassement des pré- visions pour le neuvième plan triennal. Le télécran recevait et transmettait simultanément. Il captait tous les sons émis par Winston au-dessus d’un chuchotement très bas. De plus, tant que Winston demeurait dans le champ de vision de la plaque de métal, il pouvait être vu aussi bien qu’entendu. Naturellement, il n’y avait pas moyen de savoir si, à un moment donné, on était surveillé. Combien de fois, et suivant quel plan, la Police de la Pensée se branchait-elle sur une ligne individuelle quelconque, personne ne pouvait le savoir. On pouvait même imaginer qu’elle surveillait tout le monde, constamment. Mais de toute façon, elle pouvait mettre une prise sur votre ligne chaque fois qu’elle le désirait. On devait vivre, on vivait, car l’habitude de- vient instinct, en admettant que tout son émis était entendu et que, sauf dans l’obscurité, tout mouvement était perçu. Winston restait le dos tourné au télécran. Bien qu’un dos, il le savait, pût être révélateur, c’était plus prudent. À un kilo- mètre, le ministère de la Vérité, où il travaillait, s’élevait vaste et blanc au-dessus du paysage sinistre. Voilà Londres, pensa-t-il avec une sorte de vague dégoût, Londres, capitale de la Pre- mière Région Aérienne, la troisième, par le chiffre de sa popula- tion, des provinces de l’Océania. Il essaya d’extraire de sa mé- moire quelque souvenir d’enfance qui lui indiquerait si Londres avait toujours été tout à fait comme il la voyait. Y avait-il tou- jours eu ces perspectives de maisons du XIXC siècle en ruine, ces murs étayés par des poutres, ce carton aux fenêtres pour rem- placer les vitres, ces toits plâtrés de tôle ondulée, ces clôtures de jardin délabrées et penchées dans tous les sens ? Y avait-il eu toujours ces emplacements bombardés où la poussière de plâtre tourbillonnait, où l’épilobe grimpait sur des monceaux de dé- combres ? Et ces endroits où les bombes avaient dégagé un es- pace plus large et où avaient jailli de sordides colonies d’habitacles en bois semblables à des cabanes à lapins ? Mais c’était inutile, Winston n’arrivait pas à se souvenir. Rien ne lui restait de son enfance, hors une série de tableaux brillamment éclairés, sans arrière-plan et absolument inintelligibles. Le ministère de la Vérité — Miniver, en novlanguel — frap- pait par sa différence avec les objets environnants. C’était une gigantesque construction pyramidale de béton d’un blanc écla- tant. Elle étageait ses terrasses jusqu’à trois cents mètres de hauteur. De son poste d’observation, Winston pouvait encore déchiffrer sur la façade l’inscription artistique des trois slogans du Parti : LA GUERRE C’EST LA PAIX LA LIBERTE C’EST L’ESCLAVAGE L’IGNORAN CE C’EST LA FORCE Le ministère de la Vérité comprenait, disait-on, trois mille pièces au-dessus du niveau du sol, et des ramifications souter- raines correspondantes. Disséminées dans Londres, il n’y avait que trois autres constructions d’apparence et de dimensions analogues. Elles écrasaient si complètement l’architecture envi- ronnante que, du toit du bloc de la Victoire, on pouvait les voir toutes les quatre simultanément. C’étaient les locaux des quatre ministères entre lesquels se partageait la totalité de l’appareil gouvernemental. Le ministère de la Vérité, qui s’occupait des divertissements, de l’information, de l’éducation et des beaux- arts. Le ministère de la Paix, qui s’occupait de la guerre. Le mi- nistère de l’Amour qui veillait au respect de la loi et de l’ordre. Le ministère de l’Abondance, qui était responsable des affaires économiques. Leurs noms, en novlangue, étaient : Miniver, Mi- nipax, Miniamour, Miniplein. Le ministère de l’Amour était le seul réellement effrayant. Il n’avait aucune fenêtre. Winston n’y était jamais entré et ne s’en était même jamais trouvé à moins d’un kilomètre. C’était un endroit où il était impossible de pénétrer, sauf pour affaire offi- 1 Le novlangue était l’idiome officiel de l’Océania. _g_ cielle, et on n’y arrivait qu’à travers un labyrinthe de barbelés enchevêtrés, de portes d’acier, de nids de mitrailleuses dissimu- lés. Même les rues qui menaient aux barrières extérieures étaient parcourues par des gardes en uniformes noirs à face de gorille, armés de matraques articulées. Winston fit brusquement demi-tour. Il avait fixé sur ses traits l’expression de tranquille optimisme qu’il était prudent de montrer quand on était en face du télécran. Il traversa la pièce pour aller à la minuscule cuisine. En laissant le ministère à cette heure, il avait sacrifié son repas de la cantine. Il n’ignorait pas qu’il n’y avait pas de nourriture à la cuisine, sauf un quignon de pain noirâtre qu’il devait garder pour le petit déjeuner du len- demain. Il prit sur l’étagère une bouteille d’un liquide incolore, qui portait une étiquette blanche où s’inscrivaient clairement les mots « Gin de la Victoire ». Le liquide répandait une odeur hui- leuse, écœurante comme celle de l’eau-de-vie de riz des Chinois. Winston en versa presque une pleine tasse, s’arma de courage pour supporter le choc et avala le gin comme une médecine. Instantanément, son visage devint écarlate et des larmes lui sortirent des yeux. Le breuvage était comme de l’acide ni- trique et, de plus, on avait en l’avalant la sensation d’être frappé à la nuque par une trique de caoutchouc. La minute d’après, cependant, la brûlure de son estomac avait disparu et le monde commença à lui paraître plus agréable. Il prit une cigarette dans un paquet froissé marqué « Cigarettes de la Victoire », et, im- prudemment, la tint verticalement, ce qui fit tomber le tabac sur le parquet. Il fut plus heureux avec la cigarette suivante. Il re- tourna dans le living-room et s’assit à une petite table qui se trouvait à gauche du télécran. Il sortit du tiroir un porte-plume, un flacon d’encre, un in-quarto épais et vierge au dos rouge et à la couverture marbrée. Le télécran du living-room était, pour une raison quel- conque, placé en un endroit inhabituel. Au lieu de se trouver, comme il était normal, dans le mur du fond où il aurait com- mandé toute la pièce, il était dans le mur plus long qui faisait face à la fenêtre. Sur un de ses côtés, là où Winston était assis, il y avait une alcôve peu profonde qui, lorsque les appartements avaient été aménagés, était probablement destinée à recevoir des rayons de bibliothèque. Quand il s’asseyait dans l’alcôve, bien en arrière, Winston pouvait se maintenir en dehors du champ de vision du télécran. Il pouvait être entendu, bien sûr, mais aussi longtemps qu’il demeurait dans sa position actuelle, il ne pourrait être vu. C’était l’aménagement particulier de la pièce qui avait en partie fait naître en lui l’idée de ce qu’il allait maintenant entreprendre. Mais cette idée lui avait aussi été suggérée par l’album qu’il venait de prendre dans le tiroir. C’était un livre spécialement beau. Son papier crémeux et lisse, un peu jauni par le temps, était d’une qualité qui n’était plus fabriquée depuis quarante ans au moins. Winston estimait cependant que le livre était beau- coup plus vieux que cela. Il l’avait vu traîner à la vitrine d’un bric-à-brac moisissant, dans un sordide quartier de la ville (le- quel exactement, il ne s’en souvenait pas) et avait immédiate- ment été saisi du désir irrésistible de le posséder. Les membres du Parti, normalement, ne devaient pas entrer dans les bou- tiques ordinaires (cela s’appelait acheter au marché libre), mais la règle n’était pas strictement observée, car il y avait différents articles, tels que les lacets de souliers, les lames de rasoir, sur lesquels il était impossible de mettre la main autrement. Il avait d’un rapide coup d’œil parcouru la rue du haut en bas, puis s’était glissé dans la boutique et avait acheté le livre deux dollars cinquante. Il n’avait pas conscience, à ce moment-là, que son désir impliquât un but déterminé. Comme un criminel, il avait emporté dans sa serviette ce livre qui, même sans aucun texte, était compromettant. Ce qu’il allait commencer, c’était son journal. Ce n’était pas illégal (rien n’était illégal, puisqu’il n’y avait plus de lois), mais -10- s’il était découvert, il serait, sans aucun doute, puni de mort ou de vingt-cinq ans au moins de travaux forcés dans un camp. Winston adapta une plume au porte-plume et la suça pour en enlever la graisse. Une plume était un article archaïque, rare- ment employé, même pour les signatures. Il s’en était procuré une, furtivement et avec quelque difficulté, simplement parce qu’il avait le sentiment que le beau papier crémeux appelait le tracé d’une réelle plume plutôt que les éraflures d’un crayon à encre. À dire vrai, il n’avait pas l’habitude d’écrire à la main. En dehors de très courtes notes, il était d’usage de tout dicter au phonoscript, ce qui, naturellement, était impossible pour ce qu’il projetait. Il plongea la plume dans l’encre puis hésita une seconde. Un tremblement lui parcourait les entrailles. Faire un trait sur le papier était un acte décisif. En petites lettres mala- droites, il écrivit : 4 avril 1984 Il se redressa. Un sentiment de complète impuissance s’était emparé de lui. Pour commencer, il n’avait aucune certi- tude que ce fût vraiment 1984. On devait être aux alentours de cette date, car il était sûr d’avoir trente-neuf ans, et il croyait être né en 1944 ou 1945. Mais, par les temps qui couraient, il n’était possible de fixer une date qu’à un ou deux ans près. Pour qui écrivait-il ce journal? Cette question, brusque- ment, s’imposa à lui. Pour l’avenir, pour des gens qui n’étaient pas nés. Son esprit erra un moment autour de la date approxi- mative écrite sur la page, puis bondit sur un mot novlangue: double-pensée. Pour la première fois, l’ampleur de son entre- prise lui apparut. Comment communiquer avec l’avenir. C’était impossible intrinsèquement. Ou l’avenir ressemblerait au pré- sent, et on ne l’écouterait pas, ou il serait différent, et son ensei- gnement, dans ce cas, n’aurait aucun sens. -11- Pendant un moment, il fixa stupidement le papier. L’émission du télécran s’était changée en une stridente musique militaire. Winston semblait, non seulement avoir perdu le pou- voir de s’exprimer, mais avoir même oublié ce qu’il avait d’abord eu l’intention de dire. Depuis des semaines, il se prépa- rait à ce moment et il ne lui était jamais venu à l’esprit que ce dont il aurait besoin, c’était de courage. Écrire était facile. Tout ce qu’il avait à faire, c’était transcrire l’interminable monologue ininterrompu qui, littéralement depuis des années, se poursui- vait dans son cerveau. En ce moment, cependant, même le mo- nologue s’était arrêté. Par-dessus le marché, son ulcère vari- queux commençait à le démanger d’une façon insupportable. Il n’osait pas le gratter car l’ulcère s’enflammait toujours lorsqu ’il y touchait. Les secondes passaient. Winston n’était conscient que du vide de la page qui était devant lui, de la démangeaison de sa peau au-dessus de la cheville, du beuglement de la mu- sique et de la légère ivresse provoquée par le gin. Il se mit soudain à écrire, dans une véritable panique, im- parfaitement conscient de ce qu’il couchait sur le papier. Minus- cule quoique enfantine, son écriture montait et descendait sur la page, abandonnant, d’abord les majuscules, finalement même les points. 4 avril 1984. Hier, soirée au ciné. Rien que des films de guerre. Un très bon film montrait un navire plein de réfugiés, bombardé quelque part dans la Méditerranée. Auditoire très amusé par les tentatives d’un gros homme gras qui essayait d’échapper en nageant à la poursuite d’un hélicoptère. On le voyait d’abord se vautrer dans l’eau comme un marsouin. Puis on l’apercevait à travers le viseur du canon de lhélicoptère. Il était ensuite criblé de trous et la mer devenait rose autour de lui. Puis il sombrait aussi brusquement que si les trous avaient laissé pénétrer l’eau. Le public riait à gorge déployée quand il s’enfonça. On vit ensuite un canot de sauvetage plein d’enfants que survolait un hélicoptère. Unefemme d’âge moyen, qui était -12- peut-être une Juive, était assise à l’avant, un garçon d’environ trois ans dans les bras, petit garçon criait de frayeur et se ca- chait la tête entre les seins de sa mère comme s’il essayait de se terrer en elle et la femme l’entourait de ses bras et le re’confor- tait alors qu ’elle e’tait elle-m ême verte de frayeur, elle le recou- vrait autant que possible comme si elle croyait que ses bras pourraient e’carter de lui les balles, ensuite lhe’licoptère lâcha sur eux une bombe de vingt kilos qui e’clata avec un e’clair terri- fiant et le bateau vola en e’clats. Ily eut ensuite l’e’tonnante pro- jection d’un bras d’enfant montant droit dans l’air, un he’licop- tère muni d’une cam e’ra a dû le suivre et ily eut des applaudis- sements nourris venant des fauteuils mais une femme qui se trouvait au poulailler s’est mise brusquement à faire du bruit en frappant du pied et en criant on ne doit pas montrer cela pas devant les petits on ne doitpas ce n ’estpas bien pas devant les enfants ce n’est pas jusqu’à ce que la police la saisisse et la mette à la porte je ne pense pas qu ’il lui soit arrive’ quoi que ce soit personne ne s’occupe de ce que disent les prole’taires les typiques re’actions prole’taires jamais on - Winston s’arrêta d’écrire, en partie parce qu’il souffrait d’une crampe. Il ne savait ce qui l’avait poussé à déverser ce tor- rent d’absurdités, mais le curieux était que, tandis qu’il écrivait, un souvenir totalement différent s’était précisé dans son esprit, au point qu’il se sentait presque capable de l’écrire. Il réalisait maintenant que c’était à cause de cet autre incident qu’il avait soudain décidé de rentrer chez lui et de commencer son journal ce jour-là. Cet incident avait eu lieu le matin au ministère, si l’on peut dire d’une chose si nébuleuse qu’elle a eu lieu. Il était presque onze heures et, au Commissariat aux Ar- chives, où travaillait Winston, on tirait les chaises hors des bu- reaux pour les grouper au centre du hall, face au grand télécran afin de préparer les Deux Minutes de la Haine. Winston prenait -13- place dans un des rangs du milieu quand deux personnes qu’il connaissait de vue, mais à qui il n’avait jamais parlé, entrèrent dans la salle à l’improviste. L’une était une fille qu’il croisait souvent dans les couloirs. Il ne savait pas son nom, mais il sa- vait qu’elle travaillait au Commissariat aux Romans. Il l’avait parfois vue avec des mains huileuses et tenant une clef anglaise. Elle s’occupait probablement à quelque besogne mécanique sur l’une des machines à écrire des romans. C’était une fille d’aspect hardi, d’environ vingt-sept ans, aux épais cheveux noirs, au vi- sage couvert de taches de rousseur, à l’allure vive et sportive. Une étroite ceinture rouge, emblème de la Ligue Anti-Sexe des Juniors, plusieurs fois enroulée à sa taille, par-dessus sa combi- naison, était juste assez serrée pour faire ressortir la forme agile et dure de ses hanches. Winston l’avait détestée dès le premier coup d’œil. Il savait pourquoi. C’était à cause de l’atmosphère de terrain de hockey, de bains froids, de randonnées en commun, de rigoureuse propreté morale qu’elle s’arrangeait pour trans- porter avec elle. Il détestait presque toutes les femmes, surtout celles qui étaient jeunes et jolies. C’étaient toujours les femmes, et spécialement les jeunes, qui étaient les bigotes du Parti : ava- leuses de slogans, espionnes amateurs, dépisteuses d’hérésies. Mais cette fille en particulier lui donnait l’impression qu’elle était plus dangereuse que les autres. Une fois, alors qu’ils se croisaient dans le corridor, elle lui avait lancé un rapide regard de côté qui semblait le transpercer et l’avait rempli un moment d’une atroce terreur. L’idée lui avait même traversé l’esprit qu’elle était peut-être un agent de la Police de la Pensée. C’était à vrai dire très improbable. Néanmoins, il continuait à ressentir un malaise particulier, fait de frayeur autant que d’hostilité, chaque fois qu’elle se trouvait près de lui quelque part. L’autre personne était un homme nommé O’Brien, membre du Parti intérieur. Il occupait un poste si important et si élevé que Winston n’avait qu’une idée obscure de ce qu’il pouvait être. Un silence momentané s’établit dans le groupe des personnes qui entouraient les chaises quand elles virent approcher sa -14- combinaison noire, celle d’un membre du Parti intérieur. O’Brien était un homme grand et corpulent, au cou épais, au visage rude, brutal et caustique. En dépit de cette formidable apparence, il avait un certain charme dans les manières. Il avait une façon d’assurer ses lunettes sur son nez qui était curieuse- ment désarmante — et, d’une manière indéfinissable, curieuse- ment civilisée. C’était un geste qui, si quelqu’un pouvait encore penser en termes semblables, aurait rappelé celui d’un homme du XVIIIC offrant sa tabatière. Winston avait vu O’Brien une douzaine de fois peut-être, dans un nombre presque égal d’années. Il se sentait vivement attiré par lui. Ce n’était pas seu- lement parce qu’il était intrigué par le contraste entre l’urbanité des manières d’O’Brien et son physique de champion de lutte. C’était, beaucoup plus, à cause de la croyance secrète — ce n’était peut-être même pas une croyance, mais seulement un espoir — que l’orthodoxie de la politique d’O’Brien n’était pas parfaite. Quelque chose dans son visage le suggérait irrésisti- blement. Mais peut-être n’était-ce même pas la non-orthodoxie qui était inscrite sur son visage, mais, simplement, l’intelligence. De toute façon, il paraissait être quelqu’un à qui l’on pourrait parler si l’on pouvait duper le télécran et le voir seul. Winston n’avait jamais fait le moindre effort pour vérifier cette supposition ; en vérité, il n’y avait aucun moyen de la véri- fier. O’Brien, à ce moment, regarda son bracelet-montre, vit qu’il était près de onze heures et décida, de toute évidence, de rester dans le Commissariat aux Archives jusqu’à la fin des Deux Minutes de la Haine. Il prit une chaise sur le même rang que Winston, deux places plus loin. Une petite femme rousse, qui travaillait dans la cellule voisine de celle de Winston, les sé- parait. La fille aux cheveux noirs était assise immédiatement derrière eux. Un instant plus tard, un horrible crissement, comme celui de quelque monstrueuse machine tournant sans huile, éclata dans le grand télécran du bout de la salle. C’était un bruit à vous -15- faire grincer des dents et à vous hérisser les cheveux. La Haine avait commencé. Comme d’habitude, le visage d’Emmanuel Goldstein, l’Ennemi du Peuple, avait jailli sur l’écran. Il y eut des coups de sifflet çà et là dans l’assistance. La petite femme rousse jeta un cri de frayeur et de dégoût. Goldstein était le renégat et le traître. Il y avait longtemps (combien de temps, personne ne le savait exactement) il avait été l’un des meneurs du Parti presque au même titre que Big Brother lui-même. Il s’était engagé dans une activité contre-révolutionnaire, avait été condamné à mort, s’était mystérieusement échappé et avait disparu. Le pro- gramme des Deux Minutes de la Haine variait d’un jour à l’autre, mais il n’y en avait pas dans lequel Goldstein ne fût la principale figure. Il était le traître fondamental, le premier pro- fanateur de la pureté du Parti. Tous les crimes subséquents contre le Parti, trahisons, actes de sabotage, hérésies, dévia- tions, jaillissaient directement de son enseignement. Quelque part, on ne savait où, il vivait encore et ourdissait des conspira- tions. Peut-être au-delà des mers, sous la protection des maîtres étrangers qui le payaient. Peut-être, comme on le murmurait parfois, dans l’Océania même, en quelque lieu secret. Le diaphragme de Winston s’était contracté. Il ne pouvait voir le visage de Goldstein sans éprouver un pénible mélange d’émotions. C’était un mince visage de Juif, largement auréolé de cheveux blancs vaporeux, qui portait une barbiche en forme de bouc, un visage intelligent et pourtant méprisable par quelque chose qui lui était propre, avec une sorte de sottise sé- nile dans le long nez mince sur lequel, près de l’extrémité, était perchée une paire de lunettes. Ce visage ressemblait à celui d’un mouton, et la voix, elle aussi, était du genre bêlant. Goldstein débitait sa venimeuse attaque habituelle contre les doctrines du Parti. Une attaque si exagérée et si perverse qu’un enfant aurait pu la percer à jour, et cependant juste assez plausible pour em- plir chacun de la crainte que d’autres, moins bien équilibrés -16- pussent s’y laisser prendre. Goldstein insultait Big Brother, dé- nonçait la dictature du Parti, exigeait l’immédiate conclusion de la paix avec l’Eurasia, défendait la liberté de parler, la liberté de la presse, la liberté de réunion, la liberté de pensée. Il criait hys- tériquement que la révolution avait été trahie, et cela en un ra- pide discours polysyllabique qui était une parodie du style habi- tuel des orateurs du Parti et comprenait même des mots no- vlangue, plus de mots novlangue même qu’aucun orateur du Parti n’aurait normalement employés dans la vie réelle. Et pen- dant ce temps, pour que personne ne pût douter de la réalité de ce que recouvrait le boniment spécieux de Goldstein, derrière sa tête, sur l’écran, marchaient les colonnes sans fin de l’armée eurasienne, rang après rang d’hommes à l’aspect robuste, aux visages inexpressifs d’Asiatiques, qui venaient déboucher sur l’écran et s’évanouissaient, pour être immédiatement remplacés par d’autres exactement semblables. Le sourd martèlement rythmé des bottes des soldats formait l’arrière-plan de la voix bêlante de Goldstein. Avant les trente secondes de la Haine, la moitié des assis- tants laissait échapper des exclamations de rage. Le visage de mouton satisfait et la terrifiante puissance de l’armée eura- sienne étaient plus qu’on n’en pouvait supporter. Par ailleurs, voir Goldstein, ou même penser à lui, produisait automatique- ment la crainte et la colère. Il était un objet de haine plus cons- tant que l’Eurasia ou l’Estasia, puisque lorsque l’Océania était en guerre avec une de ces puissances, elle était généralement en paix avec l’autre. Mais l’étrange était que, bien que Goldstein fût haï et méprisé par tout le monde, bien que tous les jours et un millier de fois par jour, sur les estrades, aux télécrans, dans les journaux, dans les livres, ses théories fussent réfutées, écrasées, ridiculisées, que leur pitoyable sottise fût exposée aux regards de tous, en dépit de tout cela, son influence ne semblait jamais diminuée. Il y avait toujours de nouvelles dupes qui attendaient d’être séduites par lui. Pas un jour ne se passait que des espions et des saboteurs à ses ordres ne fussent démasqués par la Police _17_ de la Pensée. Il commandait une grande armée ténébreuse, un réseau clandestin de conspirateurs qui se consacraient à la chute de l’État. On croyait que cette armée s’appelait la Frater- nité. Il y avait aussi des histoires que l’on chuchotait à propos d’un livre terrible, résumé de toutes les hérésies, dont Goldstein était l’auteur, et qui circulait clandestinement çà et là. Ce livre n’avait pas de titre. Les gens s’y référaient, s’ils s’y référaient jamais, en disant simplement le livre. Mais on ne savait de telles choses que par de vagues rumeurs. Ni la Fraternité, ni le livre, n’étaient des sujets qu’un membre ordinaire du Parti mention- nerait s’il pouvait l’éviter. À la seconde minute, la Haine tourna au délire. Les gens sautaient sur place et criaient de toutes leurs forces pour s’efforcer de couvrir le bêlement affolant qui venait de l’écran. Même le lourd visage d’O’Brien était rouge. Il était assis très droit sur sa chaise. Sa puissante poitrine se gonflait et se con- tractait comme pour résister à l’assaut d’une vague. La petite femme aux cheveux roux avait tourné au rose vif, et sa bouche s’ouvrait et se fermait comme celle d’un poisson hors de l’eau. La fille brune qui était derrière Winston criait : « Cochon ! Co- chon ! Cochon !» Elle saisit soudain un lourd dictionnaire no- vlangue et le lança sur l’écran. Il atteignit le nez de Goldstein et rebondit. La voix continuait, inexorable. Dans un moment de lucidité, Winston se vit criant avec les autres et frappant vio- lemment du talon contre les barreaux de sa chaise. L’horrible, dans ces Deux Minutes de la Haine, était, non qu’on fût obligé d’y jouer un rôle, mais que l’on ne pouvait, au contraire, éviter de s’y joindre. Au bout de trente secondes, toute feinte, toute dérobade devenait inutile. Une hideuse extase, faite de frayeur et de rancune, un désir de tuer, de torturer, d’écraser des vi- sages sous un marteau, semblait se répandre dans l’assistance comme un courant électrique et transformer chacun, même contre sa volonté, en un fou vociférant et grimaçant. -18- Mais la rage que ressentait chacun était une émotion abs- traite, indirecte, que l’on pouvait tourner d’un objet vers un autre comme la flamme d’un photophore. Ainsi, à un moment, la haine qu’éprouvait Winston n’était pas du tout dirigée contre Goldstein, mais contre Big Brother, le Parti et la Police de la Pensée. À de tels instants, son cœur allait au solitaire hérétique bafoué sur l’écran, seul gardien de la vérité et du bon sens dans un monde de mensonge. Pourtant, l’instant d’après, Winston était de cœur avec les gens qui l’entouraient et tout ce que l’on disait de Goldstein lui semblait vrai. Sa secrète aversion contre Big Brother se changeait alors en adoration. Big Brother sem- blait s’élever, protecteur invincible et sans frayeur dressé comme un roc contre les hordes asiatiques. Goldstein, en dépit de son isolement, de son impuissance et du doute qui planait sur son existence même, semblait un sinistre enchanteur ca- pable, par le seul pouvoir de sa voix, de briser la structure de la civilisation. On pouvait même, par moments, tourner le courant de sa haine dans une direction ou une autre par un acte volontaire. Par un violent effort analogue à celui par lequel, dans un cau- chemar, la tête s’arrache de l’oreiller, Winston réussit soudain à transférer sa haine, du visage qui était sur l’écran, à la fille aux cheveux noirs placée derrière lui. De vivaces et splendides hal- lucinations lui traversèrent rapidement l’esprit. Cette fille, il la fouettait à mort avec une trique de caoutchouc. Il l’attachait nue à un poteau et la criblait de flèches comme un saint Sébastien. Il la violait et, au moment de la jouissance, lui coupait la gorge. Il réalisa alors, mieux qu’auparavant, pour quelle raison, exacte- ment, il la détestait. Il la détestait parce qu’elle était jeune, jolie et asexuée, parce qu’il désirait coucher avec elle et qu’il ne le ferait jamais, parce qu’autour de sa douce et souple taille qui semblait appeler un bras, il n’y avait que l’odieuse ceinture rouge, agressif symbole de chasteté. -19- La Haine était là, à son paroxysme. La voix de Goldstein était devenue un véritable bêlement de mouton et, pour un ins- tant, Goldstein devint un mouton. Puis le visage de mouton se fondit en une silhouette de soldat eurasien qui avança, puissant et terrible dans le grondement de sa mitrailleuse et sembla jail- lir de l’écran, si bien que quelques personnes du premier rang reculèrent sur leurs sièges. Mais au même instant, ce qui provo- qua chez tous un profond soupir de soulagement, la figure hos- tile fut remplacée, en fondu, par le visage de Big Brother, aux cheveux et à la moustache noirs, plein de puissance et de calme mystérieux, et si large qu’il occupa presque tout l’écran. Per- sonne n’entendit ce que disait Big Brother. C’étaient simple- ment quelques mots d’encouragement, le genre de mots que l’on prononce dans le fracas d’un combat. Ils ne sont pas précisé- ment distincts, mais ils restaurent la confiance par le fait même qu’ils sont dits. Le visage de Big Brother disparut ensuite et, à sa place, les trois slogans du Parti s’inscrivirent en grosses majus- cules : LA GUERRE C’EST LA PAIX LA LIBERTÉ C’EST L’ESCLAVAGE L’IGNORAN CE C’EST LA FORCE Mais le visage de Big Brother sembla persister plusieurs se- condes sur l’écran, comme si l’impression faite sur les rétines était trop vive pour s’effacer immédiatement. La petite femme aux cheveux roux s’était jetée en avant sur le dos d’une chaise. Avec un murmure tremblotant qui sonnait comme « Mon Sau- veur », elle tendit les bras vers l’écran. Puis elle cacha son visage dans ses mains. Elle priait. L’assistance fit alors éclater en chœur un chant profond, rythmé et lent : B-B !... B-B !... B-B !...— encore et encore, très lentement, avec une longue pause entre le premier « B » et le -20- second. C’était un lourd murmure sonore, curieusement sau- vage, derrière lequel semblaient retentir un bruit de pieds nus et un battement de tam-tams. Le chant dura peut-être trente se- condes. C’était un refrain que l’on entendait souvent aux mo- ments d’irrésistible émotion. C’était en partie une sorte d’hymne à la sagesse et à la majesté de Big Brother, mais c’était, plus en- core, un acte d’hypnose personnelle, un étouffement délibéré de la conscience par le rythme. Winston en avait froid au ventre. Pendant les Deux Minutes de la Haine, il ne pouvait s’empêcher de partager le délire général, mais ce chant sous-humain de « B- B !... B-B !...» l’emplissait toujours d’horreur. Naturellement il chantait avec les autres. Il était impossible de faire autrement. Déguiser ses sentiments, maîtriser son expression, faire ce que faisaient les autres étaient des réactions instinctives. Mais il y avait une couple de secondes durant lesquelles l’expression de ses yeux aurait pu le trahir. C’est exactement à ce moment-là que la chose significative arriva — si, en fait, elle était arrivée. Son regard saisit un instant celui d’O’Brien. O’Brien s’était levé. Il avait enlevé ses lunettes et, de son geste caractéristique, il les rajustait sur son nez. Mais il y eut une fraction de seconde pendant laquelle leurs yeux se rencontrèrent, et dans ce laps de temps Winston sut — il en eut l’absolue certitude — qu’O’Brien pensait la même chose que lui. Un message clair avait passé. C’était comme si leurs deux esprits s’étaient ouverts et que leurs pensées avaient coulé de l’un à l’autre par leurs yeux. « Je suis avec vous » semblait lui dire O’Brien. « Je sais exactement ce que vous ressentez. Je connais votre mépris, votre haine, votre dégoût. Mais ne vous en faites pas, je suis avec vous ! » L’éclair de compréhension s’était alors éteint et le visage d’O’Brien était devenu aussi indéchiffrable que celui des autres. C’était tout, et Winston doutait déjà que cela se fût passé. De tels incidents n’avaient jamais aucune suite. Leur seul effet était de garder vivace en lui la croyance, l’espoir, que d’autres que lui étaient les ennemis du Parti. Peut-être les rumeurs de -21- vastes conspirations étaient-elles après tout exactes ! Peut-être la Fraternité existait-elle réellement ! Il était impossible, en dé- pit des innombrables arrestations, confessions et exécutions, d’être sûr que la Fraternité n’était pas simplement un mythe. Il y avait des jours où il y croyait, des jours où il n’y croyait pas. On ne possédait pas de preuves, mais seulement de vacillantes lueurs qui pouvaient tout signifier, ou rien : bribes entendues de conversations, griffonnages indistincts sur les murs des waters — une fois même, lors de la rencontre de deux étrangers, un lé- ger mouvement des mains qui aurait pu être un signe de recon- naissance. Ce n’étaient que des suppositions. Il avait probable- ment tout imaginé. Il était retourné à son bureau sans avoir de nouveau regardé O’Brien. L’idée de prolonger leur contact mo- mentané lui traversa à peine l’esprit. Cela aurait été tout à fait dangereux, même s’il avait su comment s’y prendre. Pendant une, deux secondes, ils avaient échangé un regard équivoque, et l’histoire s’arrêtait là. Même cela, pourtant, était un événement mémorable, dans la solitude fermée où chacun devait vivre. Winston se réveilla et se redressa. Il éructa. Le gin lui re- montait de l’estomac. Son attention se concentra de nouveau sur la page. Il s’aperçut que pendant qu’il s’était oublié à méditer, il avait écrit d’une façon automatique. Ce n’était plus la même écriture ma- ladroite et serrée. Sa plume avait glissé voluptueusement sur le papier lisse et avait tracé plusieurs fois, en grandes majuscules nettes, les mots : A BAS BIG BROTHER A BAS BIG BROTHER A BAS BIG BROTHER A BAS BIG BROTHER -22- À BAS BIG BROTHER La moitié d’une page en était couverte. Il ne put lutter contre un accès de panique. C’était absurde, car le fait d’écrire ces mots n’était pas plus dangereux que l’acte initial d’ouvrir un journal, mais il fut tenté un moment de déchi- rer les pages gâchées et d’abandonner entièrement son entre- pr1se. Il n’en fit cependant rien, car il savait que c’était inutile. Qu’il écrivît ou n’écrivît pas À BAS BIG BROTHER n’avait pas d’importance. Qu’il continuât ou arrêtât le journal n’avait pas d’importance. De toute façon, la Police de la Pensée ne le rate- rait pas. Il avait perpétré — et aurait perpétré, même s’il n’avait jamais posé la plume sur le papier — le crime fondamental qui contenait tous les autres. Crime par la pensée, disait-on. Le crime par la pensée n’était pas de ceux que l’on peut éternelle- ment dissimuler. On pouvait ruser avec succès pendant un cer- tain temps, même pendant des années, mais tôt ou tard, c’était forcé, ils vous avaient. C’était toujours la nuit. Les arrestations avaient invaria- blement lieu la nuit. Il y avait le brusque sursaut du réveil, la main rude qui secoue l’épaule, les lumières qui éblouissent, le cercle de visages durs autour du lit. Dans la grande majorité des cas, il n’y avait pas de procès, pas de déclaration d’arrestation. Des gens disparaissaient, simplement, toujours pendant la nuit. Leurs noms étaient supprimés des registres, tout souvenir de leurs actes était effacé, leur existence était niée, puis oubliée. Ils étaient abolis, rendus au néant. Vaporisés, comme on disait. Winston, un instant, fut en proie à une sorte d’hystérie. Il se mit à écrire en un gribouillage rapide et désordonné : -23- ils mefusilleront ça m ’est égal ils me troueront la nuque cela m ’est égal à bas Big Brother ils visent toujours la nuque cela m ’est e’galA bas Big Brother. Il se renversa sur sa chaise, légèrement honteux de lui- même et déposa son porte-plume. Puis il sursauta Violemment. On frappait à la porte. Déjà! Il resta assis, immobile comme une souris, dans l’espoir futile que le Visiteur, quel qu’il fût, s’en irait après un seul appel. Mais non, le bruit se répéta. Le pire serait de faire attendre. Son cœur battait à se rompre, mais son Visage, grâce à une longue habitude, était probablement sans expression. Il se leva et se dirigea lourdement Vers la porte. -24- CHAPITRE II Winston posait la main sur la poignée de la porte quand il s’aperçut qu’il avait laissé le journal ouvert sur la table. À BAS BIG BROTHER y était écrit de haut en bas en lettres assez grandes pour être lisibles de la porte. C’était d’une stupidité in- concevable, mais il comprit que, même dans sa panique, il n’avait pas voulu, en fermant le livre alors que l’encre était hu- mide, tacher le papier crémeux. Il retint sa respiration et ouvrit la porte. Instantanément, une chaude vague de soulagement le parcourut. Une femme in- colore, aux cheveux en mèches, au visage ridé, et qui semblait accablée, se tenait devant la porte. — Oh ! camarade, dit-elle d’une voix lugubre et geignarde, je pensais bien vous avoir entendu rentrer. Pourriez-vous jeter un coup d’œil sur notre évier ? Il est bouché et... C’était Mme Parsons, la femme d’un voisin de palier. « Madame » était un mot quelque peu désapprouvé par le Parti. Normalement, on devait appeler tout le monde « camarade » — mais avec certaines femmes, on employait « Madame » instinc- tivement. C’était une femme d’environ trente ans, mais qui pa- raissait beaucoup plus âgée. On avait l’impression que, dans les plis de son visage, il y avait de la poussière. Winston la suivit le long du palier. Ces besognes d’amateur, pour des réparations presque journalières, l’irritaient chaque fois. Les appartements du bloc de la Victoire étaient anciens (ils avaient été construits en 1930 environ), et tombaient en morceaux. Le plâtre des pla- fonds et des murs s’écaillait continuellement, les conduites écla- taient à chaque gelée dure, le toit crevait dès qu’il neigeait, le -25- chauffage central marchait habituellement à basse pression, quand, par économie, il n’était pas fermé tout à fait. Les répara- tions, sauf celles qu’on pouvait faire soi-même, devaient être autorisées par de lointains comités. Elles étaient sujettes à des retards de deux ans, même s’il ne s’agissait que d’un carreau de fenêtre. —Naturellement, sije viens, c’est que Tom n’est pas là, au- trement...dit vaguement Mme Parsons. L’appartement des Parsons était plus grand que celui de Winston. Il était médiocre d’une autre façon. Tout avait un air battu et piétiné, comme si l’endroit venait de recevoir la visite d’un grand et violent animal. Sur le parquet traînaient partout des instruments de jeu — des bâtons de hockey, des gants de boxe, un ballon de football crevé, un short à l’envers, trempé de sueur. Il y avait sur la table un fouillis de plats sales et de ca- hiers écornés. Sur les murs, on voyait des bannières écarlates des Espions et de la Ligue de la Jeunesse, et un portrait gran- deur nature de Big Brother. Il y avait l’odeur habituelle de chou cuit, commune à toute la maison, mais qui était ici traversée par un relent de sueur plus accentué. Et cette sueur, on s’en aperce- vait dès la première bouffée — bien qu’il fût difficile d’expliquer comment — était la sueur d’une personne pour le moment ab- sente. Dans une autre pièce, quelqu’un essayait, à l’aide d’un peigne et d’un bout de papier hygiénique, d’harmoniser son chant avec la musique militaire que continuait à émettre le télé- cran. — Ce sont les enfants, dit Mme Parsons, en jetant un regard à moitié craintif vers la porte. Ils ne sont pas sortis aujourd’hui et, naturellement... Elle avait l’habitude de s’arrêter au milieu de ses phrases. L’évier de la cuisine était rempli, presque jusqu’au bord, d’une eau verdâtre et sale qui sentait plus que jamais le chou. Winston -26- s’agenouilla et examina le joint du tuyau. Il détestait se servir de ses mains, il détestait se baisser, ce qui pouvait le faire tousser. Mme Parsons regardait, impuissante. — Naturellement, dit-elle, si Tom était là, il aurait réparé cela tout de suite. Il aime ce genre de travaux. Il est tellement adroit de ses mains, Tom. Parsons était un collègue de Winston au ministère de la Vé- rité. C’était un homme grassouillet mais actif, d’une stupidité paralysante, un monceau d’enthousiasmes imbéciles, un de ces esclaves dévots qui ne mettent rien en question et sur qui, plus que sur la Police de la Pensée, reposait la stabilité du Parti. À trente-cinq ans, il venait, contre sa volonté, d’être évincé de la Ligue de la Jeunesse et avant d’obtenir le grade qui lui avait ou- vert l’accès de cette ligue, il s’était arrangé pour passer parmi les Espions une année de plus que le voulait l’âge réglementaire. Au ministère, il occupait un poste subalterne où l’intelligence n’était pas nécessaire, mais il était, par ailleurs, une figure direc- trice du Comité des Sports et de tous les autres comités organi- sateurs de randonnées en commun, de manifestations sponta- nées, de campagnes pour l’économie et, généralement, d’activités volontaires. Il pouvait, entre deux bouffées de sa pipe, vous faire savoir avec une fierté tranquille que, pendant ces quatre dernières années, il s’était montré chaque soir au Centre communautaire. Une accablante odeur de sueur, incons- cient témoignage de l’ardeur qu’il déployait, le suivait partout et, même, demeurait derrière lui alors qu’il était parti. — Avez-vous une clef anglaise? demanda Winston qui tournait et retournait l’écrou sur le joint. — Une clef anglaise, répéta Mme Parsons immédiatement devenue amorphe. Je ne sais pas, bien sûr. Peut-être que les enfants... _27_ Il y eut un piétinement de souliers et les enfants entrèrent au pas de charge dans le living-room, en soufflant sur le peigne. Mme Parsons apporta la clef anglaise. Winston fit couler l’eau et enleva avec dégoût le tortillon de cheveux qui avait bouché le tuyau. Il se nettoya les doigts comme il put sous l’eau froide du robinet et retourna dans l’autre pièce. — Haut les mains !hurla une voix sauvage. Un garçon de neuf ans, beau, l’air pas commode, s’était brusquement relevé de derrière la table et le menaçait de son jouet, un pistolet automatique. Sa sœur, de deux ans plus jeune environ, faisait le même geste avec un bout de bois. Ils étaient tous deux revêtus du short bleu, de la chemise grise et du fou- lard rouge qui composaient l’uniforme des Espions. Winston leva les mains au-dessus de sa tête, mais l’attitude du garçon était à ce point malveillante qu’il en éprouvait un ma- laise et le sentiment que ce n’était pas tout à fait un jeu. — Vous êtes un traître, hurla le garçon. Vous trahissez par la pensée ! Vous êtes un espion eurasien ! Je vais vous fusiller, vous vaporiser, vous envoyer dans les mines de sel ! Les deux enfants se mirent soudain à sauter autour de lui et à crier: « Traître ! Criminel de la Pensée ! » La petite fille imitait tous les mouvements de son frère. C’était légèrement effrayant, cela ressemblait à des gambades de petits tigres qui bientôt grandiraient et deviendraient des mangeurs d’hommes. Il y avait comme une férocité calculée dans l’œil du garçon, un désir tout à fait évident de frapper Winston des mains et des pieds, et la conscience d’être presque assez grand pour le faire. C’était une chance pour Winston que le pistolet ne fût pas un vrai pistolet. -28- Les yeux de Mme Parsons voltigèrent nerveusement de Winston aux enfants et inversement. Winston, dans la lumière plus vive du living-room, remarqua avec intérêt qu’elle avait véritablement de la poussière dans les plis de son visage. — Ils sont si bruyants ! dit-elle. Ils sont désappointés parce qu’ils ne peuvent aller voir la pendaison. C’est pour cela. Je suis trop occupée pour les conduire et Tom ne sera pas rentré à temps de son travail. — Pourquoi ne pouvons-nous pas aller voir la pendaison ? rugit le garçon de sa voix pleine. — Veux voir la pendaison ! Veux voir la pendaison ! chanta la petite fille qui gambadait encore autour d’eux. Winston se souvint que quelques prisonniers eurasiens, coupables de crimes de guerre, devaient être pendus dans le parc cet après-midi-là. Cela se répétait chaque mois environ et c’était un spectacle populaire. Les enfants criaient pour s’y faire conduire. Winston salua Mme Parsons et sortit. Mais il n’avait pas fait six pas sur le palier que quelque chose le frappait à la nuque. Le coup fut atrocement douloureux. C’était comme si on l’avait transpercé avec un fil de fer chauffé au rouge. Il se re- tourna juste à temps pour voir Mme Parsons tirer son fils pour le faire rentrer tandis que le garçon mettait une fronde dans sa poche. « Goldstein ! » hurla le garçon, tandis que la porte se re- fermait sur lui. Mais ce qui frappa le plus Winston, ce fut l’expression de frayeur impuissante du visage grisâtre de la femme. -29- De retour dans son appartement, il passa rapidement de- vant l’écran et se rassit devant la table, tout en se frottant le cou. La musique du télécran s’était tue. Elle était remplacée par une voix coupante et militaire qui lisait, avec une sorte de plaisir brutal, une description de la nouvelle forteresse flottante qui venait d’être ancrée entre la Terre de Glace et les îles Féroé. Cette pauvre femme, pensa Winston, doit vivre dans la ter- reur de ses enfants. Dans un an ou deux, ils surveilleront nuit et jour chez elle les symptômes de non-orthodoxie. Presque tous les enfants étaient maintenant horribles. Le pire c’est qu’avec des organisations telles que celle des Espions, ils étaient systé- matiquement transformés en ingouvernables petits sauvages. Pourtant cela ne produisait chez eux aucune tendance à se ré- volter contre la discipline du Parti. Au contraire, ils adoraient le parti et tout ce qui s’y rapportait : les chansons, les processions, les bannières, les randonnées en bandes, les exercices avec des fusils factices, l’aboiement des slogans, le culte de Big Brother. C’était pour eux comme un jeu magnifique. Toute leur férocité était extériorisée contre les ennemis de l’État, contre les étran- gers, les traîtres, les saboteurs, les criminels par la pensée. Il était presque normal que des gens de plus de trente ans aient peur de leurs propres enfants. Et ils avaient raison. Il se passait en effet rarement une semaine sans qu’un paragraphe du Times ne relatât comment un petit mouchard quelconque — « enfant héros », disait-on — avait, en écoutant aux portes, entendu une remarque compromettante et dénoncé ses parents à la Police de la Pensée. La brûlure causée par le projectile s’était éteinte. Winston prit sa plume sans entrain. Il se demandait s’il trouverait quelque chose de plus à écrire dans son journal. Tout d’un coup, sa pensée se reporta vers O’Brien. Il y avait longtemps — combien de temps ? sept ans, peut- être, — il avait rêvé qu’il traversait une salle où il faisait noir -30- comme dans un four. Quelqu’un, assis dans cette salle, avait dit, alors que Winston passait devant lui: « Nous nous rencontre- rons là où il n’y a pas de ténèbres.» Ce fut dit calmement, comme par hasard. C’était une constatation, non un ordre. Winston était sorti sans s’arrêter. Le curieux était qu’à ce mo- ment, dans le rêve, les mots ne l’avaient pas beaucoup impres- sionné. C’est seulement plus tard, et par degrés, qu’ils avaient pris tout leur sens. Il ne pouvait maintenant se rappeler si c’était avant ou après ce rêve qu’il avait vu O’Brien pour la première fois. Il ne pouvait non plus se rappeler à quel moment il avait identifié la voix comme étant celle d’O’Brien. L’identification en tout cas était faite. C’était O’Brien qui avait parlé dans l’obscurité. Winston n’avait jamais pu savoir avec certitude si O’Brien était un ami ou un ennemi. Même après le coup d’œil de ce ma- tin, il était encore impossible de le savoir. Cela ne semblait pas d’ailleurs avoir une grande importance. Il y avait entre eux un lien basé sur la compréhension réciproque, qui était plus impor- tant que l’affection ou le rattachement à un même parti. « Nous nous rencontrerons là où il n’y a pas de ténèbres », avait dit O’Brien. Winston ne savait pas ce que cela signifiait, il savait seulement que, d’une façon ou d’une autre, cela se réaliserait. La voix du télécran se tut. Une sonnerie de clairon, claire et belle, flotta dans l’air stagnant. La voix grinçante reprit : — Attention ! Attention ! je vous prie. Un télégramme vient d’arriver du front de Malabar. Nos forces ont remporté une bril- lante victoire dans le sud de l’Inde. Je suis autorisé à vous dire que cet engagement pourrait bien rapprocher le moment où la guerre prendra fin. Voici le télégramme... « Cela présage une mauvaise nouvelle », pensa Winston. En effet, après une description réaliste de l’anéantissement de l’armée eurasienne et la proclamation du nombre stupéfiant de -31- tués et de prisonniers, la voix annonça qu’à partir de la semaine suivante, la ration de chocolat serait réduite de trente à vingt grammes. Winston éructa encore. Le gin s’évaporait, laissant une sensation de dégonflement. Le télécran, peut-être pour célébrer la victoire, peut-être pour noyer le souvenir du chocolat perdu, se lança dans le chant : Océania, c’est pour toi! On était censé être au garde-à-vous. Mais là où il se tenait, Winston était invi- sible. Océania, cëstpour toi ! fit place à une musique plus légère. Winston alla à la fenêtre, le dos au télécran. C’était une journée encore froide et claire. Quelque part, au loin, une bombe explo- sa avec un grondement sourd qui se répercuta. Il y avait chaque semaine environ vingt ou trente de ces bombes qui tombaient sur Londres. Dans la rue, le vent faisait claquer de droite à gauche l’affiche déchirée et le mot ANGSOC apparaissait et disparais- sait tour à tour. Angsoc. Les principes sacrés de l’Angsoc. No- vlangue, double-pensée, mutabilité du passé. Winston avait l’impression d’errer dans les forêts des profondeurs sous- marines, perdu dans un monde monstrueux dont il était lui- même le monstre. Il était seul. Le passé était mort, le futur ini- maginable. Quelle certitude avait-il qu’une seule des créatures humaines actuellement vivantes pensait comme lui? Et com- ment savoir si la souveraineté du Parti ne durerait pas éternel- lement ? Comme une réponse, les trois slogans inscrits sur la façade blanche du ministère de la Vérité lui revinrent à l’esprit. LA GUERRE C’EST LA PAIX LA LIBERTÉ C’EST L’ESCLAVAGE L’IGNORAN CE C’EST LA FORCE -32- Il prit dans sa poche une pièce de vingt-cinq cents. Là aus- si, en lettres minuscules et distinctes, les mêmes slogans étaient gravés. Sur l’autre face de la pièce, il y avait la tête de Big Bro- ther dont les yeux, même là, vous poursuivaient. Sur les pièces de monnaie, sur les timbres, sur les livres, sur les bannières, sur les affiches, sur les paquets de cigarettes, partout ! Toujours ces yeux qui vous observaient, cette voix qui vous enveloppait. Dans le sommeil ou la veille, au travail ou à table, au-dedans ou au- dehors, au bain ou au lit, pas d’évasion. Vous ne possédiez rien, en dehors des quelques centimètres cubes de votre crâne. Le soleil avait tourné et les myriades de fenêtres du minis- tère de la Vérité qui n’étaient plus éclairées par la lumière pa- raissaient sinistres comme les meurtrières d’une forteresse. Le cœur de Winston défaillit devant l’énorme construction pyra- midale. Elle était trop puissante, on ne pourrait la prendre d’assaut. Un millier de bombes ne pourraient l’abattre. Winston se demanda de nouveau pour qui il écrivait son journal. Pour l’avenir ? Pour le passé ? Pour un âge qui pourrait n’être qu’imaginaire ? Il avait devant lui la perspective, non de la mort, mais de l’anéantissement. Son journal serait réduit en cendres et lui-même en vapeur. Seule, la Police de la Pensée lirait ce qu’il aurait écrit avant de l’effacer de l’existence et de la mémoire. Comment pourrait-on faire appel au futur alors que pas une trace, pas même un mot anonyme griffonné sur un bout de papier ne pouvait matériellement survivre ? Le télécran sonna quatorze heures. Winston devait partir dans dix minutes. Il lui fallait être à son travail à quatorze heures trente. Curieusement, le carillon de l’heure parut lui communiquer un courage nouveau. C’était un fantôme solitaire qui exprimait une vérité que personne n’entendrait jamais. Mais aussi long- -33- temps qu’il l’exprimerait, la continuité, par quelque obscur pro- cessus, ne serait pas brisée. Ce n’était pas en se faisant en- tendre, mais en conservant son équilibre que l’on portait plus loin l’héritage humain. Winston retourna à sa table, trempa sa plume et écrivit : Au futur ou au passe’, au temps ou la pensée est libre, ou les hommes sont clissemblables mais ne sont pas solitaires, au temps ou la ve’rite’ existe, ou ce qui est fait ne peut être défait, de l’âge de l’uniformite’, de l’âge de la solitude, de l’âge de Big Brocher, de l’âge de la double pense’e, Salut! Il réfléchit qu’il était déjà mort. Il lui apparut que c’était seulement lorsqu’il avait commencé à être capable de formuler ses idées qu’il avait fait le pas décisif. Les conséquences d’un acte sont incluses dans l’acte lui-même. Il écrivit : Le crime de penser n’entraîne pas la mort. Le crime de penser est la mort. Maintenant qu’il s’était reconnu comme mort, il devenait important de rester vivant aussi longtemps que possible. Deux doigts de sa main droite étaient tachés d’encre. C’était exacte- ment le genre de détail qui pouvait vous trahir. Au ministère, quelque zélateur au flair subtil (une femme, probablement, la petite femme rousse ou la fille brune du Commissariat aux Ro- mans) pourrait se demander pourquoi il avait écrit à l’heure du déjeuner, pourquoi il s’était servi d’une plume démodée, et sur- tout ce qu’il avait écrit, puis glisser une insinuation au service compétent. Winston alla dans la salle de bains et frotta soigneu- sement avec du savon l’encre de son doigt. Ce savon, brun fon- cé, était granuleux et râpait la peau comme du papier émeri. Il convenait donc parfaitement. Winston rangea ensuite le journal dans son tiroir. Il était absolument inutile de chercher à le cacher, mais Winston pour- -34- rait au moins savoir s’il était découvert ou non. Un cheveu au travers de l’extrémité des pages serait trop visible. Du bout de son doigt, il ramassa un grain de poussière blanchâtre qu’il pourrait reconnaître, et le déposa sur un coin de la couverture. Le grain serait ainsi rejeté si le livre était déplacé. -35- CHAPITRE III Winston rêvait de sa mère. Il devait avoir dix ou onze ans, croyait-il, quand sa mère avait disparu. Elle était grande, sculpturale, plutôt silencieuse, avec de lents mouvements et une magnifique chevelure blonde. Le souvenir qu’il avait de son père était plus vague. C’était un homme brun et mince, toujours vêtu de costumes sombres et nets, qui portait des lunettes. (Winston se rappelait surtout les minces semelles des chaussures de son père.) Tous deux avaient probablement été engloutis dans l’une des premières grandes épurations des années 50. Sa mère, dans ce rêve, était assise en quelque lieu profond au-dessous de Winston, avec, dans ses bras, la jeune sœur de celui-ci. Il ne se souvenait pas du tout de sa sœur, sauf que c’était un bébé petit, faible, toujours silencieux, aux grands yeux attentifs. Toutes les deux le regardaient. Elles étaient dans un endroit souterrain — le fond d’un puits, par exemple, ou une tombe très profonde — mais c’était un endroit qui, bien que déjà très bas, continuait à descendre. Elles se trouvaient dans le sa- lon d’un bateau qui sombrait et le regardaient à travers l’eau de plus en plus opaque. Il y avait de l’air dans le salon, ils pou- vaient encore se voir les uns les autres, mais elles s’enfonçaient de plus en plus dans l’eau verte qui bientôt les cacherait pour jamais. Il était dehors, dans l’air et la lumière tandis qu’elles étaient aspirées vers la mort. Et elles étaient là parce que lui était en haut. Il le savait et il pouvait voir sur leurs visages qu’elles le sa- vaient. Il n’y avait de reproche ni sur leurs visages, ni dans leurs -36- cœurs. Il y avait seulement la certitude qu’elles devaient mourir pour qu’il vive et que cela faisait partie de l’ordre inévitable des choses. Il ne pouvait se souvenir de ce qui était arrivé, mais il sa- vait dans son rêve que les vies de sa mère et de sa sœur avaient été sacrifiées à la sienne. C’était un de ces rêves qui, tout en of- frant le décor caractéristique du rêve, permettent et prolongent l’activité de l’intelligence. Au cours de tels rêves, on prend cons- cience de faits et d’idées qui gardent leur valeur quand on s’est réveillé. Ce qui frappa soudain Winston, c’est que la mort de sa mère, survenue il y avait près de trente ans, avait été d’un tra- gique et d’une tristesse qui seraient actuellement impossibles. Il comprit que le tragique était un élément des temps anciens, des temps où existaient encore l’intimité, l’amour et l’amitié, quand les membres d’une famille s’entraidaient sans se demander au nom de quoi. Le souvenir de sa mère le déchirait parce qu’elle était morte en l’aimant, alors qu’il était trop jeune et trop égoïste pour l’aimer en retour. C’était aussi parce qu’elle s’était sacrifiée, il ne se rappelait plus comment, à une conception, personnelle et inaltérable, de la loyauté. Il se rendait compte que de telles choses ne pouvaient plus se produire. Aujourd’hui, il y avait de la peur, de la haine, de la souffrance, mais il n’y avait aucune dignité dans l’émotion. Il n’y avait aucune profon- deur, aucune complexité dans les tristesses. Il lui semblait voir tout cela dans les grands yeux de sa mère et de sa sœur qui, à des centaines de brasses de profondeur, le regardaient à travers les eaux vertes et s’enfonçaient encore. Il se trouva soudain debout sur du gazon élastique, par un soir d’été, alors que les rayons obliques du soleil dorent la terre. Le paysage qu’il regardait revenait si souvent dans ses rêves qu’il n’était jamais tout à fait sûr de ne pas l’avoir vu dans le monde réel. Lorsque à son réveil il s’en souvenait, il l’appelait le Pays Doré. C’était un ancien pâturage, dévoré par les lapins et que traversait un sentier sinueux. Des taupinières _37_ l’accidentaient çà et là. Dans la haie mal taillée qui se trouvait de l’autre côté du champ, des branches d’ormes se balançaient doucement dans la brise et leurs feuilles se déplaçaient par masses épaisses comme des chevelures de femmes. Quelque part, tout près, bien que caché au regard, il y avait un ruisseau lent et clair. Il formait, sous les saules, des étangs dans lesquels nageaient des poissons dorés. La fille aux cheveux noirs se dirigeait vers Winston à tra- vers le champ. D’un seul geste, lui sembla-t-il, elle déchira ses vêtements et les rejeta dédaigneusement. Son corps était blanc et lisse, mais il n’éveilla aucun désir chez Winston, qui le regar- da à peine. Ce qui en cet instant le transportait d’admiration, c’était le geste avec lequel elle avait rejeté ses vêtements. La grâce négligente de ce geste semblait anéantir toute une culture, tout un système de pensées, comme si Big Brother, le Parti, la Police de la Pensée, pouvaient être rejetés au néant par un unique et splendide mouvement du bras. Cela aussi était un geste de l’ancien temps. Winston se réveilla avec sur les lèvres le mot « Shakes- peare ». Le télécran émettait un coup de sifflet assourdissant sur une note unique qui dura trente secondes. Il était sept heures un quart, heure du lever des employés de bureau. Winston s’arracha du lit. Il était nu, car les membres du Parti Extérieur ne recevaient annuellement que trois mille points textiles, et il en fallait six cents pour un pyjama. Il attrapa sur une chaise un médiocre gilet de flanelle et un short. L’heure de culture phy- sique allait commencer dans trois minutes. Une violente quinte de toux, qui presque toujours le prenait tout de suite après son réveil, l’obligea à se plier en deux. L’air lui manquait à tel point qu’il ne put reprendre son souffle qu’après une série de pro- fondes inspirations, couché sur le dos. Ses veines s’étaient gon- -33- flées dans l’effort qu’il avait fait pour tousser et son ulcère vari- queux commençait à le démanger. — Groupe trente à quarante ! glapit une voix perçante de femme. Groupe trente à quarante ! En place, s’il vous plaît. Les trente à quarante. Winston se mit rapidement au garde-à-vous en face du té- lécran sur lequel venait d’apparaître l’image d’une femme assez jeune, fine, mais musclée, vêtue d’une tunique et chaussée de sandales de gymnastique. — Flexion et extension des bras! lança-t-elle. En même temps que moi. Un, deux, trois, quatre ! Un, deux, trois quatre ! Allons, camarades ! un peu d’énergie ! Un, deux, trois, quatre ! Un, deux, trois quatre !... La souffrance causée par sa quinte n’avait pas tout à fait ef- facé de l’esprit de Winston l’impression faite par son rêve, et les mouvements rythmés de l’exercice la ravivèrent. Tandis qu’il lançait mécaniquement ses bras en arrière et en avant et main- tenait sur son visage l’expression de satisfaction et de sérieux que l’on considérait comme normale pendant la culture phy- sique, il luttait pour retourner mentalement à la période impré- cise de sa petite enfance. C’était extrêmement difficile. Au-delà des dernières années 50, tout se décolorait. Lorsque quelqu’un n’a pas de points de repère extérieurs à quoi se référer, le tracé même de sa propre vie perd de sa netteté. Il se souvient d’événements importants qui n’ont probablement pas eu lieu, il retrouve le détail d’incidents dont il ne peut recréer l’atmosphère, et il y a de longues périodes vides à quoi rien ne se rapporte. Tout était alors différent. Même les noms des pays et leur forme sur la carte étaient différents. La Première Région Aérienne, par exemple, était appelée autrement dans ce temps- là. On l’appelait Angleterre, ou Grande-Bretagne. Mais la ville de Londres, il en était sûr, avait toujours été nommée Londres. -39- Winston ne pouvait se souvenir avec précision d’une époque pendant laquelle son pays n’avait pas été en guerre. Il était évident cependant que, durant son enfance, il y avait eu un assez long intervalle de paix. Un de ses plus anciens souvenirs, en effet, était celui d’un raid aérien qui avait paru surprendre tout le monde. Peut-être était-ce à l’époque où la bombe ato- mique était tombée sur Colchester. Il ne se souvenait pas du raid lui-même, mais il se rappelait l’étreinte sur la sienne de la main de son père, tandis qu’ils dégringolaient toujours plus bas, vers le centre de la terre, un escalier sonore en spirale qui fuyait sous leurs pieds et lui fatigua tellement les jambes qu’il se mit à pleurnicher. Ils durent s’arrêter pour se reposer. Sa mère, à sa manière lente et rêveuse, les suivait très loin en arrière. Elle portait la petite sœur, ou peut-être était-ce seulement un paquet de couvertures ? Winston n’était pas certain que sa sœur fût dé- jà née. Ils émergèrent à la fin dans un endroit bruyant et bondé de gens. C’était, il le comprit, une station de métro. Partout, sur le sol dallé, il y avait des gens assis. D’autres se pressaient les uns contre les autres sur des banquettes de métal. Winston, son père et sa mère trouvèrent une place sur le sol. Près d’eux, deux vieillards étaient assis côte à côte sur une cou- chette. L’homme était décemment vêtu d’un costume sombre. Une casquette de drap, noire, repoussée en arrière, découvrait ses cheveux très blancs. Son visage était écarlate, ses yeux étaient bleus et pleins de larmes. Il sentait le gin à plein nez. L’odeur semblait sourdre de sa peau à la place de la sueur et l’on pouvait imaginer que les larmes qui jaillissaient de ses yeux étaient du gin pur. Mais, bien que légèrement ivre, il était sous le coup d’un chagrin sincère et intolérable. Winston, d’une ma- nière enfantine, comprit qu’un événement terrible, un événe- ment impardonnable et pour lequel il n’y avait pas de remède, venait de se passer. Il lui sembla aussi qu’il savait ce que c’était. Quelqu’un que le vieillard aimait, une petite fille peut-être, avait été tué. Le vieillard répétait toutes les deux minutes: « Nous -40- n’aurions pas dû leur faire confiance. Je l’avais dit, maman, n’est-ce pas ? C’est ce qui arrive quand on leur fait confiance. Je l’ai toujours dit. Nous n’aurions pas dû faire confiance à ces types. » Mais à quels types ils n’auraient pas dû se fier, Winston ne s’en souvenait plus. À partir de ce moment, la guerre, pour ainsi dire, n’avait jamais cessé, mais, à proprement parler, ce n’était pas toujours la même guerre. Pendant plusieurs mois de l’enfance de Wins- ton, il y avait eu des combats de rue confus dans Londres même, et il se souvenait avec précision de quelques-uns d’entre eux. Mais retrouver l’histoire de toute la période, dire qui combattait contre qui à un moment donné était absolument impossible. Tous les rapports écrits ou oraux ne faisaient jamais allusion qu’à l’événement actuel. En ce moment, par exemple, en 1984 (si c’était bien 1984) l’Océania était alliée à l’Estasia et en guerre avec l’Eurasia. Dans aucune émission publique ou privée il n’était admis que les trois puissances avaient été, à une autre époque, groupées différemment. Winston savait fort bien qu’il y avait seulement quatre ans, l’Océania était en guerre avec l’Estasia et alliée à l’Eurasia. Mais ce n’était qu’un renseigne- ment furtif et frauduleux qu’il avait retenu par hasard parce qu’il ne maîtrisait pas suffisamment sa mémoire. Officiellement, le changement de partenaires n’avait jamais eu lieu. L’Océania était en guerre avec l’Eurasia. L’Océania avait, par conséquent, toujours été en guerre avec l’Eurasia. L’ennemi du moment re- présentait toujours le mal absolu et il s’ensuivait qu’aucune en- tente passée ou future avec lui n’était possible. L’effrayant, pensait Winston pour la dix millième fois, tan- dis que d’un mouvement douloureux il forçait ses épaules à tourner en arrière (mains aux hanches, ils faisaient virer leurs bustes autour de la taille, exercice qui était bon, paraît-il, pour les muscles du dos), l’effrayant était que tout pouvait être vrai. -41- Que le Parti puisse étendre le bras Vers le passé et dire d’un évé- nement: cela ne fut jamais, c’était bien plus terrifiant que la simple torture ou que la mort. Le Parti disait que l’Océania n’aVait jamais été l’alliée de l’Eurasia. Lui, Winston Smith, savait que l’Océania aVait été l’alliée de l’Eurasia, il n’y aVait de cela que quatre ans. Mais où existait cette connaissance ? Uniquement dans sa propre cons- cience qui, dans tous les cas, serait bientôt anéantie. Si tous les autres acceptaient le mensonge imposé par le Parti — si tous les rapports racontaient la même chose —, le mensonge passait dans l’histoire et devenait Vérité. « Celui qui a le contrôle du passé, disait le slogan du Parti, a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé. » Et cependant le passé, bien que par nature susceptible d’être modifié, n’aVait jamais été retouché. La Vérité actuelle, quelle qu’elle fût, était Vraie d’un infini à un autre infini. C’était tout à fait simple. Ce qu’il fallait à chacun, c’était avoir en mémoire une interminable série de Victoires. Cela s’appelait « Contrôle de la Réalité ». On disait en noVlangue, double pensée. — Repos ! aboya la monitrice, un peu plus cordialement. Winston laissa tomber ses bras et remplit lentement d’air ses poumons. Son esprit s’échappa Vers le labyrinthe de la double-pensée. Connaître et ne pas connaître. En pleine cons- cience et avec une absolue bonne foi, émettre des mensonges soigneusement agencés. Retenir simultanément deux opinions qui s’annulent alors qu’on les sait contradictoires et croire à toutes deux. Employer la logique contre la logique. Répudier la morale alors qu’on se réclame d’elle. Croire en même temps que la démocratie est impossible et que le Parti est gardien de la démocratie. Oublier tout ce qu’il est nécessaire d’oublier, puis le rappeler à sa mémoire quand on en a besoin, pour l’oublier plus rapidement encore. Surtout, appliquer le même processus au processus lui-même. La était l’ultime subtilité. Persuader cons- -42- ciemment l’inconscient, puis devenir ensuite inconscient de l’acte d’hypnose que l’on vient de perpétrer. La compréhension même du mot «double pensée» impliquait l’emploi de la double pensée. La monitrice les avait rappelés au garde-à-vous. — Voyons maintenant, dit-elle avec enthousiasme, quels sont ceux d’entre nous qui peuvent toucher leurs orteils. Droits sur les hanches, camarades ! Un-deux ! Un-deux !... Winston détestait cet exercice qui provoquait, des talons aux fesses, des élancements douloureux et finissait par provo- quer une autre quinte de toux. Ses méditations en perdirent leur agrément mitigé. Le passé, réfléchit-il, n’avait pas été seulement modifié, il avait été bel et bien détruit. Comment en effet établir, même le fait le plus patent, s’il n’en existait aucun enregistre- ment que celui d’une seule mémoire ? Il essaya de se rappeler en quelle année il avait pour la première fois entendu parler de Big Brother. Ce devait être vers les années 60, mais comment en être sûr ? Dans l’histoire du Parti, naturellement, Big Brother figurait comme chef et gardien de la Révolution depuis les pre- miers jours. Ses exploits avaient été peu à peu reculés dans le temps et ils s’étendaient maintenant jusqu’au monde fabuleux des années 40 et 30, à l’époque où les capitalistes, coiffés d’étranges chapeaux cylindriques, parcouraient les rues de Londres dans de grandes automobiles étincelantes ou dans des voitures vitrées tirées par des chevaux. Il était impossible de savoir jusqu ’à quel point la légende de Big Brother était vraie ou inventée. Winston ne pouvait même pas se rappeler à quelle date le Parti lui-même était né. Il ne croyait pas avoir jamais entendu le mot Angsoc avant 1960, mais il était possible que sous la forme « Socialisme anglais » qu’il avait dans l’Ancien Langage, il eût existé plus tôt. Tout se fondait dans le brouillard. Parfois, certainement, on pouvait poser le doigt sur un men- songe précis. Il était faux, par exemple, que le Parti, ainsi que le -43- clamaient les livres d’histoire, eût inventé les aéroplanes. Wins- ton se souvenait d’avoir vu des aéroplanes dès sa plus tendre enfance. Mais on ne pouvait rien prouver. Il n’y avait jamais de témoignage. Une seule fois, dans toute son existence, Winston avait tenu entre les mains la preuve écrite indéniable de la falsi- fication d’un fait historique. Et cette fois-là. .. — Smith ! cria la voix acariâtre dans le télécran, 6079 Smith W! Oui, vous-même! Baissez-vous plus bas, s’il vous plaît! Vous pouvez faire mieux que cela. Vous ne faites pas d’efforts. Plus bas, je vous prie ! Cette fois c’est mieux, camarade. Main- tenant, repos, tous, et regardez-moi. Le corps de Winston s’était brusquement recouvert d’une ondée de sueur chaude, mais son visage demeura absolument impassible. Ne jamais montrer d’épouvante ! Ne jamais montrer de ressentiment ! Un seul frémissement des yeux peut vous tra- hir. Winston resta debout à regarder tandis que la monitrice levait les bras au-dessus de la tête et, on ne pouvait dire avec grâce, mais avec une précision et une efficacité remarquables, se courba et rentra sous ses orteils la première phalange de ses doigts. — Voilà, camarades ! Voilà comment je veux vous voir faire ce mouvement. Regardez-moi. J’ai trente-neuf ans et j’ai quatre enfants. Maintenant, attention ! — Elle se pencha de nouveau. — Vous voyez que mes genoux ne sont pas pliés. Vous pouvez tous le faire, si vous voulez, ajouta-t-elle en se redressant. N’importe qui, au-dessous de quarante-cinq ans, est parfaitement capable de toucher ses orteils. Nous n’avons pas tous le privilège de nous battre sur le front, mais nous pouvons au moins nous gar- der en forme. Pensez à nos garçons qui sont sur le front de Ma- labar ! Pensez aux marins des Forteresses flottantes ! Imaginez ce qu’ils ont, eux, à endurer. Maintenant, essayez encore. C’est mieux, camarade, beaucoup mieux, ajouta-t-elle sur un ton en- courageant, comme Winston, pour la première fois depuis des _44_ années, réussissait, d’un brusque mouvement, à toucher ses or- teils sans plier les genoux. -45- CHAPITRE IV Avec le soupir inconscient et profond que la proximité même du télécran ne pouvait l’empêcher de pousser lorsqu’il commençait son travail journalier, Winston rapprocha de lui le phonoscript, souffla la poussière du microphone et mit ses lu- nettes. Il déroula ensuite et agrafa ensemble quatre petits cy- lindres de papier qui étaient déjà tombés du tube pneumatique qui se trouvait à la droite du bureau. Il y avait trois orifices aux murs de la cabine. À droite du phonoscript se trouvait un petit tube pneumatique pour les messages écrits. À gauche, il y avait un tube plus large pour les journaux. Dans le mur de côté, à portée de la main de Winston, il y avait une large fente ovale protégée par un grillage métal- lique. On se servait de cette fente pour jeter les vieux papiers. Il y avait des milliers et des milliers de fentes semblables dans l’édifice. Il s’en trouvait, non seulement dans chaque pièce mais, à de courts intervalles, dans chaque couloir. On les surnommait trous de mémoire. Lorsqu’un document devait être détruit, ou qu’on apercevait le moindre bout de papier qui traînait, on sou- levait le clapet du plus proche trou de mémoire, l’action était automatique, et on laissait tomber le papier, lequel était rapi- dement emporté par un courant d’air chaud jusqu’aux énormes fournaises cachées quelque part dans les profondeurs de l’édifice. Winston examina les quatre bouts de papier qu’il avait dé- roulés. Ils contenaient chacun un message d’une ou deux lignes seulement, dans le jargon abrégé employé au ministère pour le -46- service intérieur. Ce n’était pas exactement du novlangue, mais il comprenait un grand nombre de mots novlangue. Ces mes- sages étaient ainsi rédigés : tim es 17-3-84 discours malreporte’ afrique rectifier tim es 19-12-83 prévisions 3 ap 4€ trimestre 83 erreurs ty- po vérifier numéro de cejour. tim es 14-2-84 miniplein chocolat malcote’ rectifier tim es 3-12-83 report ordrejour bb trèsmauvais ref imper- sonnes re’crire entier soum ettrehaut anteclassem ent. Avec un léger soupir de satisfaction, Winston mit de côté le quatrième message. C’était un travail compliqué qui comportait des responsabilités et qu’il valait mieux entreprendre en dernier lieu. Les trois autres ne demandaient que de la routine, quoique le second impliquât probablement une fastidieuse étude de listes de chiffres. Winston composa sur le télécran les mots : « numéros an- ciens » et demanda les numéros du journal le Times qui lui étaient nécessaires. Quelques minutes seulement plus tard, ils glissaient du tube pneumatique. Les messages qu’il avait reçus se rapportaient à des articles, ou à des passages d’articles que, pour une raison ou pour une autre, on pensait nécessaire de modifier ou, plutôt, suivant le terme officiel, de rectifier. Par exemple, dans le Tim es du 17 mars, il apparaissait que Big Brother dans son discours de la veille, avait prédit que le front de l’Inde du Sud resterait calme. L’offensive eurasienne serait bientôt lancée contre l’Afrique du Nord. Or, le haut com- mandement eurasien avait lancé son offensive contre l’Inde du Sud et ne s’était pas occupé de l’Afrique du Nord. Il était donc _47_ nécessaire de réécrire le paragraphe erroné du discours de Big Brother afin qu’il prédise ce qui était réellement arrivé. De même, le Tim es du 19 décembre avait publié les prévi- sions officielles pour la production de différentes sortes de mar- chandises de consommation au cours du quatrième trimestre 1983 qui était en même temps le sixième trimestre du neuvième plan triennal. Le journal du jour publiait un état de la produc- tion réelle. Il en ressortait que les prévisions avaient été, dans tous les cas, grossièrement erronées. Le travail de Winston était de rectifier les chiffres primitifs pour les faire concorder avec les derniers parus. Quant au troisième message, il se rapportait à une simple erreur qui pouvait être corrigée en deux minutes. Il n’y avait pas très longtemps, c’était au mois de février, le ministère de l’Abondance avait publié la promesse (en termes officiels, l’engagem ent catégorique) de ne pas réduire la ration de choco- lat durant l’année 1984. Or, la ration, comme le savait Winston, devait être réduite de trente à vingt grammes à partir de la fin de la semaine. Tout ce qu’il y avait à faire, c’était de substituer à la promesse primitive l’avis qu’il serait probablement nécessaire de réduire la ration de chocolat dans le courant du mois d’avril. Dès qu’il avait fini de s’occuper de l’un des messages, Wins- ton agrafait ses corrections phonoscriptées au numéro corres- pondant du Tim es et les introduisait dans le tube pneumatique. Ensuite, d’un geste autant que possible inconscient, il chiffon- nait le message et les notes qu’il avait lui-même faites et les je- tait dans le trou de mémoire afin que le tout fût dévoré par les flammes. Que se passait-il dans le labyrinthe où conduisaient les pneumatiques ? Winston ne le savait pas en détail, mais il en connaissait les grandes lignes. Lorsque toutes les corrections qu’il était nécessaire d’apporter à un numéro spécial du Tim es -48- avaient été rassemblées et collationnées, le numéro était réim- primé. La copie originale était détruite et remplacée dans la col- lection par la copie corrigée. Ce processus de continuelles retouches était appliqué, non seulement aux journaux, mais aux livres, périodiques, pam- phlets, affiches, prospectus, films, enregistrements sonores, ca- ricatures, photographies. Il était appliqué à tous les genres ima- ginables de littérature ou de documentation qui pouvaient com- porter quelque signification politique ou idéologique. Jour par jour, et presque minute par minute, le passé était mis à jour. On pouvait ainsi prouver, avec documents à l’appui, que les prédic- tions faites par le Parti s’étaient trouvées vérifiées. Aucune opi- nion, aucune information ne restait consignée, qui aurait pu se trouver en conflit avec les besoins du moment. L’Histoire tout entière était un palimpseste gratté et réécrit aussi souvent que c’était nécessaire. Le changement effectué, il n’aurait été pos- sible en aucun cas de prouver qu’il y avait eu falsification. La plus grande section du Commissariat aux Archives, bien plus grande que celle où travaillait Winston, était simplement composée de gens dont la tâche était de rechercher et rassem- bler toutes les copies de livres, de journaux et autres documents qui avaient été remplacées et qui devaient être détruites. Un numéro du Tim es pouvait avoir été réécrit une douzaine de fois, soit par suite de changement dans la ligne politique, soit par suite d’erreurs dans les prophéties de Big Brother. Mais il se trouvait encore dans la collection avec sa date primitive. Aucun autre exemplaire n’existait qui pût le contredire. Les livres aussi étaient retirés de la circulation et plusieurs fois réécrits. On les rééditait ensuite sans aucune mention de modification. Même les instructions écrites que recevait Winston et dont il se débar- rassait invariablement dès qu’il n’en avait plus besoin, ne décla- raient ou n’impliquaient jamais qu’il s’agissait de faire un faux. Il était toujours fait mention de fautes, d’omissions, d’erreurs -49- typographiques, d’erreurs de citation, qu’il était nécessaire de corriger dans l’intérêt de l’exactitude. À proprement parler, il ne s’agit même pas de falsification, pensa Winston tandis qu’il rajustait les chiffres du ministère de l’Abondance. Il ne s’agit que de la substitution d’un non-sens à un autre. La plus grande partie du matériel dans lequel on trafi- quait n’avait aucun lien avec les données du monde réel, pas même cette sorte de lien que contient le mensonge direct. Les statistiques étaient aussi fantaisistes dans leur version originale que dans leur version rectifiée. On comptait au premier chef sur les statisticiens eux-mêmes pour qu’ils ne s’en souvinssent plus. Ainsi, le ministère de l’Abondance avait, dans ses prévi- sions, estimé le nombre de bottes fabriquées dans le trimestre à cent quarante-cinq millions de paires. Le chiffre indiqué par la production réelle était soixante-deux millions. Winston, cepen- dant, en récrivant les prévisions donna le chiffre de cinquante- sept millions, afin de permettre la déclaration habituelle que les prévisions avaient été dépassées. Dans tous les cas, soixante- deux millions n’était pas plus près de la vérité que cinquante- sept millions ou que cent quarante-cinq millions. Très proba- blement, personne ne savait combien, dans l’ensemble, on en avait fabriqué. Il se pouvait également que pas une seule n’ait été fabriquée. Et personne, en réalité, ne s’en souciait. Tout ce qu’on savait, c’est qu’à chaque trimestre un nombre astrono- mique de bottes étaient produites, sur le papier, alors que la moitié peut-être de la population de l’Océania marchait pieds nus. Il en était de même pour le report des faits de tous ordres, qu’ils fussent importants ou insignifiants. Tout s’évanouissait dans une ombre dans laquelle, finalement, la date même de l’année devenait incertaine. -50- Winston jeta un coup d’œil à travers la galerie. De l’autre côté, dans la cabine correspondant à la sienne, un petit homme d’aspect méticuleux, au menton bleui, nommé Tillotson, travail- lait avec ardeur. Il avait un journal plié sur les genoux et sa bouche était placée tout contre l’embouchure du phonoscript, comme s’il essayait de garder secret entre le télécran et lui ce qu’il disait. Il leva les yeux et ses verres lancèrent un éclair hos- tile dans la direction de Winston. Winston connaissait à peine Tillotson et n’avait aucune idée de la nature du travail auquel il était employé. Les gens du Commissariat aux Archives ne parlaient pas volontiers de leur travail. Dans la longue galerie sans fenêtres où l’on voyait une double rangée de cabines où l’on entendait un éternel bruit de papier froissé et le bourdonnement continu des voix qui mur- muraient dans les phonoscripts, il y avait bien une douzaine de personnes. Winston ne savait même pas leurs noms, bien qu’il les vît chaque jour se dépêcher dans un sens ou dans l’autre dans les couloirs ou gesticuler pendant les Deux Minutes de la Haine. Il savait que, dans la cabine voisine de la sienne, la petite femme rousse peinait, un jour dans l’autre, à rechercher dans la presse et à éliminer les noms des gens qui avaient été vaporisés et qui étaient par conséquent, considérés comme n’ayant jamais existé. Il y avait là un certain à-propos puisque son propre mari, deux ans plus tôt, avait été vaporisé. Quelques cabines plus loin, se trouvait une créature douce, effacée, rêveuse, nommée Ampleforth, qui avait du poil plein les oreilles et possédait un talent surprenant pour jongler avec les rimes et les mètres. Cet Ampleforth était employé à produire des versions inexactes — on les appelait « textes définitifs » — de poèmes qui étaient devenus idéologiquement offensants mais que pour une raison ou pour une autre, on devrait conserver dans les anthologies. -51- Et cette galerie, avec ses cinquante employés environ, n’était qu’une sous-section, un seul élément, en somme, de l’infinie complexité du Commissariat aux Archives. Plus loin, au-dessus, au-dessous, il y avait d’autres essaims de travailleurs engagés dans une multitude inimaginable d’activités. Il y avait les immenses ateliers d’impression, avec leurs sous-éditeurs, leurs experts typographes, leurs studios soigneu- sement équipés pour le truquage des photographies. Il y avait la section des programmes de télévision, avec ses ingénieurs, ses producteurs, ses équipes d’acteurs spécialement choisis pour leur habileté à imiter les voix. Il y avait les armées d’archivistes dont le travail consistait simplement à dresser les listes des livres et des périodiques qu’il fallait retirer de la circulation. Il y avait les vastes archives où étaient classés les documents corri- gés et les fournaises cachées où les copies originales étaient dé- truites. Et quelque part, absolument anonymes, il y avait les cerveaux directeurs qui coordonnaient tous les efforts et établis- saient la ligne politique qui exigeait que tel fragment du passé fût préservé, tel autre falsifié, tel autre encore anéanti. Et le Commissariat aux Archives n’était lui-même, en somme, qu’une branche du ministère de la Vérité, dont l’activité essentielle n’était pas de reconstruire le passé, mais de fournir aux citoyens de l’Océania des journaux, des films, des manuels, des programmes de télécran, des pièces, des romans, le tout accompagné de toutes sortes d’informations, d’instructions et de distractions imaginables, d’une statue à un slogan, d’un poème lyrique à un traité de biologie et d’un alphabet d’enfant à un nouveau dictionnaire novlangue. De plus, le ministère n’avait pas à satisfaire seulement les besoins du Parti, il avait encore à répéter toute l’opération à une échelle inférieure pour le bénéfice du prolétariat. -52- Il existait toute une suite de départements spéciaux qui s’occupaient, pour les prolétaires, de littérature, de musique, de théâtre et, en général, de délassement. La, on produisait des journaux stupides qui ne traitaient presque entièrement que de sport, de crime et d’astrologie, de petits romans à cinq francs, des films juteux de sexualité, des chansons sentimentales com- posées par des moyens entièrement mécaniques sur un genre de kaléidoscope spécial appelé versificateur. Il y avait même une sous-section entière — appelée, en no- vlangue, Pornosex — occupée à produire le genre le plus bas de pornographie. Cela s’expédiait en paquets scellés qu’aucun membre du Parti, à part ceux qui y travaillaient, n’avait le droit de regarder. Trois autres messages étaient tombés du tube pneumatique pendant que Winston travaillait. Mais ils traitaient de questions simples et Winston les avait liquidés avant d’être interrompu par les Deux Minutes de la Haine. Lorsque la Haine eut pris fin, il retourna à sa Cellule. Il prit sur une étagère le dictionnaire novlangue, écarta le phonoscript, essuya ses verres et s’attaqua au travail principal de la matinée. C’est dans son travail que Winston trouvait le plus grand plaisir de sa vie. Ce travail n’était, le plus souvent, qu’une fasti- dieuse routine. Mais il comprenait aussi des parties si difficiles et si embrouillées, que l’on pouvait s’y perdre autant que dans la complexité d’un problème de mathématique. Il y avait de délicats morceaux de falsification où l’on n’avait pour se guider que la connaissance des principes Angsoc et sa propre estimation de ce que le Parti attendait de vous. Winston était bon dans cette partie. On lui avait même parfois confié la rectification d’articles de fond du journal le Times, qui -53- étaient écrits entièrement en novlangue. Il déroula le message qu’il avait mis de côté plus tôt. Ce message était ainsi libellé : rimes 3-12-83 report ordrejour bb plusnonsatisf. ref no- nêtres récrire entier soum haut avantclassem ent En ancien langage (en anglais ordinaire) cela pouvait se traduire ainsi : Le compte rendu de l’ordre du jour de Big Brother, dans le numéro du journal le Tim es du 3 décembre 1983, est extrême- ment insatisfaisant et fait allusion à des personnes non exis- tantes. Récrire en entier et soumettre votre projet aux autorités compétentes avant d’envoyer au classement. Winston parcourut l’article incriminé. L’ordre du jour de Big Brother avait, semblait-il, principalement consisté en éloges adressés à une organisation connue sous les initiales C. C. F. F. qui fournissait des cigarettes et autres douceurs aux marins des Forteresses Flottantes. Un certain camarade Withers, membre éminent du Parti intérieur, avait été distingué, spécialement cité et décoré de la seconde classe de l’ordre du Mérite Insigne. Trois mois plus tard, le C. C. F. F. avait brusquement été dissous. Aucune raison n’avait été donnée de cette dissolution. On pouvait présumer que Withers et ses associés étaient alors en disgrâce, mais il n’y avait eu aucun commentaire de l’événement dans la presse ou au télécran. Ce n’était pas éton- nant, car il était rare que les criminels politiques fussent jugés ou même publiquement dénoncés. Les grandes épurations em- brassant des milliers d’individus, accompagnées du procès pu- blic de traîtres et de criminels de la pensée qui faisaient d’abjectes confessions de leurs crimes et étaient ensuite exécu- tés, étaient des spectacles spéciaux, montés environ une fois tous les deux ans. Plus communément, les gens qui avaient en- couru le déplaisir du Parti disparaissaient simplement et on -54- n’entendait plus jamais parler d’eux. On n’avait jamais le moindre indice sur ce qui leur était advenu. Dans quelques cas, ils pouvaient même ne pas être morts. Il y avait trente individus, personnellement connus de Winston qui, sans compter ses pa- rents, avaient disparu à une époque ou à une autre. Winston se gratta doucement le nez avec un trombone. Dans la cabine d’en face, le camarade Tillotson, ramassé sur son phonoscript, y déversait encore des secrets. Il leva un moment la tête. Même éclair hostile des lunettes. Winston se demanda si le camarade Tillotson faisait en ce moment le même travail que lui. C’était parfaitement plausible. Un travail si délicat n’aurait pu être confié à une seule personne. D’autre part, le confier à un comité eût été admettre ouvertement qu’il s’agissait d’une falsi- fication. Il y avait très probablement, en cet instant, une dou- zaine d’individus qui rivalisaient dans la fabrication de versions sur ce qu’avait réellement dit Big Brother. Quelque cerveau di- recteur du Parti intérieur sélectionnerait ensuite une version ou une autre, la ferait rééditer et mettrait en mouvement le com- plexe processus de contre-corrections et d’antéréférences qu’entraînerait ce choix. Le mensonge choisi passerait ensuite aux archives et deviendrait vérité permanente. Winston ne savait pas pourquoi Withers avait été disgracié. Peut-être était-ce pour corruption ou incompétence. Peut-être Big Brother s’était-il simplement débarrassé d’un subordonné trop populaire. Peut-être Withers ou un de ses proches avait-il été suspect de tendances hérétiques. Ou, ce qui était plus pro- bable, c’était arrivé simplement parce que les épurations et les vaporisations font nécessairement partie du mécanisme de l’Etat. Le seul indice réel reposait sur les mots : refnonêtres, qui indiquaient que Withers était actuellement mort. On ne pouvait toujours présumer que tel était le cas chaque fois que des gens étaient arrêtés. Quelquefois, ils étaient relâchés et on leur per- _55_ mettait de rester en liberté pendant un an ou même deux avant de les exécuter. Parfois, très rarement, un individu qu’on avait cru mort depuis longtemps réapparaissait comme un fantôme dans quelque procès public, impliquait par son témoignage une centaine d’autres personnes puis disparaissait, cette fois pour toujours. Withers, cependant, était déjà un nonêtre. Il n’existait pas, il n’avait jamais existé. Winston décida qu’il ne serait pas suffi- sant de se borner à inverser le sens de l’allocution de Big Bro- ther. Il valait mieux la faire rouler sur un sujet sans aucun rap- port avec le sujet primitif. Il aurait pu faire de ce discours l’habituelle dénonciation des traîtres et des criminels par la pensée, mais ce serait trop flagrant. Inventer une victoire sur le front ou quelque triomphe de la surproduction dans le Neuvième Plan triennal complique- rait trop le travail des Archives. Ce qu’il fallait, c’était un mor- ceau de pure fantaisie. L’image, toute prête, d’un certain cama- rade Ogilvy, qui serait récemment mort à la guerre en d’héroïques circonstances, lui vint soudain à l’esprit. En effet, Big Brother, en certaines circonstances, consacrait son ordre du jour à la glorification de quelque humble et simple soldat, membre du Parti, dont la vie aussi bien que la mort of- frait un exemple digne d’être suivi. Cette fois, Big Brother glori- fierait le camarade Ogilvy. À la vérité, il n’y avait pas de cama- rade Ogilvy, mais quelques lignes imprimées et deux photogra- phies maquillées l’amèneraient à exister. Winston réfléchit un moment, puis rapprocha de lui le phonoscript et se mit à dicter dans le style familier à Big Bro- ther. Un style à la fois militaire et pédant, facile à imiter à cause de l’habitude de Big Brother de poser des questions et d’y ré- pondre tout de suite. (« Quelle leçon pouvons-nous tirer de ce -56- fait, camarades ? La leçon... qui est aussi un des principes fon- damentaux de l’Angsoc...que...» et ainsi de suite.) À trois ans, le camarade Ogilvy refusait tous les jouets. Il n’acceptait qu’un tambour, une mitraillette et un hélicoptère en miniature. À six ans, une année à l’avance, par une dispense toute spéciale, il rejoignait les Espions. À neuf, il était chef de groupe. À onze, il dénonçait son oncle à la Police de la Pensée. Il avait entendu une conversation dont les tendances lui avaient paru criminelles. À dix-sept ans, il était moniteur d’une section de la Ligue Anti-Sexe des Juniors. À dix-neuf ans, il inventait une grenade à main qui était adoptée par le ministère de la Paix. Au premier essai, cette grenade tuait d’un coup trente prison- niers eurasiens. À vingt-trois ans, il était tué en service com- mandé. Poursuivi par des chasseurs ennemis, alors qu’il survo- lait l’océan Indien avec d’importantes dépêches, il s’était lesté de sa mitrailleuse, et il avait sauté, avec les dépêches et tout, de l’hélicoptère dans l’eau profonde. C’était une fin, disait Big Brother, qu’il était impossible de contempler sans un sentiment d’envie. Big Brother ajoutait quelques remarques sur la pureté et la rectitude de la vie du camarade Ogilvy. Il avait renoncé à tout alcool, même au vin et à la bière. Il ne fumait pas. Il ne prenait aucune heure de récréa- tion, sauf celle qu’il passait chaque jour au gymnase. Il avait fait vœu de célibat. Le mariage et le soin d’une famille étaient, pen- sait-il, incompatibles avec un dévouement de vingt-quatre heures par jour au devoir. Il n’avait comme sujet de conversa- tion que les principes de l’Angsoc. Rien dans la vie ne l’intéressait que la défaite de l’armée eurasienne et la chasse aux espions, aux saboteurs, aux criminels par la pensée, aux traîtres en général. Winston débattit s’il accorderait au camarade Ogilvy l’ordre du Mérite Insigne. Il décida que non, à cause du supplé- _57_ mentaire renvoi aux références que cette récompense aurait en- traîné. Il regarda une fois encore son rival de la cabine d’en face. Quelque chose lui disait que certainement Tillotson était occupé à la même besogne que lui. Il n’y avait aucun moyen de savoir qu’elle rédaction serait finalement adoptée, mais il avait la con- viction profonde que ce serait la sienne. Le camarade Ogilvy, inexistant une heure plus tôt, était maintenant une réalité. Une étrange idée frappa Winston. On pouvait créer des morts, mais il était impossible de créer des vivants. Le camarade Ogilvy, qui n’avait jamais existé dans le présent, existait maintenant dans le passé, et quand la falsification serait oubliée, son existence au- rait autant d’authenticité, autant d’évidence que celle de Char- lemagne ou de Jules César. -53- CHAPITRE V Dans la cantine au plafond bas, située dans un sous-sol profond, la queue pour le lunch avançait lentement par sac- cades. La pièce était déjà comble et le bruit assourdissant. À travers le grillage du comptoir, la fumée du ragoût se répandait avec une aigre odeur métallique qui ne couvrait pas entièrement le fumet du gin de la Victoire. À l’extrémité de la pièce, il y avait un petit bar. C’était un simple trou dans le mur où l’on pouvait acheter du gin à dix cents le grand verre à liqueur. « Voilà tout juste l’homme que je cherchais », dit une voix derrière Winston. Celui-ci se retourna. C’était son ami Syme, qui travaillait au Service des Recherches. Peut-être « ami» n’était-il pas tout à fait le mot juste. On n’avait pas d’amis, à l’heure actuelle, on avait des camarades. Mais il y avait des camarades dont la socié- té était plus agréable que celle des autres. Syme était un philo- logue, un spécialiste en novlangue. À la vérité, il était un des membres de l’énorme équipe d’experts occupés alors à compiler la onzième édition du dictionnaire novlangue. C’était un garçon minuscule, plus petit que Winston, aux cheveux noirs, aux yeux grands et globuleux, tristes et ironiques à la fois. Il paraissait scruter de près, en parlant, le visage de ceux à qui il s’adressait. — Je voulais vous demander si vous avez des lames de ra- soir, dit-il. — Pas une, répondit Winston avec une sorte de hâte qui dissimulait un sentiment de culpabilité. J’ai cherché partout, il n’en existe plus. -59- Tout le monde demandait des lames de rasoir. Il en avait actuellement deux neuves qu’il gardait précieusement. Depuis des mois, une disette de lames sévissait. Il y avait toujours quelque article de première nécessité que les magasins du Parti étaient incapables de fournir. Parfois c’étaient les boutons, par- fois la laine à repriser. D’autres fois, c’étaient les lacets de sou- liers. C’étaient maintenant les lames de rasoir qui manquaient. On ne pouvait mettre la main dessus, quand on y arrivait, qu’en trafiquant plus ou moins en cachette au marché « libre ». — Il y a six semaines que je me sers de la même lame, ajou- ta Winston qui mentait. La queue avançait d’une autre saccade. Lorsqu’elle s’arrêta, Winston se retourna encore vers Syme. Chacun d’eux préleva, dans une pile qui se trouvait au bord du comptoir, un plateau de métal graisseux. — Êtes-vous allé voir hier la pendaison des prisonniers ? demanda Syme. — Je travaillais, répondit Winston avec indifférence. Je ver- rai cela au télécran, je pense. — C’est un succédané tout à fait insuffisant, dit Syme. Ses yeux moqueurs dévisageaient Winston. « Je vous con- nais, semblaient-ils dire. Je vous perce à jour. Je sais parfaite- ment pourquoi vous n’êtes pas allé voir ces prisonniers. » Intellectuellement, Syme était d’une orthodoxie venimeuse. Il pouvait parler, avec une désagréable jubilation satisfaite, des raids d’hélicoptères sur les villages ennemis, des procès et des confessions des criminels de la pensée, des exécutions dans les caves du ministère de l’Amour. Pour avoir avec lui une conver- -60- sation agréable, il fallait avant tout l’éloigner de tels sujets et le pousser, si possible, à parler de la technicité du novlangue, ma- tière dans laquelle il faisait autorité et se montrait intéressant. Winston tourna légèrement la tête pour éviter le regard scruta- teur des grands yeux sombres. — C’était une belle pendaison, dit Syme, qui revoyait le spectacle. Mais je trouve qu’on l’a gâchée en attachant les pieds. J’aime les voir frapper du pied. J’aime surtout, à la fin, voir la langue se projeter toute droite et bleue, d’un bleu éclatant. Ce sont ces détails-là qui m’attirent. — Aux suivants, s’il vous plaît ! glapit la « prolétaire » en tablier bleu qui tenait une louche. Winston et Syme passèrent leurs plateaux sous le grillage. Sur chacun furent rapidement amoncelés les éléments du dé- jeuner réglementaire : un petit bol en métal plein d’un ragoût d’un gris rosâtre, un quignon de pain, un carré de fromage, une timbale de café de la Victoire, sans lait, et une tablette de sac- charine. — Il y a une table là-bas, sous le télécran, dit Syme. Nous prendrons un gin en passant. Le gin leur fut servi dans des tasses chinoises sans anse. Ils se faufilèrent à travers la salle encombrée et déchargèrent leurs plateaux sur la surface métallique d’une table. Sur un coin de cette table, quelqu’un avait laissé une plaque de ragoût, im- monde brouet liquide qui ressemblait à une vomissure. Winston saisit sa tasse de gin, s’arrêta un instant pour prendre son élan et avala le liquide médicamenteux à goût d’huile. Des larmes lui firent clignoter les yeux. Il s’aperçut soudain, quand il les eut essuyées, qu’il avait faim. Il se mit à avaler des cuillerées de ce ragoût qui montrait, au milieu d’une abondante lavasse, des cubes d’une spongieuse substance rosâtre qui était probable- -61- ment une préparation de viande. Aucun d’eux ne parla avant qu’ils n’eussent vidé leurs récipients. À la table qui se trouvait à gauche, un peu en arrière de Winston, quelqu’un parlait avec volubilité, sans arrêt. C’était un baragouinage discordant presque analogue à un caquetage d’un canard, qui perçait à tra- vers le vacarme ambiant. — Comment va le dictionnaire ? demanda Winston en éle- vant la voix pour dominer le bruit. — Lentement, répondit Syme. J’en suis aux adjectifs. C’est fascinant. Le visage de Syme s’était immédiatement éclairé au seul mot de dictionnaire. Il poussa de côté le récipient qui avait con- tenu le ragoût, prit d’une main délicate son quignon de pain, de l’autre son fromage et se pencha au-dessus de la table pour se faire entendre sans crier. — La onzième édition est l’édition définitive, dit-il. Nous donnons au novlangue sa forme finale, celle qu’il aura quand personne ne parlera plus une autre langue. Quand nous aurons terminé, les gens comme vous devront le réapprendre entière- ment. Vous croyez, n’est-ce pas, que notre travail principal est d’inventer des mots nouveaux ? Pas du tout ! Nous détruisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots. Nous taillons le langage jusqu’à l’os. La onzième édition ne renfermera pas un seul mot qui puisse vieillir avant l’année 2050. Il mordit dans son pain avec appétit, avala deux bouchées, puis continua à parler avec une sorte de pédantisme passionné. Son mince visage brun s’était animé, ses yeux avaient perdu leur expression moqueuse et étaient devenus rêveurs. -62- — C’est une belle chose, la destruction des mots. Naturel- lement, c’est dans les verbes et les adjectifs qu’il y a le plus de déchets, mais il y a des centaines de noms dont on peut aussi se débarrasser. Pas seulement les synonymes, il y a aussi les anto- nymes. Après tout, quelle raison d’exister y a-t-il pour un mot qui n’est que le contraire d’un autre ? Les mots portent en eux- mêmes leur contraire. Prenez « bon », par exemple. Si vous avez un mot comme « bon » quelle nécessité y a-t-il à avoir un mot comme « mauvais» ? «Inbon » fera tout aussi bien, mieux même, parce qu’il est l’opposé exact de bon, ce que n’est pas l’autre mot. Et si l’on désire un mot plus fort que « bon », quel sens y a-t-il à avoir toute une chaîne de mots vagues et inutiles comme « excellent », « splendide » et tout le reste ? « Plusbon » englobe le sens de tous ces mots, et, si l’on veut un mot encore plus fort, il y a « double-plusbon ». Naturellement, nous em- ployons déjà ces formes, mais dans la version définitive du no- vlangue, il n’y aura plus rien d’autre. En résumé, la notion com- plète du bon et du mauvais sera couverte par six mots seule- ment, en réalité un seul mot. Voyez-vous, Winston, l’originalité de cela ? Naturellement, ajouta-t-il après coup, l’idée vient de Big Brother. Au nom de Big Brother, une sorte d’ardeur froide flotta sur le visage de Winston. Syme, néanmoins, perçut immédiatement un certain manque d’enthousiasme. — Vous n’appréciez pas réellement le novlangue, Winston, dit-il presque tristement. Même quand vous écrivez, vous pen- sez en ancilangue. J’ai lu quelques-uns des articles que vous écrivez parfois dans le Tim es. Ils sont assez bons, mais ce sont des traductions. Au fond, vous auriez préféré rester fidèle à l’ancien langage, à son imprécision et ses nuances inutiles. Vous ne saisissez pas la beauté qu’il y a dans la destruction des mots. Savez-vous que le novlangue est la seule langue dont le vocabu- laire diminue chaque année ? -63- Winston l’ignorait, naturellement. Il sourit avec sympathie, du moins il l’espérait, car il n’osait se risquer à parler. Syme prit une autre bouchée de pain noir, la mâcha rapi- dement et continua : — Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous les concepts nécessaires se- ront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera délimité. Toutes les significations subsidiaires seront sup- primées et oubliées. Déjà, dans la onzième édition, nous ne sommes pas loin de ce résultat. Mais le processus continuera encore longtemps après que vous et moi nous serons morts. Chaque année, de moins en moins de mots, et le champ de la conscience de plus en plus restreint. Il n’y a plus, dès mainte- nant, c’est certain, d’excuse ou de raison au crime par la pensée. C’est simplement une question de discipline personnelle, de maîtrise de soi-même. Mais même cette discipline sera inutile en fin de compte. La Révolution sera complète quand le langage sera parfait. Le novlangue est l’angsoc et l’angsoc est le no- vlangue, ajouta-t-il avec une sorte de satisfaction mystique. Vous est-il jamais arrivé de penser, Winston, qu’en l’année 2050, au plus tard, il n’y aura pas un seul être humain vivant capable de comprendre une conversation comme celle que nous tenons maintenant ? — Sauf.., commença Winston avec un accent dubitatif, mais il s’interrompit. Il avait sur le bout de la langue les mots : « Sauf les prolé- taires », mais il se maîtrisa. Il n’était pas absolument certain que cette remarque fût tout à fait orthodoxe. Syme, cependant, avait deviné ce qu’il allait dire. -64- — Les prolétaires ne sont pas des êtres humains, dit-il né- gligemment. Vers 2050, plus tôt probablement, toute connais- sance de l’ancienne langue aura disparu. Toute la littérature du passé aura été détruite. Chaucer, Shakespeare, Milton, Byron n’existeront plus qu’en versions novlangue. Ils ne seront pas changés simplement en quelque chose de différent, ils seront changés en quelque chose qui sera le contraire de ce qu’ils étaient jusque-là. Même la littérature du Parti changera. Même les slogans changeront. Comment pourrait-il y avoir une devise comme « La liberté c’est l’esclavage » alors que le concept même de la liberté aura été aboli ? Le climat total de la pensée sera autre. En fait, il n’y aura pas de pensée telle que nous la comprenons maintenant. Orthodoxie signifie non-pensant, qui n’a pas besoin de pensée, l’orthodoxie, c’est l’inconscience. « Un de ces jours, pensa soudain Winston avec une convic- tion certaine, Syme sera vaporisé. Il est trop intelligent. Il voit trop clairement et parle trop franchement. Le Parti n’aime pas ces individus-là. Un jour, il disparaîtra. C’est écrit sur son vi- sage.» Winston avait fini son pain et son fromage. Il se tourna un peu de côté sur sa chaise pour boire son café. À la table qui se trouvait à sa gauche, l’homme à la voix stridente continuait im- pitoyablement à parler. Une jeune femme, qui était peut-être sa secrétaire et qui tournait le dos à Winston, l’écoutait et semblait approuver avec ardeur tout ce qu’il disait. De temps en temps, Winston saisissait quelques remarques comme « Je pense que vous avez raison à un tel point ! », « Si vous saviez comme je vous approuve », émises d’une voix féminine jeune et plutôt sotte. Mais l’autre ne s’arrêtait jamais, même quand la fille par- lait. Winston connaissait l’homme de vue. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il occupait un poste important au Commissariat aux Romans. C’était un homme d’environ trente ans, au cou musclé, à la bouche large et frémissante. Sa tête était légèrement rejetée en arrière et, à cause de l’angle sous lequel il était assis, ses lu- -65- nettes réfractaient la lumière et présentaient, à la place des yeux, deux disques vides. Ce qui était légèrement horrible, c’est qu’il était presque impossible de distinguer un seul mot du flot de paroles qui se déversait de sa bouche. Une fois seulement, Winston perçut une phrase (« complète et finale élimination de Goldstein ») lancée brusquement, avec volubilité et d’un bloc, semblait-il, comme une ligne de caractères typographiques composée pleine. Le reste n’était qu’un bruit, qu’un caquetage. Pourtant, bien qu’on ne pût entendre, on ne pouvait avoir aucun doute sur la nature générale de ce que disait l’homme. Peut-être dénonçait-il Goldstein et demandait-il des mesures plus sévères contre les criminels par la pensée et les saboteurs; peut-être fulminait-il contre les atrocités de l’armée eurasienne; peut- être encore glorifiait-il Big Brother et les héros du front de Ma- labar. Peu importait. Quel que fût le sujet de sa conversation, on pouvait être sûr que tous les mots en étaient d’une pure ortho- doxie, d’un pur angsoc. Tandis qu’il regardait le visage sans yeux dont la mâchoire manœuvrait rapidement dans le sens vertical, Winston avait l’étrange impression que cet homme n’était pas un être humain réel, mais quelque chose comme un mannequin articulé: ce n’était pas le cerveau de l’homme qui s’exprimait, c’était son larynx. La substance qui sortait de lui était faite de mots, mais ce n’était pas du langage dans le vrai sens du terme. C’était un bruit émis en état d’inconscience, comme le caquetage d’un ca- nard. Syme, depuis un moment, était silencieux et traçait des dessins avec le manche de sa cuiller dans la flaque de ragoût. La voix, à l’autre table, continuait son caquetage volubile, aisément audible en dépit du vacarme environnant. — Il y a un mot en novlangue, dit Syme, je ne sais si vous le connaissez: canelangue, « caquetage du canard ». Üest un de ces mots intéressants qui ont deux sens opposés. Appliqué à un -66- adversaire, c’est une insulte. Adressé à quelqu’un avec qui l’on est d’accord, c’est un éloge. « Indubitablement, Syme sera vaporisé », pensa de nou- veau Winston. Il le pensa avec une sorte de tristesse, bien qu’il sût que Syme le méprisait et éprouvait pour lui une légère anti- pathie. Syme était parfaitement capable de le dénoncer comme criminel par la pensée s’il voyait une raison quelconque de le faire. Il y avait quelque chose qui clochait subtilement chez Syme. Quelque chose lui manquait. Il manquait de discrétion, de réserve, d’une sorte de stupidité restrictive. On ne pouvait dire qu’il ne fût pas orthodoxe. Il croyait aux principes de l’angsoc, il vénérait Big Brother, il se réjouissait des victoires, il détestait les hérétiques, et pas simplement avec sincérité, mais avec une sorte de zèle incessant, un savoir chaque jour révisé dont n’approchaient pas les membres ordinaires du Parti. Ce- pendant, une équivoque et bizarre atmosphère s’attachait à lui. Il disait des choses qu’il aurait mieux valu taire, il avait lu trop de livres, il fréquentait le café du Châtaignier, rendez-vous de peintres et de musiciens. Il n’y avait pas de loi, même pas de loi verbale, qui défendît de fréquenter le café du Châtaignier, ce- pendant, y aller constituait en quelque sorte un mauvais pré- sage. Les vieux meneurs discrédités du Parti avaient l’habitude de se réunir là avant qu’ils fussent finalement emportés par l’épuration. Goldstein lui-même, disait-on, avait parfois été vu là, il y avait des dizaines d’années. Le sort de Syme n’était pas difficile à prévoir. C’était un fait, pourtant, que s’il soupçonnait, ne fût-ce que trois secondes, la nature des opinions de Winston, il le dénonce- rait instantanément à la Police de la Pensée. Ainsi, d’ailleurs, ferait n’importe qui, mais Syme, plus sûrement que tout autre. Ce zèle, cependant, était insuffisant. La suprême orthodoxie était l’incon science. Syme leva les yeux. « Voilà Parsons », dit-il. _67_ Quelque chose dans le son de sa voix sembla ajouter : « Ce bougre d’imbécile. » Parsons, colocataire de Winston au bloc de la Victoire, se faufilait en effet à travers la salle. C’était un gros homme de taille moyenne, aux cheveux blonds et au visage de grenouille. À trente-cinq ans, il prenait déjà de la graisse et montrait des rou- leaux au cou et à la taille, mais ses gestes étaient vifs et puérils. Toute son apparence rappelait celle d’un petit garçon trop pous- sé, si bien qu’en dépit de la combinaison réglementaire qu’il portait, il était presque impossible de l’imaginer autrement que vêtu du short bleu, de la chemise grise et du foulard rouge des Espions. Lorsqu’on l’évoquait, on se représentait toujours des genoux à fossettes et des manches roulées sur des avant-bras dodus. Parsons, en fait, revenait invariablement au short chaque fois qu’une sortie collective ou une autre activité phy- sique lui en fournissait le prétexte. Il les salua tous deux d’un joyeux « holà ! » et s’assit à leur table. Il dégageait une forte odeur de sueur. Des gouttes recou- vraient tout son visage rosé. Son pouvoir de transpiration était extraordinaire. Au Centre communautaire, on pouvait toujours, par l’humidité du manche de la raquette, savoir s’il avait joué au pin g-pon g. Syme avait sorti une bande de papier sur laquelle il y avait une longue colonne de mots et il étudiait, un crayon à encre à la main. — Regardez-le travailler à l’heure du déjeuner, dit Parsons en poussant Winston du coude. C’est du zèle, hein ? Qu’est-ce que vous avez là, vieux frère ? Quelque chose d’un peu trop sa- vant pour moi, je suppose. Smith, mon vieux, je vais vous dire pourquoi je vous poursuis. C’est à cause de cette cotisation que vous avez oublié de me payer. -63- — Quelle cotisation ? demanda Winston en se tâtant les oches automati uement our trouver de la monnaie. P q P Un quart environ du salaire de chaque individu était réser- vé aux souscriptions volontaires, lesquelles étaient si nom- breuses qu’il était difficile d’en tenir une comptabilité. — Pour la Semaine de la Haine. On collecte maison par maison, vous savez ce que c’est. Je suis le trésorier de notre immeuble. Nous faisons un effort prodigieux. Nous allons pou- voir en mettre plein la vue. Ce ne sera pas ma faute, je vous le dis, si ce vieux bloc de la Victoire n’a pas le plus bel assortiment de drapeaux de toute la rue. C’est deux dollars que vous m’avez promis. Winston trouva deux dollars graisseux et sales qu’il tendit à Parsons. Celui-ci, de l’écriture nette des illettrés, nota le mon- tant de la somme sur un petit carnet. — À propos, vieux, dit-il, on m’a raconté que mon petit co- quin de garçon a lâché sur vous hier un coup de son lance- pierres. Je lui ai pas mal lavé la tête. En fait, je lui ai dit que je lui enlèverais son engin s’il recommençait. — Je crois qu’il était un peu bouleversé de ne pas aller à l’exécution, dit Winston. — Ah ! Oui ! Je veux dire, il montre un bon esprit, n’est-ce pas ? Des petits galopins, bien turbulents, tous les deux, mais vous parlez d’une ardeur ! Ils ne pensent qu’aux Espions. À la guerre aussi, naturellement. Savez-vous ce qu’a fait mon numé- ro de petite fille samedi dernier, quand elle était avec sa troupe sur la route de Bukhamsted ? Elle et deux autres petites filles se sont échappées pendant la marche. Elles ont passé tout l’après- midi, figurez-vous, à suivre un type. Pendant deux heures, elles -69- n’ont pas quitté ses talons, droit dans le bois et, quand elles sont arrivées à Amersham, elles l’ont fait prendre par une patrouille. — Pourquoi ont-elles fait cela ? demanda Winston un peu abasourdi. Parsons continua sur un ton triomphant : — La gosse était convaincue qu’il était une sorte d’agent de l’ennemi. Il avait pu être parachuté, par exemple. Mais là est le point, mon vieux. Qu’est-ce que vous croyez qui a en premier lieu éveillé ses soupçons ? Elle avait remarqué qu’il portait de drôles de chaussures. Elle dit qu’elle n’avait jamais vu personne porter des chaussures pareilles. Il y avait donc des chances pour qu’il soit un étranger. Assez fort, pas ? pour une gamine de sept ans. — Qu’est-ce qui est arrivé à l’homme ? demanda Winston. — Ça, je ne pourrais pas vous le dire, naturellement, mais je ne serais pas du tout surpris si... Ici Parsons fit le geste d’épauler un fusil et fit claquer sa langue pour imiter la détonation. — Bien, dit Syme distraitement, sans lever les yeux de sa bande de papier. — Naturellement, nous devons nous méfier de tout, convint Winston. — Ce que je veux dire, c’est que nous sommes en guerre, dit Parsons. Comme pour confirmer ces mots, un appel de clairon fut lancé du télécran juste au-dessus de leurs têtes. Cette fois, pour- _70_ tant, ce n’était pas la proclamation d’une victoire militaire, mais simplement une annonce du ministère de l’Abondance. — Camarades ! cria une jeune voix ardente. Attention, ca- marades! Nous avons une grande nouvelle pour vous. Nous avons gagné la bataille de la production ! Les statistiques, main- tenant complètes, du rendement dans tous les genres de pro- duits de consommation, montrent que le standard de vie s’est élevé de rien moins que vingt pour cent au-dessus du niveau de celui de l’année dernière. Il y a eu ce matin, dans tout l’Océania d’irrésistibles manifestations spontanées de travailleurs qui sont sortis des usines et des bureaux et ont défilé avec des ban- nières dans les rues. Ils criaient leur gratitude à Big Brother pour la vie nouvelle et heureuse que sa sage direction nous a procurée. Voici quelques-uns des chiffres obtenus: Denrées alimentaires... La phrase, « notre vie nouvelle et heureuse », revint plu- sieurs fois. C’était, depuis peu, une phrase favorite du ministère de l’Abondance. Parsons, son attention éveillée par l’appel du clairon, écoutait bouche bée, avec une sorte de solennité, de pieux ennui. Il ne pouvait suivre les chiffres, mais il n’ignorait pas qu’ils étaient une cause de satisfaction. Il avait sorti une pipe énorme et sale, déjà bourrée à moitié de tabac noirci. Avec la ration de cent grammes par semaine de tabac, il était rare- ment possible de remplir une pipe jusqu’au bord. Winston fu- mait une cigarette de la Victoire qu’il tenait soigneusement ho- rizontale. La nouvelle ration ne serait pas distribuée avant le lendemain et il ne lui restait que quatre cigarettes. Il avait pour l’instant fermé ses oreilles au bruit de la salle et écoutait les ba- livernes qui ruisselaient du télécran. Il apparaissait qu’il y avait même eu des manifestations pour remercier Big Brother d’avoir augmenté jusqu’à vingt grammes par semaine la ration de cho- colat. _71_ Et ce n’est qu’hier, réfléchit-il, qu’on a annoncé que la ra- tion allait être réduite à vingt grammes par semaine. Est-il pos- sible que les gens avalent cela après vingt-quatre heures seule- ment ? Oui, ils l’avalaient. Parsons l’avalait facilement, avec une stupidité animale. La créature sans yeux de l’autre table l’avalait passionnément, fanatiquement, avec un furieux désir de tra- quer, de dénoncer et de vaporiser quiconque s’aviserait de sug- gérer que la ration était de trente grammes, il n’y avait de cela qu’une semaine. Syme lui aussi avalait cela, par des chemine- ments, toutefois, plus complexes qui impliquaient la double- pensée. Winston était-il donc le seul à posséder une mémoire ? Les fabuleuses statistiques continuaient à couler du télé- cran. Comparativement à l’année précédente, il y avait plus de nourriture, plus de maisons, plus de meubles, plus de casse- roles, plus de combustible, plus de navires, plus d’hélicoptères, plus de livres, plus de bébés, plus de tout en dehors de la mala- die, du crime et de la démence. D’année en année, de minute en minute, tout, les choses, les gens, tout s’élevait, dans un bour- donnement. Winston, comme Syme l’avait fait plus tôt, avait pris sa cuiller et barbotait dans la sauce pâle qui coulait sur la table. Il étirait en un dessin une longue bande de cette sauce et songeait avec irritation aux conditions matérielles de la vie. Est-ce qu’elle avait toujours été ainsi ? Est-ce que la nourriture avait toujours eu ce goût-là ? Il jeta un regard circulaire dans la cantine. Une salle comble, au plafond bas, aux murs salis par le contact de corps innombrables. Des tables et des chaises de métal cabossé, placées si près les unes des autres que les coudes des gens se touchaient. Des cuillers tordues. Des plateaux bosselés. De gros- sières tasses blanches. Toutes les surfaces graisseuses et de la crasse dans toutes les fentes. Une odeur composite et aigre de mauvais gin, de mauvais café, de ragoût métallique et de vête- ments sales. On avait toujours dans l’estomac et dans la peau _72_ une sorte de protestation, la sensation qu’on avait été dupé, dé- possédé de quelque chose à quoi on avait droit. Il était vrai que Winston ne se souvenait de rien qui fût très différent. À aucune époque dont il pût se souvenir avec préci- sion, il n’y avait eu tout à fait assez à manger. On n’avait jamais eu de chaussettes ou de sous-vêtements qui ne fussent pleins de trous. Le mobilier avait toujours été bosselé et branlant, les pièces insuffisamment chauffées, les rames de métro bondées, les maisons délabrées, le pain noir. Le thé était une rareté, le café avait un goût d’eau sale, les cigarettes étaient en nombre insuffisant. Rien n’était bon marché et abondant, à part le gin synthétique. Cet état de chose devenait plus pénible à mesure que le corps vieillissait mais, de toute façon, que quelqu’un fût écœuré par l’inconfort, la malpropreté et la pénurie, par les in- terminables hivers, par les chaussettes gluantes, les ascenseurs qui ne marchaient jamais, l’eau froide, le savon gréseux, les ci- garettes qui tombaient en morceaux, les aliments infects au goût étrange, n’était-ce pas un signe que l’ordre naturel des choses était violé. Pourquoi avait-il du mal à supporter la vie actuelle, si ce n’est qu’il y avait une sorte de souvenir ancestral d’une époque où tout était différent ? Encore une fois, Winston fit du regard le tour de la cantine. Presque tous étaient laids et ils auraient encore été laids, même s’ils avaient été vêtus autrement que de la combinaison bleue d’uniforme. À l’extrémité de la pièce, assis seul à une table, un petit homme, qui ressemblait curieusement à un scarabée, bu- vait une tasse de café. Ses petits yeux lançaient des regards soupçonneux de chaque côté. Comme il est facile à condition d’éviter de regarder autour de soi, pensa Winston, de croire que le type physique idéal fixé par le Parti existait, et même prédo- minait: garçons grands et musclés, filles à la poitrine abon- dante, blonds, pleins de vitalité, bronzés par le soleil, insou- ciants. Actuellement, autant qu’il pouvait en juger, la plupart des gens de la Première Région Aérienne étaient petits, bruns et _73_ disgracieux. Il était curieux de constater combien le type scara- bée proliférait dans les ministères. On y voyait de petits hommes courtauds qui, très tôt, devenaient corpulents. Ils avaient de petites jambes, des mouvements rapides et précipi- tés, des visages gras sans expression, de très petits yeux. C’était le type qui semblait prospérer le mieux sous la domination du Parti. L’annonce du ministère de l’Abondance s’acheva sur un autre appel de clairon et fit place à une musique criarde. Par- sons, que le bombardement des chiffres avait animé d’un vague enthousiasme, enleva sa pipe de sa bouche. — Le ministère de l’Abondance a certainement fait du bon travail cette année, dit-il en secouant la tête d’un air entendu. À propos, vieux Smith, je suppose que vous n’avez aucune lame de rasoir à me céder ? — Pas une, répondit Winston. Il y a six semaines que je me sers de la même lame moi-même. — Ah ! bon. Je voulais seulement tenter ma chance, vieux. — Je regrette, dit Winston. La voix cancanante, à l’autre table, momentanément ré- duite au silence pendant l’annonce du ministère, avait recom- mencé à se faire entendre plus forte que jamais. Winston se surprit soudain à penser à Mme Parsons. Il re- voyait ses cheveux en mèches, la poussière des plis de son vi- sage. D’ici deux ans, ses enfants la dénonceraient à la Police de la Pensée. Mme Parsons serait vaporisée. Syme serait vaporisé. Winston serait vaporisé. O’Brien serait vaporisé. D’autre part, Parsons, lui, ne serait jamais vaporisé. La créature sans yeux à la voix de canard ne serait jamais vaporisée. Les petits hommes _74_ scarabées qui se hâtaient avec tant d’agilité dans le labyrinthe des couloirs du ministère ne seraient jamais, eux non plus, va- porisés. Et la fille aux cheveux noirs, la fille du Commissariat aux Romans, elle non plus, ne serait jamais vaporisée. Il sem- blait à Winston qu’il savait, instinctivement, qui survivrait et qui périrait, bien qu’il ne fût pas facile de dire quel élément entraî- nait la survivance. Il sortit à ce moment de sa rêverie avec un violent sursaut. La fille assise à la table voisine s’était à demi retournée et le re- gardait. C’était la fille aux cheveux noirs. Elle le regardait du coin de l’œil, mais avec une curieuse intensité. Dès que leurs regards se rencontrèrent, elle détourna les yeux. Winston eut le dos mouillé de sueur. Un horrible frisson de terreur l’étreignit. La souffrance disparut presque aussitôt, mais non sans laisser une sorte de malaise irritant. Pourquoi le sur- veillait-elle ? Pourquoi s’obstinait-elle à le poursuivre ? Il ne pouvait malheureusement pas se rappeler si elle était déjà à cette table quand il était arrivé ou si elle y était venue après. Mais la veille, de toute façon, elle s’était assise immédiatement derrière lui quand il n’y avait pour cela aucune raison. Très pro- bablement, son but réel avait été de l’écouter pour savoir s’il criait assez fort. Sa première idée lui revint. Elle n’était probablement pas réellement un membre de la Police de la Pensée, mais c’était précisément l’espion amateur qui était le plus à craindre de tous. Il ne savait pas depuis combien de temps elle le regardait. Peut-être était-ce depuis cinq bonnes minutes et il était possible que Winston n’ait pas maîtrisé complètement l’expression de son visage. Il était terriblement dangereux de laisser les pensées s’égarer quand on était dans un lieu public ou dans le champ d’un télécran. La moindre des choses pouvait vous trahir. Un tic nerveux, un inconscient regard d’anxiété, l’habitude de mar- monner pour soi-même, tout ce qui pouvait suggérer que l’on _75_ était anormal, que l’on avait quelque chose à cacher. En tout cas, porter sur son visage une expression non appropriée (pa- raître incrédule quand une victoire était annoncée, par exemple) était en soi une offense punissable. Il y avait même en no- vlangue un mot pour désigner cette offense. On l’appelait face- crzm e. La fille lui avait de nouveau tourné le dos. Peut-être après tout ne le suivait-elle pas réellement. Peut-être n’était-ce qu’une coïncidence si elle s’était assise si près de lui deuxjours de suite. Sa cigarette s’était éteinte. Il la déposa avec précaution au bord de la table. Il finirait de la fumer après son travail s’il pou- vait garder le tabac qui restait. Il était tout à fait possible que la personne assise à la table voisine fût une espionne. Il était tout à fait possible qu’avant trois jours il se trouvât dans les caves du ministère de l’Amour, mais un bout de cigarette ne devait pas être gâché. Syme avait plié sa bande de papier et l’avait rangée dans sa poche. Parsons recommença à parler. — Est-ce que je vous ai déjà raconté, vieux, commença-t-il en tapotant autour de lui le tuyau de sa pipe, que mes deux ga- mins ont mis le feu à la jupe d’une vieille du marché? Ils l’avaient vue envelopper du saucisson dans une affiche de B.B. Ils se sont glissés derrière elle et ils ont mis le feu à sa jupe avec une boîte d’allumettes. Ils lui ont fait une très mauvaise brûlure, je crois. Quels petits coquins, pas ? mais malins comme des re- nards ! C’est une éducation de premier ordre qu’on leur donne maintenant, aux Espions, meilleure même que de mon temps. Dites, que croyez-vous qu’on leur ait donné dernièrement ? Des cornets acoustiques pour écouter par les trous des serrures ! Ma petite fille en a apporté un à la maison l’autre soir. Elle l’a es- sayé sur la porte de notre salon et elle estime qu’elle peut en- tendre deux fois mieux qu’avec son oreille sur le trou. Naturel- _76_ lement, Vous savez, ce n’est qu’un jouet, mais cela leur donne de bonnes idées, pas ? Le télécran, à ce moment, émit un coup de sifflet perçant. C’était le signal de la reprise du travail. Les trois hommes bon- dirent sur leurs pieds et se joignirent à la bousculade autour des ascenseurs. Le reste du tabac tomba de la cigarette de Winston. _77_ CHAPITRE VI Winston écrivait dans son journal : Il y a de cela trois ans. C’était par un sombre après-midi, dans une étroite rue de traverse, près de l’une des grandes gares de chemin defer. Elle était deboutprès d’un porche, sous un réverbère qui éclairait à peine. Elle avait un visage jeune, recouvert d’une épaisse couche de fard. C’est en réalité le fard qui m ’attire, sa blancheur analogue à celle d’un masque, et le rouge éclatant des lèvres. Les femmes du Parti ne fardent ja- mais leur visage. Il n ’y avait personne d’autre dans la rue, pas de télécran. Elle dit deux dollars. Je... Il était pour l’instant trop difficile de continuer. Winston ferma les yeux et les pressa de ses doigts, pour essayer d’en ex- purger le tableau qui s’obstinait à revenir. Il sentait le désir, presque irrésistible, de proférer à tue-tête un chapelet d’injures, ou de se cogner la tête contre le mur, ou de donner des coups de pieds à la table et de lancer l’encrier par la fenêtre, de faire n’importe quoi de violent, de bruyant ou de douloureux qui pourrait brouiller et effacer le souvenir qui le tourmentait. « Le pire ennemi, réfléchit-il, est le système nerveux. À n’importe quel moment, la tension intérieure peut se manifester par quelque symptôme visible.» Il pensa à un homme qu’il avait croisé dans la rue il y avait quelques semaines, un homme d’aspect tout à fait quelconque, un membre du Parti, de trente- cinq ans ou quarante ans, assez grand, mince, qui portait une serviette. Ils étaient à quelques mètres l’un de l’autre. Le côté gauche du visage de l’homme fut soudain tordu par une sorte de spasme. Cela se produisit encore juste quand ils se croisaient. _7g_ Ce n’était qu’une crispation, un frémissement, aussi rapide que le déclic d’un obturateur de caméra, mais visiblement habituel. Winston se souvint d’avoir pensé à ce moment: ce pauvre diable est perdu. L’effrayant était que ce tic était peut-être in- conscient. Le danger le plus grand était celui de parler en dor- mant. Mais, autant que pouvait le savoir Winston, il n’y avait aucun moyen de se garantir contre ce danger-là. Il reprit son souffle et continua à écrire : Je la suivis à travers le porche et une cour intérieure jusqu ’à une cuisine en sous-sol. Ily avait un lit contre le mur et, sur la table, une lampe dont la flamme était très basse. Elle... Les dents de Winston étaient glacées. Il aurait aimé cra- cher. En même temps qu’à la femme du sous-sol, il pensait à Catherine, sa femme. Il était marié, ou, tout au moins, s’était marié. Il était probablement encore marié car, pour autant qu’il le sût, sa femme n’était pas morte. Il lui sembla respirer encore la chaude odeur lourde de la cuisine du sous-sol, une odeur composée de punaises, de vêtements sales, de mauvais parfums à bon marché, mais pourtant attirante, parce que les femmes du Parti ne se servaient jamais de parfum et on ne pouvait les ima- giner parfumées. Seuls, les prolétaires se servaient de parfums. Dans son esprit, l’odeur était inextricablement mêlée à l’idée de fornication. Son aventure avec cette femme avait été son premier écart après deux ans environ. Fréquenter les prostituées était naturel- lement défendu, mais c’était une de ces règles qu’on pouvait parfois prendre sur soi de transgresser. C’était dangereux, mais ce n’était pas une question de vie ou de mort. Être pris avec une prostituée pouvait signifier cinq ans de travaux forcés, pas plus, si l’on n’avait commis aucune autre offense. Et c’était assez fa- cile, pourvu qu’on pût éviter d’être pris sur le fait. Les quartiers pauvres fourmillaient de femmes prêtes à se vendre. Quelques- _79_ unes pouvaient même être achetées avec une bouteille de gin, liquide que les prolétaires étaient censés ne pas boire. Tacitement, le Parti était même enclin à encourager la prostitution pour laisser une soupape aux instincts qui ne pou- vaient être entièrement refoulés. La simple débauche n’avait pas beaucoup d’importance aussi longtemps qu’elle était furtive et sans joie et n’engageait que les femmes d’une classe méprisée et déshéritée. Le crime impardonnable était le contact sexuel entre membres du Parti. Mais, bien que ce fût l’un des crimes que les accusés confessaient invariablement lors des grandes épura- tions, il était difficile d’imaginer qu’un tel contact pourrait sur- venir actuellement. Le but du Parti n’était pas simplement d’empêcher les hommes et les femmes de se vouer une fidélité qu’il pourrait être difficile de contrôler. Son but inavoué, mais réel, était d’enlever tout plaisir à l’acte sexuel. Ce n’était pas tellement l’amour, mais l’érotisme qui était l’ennemi, que ce fût dans le mariage ou hors du mariage. Tous les mariages entre membres du Parti devaient être approuvés par un comité appointé et, bien que le principe n’en eût jamais été clairement établi, la permission était toujours refusée quand les membres du couple en question donnaient l’impression d’être physiquement attirés l’un vers l’autre. La seule fin du mariage qui fût admise était de faire naître des enfants pour le service du Parti. Le commerce sexuel devait être considéré comme une opération sans importance, légère- ment dégoûtante, comme de prendre un lavement. Cela non plus n’avait jamais été exprimé franchement mais, d’une ma- nière indirecte, on le rabâchait dès l’enfance à tous les membres du Parti. Il y avait même des organisations, comme celle de la ligue Anti-Sexe des Juniors, qui plaidaient en faveur du célibat pour les deux sexes. Tous les enfants devraient être procréés par -30- insémination artificielle (artsem, en novlangue) et élevés dans des institutions publiques. Winston savait que ce n’était pas avancé tout à fait sérieusement, mais ce genre de concept s’accordait avec l’idéologie générale du Parti. Le Parti essayait de tuer l’instinct sexuel ou, s’il ne pouvait le tuer, de le dénaturer et de le salir. Winston ne savait pas pourquoi il en était ainsi, mais il semblait naturel qu’il en fût ainsi et, en ce qui concernait les femmes, les efforts du Parti étaient largement couronnés de succès. Il pensa de nouveau à Catherine. Il devait y avoir neuf, dix, peut-être onze ans qu’ils s’étaient séparés. Qu’il pensât si peu à elle, c’était tout de même curieux. Il était capable d’oublier pen- dant des jours qu’il avait jamais été marié. Ils étaient restés en- semble environ quinze mois seulement. Le Parti ne permettait pas le divorce, mais il encourageait plutôt les séparations lors- qu’il n’y avait pas d’enfants. Catherine était une fille grande, blonde, très droite, aux gestes magnifiques. Elle avait un visage hardi, aquilin, un visage que l’on aurait pu qualifier de noble si l’on ne découvrait que, derrière ce visage, il n’y avait à peu près rien. Tout au début de leur vie conjugale, il avait décidé (mais peut-être était-ce seule- ment parce qu’il la connaissait plus intimement) qu’elle avait, sans contredit, l’esprit le plus stupide, le plus vulgaire, le plus vide qu’il eût jamais rencontré. Elle n’avait pas une idée dans la tête qui ne fût un slogan et il n’y avait aucune imbécillité, abso- lument aucune, qu’elle ne fût capable d’avaler si le Parti la lui suggérait. Il la surnomma mentalement : « L’enregistrement sonore. » Cependant, il aurait supporté de vivre avec elle s’il n’y avait eu, précisément, le sexe. Dès qu’il la touchait, elle semblait reculer et se roidir. L’embrasser était comme embrasser une image de bois articulée. Ce qui était étrange, c’est que même quand elle semblait le serrer contre elle, il avait l’impression qu’elle le repoussait en même temps de toutes ses forces. C’était -81- la rigidité de ses muscles qui produisait cette impression. Elle restait étendue, les yeux fermés, sans résister ni coopérer, mais en se soumettant. C’était extrêmement embarrassant et, après quelque temps, horrible. Même alors, il aurait supporté pour- tant de vivre avec elle s’il avait été entendu qu’il y avait entre eux une séparation de corps. Mais, assez curieusement, c’est Catherine qui avait refusé. Ils devaient, disait-elle, donner nais- sance à un enfant, s’ils le pouvaient. La performance continua donc une fois par semaine, régulièrement. Elle avait même l’habitude, chaque fois que ce n’était pas impossible, de la lui rappeler le matin, comme une chose qui devait être faite le soir et qu’on ne devait pas oublier. Elle avait deux phrases pour dé- signer cela. L’une était : « fabriquer un bébé » et l’autre : « Notre devoir envers le Parti. » (Oui, elle avait réellement em- ployé cette phrase.) Il se mit très vite à éprouver un véritable sentiment de frayeur chaque fois que le jour fixé revenait. Heu- reusement, aucun enfant n’apparut et, à la fin, elle accepta de renoncer à essayer. Bientôt après, ils se séparaient. Winston soupira sans bruit. Il reprit sa plume et écrivit : Elle se jeta sur le lit et, tout de suite, sans aucune sorte de préliminaire, de la façon la plus grossière et la plus horrible que l’on puisse imaginer, elle releva sa jupe. Il se vit là, debout dans la lumière obscure avec, dans les narines, l’odeur de punaises et du parfum à bon marché et, dans le cœur, un sentiment de défaite et de rancune qui, même alors, était mêlé au souvenir du corps blanc de Catherine, figé à jamais par le pouvoir hypnotique du Parti. Pourquoi devait-il toujours en être ainsi ? Pourquoi ne pouvait-il avoir une femme à lui et non, à des années d’intervalle, ces immondes mégères ? Mais une réelle aventure d’amour était un événement presque inima- ginable. Les femmes du Parti étaient toutes semblables. La chasteté était aussi profondément enracinée chez elles que la fidélité au Parti. Le sentiment naturel leur avait été arraché par -82- des conditions de vie spéciales, appliquées très tôt, par des jeux et par l’eau froide, par les absurdités qu’on leur cornait aux oreilles à l’école, chez les Espions, à la Ligue de la Jeunesse, par des lectures, des parades, des chansons, des slogans, de la mu- sique martiale. Sa raison lui disait qu’il devait y avoir des excep- tions, mais son cœur n’en croyait rien. Elles étaient toutes im- prenables, telles que le Parti entendait qu’elles fussent et ce qu’il désirait plus encore que d’être aimé, c’était, une seule fois dans sa vie, abattre ce mur de vertu. L’acte sexuel accompli avec suc- cès était un acte de rébellion. Le désir était un crime de la pen- sée. Éveiller les sens de Catherine, bien qu’elle fût sa femme, eût été, s’il avait pu y parvenir, comme une violation. Mais le reste de son histoire valait d’être écrit. Il continua : Je tournai le bouton de la lampe. Quand je la vis en pleine lumière... Après l’obscurité, la faible lumière de la lampe à pétrole avait paru très brillante. Pour la première fois, il avait pu voir la femme distinctement. Il s’était avancé d’un pas vers elle puis s’était arrêté, plein de convoitise et de terreur. Il était doulou- reusement conscient du risque qu’il courait en venant là. Il était parfaitement possible que les policiers le cueillent à la sortie. À bien y penser, ils étaient peut-être en ce moment en train de l’attendre de l’autre côté de la porte. S’il s’en allait sans même faire ce qu’il était venu faire ?... Il devait l’écrire, il devait le confesser. Ce qu’il avait sou- dain vu à la lumière de la lampe, c’est que la femme était vieille. Son visage était plâtré d’une telle épaisseur de fard qu’il sem- blait pouvoir craquer comme un masque de carton. Il y avait des raies blanches dans sa chevelure, mais le détail vraiment hor- rible est que sa bouche, qui s’était un peu ouverte, ne révélait qu’une noirceur caverneuse. Elle n’avait pas de dents du tout. -33- Winston écrivit rapidement, d’une écriture griffonnée : À la lumière, je vis qu ’elle était tout à fait une vieille- femme, de cinquante ans au moins. Mais j’allai de l’avant et le fis tout de même. Il pressa de nouveau ses paupières de ses doigts. Il l’aVait enfin écrit, mais cela ne changeait rien. La thérapeutique n’aVait pas agi. Le besoin de crier des mots sales à tue-tête était aussi Violent que jamais. -84- CHAPITRE VII S’il y a un espoir, écrivait Winston, il réside chez les prolé- faires. S’il y avait un espoir, il devait en effet se trouver chez les prolétaires car là seulement, dans ces fourmillantes masses dé- daignées, quatre-vingt-cinq pour cent de la population de l’Océania, pourrait naître la force qui détruirait le Parti. Le Parti ne pouvait être renversé de l’intérieur. Ses ennemis, s’il en avait, ne possédaient aucun moyen de se grouper ou même de se re- connaître les uns les autres. Si même la légendaire Fraternité existait, ce qui était possible, il était inconcevable que ses membres puissent se rassembler en nombre supérieur à deux ou trois. La rébellion, chez eux, c’était un regard des yeux, une inflexion de voix, au plus, un mot chuchoté à l’occasion. Mais les prolétaires n’auraient pas besoin de conspirer, si seulement ils pouvaient, d’une façon ou d’une autre, prendre conscience de leur propre force. Ils n’avaient qu’à se dresser et se secouer comme un cheval qui s’ébroue pour chasser les mouches. S’ils le voulaient, ils pouvaient dès le lendemain souffler sur le Parti et le mettre en pièces. Sûrement, tôt ou tard, il leur viendrait à l’idée de le faire ? Et pourtant ! Il se souvint qu’une fois, alors qu’il descendait une rue bondée de gens, une effrayante clameur d’une centaine de voix, des voix de femmes, avait éclaté un peu plus loin, dans une rue transversale. C’était un formidable cri de colère et de désespoir, un « Oh-o-o-oh ! » profond et retentissant dont l’écho se pro- longeait comme le son d’une cloche. Son cœur avait bondi. « On a commencé avait-il pensé. Une émeute ! À la fin, les prolétaires brisent leurs chaînes. » -35- Quand il arriva à l’endroit du vacarme, ce fut pour voir une cohue de deux ou trois cents femmes pressées autour des étals d’un marché en plein air. Elles avaient des visages aussi tra- giques que si elles avaient été les passagers condamnés d’un bateau en train de sombrer. Mais à ce moment, le désespoir gé- néral se brisa en une multitude de querelles individuelles. Il ap- parut qu’à un des étals on vendait des casseroles de fer-blanc. C’était une camelote misérable, mais les ustensiles de cuisine étaient toujours difficiles à obtenir. Le stock s’était brusque- ment épuisé. Les femmes qui avaient réussi à en avoir, poussées et bousculées par les autres, essayaient de se retirer avec leurs casseroles, tandis que des douzaines d’autres criaient autour de l’étal, accusaient le vendeur de favoritisme et prétendaient qu’il avait des casseroles en réserve quelque part. Il y eut une nouvelle explosion de glapissements. Deux femmes énormes, dont l’une avait les cheveux défaits, s’étaient emparées de la même casserole et essayaient de se l’arracher l’une l’autre des mains. Elles tirèrent violemment toutes deux un moment, puis le manche se détacha: Winston les regarda avec dégoût. Pourtant, quelle puissance presque effrayante avait un moment sonné dans ce crijailli de quelques centaines de gosiers seulement. Comment se faisait-il qu’ils ne pouvaient jamais crier ainsi pour des raisons importantes ? Winston écrivit : Ils ne se révolteront que lorsquils seront devenus cons- cients et ils ne pourront devenir conscients qu ’après s’être re’- volte’s. « Cela, pensa-t-il, pourrait presque être une transcription de l’un des manuels du Parti.» Le Parti prétendait, naturelle- ment, avoir délivré les prolétaires de l’esclavage. Avant la Révo- lution, ils étaient hideusement opprimés par les capitalistes. Ils -36- étaient affamés et fouettés. Les femmes étaient obligées de tra- vailler dans des mines de charbon (des femmes, d’ailleurs, tra- vaillaient encore dans des mines de charbon). Les enfants étaient vendus aux usines à l’âge de six ans. Mais en même temps que ces déclarations, en vertu des principes de la double-pensée, le Parti enseignait que les prolé- taires étaient des inférieurs naturels, qui devaient être tenus en état de dépendance, comme les animaux, par l’application de quelques règles simples. En réalité, on savait peu de chose des prolétaires. Il n’était pas nécessaire d’en savoir beaucoup. Aussi longtemps qu’ils continueraient à travailler et à engendrer, leurs autres activités seraient sans importance. Laissés à eux-mêmes, comme le bétail lâché dans les plaines de l’Argentine, ils étaient revenus à un style de vie qui leur paraissait naturel, selon une sorte de canon ancestral. Ils naissaient, ils poussaient dans la rue, ils allaient au travail à partir de douze ans. Ils traversaient une brève période de beauté florissante et de désir, ils se ma- riaient à vingt ans, étaient en pleine maturité à trente et mou- raient, pour la plupart, à soixante ans. Le travail physique épui- sant, le souci de la maison et des enfants, les querelles mes- quines entre voisins, les films, le football, la bière et, surtout, le jeu, formaient tout leur horizon et comblaient leurs esprits. Les garder sous contrôle n’était pas difficile. Quelques agents de la Police de la Pensée circulaient constamment parmi eux, répan- daient de fausses rumeurs, notaient et éliminaient les quelques individus qui étaient susceptibles de devenir dangereux. On n’essayait pourtant pas de les endoctriner avec l’idéologie du Parti. Il n’était pas désirable que les prolétaires puissent avoir des sentiments politiques profonds. Tout ce qu’on leur demandait, c’était un patriotisme primitif auquel on pouvait faire appel chaque fois qu’il était nécessaire de leur faire accepter plus d’heures de travail ou des rations plus réduites. Ainsi, même quand ils se fâchaient, comme ils le faisaient par- fois, leur mécontentement ne menait nulle part car il n’était pas _g7_ soutenu par des idées générales. Ils ne pouvaient le concentrer que sur des griefs personnels et sans importance. Les maux plus grands échappaient invariablement à leur attention. La plupart des prolétaires n’avaient même pas de télécrans chez eux. La police civile elle-même se mêlait très peu de leurs affaires. La criminalité, à Londres, était considérable. Il y avait tout un État dans l’État, fait de voleurs, de bandits, de prostituées, de mar- chands de drogue, de hors-la-loi de toutes sortes. Mais comme cela se passait entre prolétaires, cela n’avait aucune importance. Pour toutes les questions de morale, on leur permettait de suivre leur code ancestral. Le puritanisme sexuel du Parti ne leur était pas imposé. L’inversion sexuelle n’était pas punie, le divorce était autorisé. Entre parenthèses, la dévotion religieuse elle-même aurait été autorisée si les prolétaires avaient mani- festé par le moindre signe qu’ils la désiraient ou en avaient be- soin. Ils étaient au-dessous de toute suspicion. Comme l’exprimait le slogan du Parti: « Les prolétaires et les animaux sont libres. » Winston se baissa et gratta avec précaution son ulcère va- riqueux qui commençait à le démanger. Ce à quoi on revenait invariablement, était l’impossibilité de savoir ce qu’avait réel- lement été la vie avant la Révolution. Il prit dans son tiroir un exemplaire d’un manuel d’histoire à l’usage des enfants, qu’il avait emprunté à Mme Parsons, et se mit à en copier un passage dans son journal. Le voici : Anciennement, avant la glorieuse Révolution, Londres n’e’tait pas la superbe cite’ que nous connaissons aujourd’hui. C’e’tait une ville sombre, sale, misérable, ou presque personne n’avait suffisamment de nourriture, ou des centaines et des milliers de pauvres gens n’avaient pas de chaussures aux pieds, ni même de toit sous lequel ils pussent dormir. Des en- fants, pas plus âgés que vous, devaient travailler douze heures parjour pour des maîtres cruels qui lesfouettaient s’ils travail- laient trop lentement et ne les nourrissaient que de croûtes de -33- pain rassis et d’eau. Au milieu de cette horrible pauvreté, il y avait quelques belles maisons, hautes et larges, ou vivaient des hommes riches qui avaient pour les servir jusqu’à trente do- mestiques. C’e’taient des hommes gras et laids, aux visages cruels, comme celui que vous voyez sur l’image de la page ci- contre. Vous pouvez voir qu ’il est vêtu d’une longue veste noire appele’e redingote et qu’il est coiffe’ d’un e’trange chapeau lui- sant, en forme de tuyau de poêle, qu ’on appelait haut-de- forme. C’e’tait l’uniforme des capitalistes, et personne d’autre n ’avait la permission de le porter. Les capitalistes possédaient tout et tous les autres hommes e’taient leurs esclaves. Ils posse’daient toute la terre, toutes les maisons, toutes les usines, tout l’argent. Ils pouvaient, si quelqu ’un leur de’sobe’issait, le jeter en prison, ou lui enlever son gagne-pain et lefaire mourir defaim. Quand une personne ordinaire parlait à un capitaliste, elle devait prendre une atti- tude servile, saluer, enlever sa casquette et donner du << Mon- seigneur ». Le chefde tous les capitalistes s’appelait le Roi et... Mais Winston savait le reste de l’énumération. On men- tionnerait les évêques et leurs manches de fine batiste, les juges dans leurs robes d’hermine, les piloris de toutes sortes, les mou- lins de discipline, le chat à neuf queues, le banquet du Lord Maire, la coutume d’embrasser l’orteil du pape. Il y avait aussi, ce qu’on appelait le droit de cuissage qui n’était probablement pas mentionné dans un livre pour enfants. C’était la loi qui don- nait aux capitalistes le droit de coucher avec n’importe laquelle des femmes qui travaillaient dans leurs usines. Comment, dans ce récit, faire la part du mensonge ? Ce pouvait être vrai, que le niveau humain fût plus élevé après qu’avant la Révolution. La seule preuve du contraire était la pro- testation silencieuse que l’on sentait dans la moelle de ses os, c’était le sentiment instinctif que les conditions dans lesquelles -89- on vivait étaient intolérables et, qu’à une époque quelconque, elles devaient avoir été différentes. L’idée lui vint que la vraie caractéristique de la vie moderne était, non pas sa cruauté, son insécurité, mais simplement son aspect nu, terne, soumis. La vie, quand on regardait autour de soi, n’offrait aucune ressemblance, non seulement avec les mensonges qui s’écoulaient des télécrans, mais même avec l’idéal que le Parti essayait de réaliser. D’importantes tranches de vie, même pour un membre du Parti, étaient neutres et en dehors de la poli- tique : peiner à des travaux ennuyeux, se battre pour une place dans le métro, repriser des chaussettes usées, mendier une ta- blette de saccharine, mettre de côté un bout de cigarette. L’idéal fixé par le Parti était quelque chose d’énorme, de terrible, de rayonnant, un monde d’acier et de béton, de machines mons- trueuses et d’armes terrifiantes, une nation de guerriers et de fanatiques qui marchaient avec un ensemble parfait, pensaient les mêmes pensées, clamaient les mêmes slogans, qui perpétuel- lement travaillaient, luttaient, triomphaient et persécutaient, c’étaient trois cents millions d’êtres aux visages semblables. La réalité montrait des cités délabrées et sales où des gens sous-alimentés traînaient çà et là des chaussures crevées, dans des maisons du dix-neuvième siècle rafistolées qui sentaient toujours le chou et les cabinets sans confort. Winston avait, de Londres, la vision d’une cité vaste et en ruine, peuplée d’un million de poubelles et, mêlé à cette vision, il voyait un portrait de Mme Parsons, d’une femme au visage ridé et aux cheveux en mèches, farfouillant sans succès, dans un tuyau de vidange bouché. Il se baissa et gratta encore son cou-de-pied. Tout au long du jour et de la nuit, les télécrans vous cassaient les oreilles avec -90- des statistiques qui prouvaient que les gens, aujourd’hui, avaient plus de nourriture, plus de vêtements, qu’ils avaient des maisons plus confortables, des distractions plus agréables, qu’ils vivaient plus longtemps, travaillaient moins d’heures, étaient plus gros, en meilleure santé, plus forts, plus heureux, plus intelligents, mieux élevés que les gens d’il y avait cinquante ans. Pas un mot de ces statistiques ne pouvait jamais être prou- vé ou réfuté. Le Parti prétendait, par exemple, qu’aujourd’hui quarante pour cent des prolétaires adultes savaient lire et écrire. Avant la Révolution, disait-on, leur nombre était seulement de quinze pour cent. Le Parti clamait que le taux de mortalité in- fantile était maintenant de cent soixante pour mille seulement, tandis qu’avant la Révolution il était de trois cents pour mille. Et ainsi de tout. C’était comme si on avait une seule équation à deux inconnues. Il se pouvait fort bien que littéralement tous les mots des livres d’histoire, même ce que l’on acceptait sans discussion, soient purement fantaisistes. Pour ce qu’on en savait, il se pou- vait qu’il n’y eût jamais eu de loi telle que le droit de cuissage, ou de créature telle que le capitaliste, ou de chapeau tel que le haut-de-forme. Tout se perdait dans le brouillard. Le passé était raturé, la rature oubliée et le mensonge devenait vérité. Une seule fois, au cours de sa vie — après l’événement, c’est ce qui comptait —, il avait possédé la preuve palpable, irréfutable, d’un acte de falsifi- cation. Il l’avait tenue entre ses doigts au moins trente secondes. Ce devait être en 1973. En tout cas, c’était à peu près à l’époque où Catherine et lui s’étaient séparés. Mais la date à considérer était antérieure de sept ou huit années. L’histoire commença en vérité vers 1965, à l’époque des grandes épurations par lesquelles les premiers meneurs de la Révolution furent balayés pour toujours. Vers 1970, il n’en res- tait aucun, sauf Big Brother lui-même. Tous les autres, à ce -91- moment, avaient été démasqués comme traîtres et contre- révolutionnaires. Goldstein s’était enfui, et se cachait nul ne sa- vait où. Pour ce qui était des autres, quelques-uns avaient sim- plement disparu. Mais la plupart avaient été exécutés après de spectaculaires procès publics au cours desquels ils confessaient leurs crimes. Parmi les derniers survivants, il y avait trois hommes nommés Jones, Aaronson et Rutherford. Ce devait être en 1965 que ces trois-là avaient été arrêtés. Comme il arrivait souvent, ils avaient disparu pendant plus d’un an, de sorte qu’on ne sa- vait pas s’ils étaient vivants ou morts puis, soudain, on les avait ramenés à la lumière afin qu’ils s’accusent, comme à l’ordinaire. Ils s’étaient accusés d’intelligence avec l’ennemi (à cette date aussi, l’ennemi c’était l’Eurasia), de détournement des fonds publics, du meurtre de divers membres fidèles au Parti, d’intrigues contre la direction de Big Brother, qui avaient com- mencé longtemps avant la Révolution, d’actes de sabotage qui avaient causé la mort de centaines de milliers de personnes. Après ces confessions, ils avaient été pardonnés, réintégrés dans le Parti et nommés à des postes honorifiques qui étaient en fait des sinécures. Tous trois avaient écrit de longs et abjects articles dans le Times pour analyser les raisons de leur défection et promettre de s’amender. Quelque temps après leur libération, Winston les avait vus tous trois au Café du Châtaignier. Il se rappelait cette sorte de fascination terrifiée qui l’avait incité à les regarder du coin de l’œil. C’étaient des hommes beaucoup plus âgés que lui, des re- liques de l’ancien monde, les dernières grandes figures peut- être des premiers jours héroïques du Parti. Le prestige de la lutte clandestine et de la guerre civile s’attachait encore à eux dans une faible mesure. Winston avait l’impression, bien que -92- déjà à cette époque, les faits et les dates fussent confus, qu’il avait su leurs noms bien des années avant celui de Big Brother. Mais ils étaient aussi des hors-la-loi, des ennemis, des intou- chables, dont le destin, inéluctable, était la mort dans une année ou deux. Aucun de ceux qui étaient tombés une fois entre les mains de la Police de la Pensée, n’avait jamais, en fin de compte, échappé. C’étaient des corps qui attendaient d’être renvoyés à leurs tombes. Aux tables qui les entouraient, il n’y avait personne. Il n’était pas prudent d’être même seulement vu dans le voisinage de telles personnes. Ils étaient assis silencieux, devant des verres de gin parfumé au clou de girofle qui était la spécialité du café. Des trois, c’était Rutherford qui avait le plus impressionné Winston. Rutherford avait, à un moment, été un caricaturiste fameux dont les dessins cruels avaient aidé à enflammer l’opinion avant et après la Révolution. Maintenant encore, à de longs inter- valles, ses caricatures paraissaient dans le Tim es. Ce n’étaient que des imitations de sa première manière. Elles étaient curieu- sement sans vie et peu convaincantes. Elles n’offraient qu’un rabâchage des thèmes anciens: logements des quartiers sor- dides, enfants affamés, batailles de rues, capitalistes en haut-de- forme (même sur les barricades, les capitalistes semblaient en- core s’attacher à leurs hauts-de-forme). C’était un effort infini et sans espoir pour revenir au passé. Rutherford était un homme monstrueux, aux cheveux gris, graisseux, en crinière, au visage couturé, à la peau flasque, aux épaisses lèvres négroïdes. Il de- vait avoir été extrêmement fort. Mais son grand corps s’affaissait, s’inclinait, devenait bossu, s’éparpillait dans tous les sens. Il semblait s’effondrer sous les yeux des gens comme une montagne qui s’émiette. Il était trois heures de l’après-midi, heure où il n’y a per- sonne. Winston ne pouvait maintenant se souvenir comment il -93- avait pu se trouver au café à cette heure-là. L’endroit était presque vide. Une musique douce coulait lentement des télé- crans. Les trois hommes étaient assis dans leur coin, presque sans bouger, et sans parler. Le garçon, sans attendre la com- mande, apporta des verres de gin frais. Il y avait à côté d’eux, sur la table, un jeu d’échecs dont les pièces étaient en place, mais aucun jeu n’avait commencé. Il arriva alors un accident au télécran, pendant peut-être une demi-minute. L’air qui se jouait changea et le ton de la musique aussi. Il y eut alors...mais c’était un son difficile à décrire, c’était une note spéciale, syncopée, dans laquelle entrait du braiement et du rire. Winston l’appela en lui-même une note jaune. Une voix, ensuite, chanta dans le télécran : Sous le châtaignier qui s’e’tale, Je vous ai vendu, vous m ’avez vendu. Ils reposent là-bas. Nous sommes étendus, Sous le châtaignier qui s’e’tale. Les trois hommes n’avaient pas bougé, mais quand Wins- ton regarda le visage ravagé de Rutherford, il vit que ses yeux étaient pleins de larmes. Et il remarqua pour la première fois, avec comme un frisson intérieur, mais sans savoir pourtant pourquoi il frissonnait, qu’Aaronson et Rutherford avaient tous deux le nez cassé. Un peu plus tard, tous trois furent arrêtés. Il apparut qu’ils s’étaient engagés dans de nouvelles conspirations dès l’instant de leur libération. À leur second procès, ils confessèrent encore leurs anciens crimes ainsi que toute une suite de nouveaux. Ils furent exécutés et leur vie fut consignée dans les annales du Parti, pour servir d’avertissement à la postérité. Environ cinq ans après, en 1973, Winston déroulait une liasse de documents qui venait de tomber du tube pneumatique sur son bureau quand il tomba sur un fragment de papier qui _94_ avait probablement été glissé parmi les autres puis oublié. Il ne l’avait pas étalé que, déjà, il avait vu ce qu’il signifiait. C’était une demi-page déchirée d’un numéro du Times d’il y avait dix ans — comme c’était la moitié supérieure de la page, elle portait la date. Cette page présentait une photo des délégués à une réu- nion du Parti qui se tenait à New York. Au milieu du groupe, on pouvait remarquer Jones, Aaronson et Rutherford. On ne pou- vait se tromper. D’ailleurs leurs noms figuraient dans la lé- gende, au-dessous de la photo. Le fait était qu’aux deux procès les trois hommes avaient confessé qu’à cette date ils se trouvaient sur le sol eurasien. Ils avaient pris l’avion à un aérodrome secret du Canada pour aller à un rendez-vous quelque part en Sibérie. La, ils avaient conféré avec des membres de l’état-major eurasien à qui ils avaient con- fié d’importants secrets militaires. La date s’était fixée dans la mémoire de Winston parce qu’il se trouvait que, par hasard, c’était le jour de la Saint-Jean. Mais l’histoire complète devait se retrouver sur d’innombrables autres documents. Il n’y avait qu’une seule conclusion possible, les confessions étaient des mensonges. Naturellement, cette conclusion n’était pas en elle-même une découverte. Même à cette époque, Winston n’imaginait pas que les gens qui étaient anéantis au cours des épurations avaient réellement commis les crimes dont on les accusait. Mais ceci était une preuve concrète. C’était un fragment du passé aboli. C’était le fossile qui, découvert dans une couche de terrain où on ne croyait pas le trouver, détruit une théorie géologique. Ce document, s’il avait pu être publié et expliqué, aurait suffi pour faire sauter le Parti et le réduire en poussière. Winston avait continué à travailler. Sitôt qu’il avait vu ce qu’était la photographie et ce qu’elle signifiait, il l’avait recou- verte d’une autre feuille de papier. Heureusement, quand il -95- l’avait déroulée, elle s’était trouvée à l’envers par rapport au té- lécran. Il posa son sous-main sur ses genoux et recula sa chaise pour se placer aussi loin que possible du télécran. Garder un visage impassible n’était pas difficile et, avec un effort, on peut contrôler jusqu’au rythme de sa respiration. Mais on ne peut maîtriser les battements de son cœur et le télécran était assez sensible pour les relever. Il laissa passer, autant qu’il put en juger, dix minutes, pen- dant lesquelles il fut tourmenté par la crainte que ne le trahisse quelque accident — un courant d’air inattendu, par exemple, qui soufflerait sur son bureau. Ensuite, sans la découvrir, il jeta la photographie avec d’autres vieux papiers dans le trou de mé- moire. En moins d’une minute peut-être, elle avait dû être ré- duite en cendres. L’incident avait eu lieu dix, onze ans plus tôt. Aujourd’hui, probablement, Winston aurait gardé la photographie. Il était curieux que le fait de l’avoir tenue entre ses doigts semblait constituer pour lui une différence, même à cette heure où la photographie elle-même, aussi bien que l’événement qu’elle rappelait, n’était qu’un souvenir. « L’emprise du Parti sur le passé était-elle moins forte, se demanda-t-il, du fait qu’une pièce qui n’existait plus avait à un moment existé ? » Mais à l’heure actuelle, en supposant qu’elle eût pu être, d’une manière quelconque ressuscitée de ses cendres, la photo- graphie n’aurait même pas constitué une preuve. Au moment où Winston l’avait découverte, déjà l’Océania n’était plus en guerre contre l’Eurasia, et il aurait fallu que ce fût en faveur des agents de l’Estasia que les trois hommes trahis- sent leur pays. Depuis, il y avait eu d’autres changements. Deux ? Trois ? Winston ne pouvait se rappeler combien. Très -96- probablement, les confessions avaient été récrites et récrites encore, si bien que les faits et dates primitifs n’avaient plus la moindre signification. Le passé, non seulement changeait, mais changeait continuellement. Ce qui affligeait le plus Winston et lui donnait une sensa- tion de cauchemar, c’est qu’il n’avait jamais clairement compris pourquoi cette colossale imposture était entreprise. Les avan- tages immédiats tirés de la falsification du passé étaient évi- dents, mais le mobile final restait mystérieux. Il reprit sa plume et écrivit : Je comprends comment. Je ne comprends pas pourquoi. Il se demanda, comme il l’avait fait plusieurs fois déjà, s’il n’était pas lui-même fou. Peut-être un fou n’était-il qu’une mi- norité réduite à l’unité. À une certaine époque, c’était un signe de folie que de croire aux révolutions de la terre autour du so- leil. Aujourd’hui, la folie était de croire que le passé était im- muable. Peut-être était-il le seul à avoir cette croyance. S’il était le seul, il était donc fou. Mais la pensée d’être fou ne le troublait pas beaucoup. L’horreur était qu’il se pouvait qu’il se trompât. Il prit le livre d’Histoire élémentaire et regarda le portrait de Big Brother qui en formait le frontispice. Les yeux hypnoti- seurs le regardaient dans les yeux. C’était comme si une force énorme exerçait sa pression sur vous. Cela pénétrait votre crâne, frappait contre votre cerveau, vous effrayait jusqu ’à vous faire renier vos croyances, vous persuadant presque de nier le témoignage de vos sens. Le Parti finirait par annoncer que deux et deux font cinq et il faudrait le croire. Il était inéluctable que, tôt ou tard, il fasse cette déclaration. La logique de sa position l’exigeait. Ce n’était pas seulement la validité de l’expérience, mais l’existence même d’une réalité extérieure qui était tacitement niée par sa philoso- _97_ phie. L’hérésie des hérésies était le sens commun. Et le terrible n’était pas que le Parti tuait ceux qui pensaient autrement, mais qu’il se pourrait qu’il eût raison. Après tout, comment pouvons-nous savoir que deux et deux font quatre ? Ou que la gravitation exerce une force ? Ou que le passé est immuable ? Si le passé et le monde extérieur n’existent que dans l’esprit et si l’esprit est susceptible de rece- voir des directives ? Alors quoi ? Mais non. De lui-même, le courage de Winston se durcit. Le visage d’O’Brien, qu’aucune association d’idée évidente n’avait évoqué, se présenta à son esprit. Il sut, avec plus de cer- titude qu’auparavant, qu’O’Brien était du même bord que lui. Il écrivait son journal pour O’Brien, à O’Brien. C’était comme une interminable lettre que personne ne lirait jamais mais qui, adressée à une personne particulière, prendrait de ce fait sa couleur. Le Parti disait de rejeter le témoignage des yeux et des oreilles. C’était le commandement final et le plus essentiel. Son cœur faiblit quand il pensa à l’énorme puissance déployée contre lui, à la facilité avec laquelle n’importe quel intellectuel du Parti le vaincrait dans une discussion, aux subtils arguments qu’il serait incapable de comprendre, et auxquels il serait encore moins capable de répondre. Et cependant, il était dans le vrai. Le Parti se trompait et lui était dans le vrai. L’évidence, le sens commun, la vérité, devaient être défendus. Les truismes sont vrais. Il fallait s’appuyer dessus. Le monde matériel existe, ses lois ne changent pas. Les pierres sont dures, l’eau humide, et les objets qu’on laisse tomber se dirigent vers le centre de la terre. Avec la sensation qu’il s’adressait à O’Brien, et aussi qu’il posait un important axiome, il écrivit : -98- La liberté, c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre. Lorsque cela est accorde’, le reste suit. _99_ CHAPITRE VIII Un parfum de café grillé — de vrai café, pas de café de la Victoire — venait de quelque part au bas d’un passage et flottait dans la rue. Winston s’arrêta involontairement. Il retrouva, peut-être deux secondes, le monde à moitié oublié de son en- fance. Puis une porte claqua, qui sembla couper l’odeur aussi brusquement que s’il s’agissait d’un son. Il avait, pendant plusieurs kilomètres, marché sur des pa- vés, et son ulcère variqueux lui donnait des élancements. C’était la seconde fois, en trois semaines, qu’il manquait une soirée au Centre communautaire. C’était une grave imprudence, car on pouvait être certain que les présences au Centre étaient soi- gneusement contrôlées. En principe, un membre du Parti n’avait pas de loisirs et n’était jamais seul, sauf quand il était au lit. On tenait pour ac- quis que lorsqu’il ne travaillait, ne mangeait ou ne dormait pas, il prenait part à quelque distraction collective. Faire n’importe quoi qui pourrait indiquer un goût pour la solitude, ne fût-ce qu’une promenade, était toujours légèrement dangereux. Il y avait, en novlangue, un mot pour désigner ce goût. C’était ego- vie, qui signifiait individualisme et excentricité. Mais ce soir-là, quand il était sorti du ministère, le parfum de l’air d’avril l’avait tenté. Le ciel était d’un bleu plus chaud qu’il ne l’avait encore été de l’année et, soudain, la longue soirée bruyante au Centre, les jeux assommants et fatigants, les conférences, la camarade- rie criarde, facilitée par le gin, lui avaient paru intolérables. D’un mouvement impulsif, il s’était détourné de l’arrêt de l’autobus et avait erré dans le labyrinthe londonien, d’abord au —lOO— Sud, puis à l’Est, puis au Nord. Il s’était égaré dans des rues in- connues, se préoccupant à peine de la direction qu’il prenait. S’ily a un espoir, avait-il écrit dans son journal, il est chez les prolétaires. Ces mots, affirmation d’une vérité mystique, mais d’une palpable absurdité, le hantèrent pendant sa promenade. Il se trouvait quelque part dans les quartiers sordides et vagues, peints de brun, vers le Nord-Est de ce qui, à une époque, avait été la gare de Saint-Pancrace. Il remontait une rue grossière- ment pavée, bordée de petites maisons à deux étages dont les portes délabrées ouvraient directement sur le trottoir et don- naient curieusement l’impression de trous de rats. Il y avait çà et là, au milieu des pavés, des flaques d’eau sale. À l’intérieur et à l’extérieur des porches sombres et le long d’étroites ruelles latérales qui s’ouvraient de chaque côté de l’artère principale un nombre étonnant de gens fourmillaient : filles en pleine florai- son, aux lèvres violemment rougies, garçons qui poursuivaient les filles, femmes enflées à la démarche lourde, images de ce que seraient les filles dans dix ans, créatures vieilles et courbées traînant des pieds plats, enfants pieds nus et haillonneux qui jouaient dans les flaques d’eau et s’égaillaient aux cris furieux de leur mère. Un quart peut-être des fenêtres de la rue était réparé au moyen de planches. La plupart des gens ne faisaient pas at- tention à Winston. Quelques-uns le regardaient avec une sorte de curiosité circonspecte. Deux femmes monstrueuses, aux avant-bras d’un rouge brique croisés sur leur tablier, bavar- daient devant une porte. Winston saisit en passant des bribes de conversation. — Oui, queje lui ai dit, tout ça c’est très bien, oui, mais à ma place, vous auriez fait comme moi. C’est facile de critiquer, je lui ai dit, mais vous n’avez pas les mêmes ennuis que moi. — lOl— — Ah ! répondait l’autre, c’est tout juste comme vous dites, c’est là que ça cloche. Les voix stridentes s’arrêtèrent brusquement. Les femmes l’examinèrent au passage dans un silence hostile. Ce n’était pas exactement de l’hostilité. C’était plutôt une sorte de circonspec- tion, de raidissement momentané, comme au passage d’un ani- mal non familier. On ne devait pas voir souvent, dans une telle rue, la combinaison bleue du Parti. Il était en vérité imprudent de se montrer dans de tels lieux à moins que l’on y fût appelé par une affaire précise. On pouvait être arrêté par des patrouilles. « Puis-je voir vos papiers, cama- rade ? Que faites-vous là ? À quelle heure avez-vous laissé votre travail ? Est-ce votre chemin habituel pour rentrer chez vous ? » Et ainsi de suite. Non qu’il y eût aucune règle interdisant de ren- trer chez soi par un chemin inhabituel, mais cela suffisait pour attirer sur vous l’attention, si la Police de la Pensée était préve- nue. Brusquement, toute la rue fut en ébullition. Le cri de sauve-qui-peut fusa de tous côtés. Les gens filaient chez eux comme des lapins. Une jeune femme jaillit d’une porte, s’empara d’un petit enfant qui jouait dans une flaque, l’enveloppa vivement de son tablier et rentra chez elle d’un bond. Au même instant, un homme vêtu d’un habit noir en ac- cordéon, qui avait surgi d’une rue transversale, courut à Wins- ton et, d’un air bouleversé, lui montra du doigt le ciel. — Marmites ! hurla-t-il. Attention, patron ! patron ! Pan ! sur la tête. Aplat ventre ! Vite ! « Marmites » était le nom donné, on ne savait pourquoi, par les prolétaires, aux bombes-fusées. Winston se jeta promp- —lO2— tement sur le sol. Les prolétaires ne se trompaient presque ja- mais quand ils vous donnaient de tels avis. Ils semblaient pos- séder une sorte d’instinct qui les prévenait plusieurs secondes à l’avance de l’approche d’une fusée, bien que celle-ci soit censée voyager plus vite que le son. Winston se couvrit la tête de ses bras repliés. On entendit un grondement sourd qui sembla sou- lever le pavé. Une pluie d’objets légers lui tombèrent en grêle sur le dos. Quand il se releva, il vit qu’il avait été couvert de fragments de vitre tombés d’une fenêtre voisine. Il reprit sa marche. La bombe avait démoli un groupe de maisons à deux cents mètres dans le haut de la rue. Une colonne de fumée noire pendait du ciel et, au-dessous, il y avait un nuage de poussière de plâtre dans lequel, autour des décombres, une foule se groupait déjà. Il vit devant lui, sur le pavé, un petit morceau de plâtre rayé d’un brillant trait rouge. Quand il l’atteignit, il identifia une main, sectionnée au poignet. La cou- pure était rouge, mais la main était si blême qu’elle ressemblait à un moulage de plâtre. Il poussa la chose du pied dans le caniveau puis, pour évi- ter la foule, tourna à droite dans une rue transversale. En trois ou quatre minutes, il était hors de la zone sinistrée et les rues sordides avaient repris leur animation grouillante, comme s’il ne s’était rien passé. Il était près de huit heures et les cafés que fréquentaient les prolétaires (on les appelait des « bistrots ») étaient combles. Par leurs crasseuses portes tournantes, qui s’ouvraient et se refer- maient sans cesse, venait une odeur d’urine, de sciure de bois et de bière aigre. Dans un angle formé par une façade en saillie, trois hommes étaient groupés. Celui du milieu tenait un journal plié que les deux autres étudiaient par-dessus son épaule. Avant même qu’il fût assez près pour déchiffrer l’expression de leurs visages, Winston put constater leur état de tension par toutes les lignes de leurs corps. C’étaient évidemment des nouvelles —103— sérieuses qu’ils lisaient. Il les avait dépassés de quelques pas quand, soudain, le groupe se disloqua et deux hommes entrè- rent dans une violente altercation. Ils semblèrent, un moment, presque sur le point d’en venir aux mains. — Est-ce que vous ne pouvez pas, bon sang, écouter ce que je vous dis ? Je vous dis qu’aucun nombre terminé par sept n’a gagné depuis au moins quatorze mois. — Oui, il a gagné ! — Non, il n’a pas gagné ! À la maison, j’ai tous les numéros gagnants depuis au moins deux ans, inscrits sur un papier. Je les note aussi régulièrement qu’une horloge. Et je vous le dis, aucun nombre terminé par sept... — Oui, un sept a gagné. Je pourrais presque vous dire ce sa- cré nombre. Il finissait par quatre, zéro, sept. C’était en février, la deuxième semaine de février. — Des prunes, votre février. J’ai tout noté, noir sur blanc. Etje vous dis, aucun nombre... — Oh ! la ferme ! dit le troisième homme. Ils parlaient de la loterie. Winston, trente mètres plus loin, se retourna. Ils discutaient encore avec des visages pleins d’ardeur et de passion. La loterie et les énormes prix qu’elle payait chaque semaine, était le seul événement public auquel les prolétaires portaient une sérieuse attention. Il y avait proba- blement quelques millions de prolétaires pour lesquels c’était la principale, sinon la seule raison de vivre. C’était leur plaisir, leur folie, leur calmant, leur stimulant intellectuel. Quand il s’agissait de loterie, même les gens qui savaient à peine lire et écrire, semblaient capables de calculs compliqués et de prodiges de mémoire déconcertants. Il y avait toute une classe de gens —lO4— qui gagnaient leur vie simplement en vendant des systèmes, des prévisions, des amulettes porte-bonheur. Winston n’avait rien à voir avec le mécanisme de la loterie qui était dirigé par le minis- tère de l’Abondance. Mais il savait, en vérité tout le monde dans le Parti le savait, que les prix étaient pour la plupart fictifs. Il n’y avait que les petites sommes qui fussent réellement payées. Les gagnants des gros prix étaient des gens qui n’existaient pas. Ce n’était pas difficile à arranger, vu l’absence de toute réelle com- munication entre une partie et l’autre de l’Océania. Mais s’il y avait un espoir, il se trouvait chez les prolétaires. Il fallait s’accrocher à cela. La formule, exprimée en mots, pa- raissait raisonnable. C’est quand on regardait les êtres humains qui vous croisaient sur le pavé qu’elle devenait un acte de foi. La rue dans laquelle Winston avait tourné descendait une colline. Il avait l’impression de s’être déjà trouvé dans ces parages et qu’il y avait, pas très loin, une artère importante. Un vacarme de voix criardes venait de quelque part en avant. La rue fit un coude brusque puis se termina par un escalier qui menait à une allée encaissée où quelques marchands vendaient en plein air des légumes fanés. Winston, alors, reconnut l’endroit. L’allée s’ouvrait sur la rue principale et au premier tournant, à moins de cinq minutes, se trouvait le magasin d’antiquités où il avait acheté le livre neuf qui était maintenant son journal. Pas très loin, dans une petite papeterie, il avait acheté son porte-plume et sa bouteille d’encre. Il s’arrêta un instant en haut de l’escalier. De l’autre côté de l’allée, il y avait un petit bistrot sale dont les fenêtres parais- saient couvertes de givre, mais qui étaient simplement, en réali- té, enduites de poussière. Un très vieil homme, courbé, mais actif, dont les moustaches blanches se hérissaient comme celles d’une crevette, poussa la porte tournante et entra. Tandis que Winston le regardait, il lui vint à l’idée que le vieillard, qui de- —lO5— vait avoir au moins quatre-vingts ans, était déjà un homme mûr au moment de la Révolution. Lui, et quelques autres comme lui, étaient les derniers liens existant actuellement avec le monde capitaliste disparu. Dans le Parti lui-même, il ne restait pas beaucoup de gens dont les idées avaient été formées avant la Révolution. La vieille génération avait en grande partie été ba- layée au cours des grandes épurations qui avaient eu lieu entre mil neuf cent cinquante et mil neuf cent soixante-dix. Le petit nombre de ceux qui avaient survécu avait depuis longtemps été amené, terrifié, à une complète abdication intellectuelle. S’il y avait quelqu’un au monde capable de faire un exposé exact des conditions de vie dans la première partie du siècle, ce ne pouvait être qu’un prolétaire. Winston se remémora soudain le passage du livre d’Histoire qu’il avait copié dans son journal et une folle impul- sion s’empara de lui. Il irait dans le bistrot, il réussirait à entrer en relation avec le vieillard, puis il le questionnerait. Il lui di- rait : « Parlez-moi de votre vie quand vous étiez un petit garçon. À quoi ressemblait-elle à cette époque ? Les choses étaient-elles meilleures, ou pires qu’à présent ? » Il pressa le pas pour ne pas se donner le temps d’avoir peur, puis descendit les marches et traversa la rue étroite. C’était une folie, naturellement. Comme d’habitude, il n’y avait pas de règle précise interdi- sant de parler aux prolétaires et de fréquenter leurs cafés, mais c’était un acte beaucoup trop inhabituel pour qu’il ne fût pas remarqué. Si la patrouille apparaissait, il alléguerait une fai- blesse subite, mais il était peu probable qu’on dût y ajouter foi. Il poussa la porte et une horrible odeur caséeuse de bière aigre le frappa au visage. Comme il entrait, le bruit des voix di- minua de la moitié environ de son volume. Il sentit derrière lui tous les regards fixés sur sa combinaison bleue. Une partie de —106— flèches qui était en train à l’autre extrémité de la pièce fut inter- rompue pendant trente secondes au moins. Le vieillard qu’il avait suivi était au bar où il discutait avec le barman, un jeune homme grand, corpulent, au nez en bec d’aigle, aux avant-bras énormes. Un groupe de consommateurs, des verres à la main, les entouraient et suivaient la scène. — Je vous parle assez poliment, pas ? disait le vieillard en redressant les épaules d’un air batailleur. Vous dites que vous n’avez pas un verre d’une pinte dans tout votre bon sang de bis- trot ? — Eh nom de nom ! qu’est-ce que c’est qu’une pinte ? de- manda le barman en se penchant en avant, l’extrémité de ses doigts appuyée au comptoir. — Entendez-moi ça ! Ça s’appelle barman et ça n’sait pas c’que c’est qu’une pinte. Quoi ! Une pinte, c’est un d’mi quart et il y a quatre quarts dans un gallon. La prochaine fois, faudra vous apprendre l’AB C. — Jamais entendu parler de ça, répondit brièvement le barman. Litres et demi-litres, c’est tout ce que nous servons. Voilà les verres sur l’étagère devant vous. — J’veux une pinte, persista le vieillard. Vous pouvez bien me soutirer une pinte. Nous n’avions pas ces bon sang de litres quand j’étais un jeune homme. — Quand vous étiezjeune, nous vivions tous au sommet des arbres, dit le barman avec un coup d’œil aux autres consomma- ÎCUÏS. Il y eut un bruyant éclat de rire et le malaise causé par l’entrée de Winston sembla disparaître. Le visage au poil blanc —107— du vieillard s’était enflammé. Il se détourna en marmonnant et se heurta à Winston qui le prit gentiment par le bras. — Un verre ? demanda-t-il. — Vous êtes un homme, dit l’autre en redressant les épaules. Il ne paraissait pas avoir remarqué la combinaison bleue de Winston. — Une pinte ! ajouta-t-il agressivement à l’adresse du bar- man. Une pinte de wallop. Le barman ouvrit et versa deux demi-litres de bière d’un brun sombre dans des verres épais qu’il avait rincés dans un baquet sous le comptoir. La bière était la seule boisson qu’on pût obtenir dans les cafés de prolétaires. Les prolétaires n’étaient pas censés boire du gin, mais en pratique, ils pou- vaient en obtenir assez facilement. Le jeu de va-et-vient des flèches battait son plein et le groupe qui était au bar s’était mis à parler de billets de loterie. La présence de Winston, pour un moment, était oubliée. Il y avait sous une fenêtre une table de bois blanc où le vieil homme et lui pouvaient parler sans crainte d’être entendus. C’était ex- trêmement dangereux mais, en tout cas, il n’y avait pas de télé- cran dans la pièce. Winston s’en était assuré aussitôt entré. — I’ aurait pu m’tirer une pinte, grommelait le vieillard en s’installant devant son verre. Un d’mi-litre, c’est pas assez. On n’a pas son content. Et tout un litre, c’est trop. Ça fait travailler ma vessie. Sans compter l’prix. — Vous avez dû voir de grands changements, depuis que vous étiezjeune, dit timidement Winston. —lO8— Les yeux bleu pâle du vieillard erraient de la cible des flèches au bar et du bar à la porte, comme s’il pensait que c’était dans le bar que les changements avaient eu lieu. — La bière était meilleure, dit-il finalement. Et moins chère ! Quand j’tais jeune, la bière blonde, nous l’appelions wal- lop, elle coûtait quatre sous la pinte. C’tait avant la guerre, bien sûr. — Quelle guerre était-ce ? demanda Winston. — C’est tout des guerres, répondit vaguement le vieillard. Il prit son verre, redressa de nouveau les épaules. — Àla vôtre ! Dans son cou étroit, la pomme d’Adam saillante fit un ra- pide et surprenant mouvement de va-et-vient, et la bière dispa- rut. Winston alla au bar et revint avec deux autres demi-litres. Le vieillard parut avoir oublié sa prévention contre l’absorption d’un litre entier. — Vous êtes beaucoup plus vieux que moi, dit Winston. Vous deviez être déjà un homme fait quand je suis né. Vous pouvez vous rappeler comment était la vie avant la Révolution. Les gens de mon âge ne connaissent réellement rien de ce temps-là. Nous pouvons seulement nous renseigner en lisant des livres, mais ce que disent les livres peut ne pas être vrai. Je voudrais avoir votre opinion là-dessus. Les livres d’Histoire con- tent que la vie avant la Révolution était absolument différente de ce qu’elle est maintenant. Il y avait une oppression, une in- justice, une pauvreté, terribles, pires que tout ce que nous pou- vons imaginer. Ici, à Londres, la grande masse du peuple n’avait \ jamais rien a manger, de la naissance à la mort. On travaillait —109— douze heures par jour, on laissait l’école à neuf ans, on couchait dix dans une pièce. À la même époque, il y avait un tout petit nombre de gens, seulement quelques milliers, les capitalistes, disait-on, qui étaient riches et puissants. Ils possédaient tout ce qu’il y avait à posséder. Ils vivaient dans de grandes maisons somptueuses avec trente serviteurs, ils se promenaient en automobile ou en voiture à quatre chevaux, buvaient du cham- pagne, portaient des hauts-de-forme. Le visage du vieillard s’éclaira soudain. — Haut-de-forme, répéta-t-il. C’est drôle qu’vous en parlez. La même chose m’est v’nue dans l’esprit, seul’ment hier, j’ sais pas pourquoi. J’ m’ disais justement, y a du temps qu’j’ai pas vu un haut-de-forme. Tous partis, oui. La dernière fois qu’j’en por- tais un, c’était à l’enterrement d’ ma sœur. Et c’tait... non, j’ pourrais pas vous dire la date, mais ça d’vait être y a cinquante ans. Bien sûr, on l’avait seulement loué pour la circonstance, vous comprenez. — Ce n’est pas très important, les hauts-de-forme, dit Wins- ton patiemment. Le point est que ces capitalistes, et quelques hommes de loi et quelques prêtres qui vivaient d’eux, étaient les seigneurs de la terre. Tout était pour eux. Vous, les gens ordi- naires, les travailleurs, vous étiez leurs esclaves. Ils pouvaient faire de vous ce qu’ils voulaient. Ils pouvaient vous embarquer pour le Canada comme des bestiaux. Ils pouvaient coucher avec vos filles s’ils le désiraient. Ils pouvaient vous faire fouetter avec quelque chose qu’on appelait le chat à neuf queues. Quand vous passiez devant eux, vous deviez enlever vos casquettes. Tous les capitalistes ne se déplaçaient qu’entourés d’une bande de la- quais qui... Le visage du vieillard s’éclaira encore. —110— — Laquais, dit-il. Ça c’est un mot qu’ j’ai pas entendu ‘y a bien longtemps. Laquais ! Ça me ramène en arrière, vrai ! Ça m’ revient, oh! ‘y a combien d’années, j’ sais pas. Quéquefois, j’allais à Hyde Park l’ dimanche après-midi entendre les types parler. L’armée du Salut, les catholiques romains, les Juifs, les Indiens. ‘Y en avait de toutes sortes. Et ‘y avait un type, non j’ peux pas vous dire son nom, mais un vrai bon orateur, c’était, et éloquent ! I’ mâchait pas les mots. ‘Laquais ! i’ disait. ‘Laquais d’ la bourgeoisie ! Valets d’ la classe dirigeante ! « Parasite » aussi, était un d’ ses mots. Et aussi hyènes ! ‘i les appelait, juste des hyènes. Bien sûr, ‘i parlait du parti travailliste, vous comprenez ! Winston avait l’impression qu’il jouait aux propos inter- rompus. — Ce que je voudrais réellement savoir est ceci...dit-il. Pen- sez-vous que vous avez maintenant plus de liberté qu’à cette époque ? Est-ce que vous êtes davantage traité comme un être humain ? Dans l’ancien temps, les gens riches, les gens qui diri- geaient... Le vieillard eut une réminiscence. — La chambre des Lords, jeta-t-il. — La chambre des Lords, si vous voulez. Ce que je vous de- mande est si ces gens pouvaient vous traiter en inférieurs, sim- plement parce qu’ils étaient riches et vous pauvres. Est-ce vrai, par exemple, que vous deviez les appeler « Monseigneur » et enlever votre casquette quand vous les croisiez ? Le vieillard parut réfléchir profondément. Il but environ le quart de sa bière avant de répondre. — ll1— - Oui, dit-il. Ils aimaient qu’on les salue. Cela montrait l’ respect. J’aimais pas ça moi-même, mais j’ l’ faisais assez sou- vent. Il fallait, comm’ on pourrait dire. — Et est-ce que c’était l’habitude, je répète seulement ce que j’ai lu dans les livres d’Histoire, est-ce que c’était l’habitude que ces gens et leurs domestiques vous fassent descendre du trottoir dans le caniveau ? — Un d’eux m’a poussé un’ fois, dit le vieillard. J’ m’ sou- viens comme si c’était d’hier. C’était l’soir des régates. I’ étaient toujours bien tapageurs, les soirs d’ régates, et j’ rentre dans un jeun’ type dans l’av’nue d’Shaftesbury. Tout à fait chic, qu’i était. Chemise, tuyau de poêle, par’dessus noir. Et comme i zigzaguait su’ l’ trottoir j’ lui ai rentré d’dans sans faire attention. I’ dit : « Vous pouvez pas r’garder où vous allez, non ? » J’ dis : « Vous l’avez acheté, l’ bon sang d’ trottoir ? » I’ dit : « J’vais vous tordre l’ cou si vous prenez c’ ton. » J’dis : « V’ zêtes ivre, j’vais vous aplatir dans une demi-minute ! » Et vous n’ croirez pas, i’ a mis sa main su’ ma poitrine et m’a donné un’ poussée qui m’a envoyé presqu’ sous les roues d’un bus. Mais j’étais jeune en c’ temps-là et j’ lui en aurais lancé une, mais... Un sentiment d’impuissance s’empara de Winston. La mémoire du vieil homme n’était qu’un monceau de détails, dé- combres de sa vie. On pourrait l’interroger toute une journée sans obtenir aucune information réelle. Les histoires du Parti pouvaient encore être vraies à leur façon. Elles pouvaient même être complètement vraies. Il fit une dernière tentative : — Peut-être ne me suis-je pas exprimé clairement, dit-il. Ce que je veux dire est ceci : Vous avez vécu longtemps. Vous avez vécu la moitié de votre vie avant la Révolution. En 1925, par exemple, vous étiez déjà un homme. Diriez-vous, d’après vos souvenirs, que la vie en 1925 était meilleure qu’elle ne l’est — 112- maintenant ? Ou était-elle pire ? Si vous pouviez choisir, préfé- reriez-vous vivre alors, ou maintenant ? — J’ sais c’ que vous attendez d’ moi, répondit-il. Vous at- tendez qu’je dise que j’ voudrais être encore jeune. Beaucoup d’ gens diraient qu’ils préféreraient être jeunes, si on leur d’mandait. Quand on arrive à mon âge, on n’estjamais bien. J’ai un’ vilain’ chose aux pieds qui m’ font souffrir et ma vessie est terrible. Ell’ m’ fait sortir du lit six, même sept fois dans la nuit. D’aut’ part, y a d’ grands avantages à être un vieillard. On n’a plus les mêmes embêtements. Pas d’ trucs de femmes et c’ t’un grand avantage. J’ n’ai pas vu un’ femme d’puis au moins trente ans, vous pouvez m’ croire. Je n’ l’ai pas désiré, c’ qui est plus. Winston s’adossa à l’appui de la fenêtre. Il était inutile de continuer. Il allait acheter encore de la bière quand le vieillard se leva et se traîna en toute hâte vers l’urinoir puant qui était à côté de la salle. Le demi-litre supplémentaire le travaillait déjà. Winston resta assis une minute ou deux, les yeux fixés sur son verre vide et remarqua à peine ensuite à quel moment ses pieds le ramenèrent dans la rue. En moins de vingt ans au plus, réfléchit-il, on aura cessé de pouvoir répondre à cette simple et importante question : « La vie était-elle meilleure avant la Révolution qu’à présent ? » En fait, on ne pouvait déjà pas y répondre, puisque les quelques survivants épars de l’ancien monde étaient incapables de com- parer une époque à l’autre. Ils se rappelaient un millier de choses sans importance: une querelle avec un collègue, la re- cherche d’une pompe à bicyclette perdue, l’expression de visage d’une sœur morte depuis longtemps, les tourbillons de pous- sière par un matin de vent d’il y avait soixante-dix ans, mais tous les faits importants étaient en dehors du champ de leur vision. Ils étaient comme des fourmis. Elles peuvent voir les pe- tits objets, mais non les gros. —113— La mémoire était défaillante et les documents falsifiés, la prétention du Parti à avoir amélioré les conditions de la vie hu- maine devait alors être acceptée, car il n’existait pas et ne pour- rait jamais exister de modèle à quoi comparer les conditions actuelles. Le cours des réflexions de Winston fut brusquement inter- rompu. Il s’arrêta et leva les yeux. Il se trouvait dans une rue étroite bordée de quelques petites boutiques sombres, dissémi- nées parmi des maisons d’habitation. Trois globes de métal dé- coloré, qui paraissaient avoir dans le temps été dorés, étaient suspendus immédiatement au-dessus de sa tête. Il lui semblait reconnaître l’endroit. Naturellement! Il se trouvait devant le magasin d’antiquités où il avait acheté l’album. Un frisson de peur le traversa. Acheter l’album avait d’abord été un acte suffi- samment imprudent, et il s’était juré de ne jamais revenir dans les environs du magasin. Mais sitôt qu’il avait laissé vagabonder sa pensée, ses pieds l’avaient d’eux-mêmes ramené là. C’était précisément contre ces sortes d’impulsions qui étaient de véri- tables suicides, qu’il avait espéré se garder en écrivant son jour- nal. Il remarqua au même instant que le magasin était encore ouvert, bien qu’il fût près de neuf heures. Avec l’impression qu’il serait moins remarqué à l’intérieur que s’il traînait sur le trot- toir, il passa la porte. Si on le questionnait, il pourrait dire avec vraisemblance qu’il essayait d’acheter des lames de rasoir. Le propriétaire venait d’allumer une suspension à pétrole qui répandait une odeur trouble, mais amicale. C’était un homme de soixante ans, peut-être, frêle et courbé, au nez long et bienveillant, dont les yeux au regard doux étaient déformés par des lunettes épaisses. Ses cheveux étaient presque blancs, mais ses sourcils broussailleux étaient encore noirs. Ses lu- nettes, ses gestes affairés et courtois et le fait qu’il portait une jaquette de velours noir usé, lui prêtaient un vague air d’intellectualité, comme s’il avait été quelque homme de lettres, ou peut-être un musicien. Sa voix était douce, comme désuète, —l14— et son accent moins vulgaire que celui de la plupart des prolé- taires. —Je vous ai reconnu sur le trottoir, dit-il immédiatement. Vous êtes le monsieur qui avez acheté l’album de souvenirs de jeune femme. C’était un superbe morceau, certes. Vergé blanc, on appelait ce papier. On n’en a pas fabriqué comme cela de- puis... Oh ! je puis dire cinquante ans ! — Il regarda Winston par-dessus ses lunettes. — Désirez-vous quelque chose ? Ou vou- lez-vous seulement jeter un coup d’œil ? — Je suis entré en passant, répondit vaguement Winston. Je ne désire rien de spécial. — Tant mieux, dit l’autre, car je ne pense pas que je pour- rais vous satisfaire. — Il fit un geste d’excuse de sa main à la paume grassouillette. — Vous voyez comment c’est. On pourrait dire un magasin vide. De vous à moi, le commerce d’antiquités est mort. Plus aucune demande, plus de marchandises. Meubles, porcelaine, verres, tout s’est cassé au fur et à mesure. Et, naturellement, la marchandise en métal, en grande partie, a été fondue. Il y a des années que je n’ai vu un bougeoir en cuivre, des années ! L’intérieur étroit du magasin était, en fait, bourré jusqu’à être inconfortable, mais il n’y avait presque rien qui eût la moindre valeur. L’espace du parquet libre était très réduit car, tout autour, sur les murs, d’innombrables cadres poussiéreux étaient empilés. Il y avait en devanture des plateaux d’écrous et de boulons, des ciseaux usés, des canifs aux lames cassées, des montres ter- nies qui n’avaient même pas la prétention de pouvoir marcher, et d’autres bricoles de tous genres. Seul, un fouillis d’objets dé- pareillés et de morceaux qui se trouvait dans un coin, sur une — 115- petite table — tabatières laquées, broches en agate et autres — pouvait contenir quelque chose d’intéressant. Winston se dirigeait vers la table quand son regard fut atti- ré par un objet rond et lisse qui brillait doucement à la lumière de la lampe. Il s’en saisit. C’était un lourd bloc de verre, courbe d’un côté, aplati de l’autre, qui formait presque un hémisphère. Il y avait une dou- ceur particulière, rappelant celle de l’eau de pluie, à la fois dans la couleur et la texture du verre. Au milieu du bloc, magnifié par la surface courbe, se trouvait un étrange objet, rose et convolu- té, qui rappelait une rose ou une anémone de mer. — Qu’est-ce que c’est ? demanda Winston fasciné. — C’est du corail, répondit le vieillard. Il doit provenir de l’océan Indien. On l’encastrait d’ordinaire dans du verre. Il y a au moins cent ans que cet objet a été fabriqué. Plus même, d’après son aspect. — C’est une superbe chose, dit Winston. — C’est une belle chose, approuva l’autre. Mais il n’y a pas beaucoup de gens qui le diraient, aujourd’hui. — Il toussa. — Eh bien, si vous désiriez par hasard l’acheter, il vous coûterait quatre dollars. Je me souviens d’un temps où un objet comme celui-là aurait atteint huit livres, et huit livres, c’était...je ne peux le calculer, mais c’était pas mal d’argent. Mais qui, au- jourd’hui, s’intéresse aux antiquités authentiques, même au peu qui en existe encore ? Winston paya immédiatement les quatre dollars et glissa dans sa poche l’objet convoité. Ce qui lui plaisait dans cet objet, ce n’était pas tellement sa beauté, que son air d’appartenir à un âge tout à fait différent de l’âge actuel. Le verre doux et couleur — 1l6— d’eau de pluie ne ressemblait à aucun verre qu’il eût jamais vu. L’apparente inutilité de l’objet le rendait doublement attrayant. Winston, pourtant, devinait qu’il devait avoir été fabriqué pour servir de presse-papier. Il était très lourd dans sa poche mais, heureusement, la bosse qu’il formait n’était pas très apparente. C’était un objet étrange, même compromettant, pour un membre du Parti. Tout ce qui était ancien, en somme, tout ce qui était beau, était toujours vaguement suspect. Le vieillard, après avoir reçu les quatre dollars, était devenu beaucoup plus enjoué. Winston comprit qu’il en aurait accepté trois, ou même deux. — Il y a une autre pièce là-haut qui pourrait vous intéresser, dit-il. Elle ne contient pas grand-chose, quelques objets seule- ment. Nous prendrons une lampe pour monter. Il alluma une lampe et précéda Winston dans un escalier aux marches raides et usées puis le long d’un passage étroit. La pièce dans laquelle ils entrèrent ne donnait pas sur la rue. Elle avait vue sur une cour pavée de galets et une forêt de chemi- nées. Winston remarqua que les meubles étaient encore dispo- sés comme si la pièce devait être habitée. Il y avait une carpette sur le parquet, un tableau ou deux aux murs, et, tiré près de la cheminée, un fauteuil profond et usé. Une horloge ancienne en verre, qui n’avait que douze chiffres sur son cadran, faisait en- tendre son tic-tac sur la cheminée. Sous la fenêtre, un grand lit sur lequel se trouvait encore un matelas, occupait près du quart de la pièce. — Nous avons vécu ici jusqu’à la mort de ma femme, dit le vieillard en s’excusant à demi. Je vends le mobilier petit à petit. Voilà un beau lit de mahogany, ou du moins, ce serait un beau lit si on pouvait en enlever les punaises. Mais j’ose dire que vous le trouveriez un peu encombrant. — ll7— Il soulevait la lampe pour éclairer toute la pièce et, dans la chaude lumière douteuse, l’endroit paraissait curieusement hospitalier. L’idée traversa l’esprit de Winston qu’il serait pro- bablement très facile de louer la pièce pour quelques dollars par semaine, s’il osait s’y risquer. C’était une idée folle et impossible qui devait être abandonnée aussitôt que pensée, mais la pièce avait éveillé en lui une sorte de nostalgie, une sorte de mémoire ancestrale. Il lui semblait savoir exactement ce que l’on ressen- tait en s’asseyant dans une pièce comme celle-ci, dans ce fau- teuil auprès du feu, avec les pieds sur le garde-feu et une bouil- loire à côté du foyer. Être absolument seul, dans une paix com- plète, sans personne qui vous surveille, sans voix qui vous pour- suive, n’entendre que le chant de la bouilloire et le tic-tac amical de l’horloge. — Il n’y a pas de télécran, ne put-il s’empêcher de murmu- rer. — Oh ! fit le vieil homme, je n’en ai jamais eu. C’est trop cher. Et je n’en ai d’ailleurs jamais senti le besoin. Voilà une jo- lie table pliante, dans ce coin. Mais naturellement, si vous vou- liez vous servir des battants, il vous faudrait mettre de nouveaux gonds. Il y avait une toute petite bibliothèque dans l’autre coin et, déjà Winston se dirigeait de ce côté. Elle ne contenait que des livres sans intérêt. La chasse aux livres et leur destruction avaient été faites avec autant de soin dans les quartiers prolé- taires que partout ailleurs. Il était tout à fait improbable qu’il existât, quelque part dans l’Océania, un exemplaire de livre im- primé avant 1960. Le vieil homme, qui portait toujours la lampe, était debout devant un tableau encadré de bois de rose qui était suspendu en face du lit, de l’autre côté de la cheminée. —1l8— — Si par hasard vous vous intéressiez aux vieux tableaux, commença-t-il délicatement. Winston traversa la pièce pour examiner le tableau. C’était une gravure sur acier représentant un édifice de forme ovale aux fenêtres rectangulaires, avec une petite tour en avant. Une grille entourait l’édifice et, en arrière, on voyait quelque chose qui semblait être une statue. Winston regarda un moment la gra- vure. Le tableau lui semblait vaguement familier, bien qu’il ne se souvînt pas de la statue. — Le cadre est fixé au mur, dit le vieillard, mais je pourrais vous le dévisser, si vous le désiriez. — Je connais cet édifice, dit finalement Winston. C’est maintenant une ruine. Il est au milieu de la rue qui se trouve de l’autre côté du Palais de justice. — C’est exact. Il a été bombardé en... oh ! il y a pas mal d’années. À un moment, c’était une église. On l’appelait l’église Saint-Clément. — Il eut un sourire d’excuse, comme conscient de dire quelque chose de légèrement ridicule, et ajouta : — Oranges et citrons, disent les cloches de Saint-Clément. — Qu’est-ce que cela ? demanda Winston. — Oh ! « Oranges et citrons, disent les cloches de Saint- Clément. » C’est une chanson que l’on chantait quand j’étais un petit garçon. Je ne me souviens pas de la suite, mais je sais qu’elle se terminait ainsi : Voici une bougie pour aller au lit, voi- ci un couperet pour vous couper la tête. Les enfants levaient les bras pour que vous passiez en dessous et quand on arrivait à : Voici un couperet pour vous couper la tête, ils baissaient les bras et vous attrapaient. Toutes les églises de Londres y pas- saient. Les principales, du moins. —1l9— Winston se demanda vaguement de quel siècle était l’église. Il était toujours difficile de déterminer l’âge d’un édifice de Londres. Tous ceux qui étaient vastes et imposants étaient automatiquement classés parmi les constructions d’après la Ré- volution s’ils étaient d’aspect raisonnablement nouveau. Mais tous ceux qui, visiblement, étaient plus anciens, étaient imputés à une période mal définie appelée Moyen Âge. On considérait que les siècles du capitalisme n’avaient rien produit qui eût quelque valeur. On ne pouvait pas plus étudier l’histoire par l’architecture que par les livres. Les statues, les inscriptions, les pierres commémoratives, les noms de rues, tout ce qui aurait pu jeter une lumière sur le passé, avait été systématiquement changé. — Je ne savais pas qu’elle avait été une église, dit Winston. — Il y en a en réalité encore pas mal, dit le vieillard, mais on leur a donné une autre affectation. Quelle était donc la suite de cette chanson ? Ah! Je sais. « Oranges et citrons, disent les cloches de Saint-Clément. Tu me dois trois farthings, disent les cloches de Saint-Martin. » La, maintenant, je ne peux aller plus loin. Un farthing était une petite pièce de cuivre qui ressemblait un peu à un cent. — Où était Saint-Martin ? demanda Winston. — L’église de Saint-Martin ? Elle est encore debout. C’est au square de la Victoire, contigu à la galerie de peinture ; un édifice qui a une sorte de porche triangulaire, des piliers en avant et un escalier monumental. Winston connaissait bien l’endroit. C’était un musée affecté à des expositions de propagande de diverses sortes: modèles réduits de bombes volantes et de Forteresses flottantes, ta- bleaux en cire illustrant les atrocités de l’ennemi, et ainsi de suite. —120— — On l’appelait Saint-Martin-des-Champs, ajouta le vieil- lard, bien queje ne me souvienne d’aucun champ de ce côté. Winston n’acheta pas le tableau. Le posséder eût été encore plus incongru que posséder le presse-papier de verre, et Wins- ton n’aurait pu le transporter chez lui, à moins de l’enlever de son cadre. Mais il s’attarda quelques minutes de plus à parler au vieillard. Il découvrit que le nom de celui-ci n’était pas Weeks, comme on aurait pu le croire d’après l’inscription de la façade du magasin, mais Charrington. M. Charrington était, semblait-il, un veuf de soixante-trois ans et habitait ce magasin depuis trente ans. Il avait toujours eu l’intention de changer le nom qui était au-dessus de la fenêtre, mais ne s’y était jamais décidé. Pendant qu’ils causaient, la moi- tié de la chanson rappelée continua à trotter dans le cerveau de Winston. « Oranges et citrons, disent les cloches de Saint- Clément. Tu me dois trois farthings, disent les cloches de Saint- Martin.» C’était curieux, mais quand on se le disait, on avait l’illusion d’entendre réellement des cloches, les cloches d’un Londres perdu qui existerait encore quelque part, déguisé et oublié. D’un clocher fantôme à un autre, il lui semblait les en- tendre sonner à toute volée. Pourtant, autant qu’il pouvait s’en souvenir, il n’avait jamais entendu, dans la vie réelle, sonner des cloches d’église. Il laissa M. Charrington et descendit seul l’escalier, pour que le vieillard ne le vît pas étudier la rue avant de franchir la porte. Il avait déjà décidé qu’après un laps de temps raison- nable, disons un mois, il se risquerait à faire une nouvelle visite au magasin. Ce n’était peut-être pas plus dangereux que d’esquiver une soirée au Centre. L’acte de folie le plus grave avait été d’abord de revenir là après avoir acheté l’album et sans savoir s’il pouvait se fier au propriétaire du magasin. Cepen- dant!". —l2l— « Oui, pensa-t-il encore, je reviendrai. J ’achèterai d’autres échantillons de beaux laissés pour compte, j’achèterai la gravure de Saint-Clément, je l’enlèverai du cadre et la rapporterai chez moi cachée sous le haut de ma combinaison. J’extrairai le reste de la chanson de la mémoire de M. Charrington. » Même le projet fou de louer la chambre du premier traver- sa encore son esprit. Pendant cinq secondes, peut-être, l’exaltation le rendit inattentif et il sortit sur le trottoir sans même un coup d’œil préliminaire par la fenêtre. Il avait même commencé à fredonner sur un air improvisé : Oranges et citrons, disent les cloches de Saint-Cle’m ent, Tu me dois troisfarthings, disent les... Son cœur se glaça soudain, et il sentit ses entrailles se fondre. Une silhouette revêtue de la combinaison bleue descen- dait le trottoir à moins de dix mètres. C’était la fille du Commis- sariat aux Romans, la fille aux cheveux noirs. La lumière bais- sait, mais il n’était pas difficile de la reconnaître. Elle le regarda en face, puis continua rapidement, comme si elle ne l’avait pas vu. Pendant quelques secondes, Winston se trouva trop paraly- sé pour se mouvoir. Puis il tourna à droite et s’en alla lourde- ment, sans remarquer à ce moment qu’il s’engageait dans une mauvaise direction. De toute façon, une question était réglée. Il ne pouvait plus douter que la fille l’espionnait. Elle devait l’avoir suivi. Il n’était pas vraisemblable, en effet, qu’un pur hasard ait conduit sa promenade, le même après-midi, dans la même rue obscure et écartée que Winston, à des kilomètres de distance des quartiers où vivaient les membres du Parti. C’était une coïncidence trop grande. Qu’elle fût réellement un agent de la Police de la Pensée, ou simplement un espion amateur poussé par un zèle indiscret, importait peu. Le principal était qu’elle le —122— surveillait. Elle l’avait probablement aussi vu entrer dans le ca- fé. Il lui fallait faire un effort pour marcher. Dans sa poche, le morceau de verre lui frappait la cuisse à chaque pas et il eut presque envie de le jeter. Le pire était le mal au ventre. Pendant deux secondes, il sentit qu’il mourrait s’il n’arrivait pas tout de suite à un water. Mais il ne devait pas y avoir de water public dans un tel quartier. Puis le spasme disparut, laissant une dou- leur sourde. La rue était une impasse. Winston s’arrêta, resta quelques secondes immobile à se demander vaguement ce qu’il allait faire, puis revint sur ses pas. Il pensa alors que la fille l’avait croisé il n’y avait que trois minutes, et qu’en courant il pourrait la rattraper. Il la suivrait jusqu’à ce qu’ils fussent en quelque endroit désert et il lui briserait le crâne avec un pavé. Le mor- ceau de verre qu’il avait dans la poche serait assez lourd. Mais il abandonna tout de suite cette idée, car même la pensée d’un effort physique quelconque était insupportable. Il ne pourrait courir, il ne pourrait assener un coup. En outre, elle était jeune et robuste et se défendrait. Winston pensa aussi à se rendre rapidement au Centre communautaire et à y rester jusqu’à la fermeture pour établir un alibi partiel pour l’après-midi. Mais cela aussi était impossible. Une lassitude mortelle l’avait saisi. Tout ce qu’il voulait, c’était rentrer vite chez lui, puis s’asseoir et être tranquille. Il était plus de dix heures quand il arriva à son apparte- ment. La lumière devait être éteinte au plus tard à onze heures et demie. Il alla à la cuisine et avala une tasse presque remplie de gin de la Victoire. Puis il s’assit à la table de l’alcôve et sortit le livre du tiroir. Mais il ne l’ouvrit pas tout de suite. —l23— Au télécran, une voix de femme claironnante braillait un chant patriotique. Il était assis, les yeux fixés sur la couverture marbrée du livre, et il essayait sans succès de ne pas écouter la voix. C’était toujours la nuit qu’ils venaient vous prendre. Tou- jours la nuit ! La seule chose à faire était de se tuer avant. Sans doute, quelques personnes le faisaient. Beaucoup de dispari- tions étaient réellement des suicides. Mais il fallait un courage désespéré pour se tuer dans un monde où on ne pouvait se pro- curer ni arme à feu, ni poison rapide et sûr. Il pensa avec une sorte d’étonnement à l’inutilité biologique de la souffrance et de la frayeur, à la perfidie du corps humain qui toujours se fige et devient inerte à l’instant précis où un effort spécial est néces- saire. Il aurait pu réduire au silence la fille aux cheveux noirs si seulement il avait agi assez vite. Mais c’était précisément l’imminence du danger qui lui avait fait perdre le pouvoir d’agir. Il pensa qu’aux moments de crise, ce n’est pas contre un ennemi extérieur qu’on lutte, mais toujours contre son propre corps. En cet instant même, en dépit du gin, la douleur sourde qu’il sen- tait au ventre rendait impossibles des réflexions suivies. Il en est de même, comprit-il, dans toutes les situations qui semblent héroïques ou tragiques. Sur le champ de bataille, dans la chambre de torture, dans un bateau qui sombre, les raisons pour lesquelles on se bat sont toujours oubliées, car le corps s’enfle jusqu’à emplir l’univers, et même quand on n’est pas pa- ralysé par la frayeur, ou qu’on ne hurle pas de douleur, la vie est une lutte de tous les instants contre la faim, le froid ou l’insomnie, contre des aigreurs d’estomac ou contre un mal aux dents. Il ouvrit son journal. Il fallait y écrire quelque chose. La femme du télécran avait commencé une autre chanson. Sa voix semblait s’enfoncer dans le cerveau comme des éclats pointus de verre brisé. Il essaya de penser à O’Brien pour qui ou à qui il — l24— écrivait, mais sa pensée se porta sur ce qui lui arriverait après son arrestation par la Police de la Pensée. Si on était tué tout de suite, cela n’aurait pas d’importance. Être tué était ce à quoi on s’attendait. Mais avant la mort, (personne n’en parlait, mais tout le monde le savait), il fallait passer par l’habituelle routine de la confession : ramper sur le sol en criant grâce, sentir le cra- quement des os que l’on brise, des dents que l’on émiette et des touffes de cheveux sanguinolents que l’on vous arrache. Pour- quoi devait-on supporter cela, puisque la fin était toujours la même ? Pourquoi n’était-il pas possible de supprimer de sa vie quelques jours, ou quelques semaines ? Personne n’échappait à la surveillance et personne ne manquait de se confesser. Lors- qu’on avait une fois succombé au crime par la pensée, on pou- vait être certain qu’à une date donnée on serait mort. Pourquoi cette horreur, qui ne changeait rien, devait-elle être comprise dans l’avenir ? Il essaya, cette fois avec un peu plus de succès, d’évoquer l’image d’O’Brien. — Nous nous rencontrerons là où il n’y a pas de ténèbres, lui avait dit O’Brien. Il savait ce que cela signifiait, ou pensait le savoir. Le lieu où il n’y avait pas de ténèbres était un avenir imaginé qu’on ne verrait jamais mais que la pensée permettait d’imaginer. La voix du télécran qui criaillait dans son oreille l’empêcha de suivre plus loin le fil de sa pensée. Il porta une cigarette à sa bouche. La moitié du tabac lui tomba tout de suite sur la langue. C’était une poussière amère qu’il eut du mal à recracher. Le vi- sage de Big Brother se glissa dans son esprit, effaçant celui d’O’Brien. Comme il l’avait fait quelques jours plus tôt, il tira une pièce de monnaie de sa poche et la regarda. Dans le visage lourd, calme, protecteur, les yeux regardaient Winston. Mais quelle sorte de sourire se cachait sous la moustache noire ? — l25— Comme le battement lourd d’un glas, les mots de la devise lui revinrent : LA GUERRE C’EST LA PAIX LA LIBERTÉ C’EST L’ESCLAVAGE L’IGNORAN CE C’EST LA FORCE —126— DEUXIÈME PARTIE —127— CHAPITRE I C’était le milieu de la matinée et Winston avait laissé sa ca- bine pour aller aux lavabos. Une silhouette solitaire venait vers lui de l’extrémité du long couloir brillamment éclairé. C’était la fille aux cheveux noirs. Quatre jours étaient passés depuis l’après-midi où il l’avait inopinément rencontrée devant le magasin d’antiquités. Lorsqu’elle fut plus près de lui, il vit qu’elle avait le bras droit en écharpe, mais l’écharpe ne se voyait pas de loin parce qu’elle était de la même couleur que sa combinaison. Sa main s’était probablement prise tandis qu’elle tournait autour de l’un des énormes kaléidoscopes sur lesquels s’obtenaient les brouillons des plans de romans. C’était un accident commun au Commis- sariat aux Romans. Ils étaient peut-être à quatre mètres l’un de l’autre quand la fille trébucha et tomba presque à plat sur le sol. La douleur lui arracha un cri aigu. Elle avait dû tomber en plein sur le bras blessé. Winston s’arrêta net. La fille s’était relevée sur ses ge- noux. Son visage avait pris une teinte jaunâtre de lait, sur la- quelle tranchait la couleur de sa bouche plus rouge que jamais. Ses yeux étaient fixés sur les siens avec une expression de prière qui paraissait traduire plus de frayeur que de souffrance. Le cœur de Winston fut remué d’une étrange émotion. De- vant lui se trouvait un ennemi qui essayait de le tuer. Devant lui, aussi, était une créature humaine en détresse qui avait peut-être un os brisé. Déjà, il s’était instinctivement avancé pour l’aider. Quand il l’avait vue tomber sur son bras bandé, il avait cru sen- tir la douleur dans son propre corps. —l28— — Vous êtes blessée, demanda-t-il. — Ce n’est rien. Mon bras. Cela ira mieux dans une seconde. Elle parlait comme si elle avait eu des palpitations. Elle était assurément devenue très pâle. — Vous n’avez rien de cassé ? — Non. Je vais très bien. J’ai eu mal sur le moment, c’est tout. Elle tendit vers lui sa main valide et il l’aida à se relever. Elle avait repris des couleurs et paraissait beaucoup mieux. — Ce n’est rien, répéta-t-elle brièvement. Je me suis sim- plement un peu foulé le poignet. Merci, camarade. Sur ces mots, elle s’éloigna dans la direction qu’elle avait jusque-là suivie, aussi alerte que si réellement ce n’avait été rien. L’incident avait duré moins d’une demi-minute. Ne pas laisser les sentiments apparaître sur le visage était une habitude qui était devenue un instinct et, en tout cas, ils étaient debout juste devant un télécran quand l’incident avait eu lieu. Néanmoins, il avait été très difficile à Winston de ne pas trahir une surprise momentanée car, pendant les deux ou trois secondes qu’il avait employées à la relever, la fille lui avait glissé quelque chose dans la main. Il n’y avait pas à douter qu’elle ne l’ait fait intentionnellement. C’était quelque chose de petit et de plat. En passant la porte des lavabos, il le mit dans sa poche et le tâta du bout des doigts. C’était un bout de papier plié en quatre. Pendant qu’il était debout devant l’urinoir, il s’arrangea pour le déplier avec ses doigts. Il y avait sans doute, écrit des- sus, un message quelconque. Il fut un moment tenté de rentrer —129— dans un water et de le lire tout de suite. Mais il savait bien que cela aurait été une épouvantable folie. C’était l’endroit où on était le plus certain d’être continuellement surveillé par les télé- crans. Il revint à sa cabine et, d’un geste désinvolte, jeta le frag- ment de papier parmi ceux qui se trouvaient sur le bureau. Puis il mit ses lunettes et, d’une secousse, rapprocha le télécran. « Cinq minutes, se dit-il, cinq minutes au bas mot ! » Son cœur battait dans sa poitrine avec un bruit effrayant. Heureusement, le travail qu’il avait en train était un travail de simple routine. C’était la rectification d’une longue liste de chiffres qui ne né- cessitait pas une attention soutenue. Quoi que pût être ce qui était écrit sur le papier, cela devait avoir un sens politique. Autant que pouvait en juger Winston, il y avait deux possibilités. L’une, la plus vraisemblable, était que la fille fût, comme il l’avait justement craint, un agent de la Po- lice de la Pensée. Il ne comprenait pas pourquoi la Police de la Pensée choisissait une telle manière de délivrer ses messages, mais elle avait peut-être ses raisons. La chose écrite sur le pa- pier pouvait être une menace, une convocation, un ordre de sui- cide, un traquenard quelconque. Mais il y avait une autre possibilité plus folle qui lui faisait relever la tête, bien qu’il essayât, mais vainement, de n’y pas penser. C’était que le message ne vînt pas de la Police de la Pen- sée, mais de quelque organisation clandestine. Peut-être la Fra- ternité existait-elle, après tout ! Peut-être la fille en faisait-elle partie. L’idée était sans aucun doute absurde, mais elle lui avait jailli dans l’esprit à l’instant même où il avait senti dans sa main le fragment de papier. Ce n’est que deux minutes plus tard que l’autre explication, la plus vraisemblable, lui était venue à l’idée. Et même en cet instant, alors que son intelligence lui disait que —130— le message représentait, signifiait la mort, il n’y croyait pas et l’espoir déraisonnable persistait. Son cœur battait. Il arrivait difficilement à empêcher sa voix de trembler tandis qu’il mur- murait des chiffres au phonoscript. Il fit un rouleau de toute la liasse de son travail et la glissa dans le tube pneumatique. Huit minutes s’étaient écoulées. Il ajusta ses lunettes sur son nez, soupira et rapprocha de lui le paquet de travail suivant sur lequel se trouvait le fragment de papier. Il le mit à plat. D’une haute écriture informe, ces mots étaient tracés : « Je vous aime. » Pendant quelques secondes, il fut trop abasourdi même pour jeter le papier incriminé dans le trou de mémoire. Quand il le fit, bien qu’il sût fort bien le danger de montrer trop d’intérêt, il ne put résister à la tentation de le lire encore, juste pour s’assurer qu’il avait bien lu. Durant le reste de la matinée, il lui fut très difficile de tra- vailler. Cacher son agitation au télécran était plus difficile en- core que de concentrer son attention sur une série de travaux minutieux. Il sentait comme du feu lui brûler les entrailles. Le déjeuner dans la cantine chaude, bondée de gens, pleine de bruits, fut un supplice. Il avait espéré être seul un moment pendant l’heure du déjeuner, mais la mauvaise chance voulut que cet imbécile de Parsons s’assît lourdement à côté de lui. L’odeur de sa sueur dominait presque l’odeur métallique du ra- goût et il déversa un flot de paroles au sujet des préparatifs faits pour la Semaine de la Haine. Il était particulièrement enthou- siaste au sujet d’une reproduction en papier mâché de la tête de Big Brother, de deux mètres de large. Elle était fabriquée pour l’occasion par la troupe d’Espions à laquelle appartenait sa fille. L’irritant était que, dans le vacarme des voix, Winston pouvait à peine entendre ce que disait Parsons et devait constamment lui demander de répéter quelque sotte remarque. Il entrevit une — l3l— fois seulement la fille qui se trouvait assise à une table, avec deux autres filles semblables, à l’autre bout de la salle. Elle ne parut pas l’avoir vu et il ne regarda pas dans sa direction. L’après-midi fut plus supportable. Immédiatement après le déjeuner, il lui arriva un travail difficile et délicat qui l’occupa plusieurs heures, et pour lequel il dut mettre de côté tout le reste. Il consistait à falsifier une série d’exposés sur la production d’il y avait deux ans, de façon à jeter le discrédit sur un membre éminent du Parti intérieur, qui était actuellement en disgrâce. C’était un genre de travail dans lequel il était bon et, pendant plus de deux heures, il réussit à chasser complètement la fille de sa pensée. Puis le souvenir de son visage lui revint et, avec lui, un désir lancinant, intolérable, d’être seul. La soirée était une de celles qu’il passait au Centre communautaire. Il engloutit un autre repas sans goût à la cantine, se dépêcha de se rendre au Centre, prit part à la solennelle niaiserie d’une « discussion de groupe », joua deux parties de ping-pong, avala plusieurs verres de gin et lut pendant une demi-heure un livre intitulé: Rap- ports entre längsoc et les échecs. L’ennui lui contractait l’âme mais, pour une fois, il n’avait pas éprouvé le désir d’esquiver sa soirée au Centre. À la vue des mots : « Je vous aime », le désir de rester en vie avait jailli en lui et prendre des risques secondaires lui avait soudain paru stu- pide. Il ne put réfléchir d’une manière suivie qu’après onze heures du soir, chez lui et au lit, dans la sécurité de l’ombre qui fait que l’on n’a même pas à craindre le télécran, pourvu que l’on demeure silencieux. C’était un problème matériel qu’il avait à résoudre. Com- ment toucher la fille et arranger une rencontre ? Il ne pensait plus à la possibilité qu’il pût y avoir là, pour lui, une sorte de piège. Il savait qu’il n’en était rien, à cause de l’agitation réelle —132— qu’elle avait montrée en lui remettant le papier. Visiblement, elle avait été effrayée et hors d’elle autant qu’elle pouvait l’être. L’idée de refuser ses avances ne lui traversa même pas l’esprit non plus. Cinq jours auparavant seulement, il avait envisagé de lui écraser la tête sous un pavé. Mais cela n’avait aucune impor- tance. Il pensa à son corps jeune et nu, comme il l’avait vu dans son rêve. Il avait cru qu’elle était une sotte comme les autres, que sa tête était farcie de mensonges et de haine, que ses en- trailles étaient glacées. Une sorte de fièvre le saisit à l’idée qu’il pourrait la perdre, que son jeune corps blanc pourrait s’éloigner de lui. Ce qu’il craignait le plus, c’est qu’elle changeât simple- ment d’idée s’il ne la rencontrait rapidement. Mais la difficulté matérielle de se rencontrer était énorme. C’était essayer de bou- ger un pion aux échecs alors qu’on est déjà échec et mat. Quelque chemin que l’on prît, on avait le télécran devant soi. En réalité, toutes les manières possibles de communiquer avec elle lui étaient passées par l’esprit moins de cinq minutes après avoir lu la note. Mais maintenant qu’il avait le temps de réflé- chir, il les examina l’une après l’autre comme une rangée d’instruments qu’il disposerait sur une table. Le genre de rencontre qui avait eu lieu le matin ne pouvait évidemment se répéter. Si elle travaillait au Commissariat aux Archives, cela aurait pu être relativement simple, mais il n’avait qu’une vague idée de la situation, dans l’édifice, du Commissa- riat aux Romans et il n’avait aucun prétexte pour s’y rendre. S’il savait où elle habitait et à quelle heure elle laissait son travail, il aurait pu s’arranger pour la rencontrer quelque part sur le chemin du retour. Mais essayer de la suivre chez elle était imprudent car il faudrait traîner aux alentours du ministère, ce qui pourrait être remarqué. Lui envoyer une lettre par la poste était hors de question. Suivant une routine qui n’était même pas un secret, toutes les lettres étaient ouvertes en route. Peu de gens, actuellement, —l33— écrivaient des lettres. Pour les messages qu’on avait parfois be- soin d’envoyer, il y avait des cartes postales sur lesquelles étaient imprimées de longues listes de phrases, et l’on biffait celles qui étaient inutiles. Dans tous les cas, sans compter son adresse, il ne savait pas le nom de la fille. Il décida finalement que l’endroit le plus sûr était la can- tine. S’il pouvait la voir seule à une table quelque part au milieu de la pièce, pas trop près des télécrans, avec un bourdonnement suffisant de conversations tout autour, et que ces conditions soient réunies pendant, disons trente secondes, il pourrait, peut-être, échanger avec elle quelques mots. La vie, après cela, fut pendant une semaine comme un rêve agité. Le jour suivant, elle n’apparut à la cantine qu’au moment où il la laissait. Le coup de sifflet avait déjà retenti. Ses heures de travail avaient peut-être changé. Ils se croisèrent sans un regard. Le deuxième jour, elle était à la cantine à l’heure habi- tuelle, mais avec trois autres filles, et immédiatement sous un télécran. Puis, pendant trois horribles jours, elle n’apparut pas du tout. Il sembla à Winston qu’il souffrait, d’esprit et de corps, d’une insupportable sensibilité, d’une sorte de transparence qui faisait de chaque mouvement, de chaque son, de chaque con- tact, de chaque mot qu’il devait prononcer ou écouter une ago- n1e. Même en dormant, il ne pouvait échapper complètement au visage de la fille. Ces jours-là, il ne toucha pas à son journal. Il ne trouvait de soulagement, quand il en avait un, que dans son travail. Parfois il pouvait oublier pendant dix minutes d’affilée. Il n’avait absolument aucune idée de ce qui avait pu lui arriver. Il ne pouvait faire d’enquête. Elle avait pu être vapori- sée, elle avait pu se suicider, elle avait pu être transférée à —134— l’autre bout de l’Océania. Pire, et plus probablement, elle avait simplement pu changer d’idée et décider de l’éviter. Le jour suivant, elle reparut. Son bras n’était plus en écharpe et elle avait une bande de diachylon autour du poignet. Le soulagement qu’il éprouva à la voir fut si grand qu’il ne put s’empêcher de la regarder en face plusieurs secondes. Le lendemain, il réussit presque à lui parler. Quand il entra dans la cantine, elle était assise à une table assez loin du mur et était absolument seule. Il était tôt et la cantine n’était pas comble. La queue avançait et Winston était presque au comp- toir. Le mouvement fut arrêté une minute par quelqu’un qui se plaignait de n’avoir pas reçu sa tablette de saccharine. Mais la fille était encore seule quand Winston reçut son plateau et avan- ça vers sa table. Il se dirigeait comme par hasard dans sa direc- tion, en cherchant des yeux une place à une table plus éloignée. Elle était peut-être à trois mètres de lui. En deux secondes il y serait. Une voix, derrière lui, appela : « Smith ! » Il fit semblant de ne pas entendre. « Smith ! » répéta la voix plus haut. C’était inu- tile. Il se retourna. Un jeune homme blond, au visage inintelli- gent, nommé Wilsher, qu’il connaissait à peine, l’invitait avec un sourire à occuper une place libre à sa table. Il l’était impru- dent de refuser. Il ne pouvait, ayant été reconnu, s’en aller s’asseoir à une table près d’une fille seule. Cela se remarquerait trop. Il s’assit avec un sourire amical. Le blond visage inintelli- gent sourit largement en le regardant. Winston, dans une hallu- cination, se vit lui lançant une pioche en plein visage. La table de la fille, quelques minutes plus tard, était complètement oc- cupee. —l35— Mais elle devait l’avoir vu se diriger vers elle, et peut-être agirait-elle en conséquence ? Le jour d’après, il eut soin d’arriver tôt. Naturellement, elle était à une table à peu près au même endroit, et de nouveau seule. Winston était précédé dans la queue par un petit homme scarabée aux mouvements ra- pides, au visage plat, aux yeux minuscules et soupçonneux. Tandis que Winston s’éloignait du comptoir avec son plateau, il vit le petit homme se diriger tout droit vers la table de la fille. Son espoir, de nouveau, tomba. Il y avait une place libre à une table plus éloignée, mais quelque chose dans l’apparence du petit homme suggérait qu’il devait être assez attentif à son con- fort pour choisir la table la moins encombrée. Winston le suivit, le cœur glacé. Il y eut à ce moment un violent fracas. Le petit homme était étalé les quatre fers en l’air. Son plateau lui avait échappé et deux ruisseaux de soupe et de café coulaient sur le parquet. Il se remit sur pieds avec un regard méchant à l’adresse de Winston qu’il soupçonnait de lui avoir fait un croc-en-jambe. Mais il n’en était rien. Cinq secondes plus tard, le cœur battant, Winston était assis à la table de la fille. Il ne la regarda pas. Il délesta son plateau et commença à manger. Il fallait surtout parler tout de suite, avant que per- sonne ne vînt, mais une terrible frayeur s’était emparée de lui. Une semaine s’était écoulée depuis qu’elle l’avait approché. Elle pouvait avoir changé, elle devait avoir changé ! Il était impos- sible que cette affaire puisse se terminer avec succès. De telles choses ne se passent pas dans la vie réelle. Il aurait complète- ment flanché et n’aurait pas parlé s’il n’avait à ce moment vu Ampleforth, le poète aux oreilles poilues, qui errait mollement à travers la salle avec un plateau, à la recherche d’une place libre. Ampleforth, à sa manière vague, était attaché à Winston et s’assiérait certainement à sa table s’il l’apercevait. Il restait peut-être une minute pour agir. Winston et la fille mangeaient tous deux sans broncher. La substance qu’ils avalaient était un ragoût clair, plutôt une soupe, de haricots. Winston se mit à murmurer tout bas. Aucun d’eux ne leva les yeux. Ils portaient —136— régulièrement à leur bouche des cuillerées de substance liquide et, entre les cuillerées, échangeaient les quelques mots néces- saires d’une voix basse et inexpressive. — À quelle heure laissez-vous le travail ? — À six heures et demie. — Où pouvons-nous nous rencontrer ? — Au square de la Victoire, près du monument. — Il y a plein de télécrans. — Cela n’a pas d’importance s’il y a foule. — Me ferez-vous signe ? — Non. Ne vous approchez de moi que lorsque vous me ver- rez parmi un tas de gens. Et ne me regardez pas. Tenez-vous seulement près de moi. — À quelle heure ? — À sept heures. — Entendu. Am leforth ne vit as Winston et s’assit à une autre table. p p o o Ils ne parlèrent plus et, autant que cela éta1t poss1ble à deux personnes assises en face l’une de l’autre à la même table, ils ne se regardèrent pas. La fille termina rapidement son repas et s’en alla, tandis que Winston restait pour fumer une cigarette. Winston se trouva au square de la Victoire avant le mo- ment fixé. Il se promena autour du socle de l’énorme colonne — 137- cannelée au sommet de laquelle la statue de Big Brother regar- dait, vers le Sud, les cieux où il avait vaincu les aéroplanes eura- siens (qui étaient, quelques années plus tôt, des aéroplanes es- tasiens) dans la Bataille de la Première Région Aérienne. Dans la rue qui se trouvait vis-à-vis de la colonne, se dres- sait la statue d’un homme à cheval qui était censée représenter Olivier Cromwell. Cinq minutes après l’heure fixée, la fille n’était pas encore arrivée. L’angoisse terrible s’empara de nouveau de Winston. Elle ne venait pas. Elle avait changé d’idée. Il se dirigea lente- ment vers le côté nord du square et éprouva un vague plaisir à identifier l’église Saint-Martin, dont les cloches, quand elle en avait, avaient carillonné : « Tu me dois trois farthings. » Il vit alors la fille debout au pied du monument de Big Bro- ther. Elle lisait, ou faisait semblant de lire une affiche qui s’élevait en spirale autour de la colonne. Il n’était pas prudent de se rapprocher d’elle tant qu’il n’y aurait pas plus de gens réu- nis. Tout autour du fronton, il y avait des télécrans. Un vacarme de voix se fit entendre et il y eut, quelque part sur la gauche, un démarrage de lourds véhicules. Tout le monde se mit soudain à courir à travers le square. La fille coupa lestement autour des lions qui étaient à la base du monument et se joignit à la foule qui se précipitait. Winston suivit. Pendant qu’il courait, quelques remarques jetées à haute voix lui firent comprendre qu’un convoi de prisonniers eurasiens passait. Déjà une masse compacte de gens bloquait le côté sud du square. Winston qui, en temps normal, était le genre d’individu qui gravite à la limite extérieure de tous les genres de bouscu- lade, joua des coudes, de la tête, se glissa en avant, au cœur de la foule. Il fut bientôt à une longueur de bras de la fille. Mais le chemin était fermé par un prolétaire énorme et par une femme presque aussi énorme que lui, probablement sa femme, qui pa- —l38— raissaient former un mur de chair impénétrable. Winston, en se tortillant, se tourna sur le côté et, d’un violent mouvement en avant, s’arrangea pour passer son épaule entre eux. Il crut un moment que ses entrailles étaient broyées et transformées en bouillie par les deux hanches musclées, puis il les sépara et pas- sa en transpirant un peu. Il était à côté de la fille. Ils se trou- vaient épaule contre épaule, tous deux regardaient fixement devant eux. Une longue rangée de camions, portant, dressés à chaque coin, des gardes au visage de bois, armés de mitrailleuses, des- cendait lentement la rue. Dans les camions, de petits hommes jaunes, vêtus d’uniformes verdâtres usés, étaient accroupis, ser- rés les uns contre les autres. Leurs tristes visages mongols, ab- solument indifférents, regardaient par-dessus les bords des ca- mions. Parfois, au cahot d’un camion, il y avait un cliquetis de métal. Tous les prisonniers avaient des fers aux pieds. Des ca- mions et des camions défilèrent, chargés de visages mornes. Winston savait qu’ils étaient là, mais il ne les voyait que par intermittence. L’épaule de la fille, et son bras droit, nu jusqu ’au coude, étaient pressés contre son bras. Sa joue était presque assez proche de la sienne pour qu’il en sentît la chaleur. Elle avait immédiatement pris en charge la situation, exactement comme elle l’avait fait à la cantine. Elle se mit à parler de la même voix sans expression, les lèvres bougeant à peine, d’un simple murmure aisément noyé dans le vacarme des voix et le fracas des camions qui roulaient. — M’entendez-vous ? — Oui. — Pouvez-vous vous rendre libre dimanche après-midi ? — Oui. —l39— — Alors, écoutez-moi bien. Vous aurez à vous rappeler ceci. Allez à la gare de Paddington... Avec une précision militaire qui étonna Winston, elle lui indiqua la route qu’il devait suivre. Un trajet en chemin de fer d’une demi-heure. Au sortir de la station, tourner à gauche. Marcher sur la route pendant deux kilomètres. Une porte dont la barre supérieure manque. Un chemin à travers champs, un sentier couvert d’herbe, un passage dans des buissons, un arbre mort couvert de mousse. C’était comme si elle avait eu une carte dans la tête. — Pourrez-vous vous souvenir de tout cela ? murmura-t- elle à la fin. — Oui. — Vous tournez à gauche, puis à droite, puis de nouveau à gauche, et la porte n’a pas de barre supérieure. — Oui. Quelle heure ? — À trois heures environ. Peut-être aurez-vous à attendre. J’irai par un autre chemin. Etes-vous sûr de tout vous rappeler ? — Oui. — Alors éloignez-vous de moi aussi vite que vous le pourrez. Elle n’avait pas besoin de le lui dire. Mais pendant un ins- tant ils ne purent se dégager de la foule. Les camions défilaient encore, et les gens insatiables regardaient bouche bée. Il y avait eu au début quelques huées et quelques coups de sifflet, mais ils venaient de membres du Parti qui étaient dans la foule et s’étaient bientôt arrêtés. Le sentiment qui dominait était une —140— simple curiosité. Les étrangers, qu’ils fussent Eurasiens ou Esta- siens, étaient comme des animaux inconnus. On ne les voyait littéralement jamais, si ce n’était sous l’aspect de prisonniers et, même alors, on n’en avait jamais qu’une vision fugitive. Per- sonne ne savait non plus ce qu’il advenait d’eux. On ne connais- sait que le sort de ceux qui étaient pendus comme criminels de guerre. Les autres disparaissaient simplement. Ils étaient pro- bablement envoyés dans des camps de travail. Aux ronds visages mongols avaient succédé des visages d’un type plus européen, sales, couverts de barbe et épuisés. Au- dessus de pommettes broussailleuses, les yeux plongeaient leur éclair dans ceux de Winston, parfois avec une étrange intensité, puis se détournaient. Le convoi tirait à sa fin. Dans le dernier camion, Winston put voir un homme âgé, au visage recouvert d’une masse de poils gris, qui se tenait debout, les mains croi- sées en avant, comme s’il était habitué à les avoir attachées. Il était presque temps que Winston et la fille se séparent. Mais au dernier moment, pendant qu’ils étaient encore cernés par la foule, la main de la fille chercha celle de Winston et la pressa rapidement. Cela ne dura pas dix secondes, et cependant il sembla à Winston que leurs mains étaient restées longtemps jointes. Il eut le temps d’étudier tous les détails de sa main. Il explora les doigts longs, les ongles bombés, les paumes durcies par le tra- vail avec ses lignes calleuses, et la chair lisse sous le poignet. Pour l’avoir simplement touchée, il pourrait la reconnaître en la voyant. Il pensa au même instant qu’il ne connaissait pas la couleur des yeux de la fille. Ils étaient probablement bruns. Mais les gens qui ont des cheveux noirs ont parfois les yeux bleus. Tour- ner la tête et la regarder eût été une inconcevable folie. Les mains nouées l’une à l’autre, invisibles parmi les corps serrés, ils regardaient droit devant eux, et ce furent, au lieu des yeux de la —l41— fille, les yeux du prisonnier âgé qui, enfouis dans un nid de poils, se fixèrent lugubres sur Winston. —142— CHAPITRE II Winston retrouva son chemin le long du sentier, à travers des taches d’ombre et de lumière. La où les buissons s’écartaient, il marchait d’un pas allongé dans des flaques d’or. À sa gauche, sous les arbres, le sol était couvert d’un voile de jacinthes. On sentait sur la peau la caresse de l’air. C’était le deux mai. De quelque part, au fond du bois épais, venait le rou- coulement des ramiers. Il était un peu en avance. Il n’y avait pas eu de difficulté pour le voyage et la fille était si évidemment expérimentée qu’il était moins effrayé qu’il eût dû l’être normalement. On pouvait probablement se fier à elle pour trouver un endroit sûr. On ne pouvait en général présumer que l’on se trouvait plus en sécuri- té à la campagne qu’à Londres. Il n’y avait naturellement pas de télécrans. Mais il y avait toujours le danger de microphones ca- chés par lesquels la voix peut être enregistrée et reconnue. Il n’était pas facile, en outre, de voyager seul sans attirer l’attention. Pour des distances inférieures à une centaine de ki- lomètres, il n’était pas nécessaire de faire viser son passeport, mais il y avait parfois des patrouilles qui rôdaient du côté des gares, examinaient les papiers de tous les membres du Parti qu’elles rencontraient, et posaient des questions embarras- santes. Cependant, aucune patrouille n’était apparue et, sorti de la gare, il s’était assuré en chemin, par de prudents regards jetés en arrière, qu’il n’était pas suivi. Le train était bondé de prolétaires mis en humeur de va- cances par la douceur du temps. La voiture aux sièges de bois dans laquelle il voyagea était plus que remplie par une seule énorme famille qui allait d’une arrière-grand-mère édentée à un —143— bébé d’un mois. Elle allait passer l’après-midi à la campagne, chez des beaux-parents, et essayer d’obtenir, ainsi qu’on l’expliqua ouvertement à Winston, un peu de beurre au marché noir. Le sentier s’élargit et, en une minute, il arriva au chemin qu’elle lui avait indiqué, simple route à bestiaux, qui plongeait entre les buissons. Il n’avait pas de montre, mais il ne pouvait déjà être trois heures. Les jacinthes étaient si nombreuses qu’il était impossible de ne pas les fouler au pied. Il s’agenouilla et se mit à en cueillir quelques-unes, en partie pour passer le temps, en partie avec l’idée qu’il aimerait avoir une gerbe de fleurs à offrir à la fille quand ils se rencontreraient. Il avait cueilli un gros bouquet et respirait leur étrange par- fum légèrement fade quand un bruit derrière lui le glaça. C’était, à n’en pas douter, le craquement du bois sec sous un pied. Il continua à cueillir des jacinthes. C’est ce qu’il avait de mieux à faire. Ce pouvait être la fille. Il se pouvait aussi qu’il eût été sui- vi. Regarder autour de lui c’était prendre une attitude coupable. Il cueillit une fleur, puis une autre. Une main s’appuya légère- ment sur son épaule. Il leva les yeux. C’était la fille. Elle secoua la tête, lui enjoi- gnant ainsi de rester silencieux, puis écarta les branches et le précéda sur le chemin étroit de la forêt. Visiblement, elle était déjà venue là, car elle évitait les fondrières comme si elle en avait l’habitude. Winston suivit, le bouquet de fleurs serré dans la main. Sa première impression fut une impression de soulagement, mais tandis qu’il regardait le corps mince et vigoureux qui se dépla- çait devant lui, la ceinture écarlate juste assez serrée pour faire ressortir la courbe des hanches, le sens de sa propre infériorité lui pesa lourdement. Même à ce moment, il lui semblait qu’elle pourrait après tout reculer lorsqu’elle se retournerait et le re- —144— garderait. La douceur de l’air et le vert des feuilles le découra- geaient. Déjà, sur le chemin qui partait de la gare, il s’était senti sale et rabougri, sous le soleil de mai. Il avait l’impression d’être une créature d’appartement avec, dans les pores, la poussière fuligineuse et la suie de Londres. Il pensa que, jusqu’alors, elle ne l’avait probablement ja- mais vu au-dehors, en plein jour. Ils arrivèrent à l’arbre tombé dont elle avait parlé. La fille l’enjamba et écarta les buissons entre lesquels il ne semblait pas y avoir de passage. Quand Winston la rejoignit, il vit qu’ils se trouvaient dans une clairière naturelle, un petit monticule herbeux entouré de jeunes arbres de haute taille qui l’isolaient complètement. La fille s’arrêta et se retourna. — Nous y sommes, dit-elle. Il était en face d’elle, à plusieurs pas de distance. Il n’avait pas encore osé se rapprocher d’elle. — Je ne voulais rien dire dans le sentier, continua-t-elle, pour le cas où il y aurait eu un micro caché. Je ne pense pas qu’il y en ait, mais il aurait pu y en avoir. On peut toujours craindre que l’un de ces cochons reconnaisse votre voix. Mais ici, nous sommes en sécurité. Il n’avait toujours pas le courage de l’approcher. Il répéta stupidement : — Nous sommes en sécurité ici ? — Oui. Voyez les arbres. C’étaient de petits sorbiers qui avaient été abattus, puis avaient repoussé et envoyé une forêt de tiges dont aucune n’étaient plus grosse qu’un poignet. — l45— — Il n’y a rien d’assez épais pour cacher un micro. En outre, je suis déjà venue ici. Ils faisaient semblant de converser. Il s’était décidé à se rapprocher d’elle. Elle se tenait devant lui, très droite, avec sur les lèvres un sourire un peu ironique, comme si elle se deman- dait pourquoi il était si lent à agir. Les jacinthes étaient tombées sur le sol. Elles semblaient être tombées de leur propre volonté. Il lui prit la main. — Le croiriez-vous ? dit-il, jusqu’à présent, je ne savais pas de quelle couleur étaient vos yeux. Il remarqua qu’ils étaient bruns, d’un brun plutôt clair et que les cils étaient noirs. — Maintenant que vous avez vu ce que je suis réellement, pouvez-vous encore supporter de me regarder ? — Oui. Facilement. — J’ai trente-neuf ans. J’ai une femme d’avec laquelle je ne puis divorcer. J ’ai des varices. J ’ai cinq fausses dents. — Cela ne pourrait pas m’être plus égal, dit-elle. La minute d’après, il serait difficile de dire lequel en avait pris l’initiative, elle était dans ses bras. Il n’éprouva tout d’abord qu’une impression de complète incrédulité. Le jeune corps était pressé contre le sien, la masse des cheveux noirs était contre son visage et, oui! elle relevait la tête et il embrassait la large bouche rouge. Elle lui avait entouré le cou de ses bras et l’appelait chéri, amour, bien-aimé. Il l’étendit sur le sol. Elle ne résistait aucunement et il aurait pu faire d’elle ce qu’il voulait. Mais la vérité est qu’il n’éprouvait aucune sensation, sauf celle — 146— de simple contact. Tout ce qu’il ressentait, c’était de l’incrédulité et de la fierté. Il était heureux de ce qui se passait, mais n’avait aucun désir physique. C’était trop tôt. Sa jeunesse et sa beauté l’avaient effrayé, ou bien il était trop habitué à vivre sans femme. Il ne savait pas pourquoi il restait froid. La fille se releva et détacha une jacinthe de ses cheveux. Elle s’assit contre lui, lui entoura la taille de son bras. — Ne t’inquiète pas, chéri. Nous ne sommes pas pressés. Nous avons tout l’après-midi. Est-ce que ce n’est pas une splen- dide cachette ? Je l’ai trouvée un jour que je me suis égarée au cours d’une randonnée. S’il venait quelqu’un, on pourrait l’entendre d’une distance de cent mètres... — Comment vous appelez-vous, demanda Winston. — Julia. Je connais votre nom. C’est Winston. Winston Smith. — Comment l’avez-vous appris ? — Je crois, chéri, que j’ai plus d’adresse que vous pour dé- couvrir les choses. Dites-moi, qu’avez-vous pensé de moi avant lejour où je vous ai remis mon bout de billet ? Il ne fut nullement tenté de lui mentir. Commencer par avouer le pire était même une sorte d’holocauste à l’amour. — Je détestais vous voir, répondit-il. J ’aurais voulu vous en- lever et vous tuer. Il y a deux semaines, j’ai sérieusement songé à vous écraser la tête sous un pavé. Si vous voulez réellement savoir, j’imaginais que vous aviez quelque chose à voir avec la Police de la Pensée. — l47— La fille rit joyeusement. Elle prenait évidemment cette dé- claration pour un tribut à la perfection de son déguisement. — La Police de la Pensée ? Vous n’avez pas réellement pen- sé cela ? — Eh bien, peut-être pas exactement. Mais, à cause de votre apparence générale, simplement parce que vous êtes jeune, fraîche et saine, vous comprenez, je pensais que, probable- ment... — Vous pensiez que j’étais un membre loyal du Parti, pure en paroles, et en actes. Bannières, processions, slogans, jeux, sorties collectives...toute la marmelade. Et vous pensiez que si j’avais le quart d’une occasion, je vous dénoncerais comme cri- minel par la pensée et vous ferais tuer ? — Oui, quelque chose comme cela. Un grand nombre de jeunes filles sont ainsi, vous savez. — C’est cette maudite ceinture qui en est cause, dit-elle en arrachant de sa taille la ceinture rouge de la Ligue Anti-Sexe des Juniors et en la lançant sur une branche. Puis, comme si de toucher sa ceinture lui avait rappelé quelque chose, elle fouilla la poche de sa blouse et en tira une petite tablette de chocolat. Elle la cassa en deux et en donna une part à Winston. Avant même qu’il l’eût prise, le parfum lui avait indiqué qu’il ne s’agissait pas de chocolat ordinaire. Celui-ci était sombre et brillant, enveloppé de papier d’étain. Le chocolat était normalement une substance friable d’un brun terne qui avait, autant qu’on pouvait le décrire, le goût de la fumée d’un feu de détritus. Mais il était arrivé à Winston, il ne savait quand, de goûter à du chocolat semblable à celui que Julia venait de lui donner. La première bouffée du parfum de ce chocolat avait —l48— éveillé en lui un souvenir qu’il ne pouvait fixer, mais qui était puissant et troublant. — Où avez-vous eu cela ? demanda-t-il. — Marché noir, répondit-elle avec indifférence. À voir les choses, je suis bien cette sorte de fille. Je suis bonne aux jeux. Aux Espions, j’étais chef de groupe. Trois soirs par semaine, je fais du travail supplémentaire pour la Ligue Anti-Sexe des Ju- niors. J’ai passé des heures et des heures à afficher leurs salope- ries dans tout Londres. Dans les processions, je porte toujours un coin de bannière. Je parais toujours de bonne humeur et je n’esquive jamais une corvée. Il faut toujours hurler avec les loups, voilà ce que je pense. C’est la seule manière d’être en sé- curité. Le premier fragment de chocolat avait fondu sur la langue de Winston. Il avait un goût délicieux. Mais il y avait toujours ce souvenir qui tournait aux limites de sa conscience, quelque chose ressenti fortement, mais irréductible à une forme définie, comme un objet vu du coin de l’œil. Il l’écarta, conscient seule- ment qu’il s’agissait du souvenir d’un acte qu’il aurait aimé an- nuler, mais qu’il ne pouvait annuler. — Vous êtes très jeune, dit-il. Vous avez dix ou quinze ans de moins que moi. Que pouvez-vous trouver de séduisant dans un homme comme moi? — C’est quelque chose dans votre visage. J’ai pensé que je pouvais courir ma chance. Je suis habile à dépister les gens qui n’en sont pas. Dès que je vous ai vu, j’ai su que vous étiez contre lui. Lui, apparemment, désignait le Parti, et surtout le Parti in- térieur dont elle parlait ouvertement avec une haine ironique qui mettait Winston mal à l’aise, bien qu’il sût que s’il y avait un —149— lieu où ils pouvaient être en sécurité, c’était celui où ils se trou- vaient. Quelque chose l’étonnait en elle. C’était la grossièreté de son langage. Les membres du Parti étaient censés ne pas jurer et Winston lui-même jurait rarement, en tout cas pas tout haut. J ulia, elle, semblait incapable de parler du Parti, spécialement du Parti intérieur, sans employer le genre de mots que l’on voit écrits à la craie dans les ruelles suintantes. Il ne détestait pas cela. Ce n’était qu’un symptôme de sa révolte contre le Parti et ses procédés. Cela semblait en quelque sorte naturel et sain, comme l’éternuement d’un cheval à l’odeur d’un foin mauvais. Ils avaient laissé la clairière et erraient à travers des taches d’ombre et de lumière. Ils mettaient chacun le bras autour de la taille de l’autre dès qu’il y avait assez de place pour marcher deux de front. Il remarqua combien sa taille paraissait plus souple maintenant qu’elle avait enlevé la ceinture. Leurs voix ne s’élevaient pas au-dessus du chuchotement. Hors de la clairière, avait dit J ulia, il valait mieux y aller doucement. Ils atteignirent la limite du petit bois. Elle l’arrêta. — Ne sortez pas à découvert. Il pourrait y avoir quelqu’un qui surveille. Nous sommes en sécurité si nous restons derrière les branches. Ils étaient debout à l’ombre d’un buisson de noisetiers. Ils sentaient sur leurs visages les rayons encore chauds du soleil qui s’infiltraient à travers d’innombrables feuilles. Winston re- garda le champ qui s’étendait plus loin et reçut un choc étrange et lent. Il le reconnaissait. Il l’avait déjà vu. C’était un ancien pâturage tondu de près où s’élevaient çà et là des taupinières et que traversait un sentier sinueux. Dans la haie inégale qui était en face, les branches des ormeaux se balançaient impercepti- blement dans la brise, et leurs feuilles se déplaçaient faible- ment, en masses denses comme une chevelure de femme. Quelque part tout près, sûrement, mais caché à la vue, il devait —l50— y avoir un ruisseau formant des étangs verts où nageaient des poissons d’or ? — N’y a-t-il pas un ruisseau quelque part près d’ici ? chu- chota-t-il. — C’est vrai. Il y a un ruisseau. Il est exactement au bord du champ voisin. Il y a des poissons, dedans. De grands, de gros poissons. On peut les voir flotter. Ils font marcher leur queue dans les étangs qui sont sous les saules. — C’est presque le Pays Doré, murmura-t-il. — Le Pays Doré ? — Ce n’est rien. Ce n’est rien. Un paysage que j’ai parfois vu en rêve. — Regardez, chuchota Julia. Une grive s’était posée sur une branche à moins de cinq mètres, presque au niveau de leurs visages. Peut-être ne les avait-elle pas vus. Elle était au soleil, eux à l’ombre. Elle ouvrit les ailes, les replia ensuite soigneusement, baissa la tête un moment comme pour rendre hommage au soleil, puis se mit à déverser un flot d’harmonie. Dans le silence de l’après-midi, l’ampleur de la voix était surprenante. Winston et Julia s’accrochèrent l’un à l’autre, fascinés. La musique continuait, encore et encore, minute après minute, avec des variations étonnantes qui ne se répétaient jamais, comme si l’oiseau, déli- bérément, voulait montrer sa virtuosité. Parfois il s’arrêtait quelques secondes, ouvrait les ailes et les refermait, gonflait son jabot tacheté et, de nouveau, faisait éclater son chant. Winston le regardait avec un vague respect. Pour qui, pour quoi cet oiseau chantait-il ? Aucun compagnon, aucun rival ne —l5l— le regardait. Qu’est-ce qui le poussait à se poser au bord d’un bois solitaire et à verser sa musique dans le néant ? Il se demanda si, après tout, il n’y aurait pas un micro- phone caché quelque part à côté. J ulia et lui n’avaient parlé qu’en chuchotant. Il n’enregistrerait pas ce qu’ils avaient dit, mais il enregistrerait le chant de la grive. À l’autre extrémité de l’instrument, peut-être quelque petit homme scarabée écoutait intensément, écoutait cela. Mais le flot de musique balaya par degrés de son esprit toute préoccupation. C’était comme une substance liquide qui se déversait sur lui et se mêlait à la lumière du soleil filtrant à tra- vers les feuilles. Il cessa de penser et se contenta de sentir. La taille de la fille était douce et chaude au creux de son bras. Il la tourna vers lui et ils se trouvèrent poitrine contre poitrine. Le corps de Julia semblait se fondre dans le sien. Il fléchissait par- tout comme de l’eau sous les mains. Leurs bouches s’attachèrent l’une à l’autre. C’était tout à fait différent des durs baisers qu’ils avaient échangés plus tôt. Quand ils séparèrent leurs bouches, tous deux soupirèrent profondément. L’oiseau prit peur et s’envola dans un claquement d’ailes. Winston approcha ses lèvres de l’oreille de Julia. — Maintenant, chuchota-t-il. — Pas ici, répondit-elle en chuchotant aussi. Venez sous le couvert. C’est plus sûr. Ils se faufilèrent rapidement jusqu ’à la clairière en faisant parfois craquer des branches mortes. Quand ils furent à l’intérieur de l’anneau de jeunes arbres, elle se retourna et le regarda. Leur respiration à tous deux était précipitée, mais au coin de la bouche de Julia, le sourire était revenu. Elle le regar- —152— da un instant puis chercha la fermeture-Éclair de sa combinai- son. Ensuite, oui ! ce fut presque comme dans le rêve de Wins- ton. D’un geste presque aussi rapide qu’il l’avait imaginé, elle avait arraché ses vêtements et quand elle les jeta de côté, ce fut avec le même geste magnifique qui semblait anéantir toute une civilisation. Son corps blanc étincelait au soleil, mais, durant un instant, il ne regarda pas son corps. Ses yeux étaient retenus par le visage couvert de taches de rousseur et par le demi-sourire hardi. Il s’agenouilla devant elle et prit ses mains dans les siennes. — As-tu déjà fait cela ? — Naturellement. Des centaines de fois...Allons ! Des ving- taines de fois, de toute façon. — Avec des membres du Parti ? — Oui. Toujours avec des membres du Parti. — Avec des membres du Parti intérieur ? — Pas avec ces cochons, non. Mais il y en a des tas qui vou- draient, s’ils avaient le quart d’une chance. Ils ne sont pas les petits saints qu’ils veulent se faire croire ! Le cœur de Winston bondit. Elle l’avait fait des vingtaines de fois. Il aurait voulu que ce fût des centaines, des milliers de fois. Tout ce qui laissait entrevoir une corruption l’emplissait toujours d’un espoir fou. Qui sait? Peut-être le Parti était-il pourri en dessous ? Peut-être son culte de l’abnégation et de l’énergie n’était-il simplement qu’une comédie destinée à cacher son iniquité, Si Winston avait pu leur donner à tous la lèpre ou la syphilis, comme il l’aurait fait de bon cœur ! N’importe quoi —l53— qui pût pourrir, affaiblir, miner. Il l’attira vers le sol et ils se trouvèrent à genoux, face à face. — Écoute. Plus tu as eu d’hommes, plus je t’aime. Com- prends-tu cela ? — Oui. Parfaitement. — Je hais la pureté. Je hais la bonté. Je ne voudrais d’aucune vertu nulle part. Je voudrais que tous soient corrom- pus jusqu’à la moelle. Aimes-tu l’amour ? Je ne veux pas parler simplement de moi, je veux dire l’acte lui-même. — J ’adore cela. C’était par-dessus tout ce qu’il désirait entendre. Pas sim- plement l’amour qui s’adresse à une seule personne, mais l’instinct animal, le désir simple et indifférencié. La était la force qui mettrait le Parti en pièces. Il la pressa sur l’herbe, parmi les jacinthes tombées. Cette fois, il n’y eut aucune difficulté. Le souffle qui gonflait et abaissait leurs poitrines ralentit son rythme et reprit sa cadence normale. Ils se séparèrent dans une sorte d’agréable impuissance. Le soleil semblait être devenu plus chaud. Ils avaient tous deux sommeil. Il chercha la combi- naison mise de côté et l’étendit en partie sur elle. Et presque immédiatement ils s’endormirent. Ils dormirent environ une demi-heure. Winston se réveilla le premier. Il s’assit et regarda le visage couvert de taches, encore calmement endormi, qu’elle avait ap- puyé sur la paume de sa main. La bouche mise à part, on ne pouvait dire qu’elle fût belle. On voyait une ou deux rides autour des yeux quand on la regardait de près. Les courts cheveux noirs étaient extraordinairement épais et doux. Il pensa qu’il ne savait encore ni son nom, ni son adresse. —154— Le corps jeune et vigoureux, maintenant abandonné dans le sommeil, éveilla en lui un sentiment de pitié protectrice. Mais la tendresse irréfléchie qu’il avait ressentie pour elle sous le noi- setier pendant que la grive chantait n’était pas tout à fait reve- nue. Il repoussa la combinaison et étudia le flanc doux et blanc. Dans les jours d’antan, pensa-t-il, un homme regardait le corps d’une fille, voyait qu’il était désirable, et l’histoire finissait là. Mais on ne pouvait aujourd’hui avoir d’amour ou de plaisir pur. Aucune émotion n’était pure car elle était mêlée de peur et de haine. Leur embrassement avait été une bataille, leur jouissance une victoire. C’était un coup porté au Parti. C’était un acte poli- tique. —155— CHAPITRE III — Nous pourrons revenir ici une fois, dit Julia. Générale- ment, on peut employer une cachette deux fois sans crainte. Mais pas avant un mois ou deux, naturellement. Dès qu’elle se réveilla, son attitude changea. Elle devint alerte et affairée, se rhabilla, attacha à sa taille la ceinture rouge et se mit à organiser les détails de leur retour chez eux. Elle avait visiblement une intelligence pratique qui faisait défaut à Winston. Elle semblait posséder une connaissance approfondie, emmagasinée au cours d’innombrables sorties en commun, de la campagne qui entourait Londres. La route qu’elle lui indiqua était tout à fait différente de celle par laquelle il était venu et le conduisait à une autre gare. — Ne jamais retourner chez soi par le chemin par lequel on est venu, dit-elle, comme si elle énonçait un important principe général. Elle devait partir la première et Winston attendrait une demi-heure avant de la suivre. Elle lui avait indiqué un endroit où ils pourraient dans quatre jours se rencontrer après le travail. C’était une rue d’un des quartiers pauvres, dans laquelle il y avait un marché décou- vert, qui était généralement bruyant et bondé de gens. Elle flâ- nerait parmi les étals et ferait semblant de chercher des lacets de souliers et du fil à repriser. Si elle jugeait que la route était libre, elle se moucherait à son approche. Autrement, il devrait passer sans la reconnaître. Mais avec de la chance, au milieu de —156— la foule, ils pourraient parler sans risque un quart d’heure et arranger une autre rencontre. — Et maintenant, il me faut partir, dit-elle, dès qu’il eut compris ses instructions. J’ai rendez-vous à sept heures et de- mie. Je dois consacrer deux heures à la Ligue Anti-Sexe des Ju- niors pour distribuer des prospectus ou autre chose. C’est as- sommant. Donne-moi un coup de brosse, veux-tu ? Ai-je des brindilles dans les cheveux ? Tu es sûr que non ? Alors au re- voir, mon amour, au revoir. Elle se jeta dans ses bras, l’embrassa presque avec violence. Un instant après, elle écartait les jeunes tiges pour passer et disparaissait presque sans bruit dans le bois. Il n’avait pas même au point où il en était, appris son nom et son adresse. Mais cela n’avait aucune importance car il était inconcevable qu’ils pussent jamais se rencontrer sous un toit ou échanger aucune sorte de communication écrite. Le destin fit qu’ils ne retournèrent jamais à la clairière du bois. Pendant le mois de mai, ils ne réussirent qu’une seule fois à faire réellement l’amour. Ce fut dans un autre lieu secret que connaissait Julia, le beffroi d’une église en ruine dans une con- trée presque déserte, où une bombe atomique était tombée trente ans plus tôt. C’était une bonne cachette quand on y était arrivé, mais le voyage était très dangereux. Pour le reste, ils ne pouvaient se rencontrer que dans la rue, en différents endroits chaque soir, etjamais plus d’une demi-heure d’affilée. Dans la rue, il était d’habitude possible de se parler d’une certaine façon. Tandis qu’ils se laissaient emporter par la foule sur les trottoirs, pas tout à fait de front et sans jamais se regar- der, ils poursuivaient une curieuse conversation intermittente qui reprenait et s’interrompait comme le pinceau d’un phare. Elle était soudain coupée d’un silence par l’approche d’un uni- —157— forme du Parti ou par la proximité d’un télécran, puis elle re- prenait quelques minutes plus tard au milieu d’une phrase, pour s’interrompre ensuite brusquement quand ils se séparaient à l’endroit convenu et continuer presque sans introduction le len- demain. Julia paraissait tout à fait habituée à ce genre de conversa- tion, qu’elle appelait « parler par acomptes ». Elle était aussi étonnamment habile à parler sans bouger les lèvres. Une fois seulement, au cours d’un mois de rencontres journalières, ils s’arrangèrent pour échanger un baiser. Ils descendaient en si- lence une rue transversale (Julia ne parlait jamais hors des rues principales), quand il se produisit un grondement assourdis- sant. La terre trembla, l’air s’obscurcit, et Winston se retrouva couché sur le côté, meurtri et terrifié. Une bombe fusée devait être tombée tout près. Il prit soudain conscience du visage de Julia tout près du sien. Il était d’une pâleur de mort, aussi blanc que de la craie. Elle était morte ! Il la serra contre lui et se rendit compte qu’il embrassait un visage vivant et chaud. Mais ses lèvres rencontraient une substance poudreuse. Leurs deux vi- sages étaient couverts d’une épaisse couche de plâtre. Il y eut des soirs où, arrivés au rendez-vous, ils devaient se croiser, sans un signe, parce qu’une patrouille venait de tourner le coin de la rue, ou qu’un hélicoptère planait au-dessus d’eux. Même si cela avait été moins dangereux, il leur eût été difficile de trouver le temps de se rencontrer. La semaine de travail de Winston était de soixante heures, celle de Julia était même plus longue et leurs jours de liberté variaient suivant la presse du moment et ne coïncidaient pas toujours. Julia, de toute façon, avait rarement une soirée complètement libre. Elle passait un temps incroyable à écouter des conférences, à prendre part à des manifestations, à distribuer de la littérature pour la Ligue Anti-Sexe des Juniors, à préparer des bannières pour la Se- maine de la Haine, à faire des collectes pour la campagne d’économie, ou à d’autres activités du même genre. Cela payait, —l58— disait-elle. C’était du camouflage. Si on respectait les petites règles, on pouvait briser les grandes. Elle entraîna même Wins- ton à engager encore une autre de ses soirées. Il s’enrôla pour un travail de munitions qui était fait à tour de rôle par des vo- lontaires zélés membres du Parti. Un soir par semaine, donc, Winston passait quatre heures d’ennui paralysant à visser ensemble de petits bouts de métaux qui étaient probablement des parties de bombes fusées, dans un atelier mal éclairé et plein de courants d’air où le bruit des mar- teaux se mariait tristement à la musique des télécrans. Quand ils se rencontrèrent dans le beffroi, les trous de leurs conversations fragmentaires furent comblés. C’était par un après-midi flamboyant. Dans la petite chambre carrée qui était au-dessus des cloches, il y avait un air chaud et stagnant où do- minait l’odeur de la fiente des pigeons. Pendant des heures, ils restèrent à parler, assis sur le parquet poussiéreux couvert de brindilles. L’un d’eux se levait de temps en temps pour jeter un coup d’œil par les meurtrières et s’assurer que personne ne ve- nait. J ulia avait vingt-six ans. Elle vivait dans un « foyer » avec trente autres filles. « Toujours dans l’odeur des femmes ! Ce que je déteste les femmes ! » dit-elle entre parenthèses. Elle travail- lait, comme il l’avait deviné, aux machines du Commissariat aux Romans, qui écrivaient des romans. Elle aimait son travail qui consistait surtout à alimenter et faire marcher un moteur élec- trique puissant, mais délicat. Elle n’était pas intelligente mais aimait se servir de ses mains et se sentait à son aise avec les ma- chines. Elle pouvait décrire dans son entier le processus de la composition d’un roman, depuis les directives générales éma- nant du Comité du plan, jusqu’à la touche finale donnée par l’équipe qui l’écrivait. Mais le livre obtenu ne l’intéressait pas. Elle n’aimait pas beaucoup la lecture, dit-elle. Les livres étaient —l59— seulement un article qu’on devait produire, comme la confiture ou les lacets de souliers. Elle ne se souvenait de rien avant 1960. La seule personne qu’elle eût jamais connue, qui parlait fréquemment du temps d’avant la Révolution, était un grand-père qui avait disparu quand elle avait huit ans. À l’école, elle avait été capitaine de l’équipe de hockey et avait gagné le prix de gymnastique deux ans de suite. Elle avait été chef de groupe chez les Espions et secrétaire auxiliaire dans la Ligue de la Jeunesse avant d’entrer dans la Ligue Anti-Sexe des Juniors. Elle avait toujours eu une excellente réputation. Elle avait même été choisie, ce qui était la marque infaillible d’une bonne réputation, pour travailler au Pornosec, sous-section du Commissariat aux Romans, qui pro- duisait la pornographie à bon marché que l’on distribuait aux prolétaires. Les gens qui y travaillaient l’appelaient « boîte à fumier », remarqua-t-elle. Elle était restée là un an. Elle aidait à la production, en paquets scellés, de fascicules qui avaient des titres comme : Histoires épatantes ou Une nuit dans une école de filles. Ces fascicules étaient achetés en cachette par les jeunes prolétaires qui avaient l’impression de faire quelque chose d’illégal. — Comment sont ces livres ? demanda Winston avec curio- sité. — Oh ! affreusement stupides. Barbants comme tout. Pense, il n’y a que six modèles d’intrigue dont on interchange les éléments tour à tour. Naturellement, je ne travaillais qu’aux kaléidoscopes. Je n’ai jamais fait partie de l’escouade de ceux qui écrivent. Je ne suis pas littéraire, chéri, pas même assez pour cela. Winston apprit avec étonnement que, sauf le directeur du Commissariat, tous les travailleurs du Pornosec étaient des femmes. On prétendait que l’instinct sexuel des hommes étant —160— moins facile à maîtriser que celui des femmes, ils risquaient beaucoup plus d’être corrompus par les obscénités qu’ils ma- niaient. — Ils n’aiment pas avoir là des femmes mariées, ajouta-t- elle. On suppose toujours que les filles sont tellement pures ! En tout cas, il y en a une ici qui ne l’est pas. Elle avait eu son premier commerce amoureux à seize ans avec un membre du Parti âgé de soixante ans, qui se suicida plus tard pour éviter d’être arrêté. — C’était une veine, autrement, ils auraient appris mon nom par lui quand il se serait confessé, ajouta-t-elle. Depuis, il y en avait eu divers autres. La vie telle qu’elle la concevait était tout à fait simple. On voulait du bon temps. « Eux », c’est-à-dire les gens du Parti, voulaient vous empêcher de l’avoir. On tournait les règles de son mieux. Elle semblait trouver tout aussi naturel qu’ « eux » voulussent dérober aux gens leurs plaisirs et que les gens voulussent éviter d’être pris. Elle détestait le Parti et exprimait sa haine par les mots les plus crus. Cependant elle n’en faisait aucune critique générale. Elle ne s’intéressait à la doctrine du Parti que lorsque celle-ci tou- chait à sa propre vie. Il remarqua qu’elle ne se servait jamais de mots novlangue, sauf ceux qui étaient devenus d’un usage jour- nalier. Elle n’avait jamais entendu parler de la Fraternité et refu- sait de croire à son existence. Toute révolte organisée contre le Parti lui paraissait stupide, car elle ne pourrait être qu’un échec. L’acte intelligent était d’agir à l’encontre des règles et de rester quand même vivant. Winston se demanda vaguement combien il pouvait y en avoir comme elle dans la jeune génération, qui avaient grandi —l61— dans le monde de la Révolution, qui ne connaissaient rien d’autre, et acceptaient le Parti comme quelque chose d’inaltérable, comme le ciel. Ils ne se révoltaient pas contre son autorité, mais, simplement, l’évitaient, comme un lapin se sous- trait à la poursuite d’un chien. Ils ne discutèrent pas la possibilité de se marier. C’était une possibilité trop vague pour qu’on prît la peine d’y penser. Aucun comité imaginable ne sanctifierait jamais une telle union, même si Winston avait pu se libérer de Catherine, sa femme. Même en rêve, il n’y avait pas d’espoir. — Comment était-elle, ta femme ? demanda Julia. — Elle était...Connais-tu le mot novlangue « bienpensant » qui veut dire naturellement orthodoxe, incapable d’une pensée mauvaise ? — Non. Je ne connais pas le mot, mais je connais assez bien ce genre de personnes. Il se mit à lui raconter l’histoire de sa vie maritale, mais elle paraissait en connaître curieusement déjà les parties essen- tielles. Elle lui décrivit, presque comme si elle l’avait vu ou res- senti, le raidissement du corps de Catherine dès qu’il la tou- chait, et la manière dont elle semblait le repousser de toutes ses forces, même quand ses bras étaient étroitement serrés autour de lui. Il n’éprouvait aucune difficulté à aborder de tels sujets avec Julia. Catherine, de toute façon, avait depuis longtemps cessé d’être un souvenir pénible. Elle était simplement devenue un souvenir désagréable. — Je l’aurais supportée, s’il n’y avait pas eu une chose, dit- il. — 162- Il raconta à J ulia la petite cérémonie frigide à laquelle Ca- therine le forçait à prendre part, un soir, chaque semaine. — Elle détestait cela, mais rien ne pouvait l’empêcher de le faire. Elle avait l’habitude d’appeler cela...mais tu ne devineras jamais. — Notre devoir envers le Parti, acheva promptement Julia. — Comment le sais-tu ? — J’ai été en classe aussi, cher. Il y avait des causeries sur le sexe pour les plus de seize ans, une fois par mois. Il y en avait aussi au Mouvement de la Jeunesse. On vous le rabâche pen- dant des années. Je crois que cela réussit dans bon nombre de cas. Mais, naturellement, on ne peut jamais dire. Les gens sont de tels hypocrites ! Elle se mit à développer le sujet. Avec Julia, tout revenait à sa propre sexualité. Dès que l’on y touchait d’une façon quel- conque, elle était capable d’une grande acuité de jugement. Con- trairement à Winston, elle avait saisi le sens caché du purita- nisme du Parti. Ce n’était pas seulement parce que l’instinct sexuel se créait un monde à lui hors du contrôle du Parti, qu’il devait, si possible, être détruit. Ce qui était plus important, c’est que la privation sexuelle entraînait l’hystérie, laquelle était dési- rable, car on pouvait la transformer en fièvre guerrière et en dévotion pour les dirigeants. Julia expliquait ainsi sa pensée : — Quand on fait l’amour, on brûle son énergie. Après, on se sent heureux et on se moque du reste. Ils ne peuvent admettre que l’on soit ainsi. Ils veulent que l’énergie éclate continuelle- ment. Toutes ces marches et contre-marches, ces acclamations, ces drapeaux flottants, sont simplement de l’instinct sexuel ai- gri. Si l’on était heureux intérieurement, pourquoi s’exciterait- —163— on sur Big Brother, les plans de trois ans, les Deux Minutes de Haine et tout le reste de leurs foutues balivernes ? Il pensa que c’était tout à fait exact. Il y avait un lien direct entre la chasteté et l’orthodoxie politique. Sinon, comment au- rait-on pu maintenir au degré voulu, chez les membres du Parti, la haine et la crédulité folles dont le Parti avait besoin, si l’on n’emmagasinait quelque puissant instinct et ne l’employait comme force motrice ? L’impulsion sexuelle était dangereuse pour le Parti et le Parti l’avait détournée à son profit. Il avait joué le même jeu avec l’instinct paternel. La famille ne pouvait être réellement abolie et, en vérité, on encourageait les gens à aimer leurs en- fants presque à la manière d’autrefois. D’autre part, on poussait systématiquement les enfants contre leurs parents. On leur ap- prenait à les espionner et à rapporter leurs écarts. La famille, en fait, était devenue une extension de la Police de la Pensée. C’était un stratagème grâce auquel tous, nuit et jour, étaient entourés d’espions qui les connaissaient intimement. Son esprit revint brusquement à Catherine. Elle l’aurait in- dubitablement dénoncé à la Police de la Pensée si elle n’avait été trop stupide pour deviner la non-orthodoxie de ses opinions. Mais ce n’est pas cette pensée qui avait ramené son esprit à Ca- therine. C’était la chaleur étouffante de l’après-midi qui mouil- lait son front de sueur. Il se mit à raconter à Julia ce qui était arrivé, ou avait failli arriver, il y avait onze ans, par un lourd après-midi d’été. C’était trois ou quatre mois après leur mariage. Ils s’étaient égarés au cours d’une sortie collective, quelque part dans le Kent. Ils étaient restés en arrière des autres pendant deux mi- nutes. Ils tournèrent où il ne fallait pas et se trouvèrent arrêtés net par le bord d’une vieille carrière de craie. C’était une pente à pic de dix ou vingt mètres qui se terminait à la base par des ro- — l64— chers. Il n’y avait personne à qui ils auraient pu demander leur chemin. Catherine, dès qu’elle se rendit compte qu’ils s’étaient égarés, fut très mal à son aise. Se trouver éloignée, même pour un instant, de la foule bruyante de la randonnée lui donnait l’impression de mal agir. Elle voulait revenir rapidement en ar- rière et se mettre à chercher dans une autre direction. Mais Winston, à ce moment, remarqua quelques touffes de lysi- maques qui poussaient au-dessous d’eux dans les anfractuosités de la falaise. Il y avait une touffe de deux couleurs, rouge brique et bleu, qui poussaient apparemment sur la même racine. Il n’avait jamais rien vu de ce genre. Il appela Catherine et lui dit de venir voir la touffe. — Voyez, Catherine! Regardez ces fleurs. Cette touffe en bas, près du pied de la falaise. Voyez-vous ? Ces fleurs sont de deux couleurs différentes. Elle s’était déjà retournée pour partir mais, d’assez mau- vaise grâce, elle revint un instant. Elle se pencha même par- dessus la falaise pour voir l’endroit qu’il lui désignait. Il était debout un peu derrière elle et il posa la main sur sa ceinture pour la retenir. Il se rendit soudain compte à ce moment com- bien ils étaient complètement seuls. Il n’y avait nulle part de créature humaine, pas une feuille ne bougeait, pas même un oiseau n’était éveillé. Dans un endroit comme celui-là, le danger qu’il y eût un microphone caché était minime et, même s’il y en avait eu un, il n’aurait enregistré que des bruissements. C’était l’heure de l’après-midi la plus chaude, la plus pro- pice au sommeil. Le soleil flamboyait, la sueur perlait au front de Winston. L’idée lui vint alors... — Pourquoi ne lui as-tu pas donné une bonne poussée ? dit Julia. Je l’aurais fait. —165— — Oui, chérie, tu l’aurais fait. Moi aussi, si j’avais été alors ce que je suis maintenant. Ou peut-être l’aurais-je...je n’en suis pas certain. — Regrettes-tu de ne pas l’avoir fait ? Ils étaient assis côte à côte sur le parquet poussiéreux. Il l’attira plus près de lui. La tête de Julia reposait sur son épaule, le parfum agréable de sa chevelure dominait l’odeur de fiente de pigeon. « Elle est jeune, pensa-t-il, elle attend encore quelque chose de la vie. Elle ne comprend pas que pousser par-dessus une falaise quelqu’un qui ne vous convient pas ne résout rien. » — Cela n’aurait à vrai dire rien changé, dit-il. — Alors pourquoi regrettes-tu de ne l’avoir pas poussée ? — Parce que je préfère un positifà un négatif, voilà tout. Au jeu que nous jouons, nous ne pouvons gagner, mais il y a des genres d’échec qui valent mieux que d’autres, rien de plus. Il sentit l’épaule de Julia qui s’agitait en signe de dénéga- tion. Elle le contredisait toujours quand il disait quelque chose de ce genre. Elle n’acceptait pas que ce fût une loi de la nature que l’individu soit toujours vaincu. Elle aussi, en quelque façon, se rendait compte qu’elle était condamnée, tôt ou tard la Police de la Pensée la prendrait et la tuerait. Mais, d’un autre côté, elle pensait qu’il était possible de bâtir un monde secret dans lequel on pouvait vivre selon ses goûts. Tout ce qui était nécessaire, c’était de la chance, de l’habileté et de l’audace. Elle ne compre- nait pas qu’il n’existait point de bonheur, que la seule victoire résidait dans l’avenir, longtemps après la mort et, que du mo- ment que l’on avait déclaré la guerre au Parti, il valait mieux se considérer, tout de suite, comme un cadavre. — Nous sommes des morts, disait-il. — 166— - Minute ! Nous ne sommes pas encore morts, répondait Julia prosaïquement. — Pas physiquement. On peut imaginer que nous en avons pour six mois, un an, cinq ans. J’ai peur de la mort. Toi, tu es jeune, tu as probablement plus peur que moi. Évidemment, nous repousserons la mort aussi longtemps que nous serons humains, la vie et la mort seront la même chose. — Oh ! Des blagues ! Avec qui préfères-tu coucher ? Avec moi, ou avec un squelette ? Est-ce que tu n’es pas content d’être vivant ? Est-ce que tu n’aimes pas sentir que ceci est toi, ceci ta main, ceci ta jambe, que tu es réel, solide, vivant ? Et ça, dis, tu n’aimes pas ça ? Elle tourna vers lui son buste et appuya contre lui sa poi- trine. Il pouvait sentir, à travers la blouse, les seins lourds, mais fermes. Le corps de Julia semblait verser dans le sien un peu de sa jeunesse, de sa vigueur. — Oui, j’aime cela, répondit-il. — Alors, cesse de parler de mourir. Et maintenant, écoute, il nous faut fixer notre prochain rendez-vous. Nous pourrons retourner à la clairière du bois. Nous l’avons laissée reposer un bon bout de temps. Mais cette fois, tu t’y rendras par un autre chemin que la dernière fois. J’ai tout combiné. Tu prends le train...Mais, regarde, je vais te le dessiner. Et, à sa manière pratique, elle racla et amassa un petit car- ré de poussière. Ensuite, à l’aide d’une brindille prise dans un nid de pigeon, elle se mit à dessiner une carte à même le sol. — 167- CHAPITRE IV Winston jeta un regard circulaire dans la petite chambre râpée qui était au-dessus du magasin de M. Charrington. Le grand lit, près de la fenêtre, était fait, avec des couvertures dé- chirées et un traversin découvert. La pendule ancienne, au ca- dran de douze heures, faisait entendre son tic-tac sur la chemi- née. Dans un coin, sur la table pliante, le presse-papier de verre qu’il avait acheté lors de sa dernière visite luisait faiblement dans la demi-obscurité. Sur la galerie de la cheminée, il y avait un fourneau à pétrole en étain martelé, une casserole et deux tasses fournis par M. Charrington. Winston alluma le brûleur et mit à bouillir de l’eau et quelques tablettes de saccharine. Les aiguilles de la pendule indiquaient sept, vingt. Il était réellement dix-neuf heures vingt. Elle devait arriver à dix-neuf heures trente. Folie, folie, lui répétait son cœur. Folie consciente, gratuite, qui mènerait au désastre. De tous les crimes que pouvait com- mettre un membre du Parti, c’était celui-ci qui pouvait le moins se dissimuler. À la vérité, l’idée l’avait d’abord hanté sous forme d’une vision de presse-papier de verre reflété par la surface de la table. Ainsi qu’il l’avait prévu, M. Charrington n’avait fait au- cune difficulté pour louer la chambre. Il était visiblement con- tent de gagner quelques dollars. Il ne fut pas non plus choqué et ne se montra pas agressivement compréhensif quand il fut en- tendu que Winston désirait la chambre pour des rendez-vous d’amour. Au contraire, son regard se fit lointain, il parla de gé- néralités, d’un air si délicat qu’il donnait l’impression d’être de- venu en partie invisible. —168— L’isolement, dit-il, avait son prix. Chacun désirait disposer d’un endroit où se trouver seul à l’occasion. Cet endroit trouvé, c’était la moindre des politesses que celui qui était au courant gardât pour lui ce qu’il savait. Il ajouta même, avec presque l’air de s’effacer et de cesser d’exister, qu’il y avait deux entrées à la maison, dont l’une par la cour de derrière, qui donnait sur une allée. Quelqu’un chantait sous la fenêtre. Winston, protégé par le rideau de mousseline, regarda au-dehors. Le soleil de juin était encore haut dans le ciel et, en bas, dans la cour baignée de so- leil, une femme aux avant-bras d’un brun rouge, qui portait, attaché à la taille, un tablier en toile à sac, marchait en clopinant entre un baquet à laver et une corde à sécher. Monstrueuse et solide comme une colonne romane, elle épinglait sur la corde des carrés blancs dans lesquels Winston reconnut des couches de bébé. Dès que sa bouche n’était pas obstruée par des épingles à linge, elle chantait d’une voix puissante de contralto. Ce n ’e’tait qu ’un rêve sans espoir. Ilpassa comme un soir d’avril, un soir. Mais un regard, un mot, les rêves ont recommence’. Ils ontpris mon cœur, ils l’ont emporte’. L’air avait couru dans Londres pendant les dernières se- maines. C’était une de ces innombrables chansons, toutes sem- blables, que la sous-section du Commissariat à la Musique pu- bliait pour les prolétaires. Les paroles de ces chansons étaient composées, sans aucune intervention humaine, par un instru- ment appelé versificateur. Mais la femme chantait d’une voix si mélodieuse qu’elle transformait en un chant presque agréable la plus horrible stupidité. Winston pouvait entendre le chant de la femme, le claque- ment de ses chaussures sur les dalles, les cris des enfants dans la rue et, quelque part dans le lointain, le grondement sourd du — 169— trafic de la cité. La chambre paraissait cependant curieusement silencieuse, grâce à l’absence de télécran. « Folie ! folie ! folie ! » pensa-t-il encore. Il était inconce- vable qu’ils pussent fréquenter cet endroit plus de quelques se- maines sans être pris. Mais la tentation d’avoir un coin secret qui fût vraiment à eux, qui fût dans une maison, accessible, sous la main, avait été trop forte pour tous deux. Après leur visite au beffroi, il leur avait été impossible, pendant quelque temps, d’organiser des rencontres. En prévision de la Semaine de la Haine, les heures de travail avaient été rigoureusement aug- mentées. Elle n’aurait lieu que dans plus d’un mois, mais les préparatifs grandioses et compliqués qu’elle exigeait, entraî- naient pour tout le monde un surcroît de travail. Finalement, ils s’arrangèrent tous deux pour avoir le même jour un après-midi de liberté. Ils s’étaient entendus pour retourner à la clairière du bois. La veille, ils se rencontrèrent un court instant dans la rue. Comme d’habitude, Winston regardait à peine Julia tandis qu’ils se laissaient emporter par la foule. Mais le bref coup d’œil qu’il luijeta lui apprit qu’elle était plus pâle que de coutume. — Rien à faire, murmura-t-elle aussitôt qu’elle jugea pou- voir parler sans danger. Pour demain, je veux dire. — Quoi ? — Demain après-midi, je ne peux pas venir. — Pourquoi ? — Oh ! Pour la raison habituelle. C’est venu plus tôt cette fois. Il fut, pendant un moment, pris d’une violente colère. Pen- dant ce mois de fréquentation, la nature de son sentiment pour elle avait changé. Au début, il comportait peu de vraie sensuali- —170— té. Leur premier contact amoureux avait été simplement un acte de volonté. Mais ce fut différent après la deuxième fois. L’odeur de ses cheveux, le goût de sa bouche, le contact de sa peau, sem- blaient s’être introduits en lui ou dans l’air qui l’entourait. Quand elle dit qu’elle ne pouvait venir, il eut l’impression qu’elle le trompait. Mais, juste à cet instant, la foule les poussa l’un contre l’autre et leurs mains se rencontrèrent par hasard. Elle pressa rapidement le bout des doigts de Winston, comme pour solliciter, non son désir, mais son affection. L’idée vint à Wins- ton que, lorsqu’on vivait avec une femme, ce désappointement périodique était un événement normal. Une profonde tendresse, qu’il n’avait pas encore ressentie pour elle, s’empara de lui. Il aurait voulu qu’ils fussent un couple de mariés de dix ans. Il aurait voulu pouvoir se promener avec elle dans la rue, exactement comme ils le faisaient, mais ouvertement et sans crainte, et parler de choses ordinaires en achetant de petits ob- jets pour leur ménage. Il aurait voulu par-dessus tout avoir un endroit où ils pourraient être seuls sans se sentir obligés de faire l’amour chaque fois qu’ils se rencontraient. Ce ne fut pas réellement à cet instant, mais à un moment du jour suivant que l’idée lui vint de louer la chambre de M. Charrington. Quand il en parla à Julia, elle accepta avec une promptitude inattendue. Tous deux savaient que c’était une fo- lie. C’était comme s’ils se rapprochaient volontairement de leurs tombes. Tandis qu’il attendait, assis au bord du lit, il pensa une fois de plus aux caves du ministère de l’Amour. Le rythme sui- vant lequel l’horrible destinée à laquelle ils étaient voués entrait dans la conscience et en sortait, était curieux. Il était là, ce des- tin, son heure était fixée dans l’avenir. Il précédait la mort aussi sûrement que 99 précède 100. On ne pouvait l’éviter, mais peut- être pouvait-on en reculer l’échéance. Et pourtant, il arrivait que l’on choisisse, par un acte conscient, volontaire, d’écourter l’intervalle par lequel on en était séparé. — 171- Un pas rapide se fit entendre dans l’escalier. Julia fit irrup- tion dans la pièce. Elle portait un sac à outils, en grosse toile brune, dont il l’avait vue chargée, maintes fois, dans les bâti- ments du ministère. Il s’élança pour la prendre dans ses bras, mais elle se dégagea assez rapidement, car elle tenait encore le sac à outils. — Une seconde, dit-elle. Laisse-moi seulement te montrer ce que j’apporte. Tu as apporté de cet immonde café de la Vic- toire ? Je pensais que tu l’aurais fait. Tu peux le mettre de côté, nous n’en aurons pas besoin. Regarde. Elle s’agenouilla, ouvrit le sac et en sortit pêle-mêle quelques clefs anglaises et un tournevis qui en remplissaient la partie supérieure. En dessous, il y avait une quantité de paquets bien faits, enveloppés de papier. Le premier paquet qu’elle passa à Winston provoquait une sensation étrange, mais vaguement familière. Il était plein d’une substance lourde et friable qui cédait quand on y touchait. — Ce n’est pas du sucre ? demanda-t-il. — Du vrai sucre. Pas de la saccharine, du sucre. Et voilà une miche de pain, du vrai pain blanc, pas notre horrible substance, et un petit pot de confitures. Et voici une boîte de lait. Mais vois ! Je suis vraiment fière de celui-là. J’ai dû l’envelopper d’un bout de toile à sac parce que... Mais elle n’avait pas besoin de lui dire pourquoi elle l’avait enveloppé. Le parfum se répandait déjà dans la pièce, un par- fum riche et chaud qui semblait être une émanation de sa pre- mière enfance, mais qu’on pouvait encore rencontrer. Parfois, avant le claquement d’une porte, il se répandait dans un pas- sage, parfois il se diffusait mystérieusement dans la foule. On le respirait un instant puis on le perdait. — l72— - C’est du café, murmura-t-il, du vrai café. — C’est le café du Parti intérieur. Il y en a là un kilo entier, dit-elle. — Comment as-tu fait pour te procurer tout cela ? — C’est tout des victuailles du Parti intérieur. Ils ne sont privés de rien, ces porcs, de rien. Mais naturellement, les gar- çons, les serviteurs, les gens chipent des choses et... vois, j’ai aussi un petit paquet de thé. Winston s’était accroupi près d’elle. Il déchira un coin de paquet et l’ouvrit. — C’est du vrai thé. Pas des feuilles de mûres. — Il y a eu dernièrement un arrivage de thé. Ils ont pris l’Inde ou quelque autre pays, dit-elle vaguement. Mais écoute, mon chéri. Je voudrais que tu me tournes le dos pendant trois minutes. Va t’asseoir de l’autre côté du lit. Pas trop près de la fenêtre. Et ne te retourne pas avant que je ne te le dise. Winston regarda distraitement à travers le rideau de mous- seline. En bas, dans la cour, la femme aux bras rouges évoluait encore entre le baquet et la corde. Elle ôta de sa bouche deux épingles de bois et chanta avec sentiment : On dit que le temps guérit toute blessure, On dit que l’on peut toujours oublier. Mais la vie est toujours là et tout le temps qu ’elle dure, Par la joie ou par les pleurs toujours mon cœur est tra- vaille’. — 173- Elle semblait connaître par cœur toute la rengaine. Sa voix s’élevait dans la douceur de l’air d’été, mélodieuse et chargée d’heureuse mélancolie. On avait l’impression qu’elle eût été par- faitement heureuse, pourvu que le soir de juin fût infini et le nombre de couches inépuisable, heureuse de rester là des mil- liers d’années à attacher des couches et chanter des stupidités. Winston fut frappé par le fait étrange qu’il n’avait jamais enten- du chanter, seul et spontanément, un membre du Parti. Cela aurait paru légèrement non orthodoxe, ce serait une excentricité dangereuse, comme de se parler à soi-même. Peut-être était-ce seulement quand les gens n’étaient pas loin de la famine qu’ils avaient des raisons de chanter. — Maintenant, tu peux te retourner, dit Julia. Il se retourna et, pendant une seconde, faillit presque ne pas la reconnaître. Il s’était attendu à la voir nue. Mais elle n’était pas nue. La transformation qu’elle avait opérée était beaucoup plus surprenante que cela. Elle s’était fardé le visage. Elle avait dû se glisser dans quelque magasin des quartiers prolétaires et acheter un assortiment complet de produits de beauté. Ses lèvres étaient d’un rouge foncé, ses joues étaient fardées, son nez poudré. Il y avait même sous les yeux un soup- çon de quelque chose qui les avivait. Ce n’était pas fait très habi- lement. Mais les références de Winston en la matière ne valaient pas cher. Jamais auparavant il n’avait vu ou imaginé une femme du Parti avec du fard sur le visage. Avec seulement quelques touches de couleur où il fallait, elle était devenue, non seule- ment beaucoup plus jolie, mais, surtout, beaucoup plus fémi- nine. Ses cheveux courts et sa blouse de jeune garçon ajoutaient plutôt à cet effet. Quand il la prit dans ses bras, une vague de parfum de violette synthétique lui vint aux narines. Il se souvint de la pénombre d’une cuisine en sous-sol et de la bouche caver- neuse d’une femme. Elle avait employé exactement le même —174— parfum, mais cela ne semblait pas, en cet instant, avoir d’importance. — Du parfum aussi ! dit-il. — Oui, chéri, du parfum aussi. Et sais-tu ce que je vais faire la prochaine fois ? Je vais me procurer une réelle robe de femme et la porter à la place de ces saloperies de culottes. J’aurai des bas de soie et des chaussures à talons hauts. Dans cette pièce, je serai une femme, pas une camarade du Parti. Ils enlevèrent leurs vêtements et grimpèrent sur l’immense lit de mahogany. C’était la première fois que Winston se désha- billait et se mettait nu en sa présence. Jusqu’alors, il avait été trop honteux de son corps pâle et maigre, des varices en saillie sur ses mollets, de la tache décolorée au-dessus de son cou-de- pied. Il n’y avait pas de draps, mais la couverture sur laquelle ils s’étendirent était élimée et lisse. Les dimensions et l’élasticité du lit les étonnèrent tous deux. — C’est certainement plein de punaises, mais qu’importe ! dit J ulia. On ne voyait jamais alors de lit pour deux, sauf chez les prolétaires. Il était arrivé à Winston, pendant son enfance, de dormir dans un lit de ce genre. Julia, autant qu’elle pût s’en souvenir, ne s’était jamais trouvée dans un semblable lit. Ils dormirent un moment. Quand Winston se réveilla, les aiguilles de la pendule avaient tourné et atteignaient presque le chiffre neuf. Il ne bougea point, parce que, au creux de son bras, la tête de Julia endormie reposait. Une grande partie de son fard était passée sur le visage de Winston et sur le traversin, mais une légère teinte rouge faisait encore ressortir la beauté de —175— sa pommette. Un rayon jaune du soleil couchant tombait au pied du lit et éclairait la cheminée où l’eau bouillait à gros bouil- lons dans la casserole. Dans la cour, en bas, la femme avait ces- sé de chanter, mais les cris des enfants dans la rue flottaient assourdis dans la chambre. Winston se demanda vaguement si, dans le passé aboli, ce- la avait été un événement normal de dormir dans un lit comme celui-ci, dans la fraîcheur d’un soir d’été, d’être un homme et une femme sans vêtements, de faire l’amour quand on le vou- lait, de converser sur des sujets que l’on choisissait, de ne sentir aucune obligation de se lever, d’être simplement étendu et d’écouter les sons paisibles de l’extérieur. Sûrement, il n’y avait jamais eu d’époque où cela aurait paru naturel... Julia se réveilla, se frotta les yeux, se souleva et s’appuya sur un coude pour regarder le fourneau à pétrole. — La moitié de l’eau s’est évaporée, dit-elle. Je vais tout de suite me lever et faire du café. Nous avons une heure. A quelle heure éteint-on, chez toi ? — À vingt-trois heures et demie. — À mon foyer, c’est vingt-trois heures. Mais il nous faudra rentrer plus tôt que cela parce que...Hé ! Dehors, sale bête ! Elle se retourna dans le lit, attrapa un soulier sur le parquet et le lança avec violence dans un angle de la pièce, d’une détente brusque et juvénile du bras, exactement comme il l’avait vue, un matin, lancer le dictionnaire contre Goldstein pendant les Deux Minutes de la Haine. — Qu’est-ce que c’était ? demanda-t-il surpris. — 176- - Un rat. J’ai vu pointer son sale museau hors de la boise- rie. Il y a un trou, là. Mais je lui ai foutu les foies. — Des rats, murmura Winston. Dans cette chambre ! — Il y en a partout, dit Julia avec indifférence en se recou- chant. Nous en avons même dans la cuisine, au foyer. Il y a des parties de Londres où ils fourmillent. Savais-tu qu’ils attaquent les enfants ? Oui, des enfants. Dans certaines rues, les femmes n’osent pas laisser un bébé tout seul deux minutes. Ce sont les grands gros bruns. Et l’horrible, c’est que ces sales bêtes, tou- jours". — Tais-toi, dit Winston, les yeux étroitement fermés. — Chéri ! Tu es devenu tout pâle ! Qu’y a-t-il ? Ce sont les rats qui te donnent mal au cœur ? — De toutes les horreurs du monde...un rat ! Elle se pressa contre lui, enroula ses membres autour de lui, comme pour le rassurer avec la chaleur de son corps. Il ne rouvrit pas les yeux immédiatement. Il avait eu, pendant quelques minutes, l’impression de revivre un cauchemar qui, au cours des années, revenait de temps en temps. C’était toujours à peu près le même. Il était debout devant un mur d’ombre, et de l’autre côté de ce mur, il y avait quelque chose d’intolérable, quelque chose de trop horrible pour être affronté. Dans son rêve, son sentiment profond était toujours un sentiment de du- perie volontaire, car, en fait, il savait ce qu’il y avait derrière le mur d’ombre. Il aurait même pu, d’un effort mortel, comme s’il arrachait un morceau de son propre cœur, tirer la chose en pleine lumière. Il se réveillait toujours sans avoir découvert ce que c’était. Mais cela se rapportait, d’une manière ou d’une autre, à ce qu’allait dire J ulia quand il lui avait coupé la parole. —177— — Excuse-moi, dit-il. Ce n’est rien. Je n’aime pas les rats, c’est tout. — Ne te tourmente pas, chéri, ces sales brutes de rats n’entreront pas ici. Avant que nous partions, je vais boucher le trou avec un bout de toile à sac et la prochaine fois que nous viendrons, j’apporterai un peu de plâtre et je le fermerai pro- prement, tu verras. L’instant de panique aveugle était déjà à moitié oublié. Lé- gèrement honteux de lui-même, Winston s’assit, appuyé au dos- sier du lit. Julia se leva, enfila sa combinaison et fit le café. L’odeur qui montait de la casserole était si puissante et si exci- tante qu’ils fermèrent la fenêtre, de peur qu’elle ne fût remar- quée par quelqu’un du dehors et qu’elle n’éveillât la curiosité. Ce qui était même meilleur que le goût du café, c’était le velouté donné par le sucre, sensation que Winston, après des années de saccharine, avait presque oubliée. Une main dans sa poche, l’autre tenant une tartine de con- fiture, J ulia errait dans la pièce. Elle regarda la bibliothèque avec indifférence, indiqua le meilleur moyen de réparer la table pliante, se laissa tomber dans le fauteuil usé pour voir s’il était confortable, regarda l’absurde pendule aux douze chiffres avec un amusement bienveillant. Elle apporta le presse-papier de verre sur le lit pour le voir sous une lumière plus vive. Winston le lui prit des mains, fasciné comme toujours par l’aspect doux et la transparence liquide du verre. — Que penses-tu que ce soit ? demanda Julia. — Je ne pense pas que ce soit quelque chose. Je veux dire, je ne pense pas que cela ait jamais été destiné à servir. C’est ce que j’aime en lui. C’est un petit morceau d’Histoire que l’on a oublié de falsifier. C’est un message d’il y a cent ans, si l’on sait comment le lire. —l78— — Et ce tableau, là-haut ? (elle indiquait, de la tête, la gra- vure sur le mur en face d’elle) est-ce qu’il est vieux d’un siècle ? — Plus que cela. Deux siècles, peut-être. Il est absolument impossible aujourd’hui de découvrir l’âge de quoi que ce soit. Elle traversa la pièce. — Voici l’endroit où cette saloperie de bête a passé le nez, dit-elle, en frappant sur la boiserie immédiatement sous le ta- bleau. — Elle regarda le tableau. — Où ça se tient? J’ai vu ça quelque part. — C’est une église, ou tout au moins c’en était une. On l’appelait l’église de Saint-Clément. Le fragment de refrain que lui avait appris M. Charrington lui revint à l’esprit, et il ajouta, à demi nostalgique : « Oranges et citrons, disent les cloches de Saint-Clément. » À sa stupéfaction, elle répondit au vers par un vers. — Tu me dois trois farthings, disent les cloches de Saint- Martin. — Quand me paieras-tu ? disent les cloches du Vieux Bailey. — Je ne me souviens pas de la suite. Mais je me rappelle en tout cas que cela se termine ainsi: « Voici une chandelle pour aller vous coucher, voici un couperet pour vous couper la tête ! » C’était comme les deux moitiés d’un contreseing. Mais il devait y avoir une autre ligne après « les cloches du Vieux Bai- ley ». Peut-être pourrait-on l’extraire de la mémoire de M. Charrington, si elle était convenablement excitée. — 179— — Qui t’a appris cela ? demanda-t-il. — Mon grand-père. Il avait l’habitude de me le répéter quand j’étais petite. Il a été vaporisé quand j’avais huit ans. En tout cas, il disparut. Je me demande ce que c’était, un citron, ajouta-t-elle, sans logique. J’ai vu des oranges. C’est une sorte de fruit rond et jaune, avec une peau épaisse. — Je me souviens des citrons, dit Winston. Ils étaient très connus entre 1950 et 1959. Ils étaient tellement acides qu’on avait les dents glacées, rien qu’à les sentir. —Je suis sûre qu’il y a des punaises derrière ce tableau, dit Julia. Je le descendrai un de ces jours et je lui donnerai un bon coup de torchon. Je crois qu’il est presque temps de nous en aller. Il faut que je lave ma figure pour enlever ce fard. Quel en- nui ! J ’enlèverai ensuite de ton visage le rouge à lèvres. Winston resta couché quelques minutes encore. La chambre s’assombrissait. Il se tourna vers la lumière et resta étendu, les yeux fixés sur le presse-papier de verre. Il y avait en cet objet une telle profondeur ! Il était pourtant presque aussi transparent que l’air. C’était comme si la surface du verre était une arche du ciel enfermant un monde minuscule avec son at- mosphère complète. Il avait l’impression de pouvoir y pénétrer. Il s’imaginait, il ressentait que, pour de bon, il était à l’intérieur du verre, avec le lit de mahogany, la table pliante, la pendule, la gravure ancienne et le presse-papier lui-même. Le presse-papier était la pièce dans laquelle il se trouvait, et le corail était la vie de Julia et la sienne, fixées dans une sorte d’éternité au cœur du cristal. —l80— CHAPITRE V Syme avait disparu. Un matin, il avait été absent de son travail. Quelques personnes sans cervelle commentèrent son absence. Le jour suivant, personne ne mentionna son nom. Le troisième jour, Winston se rendit au vestibule du Commissariat aux Archives pour regarder le tableau des informations. L’une des notices contenait une liste imprimée des membres du Comi- té des Échecs dont Syme avait fait partie. Cette liste paraissait à peu près semblable à ce qu’elle était auparavant. Rien n’avait été raturé. Mais elle avait un nom en moins. C’était suffisant. Syme avait cessé d’exister, il n’avait jamais existé. Le temps chauffait dur. Dans le labyrinthe du ministère, les pièces sans fenêtres, dont l’air était conditionné, gardaient leur température normale, mais à l’extérieur, les pavés brûlaient les pieds et la puanteur du métro aux heures d’affluence était hor- rible. Les préparatifs pour la Semaine de la Haine battaient leur plein et le personnel de tous les ministères faisait des heures supplémentaires. Processions, réunions, parades militaires, conférences, ex- hibition d’effigies, spectacles de cinéma, programmes de télé- cran, tout devait être organisé. Des tribunes devaient être dres- sées, des effigies modelées, des slogans inventés, des chansons écrites, des rumeurs mises en circulation, des photographies maquillées. On avait enlevé à la Section de Julia, dans le Com- missariat aux Romans, la production des romans. Ce Départe- ment sortait maintenant, à une cadence précipitée, une série d’atroces pamphlets. Winston, en plus de son travail habituel, passait de longues heures chaque jour à parcourir d’anciennes collections du Tim es et à changer et embellir des paragraphes —18l— concernant les nouvelles qui devaient être commentées dans des discours. Tard dans la nuit, alors qu’une foule de prolétaires bruyants erraient par les rues, la ville avait un curieux air de fébrilité. Les bombes-fusées s’abattaient avec fracas plus sou- vent que jamais. Parfois, dans le lointain, il y avait d’énormes explosions que personne ne pouvait expliquer et à propos des- quelles circulaient de folles rumeurs. Le nouvel air qui devait être la chanson-thème de la Se- maine de la Haine (on l’appelait la chanson de la Haine), avait déjà été composé et on le donnait sans arrêt au télécran. Il avait un rythme d’aboiement sauvage qu’on ne pouvait exactement appeler de la musique, mais qui ressemblait au battement d’un tambour. Quand, chanté par des centaines de voix, il scandait le bruit des pas, il était terrifiant. Les prolétaires s’en étaient enti- chés et, au milieu de la nuit, il rivalisait dans les rues avec l’air encore populaire « Ce n’est qu’un rêve sans espoir.» Les en- fants de Parsons le jouaient de façon insupportable à toutes les heures du jour et de la nuit, sur un peigne et un bout de papier hygiénique. Les soirées de Winston étaient plus occupées que jamais. Des escouades de volontaires, organisées par Parsons, préparaient la rue pour la Semaine de la Haine. Elles cousaient des bannières, peignaient des affiches, érigeaient des hampes de drapeaux sur les toits, risquaient leur vie pour lancer des fils par-dessus la rue et accrocher des banderoles. Parsons se vantait que seul le bloc de la Victoire déploierait quatre cents mètres de pavoisement. La chaleur et les travaux manuels lui avaient même fourni un prétexte pour revenir dans la soirée aux shorts et aux chemises ouvertes. Il était partout à la fois à pousser, tirer, scier, clouer, improviser, à réjouir tout le monde par ses exhortations familières et à répandre par tous les plis de son corps un stock qui semblait inépuisable de sueur acide. —182— Les murs de Londres avaient soudain été couverts d’une nouvelle affiche. Elle ne portait pas de légende et représentait simplement la monstrueuse silhouette de trois ou quatre mètres de haut d’un soldat eurasien au visage mongol impassible aux bottes énormes, qui avançait à grands pas avec sur la hanche, une mitrailleuse pointée en avant. Sous quelque angle qu’on regardât l’affiche, la gueule de la mitrailleuse semblait pointée droit sur vous. Ces affiches avaient été collées sur tous les espaces vides des murs et leur nombre dépassait même celles qui représen- taient Big Brother. Les prolétaires, habituellement indifférents à la guerre, étaient excités et poussés à l’un de leurs périodiques délires patriotiques. Comme pour s’harmoniser avec l’humeur générale, les bombes-fusées avaient tué un nombre de gens plus grand que d’habitude. L’une d’elles tomba sur un cinéma bondé de Stepney et ensevelit sous les décombres plusieurs centaines de victimes. Toute la population du voisinage sortit pour les fu- nérailles. Elle forma un long cortège qui dura des heures et fut, en fait, une manifestation d’indignation. Une autre bombe tom- ba dans un terrain abandonné qui servait de terrain de jeu. Plu- sieurs douzaines d’enfants furent atteints et mis en pièces. Il y eut d’autres manifestations de colère. On brûla l’effigie de Goldstein. Des centaines d’exemplaires de l’affiche du soldat eurasien furent arrachés et ajoutés aux flammes et un grand nombre de magasins furent pillés dans le tumulte. Puis le bruit courut que des espions dirigeaient les bombes par ondes, et on mit le feu à la maison d’un vieux couple suspect d’être d’origine étrangère. Il périt étouffé. Dans la pièce qui se trouvait au- dessus du magasin de M. Charrington, Winston et Julia, quand ils pouvaient s’y rendre, se couchaient côte à côte sur le lit sans couvertures, nus sous la fenêtre ouverte pour avoir frais. Le rat n’était jamais revenu, mais les punaises s’étaient hideusement multipliées avec la chaleur. Cela ne semblait pas avoir d’importance. Sale ou propre, la chambre était un paradis. —l83— Quand ils arrivaient, Winston et Julia saupoudraient tout de poivre acheté au marché noir, enlevaient leurs vêtements, faisaient l’amour avec leurs corps en sueur, puis s’endormaient. À leur réveil, ils découvraient que les punaises étaient revenues en masse pour une contre-attaque. Pendant le mois de juin, ils se rencontrèrent quatre, cinq, six, sept fois. Winston avait perdu l’habitude de boire du gin à n’importe quelle heure. Il semblait n’en avoir plus besoin. Il avait grossi, son ulcère variqueux s’était cicatrisé, ne laissant qu’une tache brune au-dessus du cou-de-pied. Ses quintes de toux matinales s’étaient arrêtées. Le cours de la vie avait cessé d’être intolérable. Il n’était plus tenté de faire des grimaces aux télécrans ou de proférer des jurons à tue-tête. Maintenant qu’ils possédaient tous deux un endroit secret et sûr, il ne leur parais- sait même pas pénible de ne pouvoir se rencontrer que rare- ment et pour deux heures chaque fois. L’important était que cette chambre au-dessus du magasin d’antiquités existât. Savoir qu’elle était là, inviolée, c’était presque s’y trouver. La chambre était un monde, une poche du passé où auraient pu marcher des animaux dont la race était éteinte. Winston pensait que M. Charrington faisait partie, lui aus- si, de la race disparue. Avant de monter, il s’arrêtait d’habitude quelques minutes pour causer avec lui. Le vieillard semblait ne sortir que rarement, ou même jamais et, d’autre part, n’avoir presque aucun client. Il menait une existence de fantôme entre le minuscule magasin et une arrière-cuisine encore plus minus- cule où il préparait ses repas. Cette cuisine contenait, entre autres choses, un gramophone incroyablement ancien, muni d’un énorme pavillon. M. Charrington paraissait heureux d’avoir une occasion de parler. Tandis qu’il errait d’un objet à l’autre de son stock sans valeur, le nez long, les lunettes épaisses, les épaules courbées, vêtu d’une veste de velours, il avait toujours vaguement l’air d’être plutôt un collectionneur qu’un commerçant... Il palpait, avec une sorte d’enthousiasme —184— désuet, un fragment ou un autre d’objets sans valeur — le bou- chon d’un flacon d’encre de Chine, le couvercle peint d’une ta- batière cassée, un médaillon en simili contenant une mèche des cheveux d’un bébé mort depuis longtemps. Il ne demandait ja- mais à Winston d’acheter. Il se contentait de solliciter son admi- ration. Causer avec lui était comme écouter le son d’une boîte à musique usée. Il avait ramené des profondeurs de sa mémoire quelques autres fragments de chansons oubliées. Il y en avait une qui parlait de vingt-quatre merles, dans une autre il était question d’une vache à la corne brisée. Une autre encore racon- tait la mort du jeune coq Robin. « J’ai pensé que cela pourrait vous intéresser », disait-il avec un petit rire d’excuse chaque fois qu’il produisait un nouveau fragment. Mais il ne se rappelait jamais que quelques vers de chaque chanson. Winston et Julia savaient tous deux — dans une certaine mesure, ce n’était jamais absent de leurs esprits — que le cours actuel des choses ne pouvait durer longtemps. Il y avait des moments où l’idée d’une mort imminente était aussi palpable que le lit sur lequel ils se couchaient et ils s’accrochaient l’un à l’autre avec une sorte de sensualité désespérée, comme les damnés qui, cinq minutes avant que sonne la pendule, saisis- sent leur dernière bouchée de plaisir. Mais il y avait aussi des moments où ils avaient l’illusion non seulement de la sécurité, mais de la permanence. Tant qu’ils se trouvaient dans la chambre, ils avaient tous deux l’impression qu’aucun mal ne pourrait leur advenir. Y arriver était difficile et dangereux, mais la chambre elle-même était un sanctuaire inviolable. C’était comme lorsque Winston avait re- gardé l’intérieur du presse-papier. Il avait eu l’impression qu’il pourrait pénétrer dans le monde de verre et, qu’une fois là, la marche du temps pourrait être arrêtée. —185— Ils se laissaient aller à des rêves d’évasion. Leur chance du- rerait indéfiniment et leur intrigue continuerait, exactement semblable, pendant tout le reste de leur vie naturelle. Catherine mourait et, par des manœuvres habiles, ils réussissaient à se marier. Ou ils se suicidaient ensemble. Ou ils disparaissaient, modifiaient leur apparence pour ne pas être reconnus, appre- nant à parler avec l’accent des prolétaires, obtenaient du travail dans une usine et passaient leur vie dans une rue écartée où on ne les découvrait pas. Tout cela n’avait pas de sens. Ils le savaient tous deux. En réalité, il n’y avait aucun moyen d’évasion. Ils n’avaient même pas l’intention de réaliser le seul plan qui fût praticable, le sui- cide. S’accrocher jour après jour, semaine après semaine, pour prolonger un présent qui n’avait pas de futur, était un instinct qu’on ne pouvait vaincre, comme on ne peut empêcher les pou- mons d’aspirer l’air tant qu’il y a de l’air à respirer. Parfois aussi, ils parlaient de s’engager dans une rébellion active contre le Parti, mais ils ne savaient pas du tout comment commencer. Même si la fabuleuse Fraternité était une réalité, il restait encore la difficulté de trouver le moyen d’en faire partie. Winston fit part à J ulia de l’étrange intimité qui existait ou semblait exister, entre O’Brien et lui et de la tentation qui le prenait parfois de se mettre simplement en présence d’O’Brien, de lui annoncer qu’il était l’ennemi du Parti et de lui demander son aide. Assez étrangement, l’impossibilité et la témérité de cet acte ne la frappèrent pas. Elle était habituée à juger des gens par leur visage et il lui semblait naturel que Winston put croire en la loyauté d’O’Brien sur la seule foi d’un éclair des yeux. De plus, elle considérait comme admis que tout le monde, ou presque tout le monde, haïssait en secret le Parti et violerait les règles s’il était possible de le faire sans danger. Mais elle refusait de croire qu’une opposition vaste et or- ganisée existât ou pût exister. Les histoires sur Goldstein et son —186— armée clandestine, disait-elle, n’étaient qu’un tas de balivernes que le Parti avait inventées pour des fins personnelles et qu’on devait faire semblant de croire. Elle avait, un nombre incalculable de fois, lors des rassem- blements du Parti, et au cours de manifestations spontanées, demandé en criant à tue-tête, pour des crimes supposés aux- quels elle n’ajoutait pas la moindre créance, l’exécution de gens dont elle n’avait jamais entendu les noms. Quand il y avait des procès publics, elle tenait sa place dans les détachements de la Ligue de la Jeunesse qui entouraient les tribunaux du matin au soir et chantaient à intervalles réguliers « Mort aux traîtres ». Pendant les Deux Minutes de la Haine, les insultes qu’elle pro- férait contre Goldstein dominaient toujours celles des autres. Elle n’avait pourtant qu’une idée très vague de Goldstein et des doctrines qu’il était censé représenter. Elle avait grandi après la Révolution et était trop jeune pour se rappeler les batailles idéo- logiques de 1950 à 1969. Une chose telle qu’un mouvement poli- tique indépendant dépassait le pouvoir de son imagination et, en tout cas, le Parti était invincible. Il existerait toujours et se- rait toujours le même. On ne pouvait se révolter contre lui que par une désobéissance secrète ou, au plus, par des actes isolés de violence, comme de tuer quelqu’un ou de lui lancer quelque chose à la tête. Elle était, par certains côtés, beaucoup plus fine que Wins- ton et beaucoup moins perméable à la propagande du Parti. Il arriva une fois à Winston de parler, à propos d’autre chose, de la guerre contre l’Eurasia. Elle le surprit en disant avec désinvol- ture qu’à son avis il n’y avait pas de guerre. Les bombes-fusées qui tombaient chaque jour sur Londres étaient probablement lancées par le gouvernement de l’Océania lui-même, «juste pour maintenir les gens dans la peur ». C’était une idée qui, lit- téralement, n’était jamais venue à Winston. J ulia éveilla encore en lui une sorte d’envie lorsqu’elle lui dit que, pendant les Deux Minutes de la Haine, le plus difficile pour elle était de se retenir —187— d’éclater de rire. Mais elle ne mettait en question les enseigne- ments du Parti que lorsqu ’ils touchaient, de quelque façon, à sa propre vie. Elle était souvent prête à accepter le mythe officiel, simplement parce que la différence entre la vérité et le men- songe ne lui semblait pas importante. Elle croyait, par exemple, l’ayant appris à l’école, que le Parti avait inventé les aéroplanes. Winston se souvenait qu’à l’époque où il était, lui, à l’école, vers 1958-59, c’était seulement l’hélicoptère que le Parti prétendait avoir inventé. Une douzaine d’années plus tard, pendant les années de classe de Julia, il pré- tendait déjà avoir inventé l’aéroplane. Dans une génération, il s’attribuerait l’invention des machines à vapeur. Et quand il lui dit que les aéroplanes existaient avant qu’il fût né et longtemps avant la Révolution, elle trouva le fait sans intérêt aucun. Après tout, quelle importance cela avait-il que ce fût celui-ci ou celui- là qui ait inventé les aéroplanes ? Ce fut plutôt un choc pour Winston de découvrir, à propos d’une remarque faite par hasard, qu’elle ne se souvenait pas que l’Océania, il y avait quatre ans, était en guerre contre l’Estasia et en paix avec l’Eurasia. Il est vrai qu’elle considérait toute la guerre comme une comédie. Mais elle n’avait apparemment même pas remarqué que le nom de l’ennemi avait changé. — Je croyais que nous avions toujours été en guerre contre l’Eurasia, dit-elle vaguement. Winston en fut un peu effrayé. L’invention des aéroplanes était de beaucoup antérieure à sa naissance, mais le nouvel ai- guillage donné à la guerre datait de quatre ans seulement, bien après qu’elle eût grandi. Il discuta à ce sujet avec elle pendant peut-être un quart d’heure. À la fin, il réussit à l’obliger à creu- ser sa mémoire jusqu’à ce qu’elle se souvînt confusément qu’à une époque c’était l’Estasia et non l’Eurasia qui était l’ennemi. Mais la conclusion lui parut encore sans importance. —188— — Qui s’en soucie ? dit-elle avec impatience. C’est toujours une sale guerre après une autre et on sait que, de toute façon, les nouvelles sont toujours fausses. Il lui parlait parfois du Commissariat aux Archives et des impudentes falsifications qui s’y perpétraient. De telles pra- tiques ne semblaient pas l’horrifier. Elle ne sentait pas l’abîme s’ouvrir sous ses pieds à la pensée que des mensonges deve- naient des vérités. Il lui raconta l’histoire de Jones, Aaronson et Rutherford et de l’important fragment de papier qu’il avait une fois tenu entre ses doigts. Elle n’en fut pas très impressionnée. Elle ne saisit pas tout de suite, d’ailleurs, le nœud de l’histoire. — Étaient-ce tes amis ? demanda-t-elle. — Non. Je ne les ai jamais connus. C’étaient des membres du Parti intérieur. En outre, ils étaient beaucoup plus âgés que moi. Ils appartenaient à l’ancienne époque, d’avant la Révolu- tion. Je les connaissais tout juste de vue. — Alors qu’y avait-il là pour te tracasser ? Il y a toujours eu des gens tués, n’est-ce pas ? Il essaya de lui faire comprendre. C’était un cas exception- nel. Il ne s’agissait pas seulement du meurtre d’un individu. — Te rends-tu compte que le passé a été aboli jusqu ’à hier ? S’il survit quelque part, c’est dans quelques objets auxquels n’est attaché aucun mot, comme ce bloc de verre sur la table. Déjà, nous ne savons littéralement presque rien de la Révolu- tion et des années qui la précédèrent. Tous les documents ont été détruits ou falsifiés, tous les livres récrits, tous les tableaux repeints. Toutes les statues, les rues, les édifices, ont changé de —189— nom, toutes les dates ont été modifiées. Et le processus continue tous les jours, à chaque minute. L’histoire s’est arrêtée. Rien n’existe qu’un présent éternel dans lequel le Parti a toujours raison. Je sais naturellement que le passé est falsifié, mais il me serait impossible de le prouver, alors même que j’ai personnel- lement procédé à la falsification. La chose faite, aucune preuve ne subsiste. La seule preuve est à l’intérieur de mon cerveau et je n’ai aucune certitude qu’un autre être humain quelconque partage mes souvenirs. De toute ma vie, il ne m’est arrivé qu’une seule fois de tenir la preuve réelle et concrète. Des an- nées après. — Et à quoi cela t’avançait-il ? — À rien, parce que quelques minutes plus tard j’ai jeté le papier. Mais aujourd’hui, si le cas se reproduisait, je garderais le papier. — Eh bien, pas moi, répondit Julia. Je suis prête à courir des risques, mais pour quelque chose qui en vaut la peine, pas pour des bouts de vieuxjournaux. Qu’en aurais-tu fait, même si tu l’avais gardé ? — Pas grand-chose, peut-être, mais c’était une preuve. Elle aurait pu implanter quelques doutes çà et là si j’avais osé la montrer. Je ne pense pas que nous puissions changer quoi que ce soit pendant notre existence. Mais on peut imaginer que de petits nœuds de résistance puissent jaillir çà et là, de petits groupes de gens qui se ligueraient et dont le nombre augmente- rait peu à peu. Ils pourraient même laisser après eux quelques documents pour que la génération suivante reprenne leur action au point où ils l’auraient laissée. — La prochaine génération ne m’intéresse pas, chéri. Ce qui m’intéresse, c’est nous. —l90— - De la taille aux orteils, tu n’es qu’une rebelle, chérie. Elle trouva la phrase très spirituelle et, ravie, jeta ses bras autour de lui. Elle ne prêtait pas le moindre intérêt aux ramifications de la doctrine du Parti. Quand il se mettait à parler des principes de l’Angsoc, de la double-pensée, de la mutabilité du passé, de la négation de la réalité objective, et qu’il employait des mots novlangue, elle était ennuyée et confuse et disait qu’elle n’avait jamais fait attention à ces choses. On savait que tout cela n’était que balivernes, alors pourquoi s’en préoccuper ? Elle savait à quel moment applaudir, à quel moment pousser des huées et c’est tout ce qu’il était nécessaire de savoir. Quand il persistait à parler sur de tels sujets, elle avait la déconcertante habitude de s’endormir. Elle était de ces gens qui peuvent s’endormir à n’importe quelle heure et dans n’importe quelle position. En causant avec elle, Winston se rendit compte à quel point il était facile de présenter l’apparence de l’orthodoxie sans avoir la moindre notion de ce que signifiait l’orthodoxie. Dans un sens, c’est sur les gens incapables de la comprendre que la vi- sion du monde qu’avait le Parti s’imposait avec le plus de suc- cès. On pouvait leur faire accepter les violations les plus fla- grantes de la réalité parce qu’ils ne saisissaient jamais entière- ment l’énormité de ce qui leur était demandé et n’étaient pas suffisamment intéressés par les événements publics pour re- marquer ce qui se passait. Par manque de compréhension, ils restaient sains. Ils avalaient simplement tout, et ce qu’ils ava- laient ne leur faisait aucun mal, car cela ne laissait en eux aucun résidu, exactement comme un grain de blé, qui passe dans le corps d’un oiseau sans être digéré. — 191- CHAPITRE VI C’était enfin arrivé. Le message attendu était venu. Il sem- blait à Winston qu’il avait toute sa vie attendu ce moment. Il longeait le couloir du ministère et il était presque à l’endroit où Julia lui avait glissé le mot dans la main, quand il s’aperçut que quelqu’un plus corpulent que lui marchait juste derrière lui. La personne, qu’il n’identifiait pas encore, fit en- tendre une petite toux, prélude évident de ce qu’elle allait dire. Winston s’arrêta brusquement et se retourna. C’était O’Brien. Ils étaient enfin face à face et il semblait à Winston que son seul désir était de s’enfuir. Son cœur battait à se rompre. Il au- rait été incapable de parler. O’Brien, cependant, continuait à marcher du même pas, sa main un moment posée sur le bras de Winston d’un geste amical, de sorte que tous deux marchèrent côte à côte. Il se mit à parler avec la courtoisie grave et particu- lière qui le différenciait de la plupart des membres du Parti inté- rieur. — J’attendais une occasion de vous parler, dit-il. J’ai lu l’autre jour un de vos articles novlangue dans le Tim es. Vous vous intéressez en érudit au novlangue, je crois ? Winston avait recouvré une partie de son sang-froid. — Érudit ? Oh ! Àpeine, dit-il. Je ne suis qu’un amateur. Ce n’est pas ma partie. Je n’ai jamais rien eu à faire avec l’actuelle construction du langage. —192— — Mais vous écrivez très élégamment, dit O’Brien. Je ne suis pas seul à le penser. Je parlais récemment à un de vos amis qui est un expert. Son nom m’échappe pour l’instant. Le cœur de Winston battit de nouveau douloureusement. Il était inconcevable que cette phrase ne se rapportât point à Syme. Mais Syme n’était pas seulement mort, il était aboli, il était un nonêtre. Toute évidente référence à lui était mortelle- ment dangereuse. La remarque d’O’Brien devait certainement être comprise comme un signal, un mot de code. En partageant avec Winston un petit crime par la pensée, il avait fait de tous deux des complices. Ils avaient continué à marcher lentement dans le corridor, mais O’Brien s’arrêta. Avec cette curieuse, désarmante amitié qu’il s’arrangeait pour mettre dans son geste, il équilibra ses lunettes sur son nez. Puis il poursuivit : — Ce que je voulais surtout vous dire, c’est que, dans votre article, vous avez employé deux mots qui sont périmés. Mais ils ne le sont que depuis peu. Avez-vous vu la dixième édition du dictionnaire novlangue ? — Non, répondit Winston. Je ne pensais pas qu’elle eût déjà paru. Nous nous servons encore, au Département des Archives, de la neuvième édition. — La dixième édition ne paraîtra pas avant quelques mois, je crois. Mais quelques exemplaires ont déjà été mis en circula- tion. J’en ai moi-même un. Peut-être vous intéresserait-il de le voir ? — Très certainement, répondit Winston qui comprit immé- diatement à quoi tendait O’Brien. —l93— - Quelques-unes des nouvelles trouvailles sont très ingé- nieuses. La réduction du nombre de verbes. C’est cette partie qui vous plaira, je pense. Voyons, vous l’enverrai-je par un mes- sager ? Mais j’oublie invariablement, je crois, toutes les choses de ce genre. Peut-être pourriez-vous passer à mon apparte- ment ? Quand cela vous conviendra. Attendez. Laissez-moi vous donner mon adresse. Ils étaient debout devant un télécran. D’un geste désin- volte, O’Brien fouilla ses poches et en sortit un petit carnet cou- vert de cuir et un crayon à encre en or. Immédiatement sous le télécran, dans une posture telle que n’importe qui, à l’autre bout de l’instrument, pouvait lire ce qu’il écrivait, il griffonna une adresse, déchira la page et la tendit à Winston. — Je suis d’habitude chez moi dans la soirée, dit-il. Sije n’y étais pas, mon domestique vous remettrait le dictionnaire. Il partit, laissant Winston avec le bout de papier entre les mains. Il n’était pas besoin, cette fois, de le cacher. Néanmoins, Winston étudia soigneusement ce qui y était écrit et, quelques heures plus tard, le jeta, avec un tas d’autres papiers, dans le trou de mémoire. Ils ne s’étaient parlé que pendant deux minutes au plus. L’épisode ne pouvait avoir qu’une signification. Il n’avait été machiné que pour faire connaître à Winston l’adresse d’O’Brien. C’était nécessaire, car il n’était jamais possible, si on ne le lui demandait directement, de découvrir où vivait quelqu’un. Il n’y avait, en cette matière, de fil d’Ariane d’aucune sorte. — Si jamais vous vouliez me voir, c’est là que vous me trou- veriez. Voilà ce que lui avait dit O’Brien. Peut-être même y aurait- il un message caché quelque part dans le dictionnaire. Mais, en —194— tout cas, une chose était certaine. La conspiration dont il aVait rêvé existait et il en aVait atteint la pointe extérieure. Il savait que tôt ou tard il obéirait aux ordres d’O’Brien. Peut-être serait-ce le lendemain, peut-être serait-ce après un long délai, il l’ignorait. Ce qui arrivait n’était que le résultat d’un processus qui aVait commencé depuis des années. Le premier pas aVait été une pensée secrète, involontaire. Le deuxième était l’ouVerture de son journal. Il aVait passé des pensées aux mots et il passait maintenant des mots aux actes. Le dernier pas serait quelque chose qui aurait lieu au ministère de l’Amour. Il l’aVait accepté. La fin était impliquée dans le commencement. Mais c’était effrayant. Plus exactement, c’était comme un avant-goût de la mort, c’était comme d’être un peu moins Vivant. Même pendant qu’il parlait à O’Brien, alors que le sens des mots le pé- nétrait, il aVait été secoué d’un frisson glacial. Il aVait la sensa- tion de marcher dans l’humidité d’une tombe, et qu’il ait tou- jours su que la tombe était là et qu’elle l’attendait n’améliorait r1en. —l95— CHAPITRE VII Winston s’était redressé, les yeux pleins de larmes. Julia, tout ensommeillée, roula contre lui et murmura quelque chose qui pouvait être : — Qu’est-ce que tu as ? — Je rêvais...commença-t-il. Mais il s’arrêta net. C’était trop complexe pour être traduit par des mots. Il y avait le rêve lui-même et il y avait le souvenir lié à ce rêve, qui s’était glissé dans son esprit quelques secondes après son réveil. Il s’allongea, les yeux fermés, encore plongé dans l’atmosphère du rêve. C’était un rêve vaste et lumineux dans lequel toute sa vie semblait s’étendre devant lui comme, un soir d’été, un paysage après la pluie. Tout s’était passé à l’intérieur du presse-papier en verre, mais la surface du verre était le dôme du ciel et, à l’intérieur de ce dôme, tout était plongé dans une claire et douce lumière qui permettait de voir à des distances infinies. Le rêve comprenait aussi en vérité — c’est en quoi en un sens il avait consisté —, un geste du bras fait par sa mère et répété trente ans plus tard par la femme juive qu’il avait vue sur le film d’actualités. Avant que les hélicoptères les réduisent tous deux en pièces, elle avait es- sayé d’abriter des balles un petit garçon. — Sais-tu, dit Winston, que jusqu’à ce moment, je croyais avoir tué ma mère ? —196— — Pourquoi l’as-tu tué ? demanda Julia presque endormie. — Je ne l’ai pas tuée. Pas matériellement. Il s’était rappelé dans son rêve la dernière vision qu’il avait eue de sa mère et, pendant les quelques minutes de son réveil, le faisceau de petits faits qui accompagnaient cette vision lui était revenu à l’esprit. C’était un souvenir qu’il avait volontairement repoussé de sa conscience pendant des années. Il n’était pas certain de la date à laquelle cela s’était passé, mais il ne devait pas avoir moins de dix ans, il en avait peut-être même douze, quand l’événement avait eu lieu. Son père avait disparu quelque temps auparavant. Com- bien de temps avant, il ne pouvait se le rappeler. Il se souvenait mieux du tumulte, du malaise qui marquaient cette époque. Les paniques périodiques à propos de raids aériens, la recherche d’un abri dans les stations de métro, les tas de moellons partout, les proclamations inintelligibles affichées à tous les carrefours, les équipes de jeunes en chemises de même couleur, les inter- minables queues devant les boulangeries, le bruit intermittent du canon dans le lointain et, surtout, le fait qu’il n’y avait jamais assez à manger. Il se souvenait de longs après-midi passés avec d’autres garçons à fouiller les poubelles et les tas de détritus pour en ex- traire des nervures de feuilles de chou, des épluchures de pommes de terre, parfois même de vieilles croûtes de pain rassis sur lesquelles ils grattaient soigneusement la cendre. Ils atten- daient aussi le passage de camions sur une certaine route. On savait qu’ils transportaient de la nourriture à bestiaux et que parfois, à la faveur de cahots dans les mauvais passages de la route, ils répandaient des fragments de tourteau. —197— Quand son père eut disparu, sa mère n’accusa ni surprise ni chagrin violent, mais il y eut en elle un changement soudain. Elle semblait avoir perdu toute énergie. Il était évident, même pour Winston, qu’elle attendait un événement qu’elle savait de- voir se produire. Elle faisait tout ce qui était nécessaire, cuisi- nait, lavait, raccommodait, faisait le lit, balayait le parquet, es- suyait la cheminée, toujours très lentement et avec un manque étrange de mouvements superflus, comme un personnage des- siné qui, de sa propre initiative, se mettrait en mouvement. Son corps volumineux et bien proportionné semblait retomber natu- rellement dans l’immobilité. Des heures et des heures, elle res- tait assise sur le lit, presque immobile, à nourrir la jeune sœur de Winston, enfant de deux ou trois ans, petite, malade, silen- cieuse, dont le visage était simiesque à force de minceur. Quel- quefois, rarement, elle prenait Winston dans ses bras et le ser- rait contre elle longtemps sans rien dire. Il comprenait, en dépit de sa jeunesse et de son égoïsme, que ce geste était en quelque sorte lié à l’événement, mais lequel ? qui devait survenir. Il se souvenait de la pièce dans laquelle ils vivaient, une pièce sombre, sentant le renfermé, qui paraissait à moitié rem- plie par un lit recouvert d’une courtepointe blanche. Il y avait un fourneau à gaz dans la galerie de la cheminée, une étagère où l’on gardait la nourriture et, à l’extérieur, sur le palier, un évier de faïence brune commun à plusieurs pièces. Il se souvenait du corps sculptural de sa mère courbé sur le fourneau à gaz pour remuer quelque chose dans la casserole. Il se souvenait surtout de sa faim presque continuelle et des ba- tailles féroces et sordides au moment des repas. Il ne cessait d’adresser des reproches à sa mère et de lui demander pourquoi il n’y avait pas plus de nourriture. Il criait et tempêtait contre elle. (Il se souvenait même des différents tons de sa voix qui commençait à muer prématurément et explosait parfois d’une façon particulière.) Ou bien, il essayait une hypocrite note pa- thétique pour obtenir plus que sa part. Sa mère était tout à fait -198- prête à lui donner plus que sa part. Elle considérait comme ad- mis que lui, le « garçon », reçût la plus grosse portion. Mais quelque quantité qu’elle lui donnât, il en réclamait invariable- ment davantage. À chaque repas, elle le suppliait de ne pas être égoïste, de se rappeler que sa petite sœur était malade et avait besoin, elle aussi, de nourriture. Mais c’était inutile. Il criait de rage quand elle s’arrêtait de le servir, il essayait de lui arracher la casserole et la cuiller des mains, il s’appropriait des morceaux dans l’assiette de sa sœur. Il savait qu’il affamait sa mère et sa sœur, mais il ne pouvait s’en empêcher. Il sentait même qu’il avait le droit de le faire. La faim qui lui faisait crier les entrailles semblait le justifier. Entre les repas, si sa mère ne montait pas la garde, il puisait continuellement dans la misérable réserve de nourriture qui était sur l’étagère. Un jour, on distribua une ration de chocolat. Il n’y en avait pas eu depuis des semaines et des mois. Winston se souvenait clairement du précieux petit morceau de chocolat. C’était une tablette de deux onces (on parlait encore d’onces à cette époque) à partager entre eux trois. Il était évident qu’elle devait être di- visée en trois parts égales. Winston, comme s’il écoutait quelqu’un d’autre, s’entendit soudain demander d’une voix mu- gissante la tablette entière pour lui seul. Sa mère lui dit de ne pas être gourmand. Il y eut une longue discussion avec des re- proches de part et d’autre, des cris, des gémissements, des pleurs, des remontrances, des marchés. Sa minuscule petite sœur, qui s’accrochait à sa mère des deux mains, exactement comme un petit de singe, était assise et, de ses grands yeux tristes, le regardait par-dessus l’épaule de sa mère. À la fin, celle-ci cassa les trois quarts de la tablette et les donna à Wins- ton. L’autre quart fut pour la petite sœur. La petite fille s’en em- para et la fixa d’un air morne. Elle ne savait peut-être pas ce que c’était. Winston la regarda un moment puis, d’un bond rapide et soudain, arracha le chocolat d’entre les mains de sa sœur et s’enfuit vers la porte. —l99— — Winston ! Winston ! appela sa mère. Reviens, rends son chocolat à ta sœur. Il s’arrêta mais ne revint pas. Les yeux anxieux de sa mère étaient fixés sur son visage. Même à ce moment-là, elle pensait à l’événement, il ne savait lequel, qui était sur le point de se pro- duire. Sa sœur, consciente d’avoir été frustrée de quelque chose, avait poussé une faible plainte. Sa mère entoura l’enfant de son bras et lui pressa le visage contre sa poitrine. Quelque chose lui dit que sa sœur était mourante. Il se retourna et s’envola dans l’escalier avec le chocolat qui lui collait aux doigts. Il ne revit jamais sa mère. Après avoir dévoré le chocolat, il se sentit quelque peu honteux de lui-même et traîna par les rues pendant plusieurs heures, jusqu’à ce que la faim le ramenât à la maison. Quand il rentra, sa mère avait disparu. À cette époque, c’était un événement déjà normal. Rien n’avait disparu de la pièce, sauf sa mère et sa sœur. On n’avait pris aucun vêtement, pas même le manteau de sa mère. Il n’avait, à ce jour, aucune certitude de la mort de sa mère. Il était très possible qu’elle eût été simplement envoyée dans un camp de travail. Quant à sa sœur, elle pouvait avoir été versée, comme le fut Winston lui- même, dans une des colonies d’enfants sans foyer (on les appe- lait Centres de Conversion) qui s’étaient développées à la faveur des guerres civiles. Ou on l’avait peut-être envoyée au camp de travail avec sa mère. Ou bien encore on l’avait simplement lais- sée mourir n’importe où. Le rêve était encore très net dans l’esprit de Winston, sur- tout le geste du bras, enveloppant, protecteur, dans lequel la complète signification de ce rêve semblait contenue. Son esprit se tourna vers un autre rêve qu’il avait eu deux mois aupara- vant. —200— Exactement comme sa mère était assise sur le petit lit sale recouvert d’un couvre-pied blanc, l’enfant agrippée à elle, il l’avait vue assise dans un navire qui sombrait, loin au-dessous de lui. Elle s’enfonçait de plus en plus à chaque minute, mais levait encore les yeux vers lui, à travers l’eau qui s’assombrissait. Il raconta à Julia l’histoire de la disparition de sa mère. Sans ouvrir les yeux, elle se retourna et s’installa dans une posi- tion confortable. — Je crois que tu étais un sale petit cochon dans ce temps- là, dit-elle indistinctement. Tous les enfants sont des cochons. — Oui. Mais le sens réel de l’histoire... Il était évident, à sa respiration, qu’elle s’endormait encore. Il aurait aimé continuer à parler de sa mère. D’après ce qu’il pouvait s’en rappeler, il ne pensait pas qu’elle eût été une femme extraordinaire, encore moins une femme intelligente. Elle possédait cependant une sorte de noblesse, de pureté, sim- plement parce que les règles auxquelles elle obéissait lui étaient personnelles. Ses sentiments lui étaient propres et ne pouvaient être changés de l’extérieur. Elle n’aurait pas pensé qu’une action inefficace est, par là, dépourvue de signification. Quand on ai- mait, on aimait, et quand on n’avait rien d’autre à donner, on donnait son amour. Quand le dernier morceau de chocolat avait été enlevé, la mère avait serré l’enfant dans ses bras. C’était un geste inutile, qui ne changeait rien, qui ne produisait pas plus de chocolat, qui n’empêchait pas la mort de l’enfant ou la sienne, mais il lui semblait naturel de le faire. La femme réfugiée du bateau avait aussi couvert le petit garçon de son bras, qui n’était pas plus efficace contre les balles qu’une feuille de papier. Le Parti avait commis le crime de persuader que les impul- sions naturelles, les sentiments naturels étaient sans valeur, —20l— alors qu’il dérobait en même temps à l’individu tout pouvoir sur le monde matériel. Quand on se trouvait entre les griffes du Par- ti, ce que l’on sentait ou ne sentait pas, ce que l’on faisait ou se retenait de faire n’avait littéralement aucune importance. On disparaissait et personne n’entendait plus parler de vous, de vos actes. Vous étiez aspiré hors du cours de l’Histoire. Les gens de deux générations auparavant n’essayaient pas de changer l’Histoire. Ils étaient dirigés par leur fidélité à des règles personnelles qu’ils ne mettaient pas en question. Ce qui importait, c’étaient les relations individuelles, et un geste abso- lument inefficace, un baiser, une larme, un mot dit à un mou- rant, pouvaient avoir en eux-mêmes leur signification. Winston pensa soudain que les prolétaires étaient demeu- rés dans cette condition. Ils n’étaient pas fidèles à un Parti, un pays ou une idée, ils étaient fidèles l’un à l’autre. Pour la pre- mière fois de sa vie, il ne méprisa pas les prolétaires et ne pensa pas à eux simplement comme à une force inerte qui un jour naî- trait à la vie et régénérerait le monde. Les prolétaires étaient restés humains. Ils ne s’étaient pas durcis intérieurement. Ils avaient retenu les émotions primitives qu’il avait, lui, à réap- prendre par un effort conscient. À cette pensée, il se souvint, sans soulagement apparent, d’avoir, il y avait quelques se- maines, vu sur le pavé une main arrachée, et de l’avoir poussée du pied dans le caniveau comme s’il s’agissait d’un trognon de chou. — Les prolétaires sont des êtres humains, dit-il tout haut. Nous ne sommes pas des humains. — Pourquoi ? demanda Julia, qui était de nouveau réveillée. Il réfléchit un instant. —202— — Est-ce qu’il t’est jamais Venu à l’idée, dit-il, que le mieux que nous ayons à faire est simplement de nous en aller d’ici avant qu’il soit trop tard et de ne jamais nous revoir. — Oui, chéri. J’y ai pensé, plusieurs fois, mais je ne le ferai tout de même pas. — Nous avons eu de la chance, dit-il, mais ça ne peut pas durer beaucoup plus longtemps. Tu es jeune, tu parais normale et innocente. Si tu te tiens à distance de gens comme moi, tu peux Vivre encore cinquante ans. — Non. J’ai réfléchi à tout cela. Ce que tu fais, je le fais. Mais ne sois pas si déprimé. Je m’entends assez à rester en Vie. — Il se peut que nous restions ensemble encore six mois, peut-être un an, on ne sait pas, mais au bout du compte, nous sommes certains d’être séparés. Est-ce que tu te rends compte à quel point nous serons seuls ? Quand ils se seront emparés de nous, nous ne pourrons rien, absolument rien l’un pour l’autre. Si je me confesse, ils te fusilleront. Si je ne me confesse pas, ils te fusilleront de la même façon. Quoi que je dise, quoi que je fasse, et même si je me retiens de parler, rien ne retardera ta mort de cinq minutes. Aucun de nous deux ne saura si l’autre est Vivant ou mort. Nous serons absolument démunis, absolu- ment désarmés. La seule chose qui importe, c’est que nous ne nous trahissions pas l’un l’autre, mais, au fond, rien ne changera r1en. — Pour ce qui est de la confession, dit-elle, nous nous con- fesserons, c’est sûr. Tout le monde se confesse. On ne peut pas faire autrement. Ils Vous torturent. — Je ne parle pas de confession. Se confesser n’est pas tra- hir. Ce que l’on dit ou fait ne compte pas. Seuls les sentiments —203— comptent. S’ils peuvent m’amener à cesser de t’aimer, là sera la vraie trahison. Elle considéra la question. — Ils ne le peuvent pas, dit-elle finalement. C’est la seule chose qu’ils ne puissent faire. Ils peuvent nous faire dire n ïmporte quoi, absolument n’importe quoi, mais ils ne peuvent nous le faire croire. Ils ne peuvent entrer en nous. — Non, dit-il avec un peu d’espoir. Non. C’est bien vrai. Ils ne peuvent entrer en nous. Si l’on peut sentir qu’il vaut la peine de rester humain, même s’il ne doit rien en résulter, on les a battus. Il pensa au télécran et à son oreille toujours ouverte. Ils pouvaient vous espionner nuit et jour, mais si l’on ne perdait pas la tête, on pouvait les déjouer. Malgré toute leur intelli- gence, ils ne s’étaient jamais rendus maîtres du secret qui per- mettrait de découvrir ce que pense un autre homme. Peut-être cela était-il moins vrai quand on se trouvait entre leurs mains. On ne savait pas ce qui se passait au ministère de l’Amour, mais on pouvait le deviner: tortures, drogues, enregistrement des réactions nerveuses par des appareils sensibles, usure graduelle de la résistance par le manque de sommeil, la solitude et les in- terrogatoires continuels. Les faits, en tout cas, ne pouvaient être dissimulés. Ils étaient découverts par des enquêtes, on vous en arrachait l’aveu par la torture. Mais si le but poursuivi était, non de rester vivant, mais de rester humain, qu’importait, en fin de compte, la découverte des faits ? On ne pouvait changer les sentiments. Même soi-même, on ne pouvait pas les changer, l’eût-on désiré. Le Parti pouvait mettre à nu les plus petits détails de tout ce que l’on avait dit ou pensé, mais les profondeurs de votre cœur, dont les mouve- —204— ments étaient mystérieux, même pour Vous, demeuraient inVio- lables. —205— CHAPITRE VIII Ils l’avaient fait, à la fin. Ils l’avaient fait. La pièce dans laquelle ils se trouvaient était longue et éclai- rée d’une lumière douce. La voix diminuée du télécran n’était plus qu’un murmure bas. La richesse du tapis bleu sombre don- nait, quand on marchait, l’impression du velours. À l’extrémité de la pièce, O’Brien, assis à une table, sous une lampe à abat- jour vert, avait, de chaque côté de lui, un monceau de papiers. Il n’avait pas pris la peine de lever les yeux quand le domestique avait introduit Winston et Julia. Le cœur de Winston battait si fort qu’il se demandait s’il pourrait parler. « Ils l’avaient fait, ils l’avaient fait. » C’est tout ce qu’il pouvait penser. Cela avait été un acte imprudent de ve- nir là, et une pure folie d’arriver ensemble, bien qu’à la vérité ils fussent venus par des chemins différents et ne se soient rencon- trés qu’à la porte d’O’Brien. Mais de marcher seulement dans un tel lieu demandait un effort des nerfs. Ce n’était qu’en de très rares occasions qu’on voyait l’intérieur d’appartements de membres du Parti intérieur ou même que l’on pénétrait dans le quartier de la ville où ils vi- vaient. L’atmosphère générale de l’énorme bloc d’appartements, la richesse et les vastes dimensions de tout ce qui s’y trouvait, les odeurs non familières de la bonne nourriture et du bon ta- bac, les ascenseurs silencieux et incroyablement rapides qui montaient et descendaient sans secousses, les serviteurs, en veste blanche qui se dépêchaient çà et là, tout était intimidant. —206— Quoiqu’il eût un bon prétexte pour venir là, Winston était hanté à chaque pas par la crainte qu’un garde en uniforme noir n’apparaisse soudain à un détour, ne lui demande ses papiers et ne lui ordonne de sortir. Le domestique d’O’Brien, cependant, les avait reçus tous deux sans hésitation. C’était un petit homme aux cheveux noirs, vêtu d’une veste blanche, qui avait un visage en forme de losange, absolument sans expression, qui pouvait être un visage de Chinois. Dans le passage à travers lequel il les conduisit, le parquet était couvert d’un épais tapis. Les murs étaient couverts d’un papier crème, les lambris étaient blancs, le tout d’une propreté exquise. Cela aussi était intimidant. Winston ne pouvait se rap- peler avoir jamais vu un couloir dont les murs ne fussent pas salis par le frottement des corps. O’Brien avait entre les mains un bout de papier et semblait l’étudier attentivement. Son lourd visage, penché de telle sorte qu’on pouvait voir la ligne de son nez, paraissait à la fois formi- dable et intelligent. Pendant peut-être vingt secondes, il resta assis sans bouger. Puis il rapprocha de lui le phonoscript et lan- ça un message dans lejargon hybride des ministères : Item un virgule cinq virgule sept approuvés entièrement stop suggestion contenue item six absolument ridicule frisant crim epense’e annuler stop interrompre construction sage dabord avoir estimations plus complètes machinerie ae’rienne stop fin message. Il se leva délibérément de sa chaise et s’avança vers eux d’un pas assourdi par le tapis. Un peu de l’atmosphère officielle semblait s’être détachée de lui en même temps que les mots no- vlangue, mais son expression était plus sombre que de coutume, comme s’il n’était pas content d’être dérangé. —207— La terreur que ressentait Winston fut soudain traversée par une pointe d’embarras. Il lui parut tout à fait possible qu’il eût simplement commis une stupide erreur. Quelle preuve réelle avait-il, en effet, qu’O’Brien fût une sorte de conspirateur poli- tique ? Rien qu’un éclair des yeux et une unique remarque équi- voque. Hors cela, il n’y avait que ses propres secrètes supposi- tions fondées sur un rêve. Il ne pouvait même pas se rabattre sur le prétexte qu’il était venu emprunter le dictionnaire car, dans ce cas, la présence de Julia ne s’expliquait pas. O’Brien, en passant devant le télécran, parut frappé d’une idée. Il s’arrêta, se tourna et pressa un bouton sur le mur. Il y eut un bruit sec et aigu. La voix s’était arrêtée. Julia laissa échapper un petit cri, une sorte de cri de sur- prise. Même dans sa panique, Winston fut trop abasourdi pour pouvoir tenir sa langue. — Vous pouvez le fermer ! s’exclama-t-il. — Oui, répondit O’Brien. Nous pouvons le fermer. Nous avons ce privilège. Il était maintenant devant eux. Sa carrure solide dominait celle des deux autres et l’expression de son visage était encore indéchiffrable. Il attendait, avec quelque rigidité, que Winston parlât. Mais sur quel sujet? Même alors, on pouvait parfaite- ment concevoir qu’il était simplement un homme occupé qui se demandait avec irritation pourquoi on l’avait interrompu. Per- sonne ne parlait. Après l’arrêt du télécran, un silence de mort parut régner dans la pièce. Les secondes passaient, énormes. Winston, avec difficulté, continua à tenir les yeux fixés sur ceux de O’Brien. Le visage sombre s’adoucit alors soudain en ce qui aurait pu être une ébauche de sourire. De son geste caractéris- tique, O’Brien ajusta ses lunettes sur son nez. —208— — Le dirai-je, ou voulez-vous le dire ? demanda-t-il. — Je le dirai, répondit promptement Winston. Cette chose est-elle réellement fermée ? — Oui. Tout est fermé. Nous sommes seuls. — Nous sommes venus ici parce que... Il s’arrêta, réalisant pour la première fois le manque de précision de ses propres motifs. Comme il ne savait pas, en fait, quelle sorte d’aide il attendait d’O’Brien, il ne lui était pas facile de dire pourquoi il était venu. Il poursuivit, conscient que ce qu’il disait devait avoir un son faible et prétentieux. — Nous croyons qu’il existe une sorte de conspiration, de secrète organisation qui travaille contre le Parti, et que vous en êtes un des membres. Nous désirons nous joindre à cette orga- nisation et travailler pour elle. Nous sommes des ennemis du Parti. Nous ne croyons pas aux principes de l’Angsoc. Nous sommes des criminels par la pensée. Nous commettons l’adultère. Je vous dis cela parce que nous voulons nous mettre à votre merci. Si vous désirez que nous nous accusions d’une autre façon, nous sommes prêts. Winston s’arrêta et regarda par-dessus son épaule avec la sensation que la porte s’était ouverte. En effet, le petit serviteur au visage jaune était entré sans frapper. Winston vit qu’il portait un plateau sur lequel se trouvaient des verres et une carafe. — Martin est des nôtres, dit O’Brien impassible. Par ici les verres, Martin. Déposez-les sur la table ronde. Assez de chaises ? Alors nous ferions aussi bien de nous asseoir conforta- blement pour parler. Apportez une chaise pour vous, Martin. Nous allons parler affaires. Vous pouvez, pendant dix minutes, cesser d’être un domestique. —209— Le petit homme s’assit, tout à fait à son aise, et cependant avec encore l’air d’un serviteur, l’air d’un valet jouissant d’un privilège. Winston le regarda du coin de l’œil. Il comprit que l’homme jouait une partie qui engageait toute sa vie et qu’il es- timait dangereux d’abandonner, même pour un instant, la per- sonnalité qu’il avait adoptée. O’Brien saisit la carafe par le col et emplit les verres d’un liquide rouge foncé. Ce geste éveilla chez Winston le souvenir confus de quelque chose qu’il avait vu il y avait longtemps sur un mur ou une palissade, une grande bouteille faite d’arcs élec- triques, qui semblait s’élever et s’abaisser et verser son contenu dans un verre. Vue de dessus, la substance paraissait presque noire, mais dans la carafe, elle luisait comme un rubis. Elle avait une odeur aigre-douce. Il vit Julia prendre son verre et le flairer avec une franche curiosité. — Cela s’appelle du vin, dit O’Brien avec un faible sourire. Vous le connaissez par les livres, sans doute. Je crains qu’il n’y en ait pas beaucoup qui aille au Parti extérieur. — Son visage reprit son expression solennelle et il leva son verre. Je pense qu’il est bon de commencer par porter un toast. À Notre Chef, Emmanuel Goldstein. Winston prit son verre avec une certaine avidité. Le vin était un breuvage qu’il connaissait par ses lectures et dont il rê- vait. Comme le presse-papier de verre ou les bouts-rimés que M. Charrington se rappelait à demi, il appartenait à un passé romantique disparu, le vieux temps, comme il l’appelait en se- cret. Il avait toujours pensé, il ne savait pourquoi, que le vin était excessivement sucré, comme la confiture de mûres, et qu’il avait un effet immédiatement enivrant. En réalité, quand il en vint à l’avaler, il fut tout à fait désappointé. En réalité, après avoir bu du gin pendant des années, c’est à peine s’il était ca- pable de sentir le goût du vin. Il posa le verre vide. —2lO— — Il existe donc quelqu’un qui est Goldstein ? demanda-t-il. — Oui. Il existe et il est vivant. Où, je ne sais. — Et la conspiration ? L’organisation ? Est-elle réelle ? Elle n’est pas simplement une invention de la Police de la Pensée ? — Non, elle est réelle. Nous l’appelons la Fraternité. Vous n’en apprendrez jamais beaucoup plus sur la Fraternité, hors qu’elle existe et que vous en faites partie. J ’y reviendrai tout à l’heure. » — Il regarda sa montre. — Il est imprudent, même pour les membres du Parti intérieur, de fermer le télécran plus d’une demi-heure. Vous n’auriez pas dû venir ensemble et il vous faudra partir séparément. Vous, camarade, dit-il en incli- nant la tête dans la direction de J ulia, vous allez partir la pre- mière. Nous avons environ vingt minutes à notre disposition. Vous comprenez que je dois commencer par vous poser cer- taines questions. Qu’êtes-vous préparés à faire en général ? — Tout ce dont nous sommes capables, répondit Winston. O’Brien s’était légèrement retourné sur sa chaise, de sorte qu’il faisait face à Winston. Il ignora presque Julia, tenant pour convenu que Winston pouvait parler en son nom. Ses paupières battirent un moment sur ses yeux. Il se mit à poser des ques- tions d’une voix basse, sans expression, comme si c’était une routine, une sorte de catéchisme, dont il connaissait déjà la plu- part des réponses. — Êtes-vous prêts à donner vos vies ? — Oui. — Êtes-vous prêts à tuer ? —2ll— — Oui. — À commettre des actes de sabotage pouvant entraîner la mort de centaines d’innocents ? — Oui. — Àtrahir Votre pays auprès de puissances étrangères ? — Oui. — Vous êtes prêts à tromper, à faire des faux, à extorquer, à corrompre les esprits des enfants, à distribuer les drogues qui font naître des habitudes, à encourager la prostitution, à propa- ger les maladies Vénériennes, à faire tout ce qui est susceptible de causer la démoralisation du Parti et de l’affaiblir ? — Oui. — Si Votre intérêt exigeait, par exemple, que de l’acide sul- furique fût jeté au Visage d’un enfant seriez-Vous prêts à le faire ? — Oui. — Êtes-Vous prêts à perdre Votre identité et à Vivre le reste de Votre existence comme garçon de café ou docker ? — Oui. — Êtes-Vous prêts à Vous suicider si nous Vous l’ordonnons et quand nous Vous l’ordonnerons ? — Oui. —2l2— — Êtes-vous prêts, tous deux, à vous séparer et à ne jamais vous revoir ? — Non !jeta Julia. Il sembla à Winston qu’un long moment s’écoulait avant qu’il pût répondre. Un instant même, il crut être privé du pou- voir de parler. Sa langue s’agitait sans émettre de son. Elle commençait les premières syllabes d’un mot, puis d’un autre, recommençait encore et encore. Il ne savait pas, avant qu’il l’eût dit, quel mot il allait prononcer. — Non ! dit-il enfin. — Vous faites bien de me le faire savoir, dit O’Brien. Il est nécessaire que nous sachions tout. Il se tourna vers Julia et ajouta, d’une voix un peu plus ex- pressive : — Comprenez-vous que, même s’il survit, ce sera peut-être sous l’aspect d’une personne différente ? Nous pouvons être obligés de lui donner une autre identité. Son visage, ses gestes, la forme de ses mains, la couleur de ses cheveux, même sa voix, seraient différents. Et vous-même pourrez être devenue une personne différente. Nos chirurgiens peuvent changer les gens et les rendre absolument méconnaissables. Il arrive que ce soit nécessaire. Nous faisons même parfois l’amputation d’un membre. Winston ne put s’empêcher de lancer de côté un autre re- gard au visage mongolien de Martin. Il ne put voir aucune cica- trice. Julia avait un peu pâli, ce qui fit ressortir ses taches de rousseur, mais elle affronta bravement O’Brien. Elle murmura quelque chose qui ressemblait à un assentiment. —2l3— — Bien. Ainsi, c’est réglé. Il y avait sur la table une boîte de cigarettes en argent. O’Brien, d’un air quelque peu absent, la poussa vers eux. Il en prit une lui-même, puis se leva et se mit à marcher lentement de long en large comme si, debout, il pouvait mieux réfléchir. C’étaient de très bonnes cigarettes très épaisses et bien tassées, au papier d’une douceur soyeuse non familière. O’Brien regarda encore sa montre-bracelet. — Vous feriez mieux de retourner à l’office, Martin. Je tournerai le bouton du télécran dans un quart d’heure. Regardez bien les visages de ces camarades avant de vous en aller. Vous les reverrez. Moi, peut-être pas. Les yeux noirs du petit homme, exactement comme ils l’avaient fait à la porte d’entrée, vacillèrent en regardant leurs visages. Il classait leur aspect dans sa mémoire, mais il n’éprouvait pour eux aucun intérêt, ou du moins ne paraissait en éprouver aucun. Winston se dit qu’un visage synthétique était peut-être in- capable de changer d’expression. Sans parler ni faire aucune sorte de salutation, Martin se retira en fermant silencieusement la porte derrière lui. O’Brien arpentait la pièce, une main dans la poche de sa combinaison noire, l’autre tenant sa cigarette. — Vous comprenez, dit-il, que vous lutterez dans l’obscurité. Vous serez toujours dans l’obscurité. Vous recevrez des ordres et y obéirez sans savoir pourquoi. Je vous enverrai plus tard un livre dans lequel vous étudierez la vraie nature de la société dans laquelle nous vivons et la tactique par laquelle nous la détruirons. Quand vous aurez lu ce livre, vous serez tout à fait membres de la Fraternité. Mais entre les fins générales pour lesquelles nous luttons et les devoirs immédiats du mo- ment, vous ne saurez jamais rien. Je vous dis que la Fraternité —2l4— existe, mais je ne peux vous dire si elle comprend une centaine de membres ou dix millions. Pour ce que vous en connaîtrez personnellement, vous ne serez jamais capables de dire si elle comprend même une douzaine de membres. Vous aurez des contacts avec trois ou quatre personnes qui seront remplacées de temps en temps au fur et à mesure de leur disparition. Comme ceci est votre premier contact, il sera maintenu. Les ordres que vous recevrez viendront de moi. Si nous jugeons né- cessaire de communiquer avec vous, ce sera par l’entremise de Martin. Quand vous serez finalement pris, vous vous confesse- rez. C’est inévitable. Mais, mis à part vos propres actes, vous aurez très peu à confesser. Vous ne pourrez trahir qu’une poi- gnée de gens sans importance. Vous ne me trahirez probable- ment même pas. D’ici là, je serai peut-être mort, ou je serai de- venu une personne différente, avec un visage différent. Il continuait à marcher de long en large sur le tapis épais. En dépit de sa corpulence, il y avait une grâce remarquable dans ses mouvements. Elle se manifestait même dans le geste avec lequel il mettait sa main dans sa poche ou roulait une cigarette. Plus même que de face, il donnait une impression de sûreté de soi et d’intelligence teintée d’ironie. Quelle que pût être son ar- deur, il n’avait rien du fanatique mû par une idée fixe. Quand il parlait de meurtre, de suicide, de maladie vénérienne, de membres amputés et de visages modifiés, c’était avec un léger accent de persiflage. « C’est inévitable, semblait dire sa voix. C’est ce que nous devons faire sans fléchir. Mais ce n’est pas ce que nous ferons quand la vie vaudra de nouveau la peine d’être vécue. » Une vague d’admiration, presque de dévotion à l’adresse d’O’Brien afflua en Winston. Il avait pour l’instant oublié la sil- houette symbolique de Goldstein. Quand on regardait les épaules puissantes d’O’Brien et son visage aux traits grossiers, si laid et pourtant tellement civilisé, il était impossible de croire qu’il pourrait être défait. Il n’y avait pas de stratagème à la hau- —215— teur duquel il ne fût pas, de danger qu’il ne pût prévoir. Même Julia semblait impressionnée. Elle avait laissé tomber sa ciga- rette de sa bouche et écoutait attentivement. O’Brien poursui- vit : — Vous devez avoir entendu des rumeurs sur l’existence de la Fraternité. Sans doute vous en êtes-vous formé une image qui vous est personnelle. Vous avez probablement imaginé une puissante organisation clandestine de conspirateurs qui se ren- contrent secrètement dans des caves, qui griffonnent des mes- sages sur les murs, qui se reconnaissent mutuellement par des mots de passe ou par des mouvements spéciaux de la main. Il n’existe rien de ce genre. Les membres de la Fraternité n’ont aucun moyen de se reconnaître et un membre ne peut connaître l’identité que de très peu d’autres. Goldstein lui-même, s’il tom- bait entre les mains de la Police de la Pensée, ne pourrait leur donner une liste complète des membres ou aucune information qui pourrait les amener à avoir une liste complète. Une telle liste n’existe pas. La Fraternité ne peut être anéantie parce qu’elle n’est pas une organisation, dans le sens ordinaire du terme. Rien ne relie ses membres, sinon une idée qui est indes- tructible. Vous n’aurez jamais, pour vous soutenir, que cette idée. Vous n’aurez aucun camarade et aucun encouragement. À la fin, quand vous serez pris, vous ne recevrez aucune aide. Nous n’aidons jamais nos membres, jamais. S’il est absolument nécessaire que quelqu’un garde le silence, nous pouvons tout au plus introduire parfois en cachette une lame de rasoir dans la cellule d’un prisonnier. Il faudra vous habituer à vivre sans ob- tenir de résultats et sans espoir. Vous travaillerez un bout de temps, vous serez pris, vous vous confesserez et vous mourrez. Ce sont les seuls résultats que vous verrez jamais. Il n’y a au- cune possibilité pour qu’un changement perceptible ait lieu pendant la durée de notre existence. Nous sommes des morts. Notre seule vie réelle est dans l’avenir. Nous prendrons part à cet avenir sous forme de poignées de poussière et d’esquilles d’os. Mais à quelle distance de nous peut être ce futur, il est im- -216- possible de le savoir. Ce peut être un millier d’années. Actuelle- ment, rien n’est possible, sauf d’étendre petit à petit la surface du jugement sain. Nous ne pouvons agir de concert. Nous pou- vons seulement diffuser nos connaissances d’individu à indivi- du, de génération en génération. En face de la Police de la Pen- sée, il n’y a pas d’autre voie. Il s’arrêta et regarda sa montre pour la troisième fois. — Il est presque temps que vous partiez, camarade, dit-il à J ulia. Attendez. Le carafon est encore à moitié plein. Il remplit les verres et, prenant le sien par le pied, l’éleva. — À quoi devons-nous boire, cette fois ? dit-il avec toujours la même légère teinte d’ironie. A la confusion de la Police de la Pensée ? Ala mort de Big Brother ? A l’humanité ? A l’avenir ? — Au passé, répondit Winston. — Le passé est plus important, consentit O’Brien grave- ment. Ils vidèrent leurs verres et un moment après Julia se leva pour partir. O’Brien prit sur un secrétaire une petite boîte et tendit à Julia une tablette blanche et plate qu’il lui dit de mettre sur sa langue. Il était important de ne pas sortir avec l’odeur de vin sur soi. Les employés de l’ascenseur étaient très observa- teurs. Sitôt que la porte se referma sur Julia, il sembla oublier son existence. Il fit encore quelques pas dans la pièce, puis s’arrêta. — Il y a des détails à régler, dit-il. Je présume que vous avez un endroit quelconque où vous cacher ? —2l7— Winston parla de la pièce qui était au-dessus de la boutique de M. Charrington. — Pour l’instant, cela suffira. Plus tard, nous arrangerons quelque chose d’autre pour vous. Il est important de changer fréquemment de cachette. Entre-temps, je vous enverrai un exemplaire du livre. — Même O’Brien, remarqua Winston, sem- blait prononcer ce mot comme s’il était en italique. — Le livre de Goldstein, je veux dire, aussitôt que possible. Il faudra peut-être quelques jours pour que j’en obtienne un. Il n’en existe pas beaucoup, comme vous pouvez l’imaginer. La Police de la Pen- sée les pourchasse et les détruit presque aussi rapidement que nous pouvons les sortir. Cela importe très peu. Le livre est in- destructible. Si le dernier exemplaire était détruit, nous pour- rions le reproduire presque mot pour mot. Apportez-vous une serviette pour travailler ? — En général, oui. — Comment est-elle ? — Noire. Très usée. À deux courroies. — Noire, deux courroies, très usée. Bon. Un jour proche, je ne peux vous donner de date, un des messages que l’on vous envoie pour votre travail contiendra un matin une coquille et vous aurez à réclamer une autre copie. Le lendemain vous irez travailler sans votre serviette. À un moment de la journée, dans la rue, un homme vous touchera le bras et vous dira : « Je crois que vous avez laissé tomber votre serviette.» Celle qu’il vous donnera contiendra un exemplaire du livre de Goldstein. Vous le retournerez avant quatorze jours. Ils gardèrent un moment le silence. —2l8— — Il reste encore deux minutes avant que vous ayez à partir, dit O’Brien. Nous nous rencontrerons encore, si nous devons nous rencontrer... Winston leva vers lui les yeux. — La où il n’y a plus de ténèbres...continua-t-il en hésitant. O’Brien acquiesça sans manifester de surprise. — La où il n’y a plus de ténèbres, répéta-t-il, comme s’il avait reconnu l’allusion. Et entre-temps, y a-t-il quelque chose que vous désiriez dire avant de partir ? Un message ? Une ques- tion ? Winston réfléchit. Il ne semblait pas y avoir d’autre ques- tion qu’il voulût poser. Encore moins sentait-il le désir d’émettre des généralités ronflantes. Au lieu de penser à quelque chose qui se rapporterait directement à O’Brien ou à la Fraternité, il lui vint à l’esprit une sorte de tableau composite de la sombre chambre dans laquelle sa mère avait passé ses der- niers jours, de la petite pièce au-dessus du magasin de M. Charrington, du presse-papier de verre et de la gravure sur acier dans son cadre de bois de rosé. Presque au hasard, il dit : — Avez-vous jamais entendu une vieille chanson qui com- mence ainsi : «Oranges et citrons, disent les cloches de Saint- Clément?» O’Brien acquiesça. Avec une sorte de courtoisie grave, il compléta la strophe : Oranges et citrons, disent les cloches de Saint-Clém ent, -219- Tu me dois trois farthings, disent les cloches de Saint- Martin, Quand me paieras-tu .7 disent les cloches du Vieux Bailey, Quandje serai riche, disent les cloches de Shoreditch. — Vous saviez la dernière ligne ! dit Winston. — Oui, je savais la dernière ligne. Et maintenant, je crois qu’il est temps que vous partiez. Vous feriez mieux de me laisser vous donner une de ces tablettes. Quand Winston se leva, O’Brien tendit la main. Sa poigne puissante serra la main de Winston jusqu’aux os. À la porte, Winston se retourna, mais O’Brien semblait déjà en train de le rejeter de son esprit. Il attendait, sa main sur le bouton qui commandait le télécran. Winston put voir dans le fond la table à écrire avec sa lampe à abat-jour vert, le phonoscript et les cor- beilles à télégrammes bourrées de papiers. L’incident était clos. « Dans trente secondes, se dit-il, O’Brien aurait repris, pour le service du Parti, son important travail interrompu. » —22o— CHAPITRE IX Winston était gélatineux de fatigue. Gélatineux était le mot juste, qui lui était spontanément venu à l’esprit. Son corps lui semblait avoir, non seulement la faiblesse de la gelée, mais son aspect translucide. Il avait l’impression que s’il levait la main, il pourrait voir la lumière à travers elle. Tout le sang et toute la lymphe de son corps avaient été drainés par une énorme dé- bauche de travail, ne laissant qu’une frêle structure de nerfs, d’os et de peau. Toutes ses sensations semblaient amplifiées. Sa combinaison lui irritait les épaules, le pavé lui chatouillait les pieds, même ouvrir et fermer la main demandait un effort qui faisait craquer les jointures. Il avait, en cinq jours, travaillé plus de quatre-vingt-dix heures. Tous les autres du ministère en avaient fait autant. Maintenant, c’était fini, et il n’avait littéralement rien à faire, aucun travail d’aucune sorte pour le Parti, jusqu’au lendemain matin. Il pourrait passer six heures dans la cachette et neuf dans son propre lit. Par un doux après-midi ensoleillé, il remontait lentement une rue sale en direction du magasin de M. Charrington. Il te- nait l’œil ouvert pour surveiller les patrouilles, mais, sans rai- son, il était convaincu que cet après-midi-là il n’y avait aucun danger que quelqu’un vienne le gêner. La lourde serviette qu’il portait lui cognait le genou à chaque pas et faisait monter et descendre, dans la peau de sa jambe, une sensation de fourmil- lement. Dans la serviette était placé le livre qu’il possédait de- puis six jours, et qu’il n’avait pourtant pas ouvert ni même re- gardé. —22l— Au sixième jour de la Semaine de la Haine, après les pro- cessions, les discours, les cris, les chants, les bannières, les af- fiches, les films, les effigies de cire, le roulement des tambours, le glapissement des trompettes, le bruit de pas des défilés en marche, le grincement des chenilles de tanks, le mugissement des groupes d’aéroplanes, le grondement des canons, après six jours de tout cela, alors que le grand orgasme palpitait vers son point culminant, que la haine générale contre l’Eurasia s’était échauffée et en était arrivée à un délire tel que si la foule avait pu mettre la main sur les deux mille criminels eurasiens qu’on devait pendre en public le dernier jour de la semaine, elle les aurait certainement mis en pièces ; juste à ce moment, on an- nonça qu’après tout l’Océania n’était pas en guerre contre l’Eurasia. L’Océania était en guerre contre l’Estasia. L’Eurasia était un allié. Il n’y eut naturellement aucune déclaration d’un change- ment quelconque. On apprit simplement, partout à la fois, avec une extrême soudaineté, que l’ennemi c’était l’Estasia et non l’Eurasia. Winston prenait part à une manifestation dans l’un des squares du centre de Londres quand la nouvelle fut connue. C’était la nuit. Les visages et les bannières rouges étaient éclai- rés d’un flot de lumière blafarde. Le square était bondé de plu- sieurs milliers de personnes dont un groupe d’environ un mil- lier d’écoliers revêtus de l’uniforme des Espions. Sur une plate- forme drapée de rouge, un orateur du Parti intérieur, un petit homme maigre aux longs bras disproportionnés, au crâne large et chauve sur lequel étaient disséminées quelques rares mèches raides, haranguait la foule. C’était une petite silhouette de bau- druche hygiénique, contorsionnée par la haine. Une de ses mains s’agrippait au tube du microphone tandis que l’autre, énorme et menaçante au bout d’un bras osseux, déchirait l’air au-dessus de sa tête. —222— Sa voix, rendue métallique par les haut-parleurs, faisait re- tentir les mots d’une interminable liste d’atrocités, de mas- sacres, de déportations, de pillages, de viols, de tortures de pri- sonniers, de bombardements de civils, de propagande menson- gère, d’agressions injustes, de traités violés. Il était presque im- possible de l’écouter sans être d’abord convaincu, puis affolé. La fureur de la foule croissait à chaque instant et la voix de l’orateur était noyée dans un hurlement de bête sauvage quijail- lissait involontairement des milliers de gosiers. Les glapisse- ments les plus sauvages venaient des écoliers. L’orateur parlait depuis peut-être vingt minutes quand un messager monta en toute hâte sur la plate-forme et lui glissa dans la main un bout de papier. Il le déplia et le lut sans inter- rompre son discours. Rien ne changea de sa voix ou de ses gestes ou du contenu de ce qu’il disait mais les noms, soudain, furent différents. Sans que rien fût dit, une vague de compré- hension parcourut la foule. L’Océania était en guerre contre l’Estasia ! Il y eut, le moment d’après, une terrible commotion. Les bannières et les affiches qui décoraient le square tombaient toutes à faux. Presque la moitié d’entre elles montraient des vi- sages de l’ennemi actuel. C’était du sabotage! Les agents de Goldstein étaient passés par là. Il y eut un interlude tumultueux au cours duquel les affiches furent arrachées des murs, les ban- nières réduites en lambeaux et piétinées. Les Espions accompli- rent des prodiges d’activité en grimpant jusqu’au faîte des toits pour couper les banderoles qui flottaient sur les cheminées. Mais en deux ou trois minutes, tout était terminé. L’orateur, qui étreignait encore le tube du microphone, les épaules courbées en avant, la main libre déchirant l’air, avait sans interruption continué son discours. Une minute après, les sauvages hurlements de rage éclataient de nouveau dans la foule. La Haine continuait exactement comme auparavant, sauf que la cible avait été changée. —223— Ce qui impressionna Winston quand il y repensa, c’est que l’orateur avait passé d’une ligne politique à une autre exacte- ment au milieu d’une phrase, non seulement sans arrêter, mais sans même changer de syntaxe. À ce moment-là, Winston avait eu d’autres sujets de préoc- cupation. C’est pendant le désordre du moment, pendant que les affiches étaient déchirées et jetées, qu’un homme dont il ne vit pas le visage lui avait frappé l’épaule et dit: « Pardon, je crois que vous avez laissé tomber votre serviette. » Il prit la serviette d’un geste distrait, sans mot dire. Il savait qu’il faudrait attendre quelques jours avant qu’il eût la possibili- té de l’ouvrir. Dès la fin de la manifestation, il se rendit tout droit au ministère, bien qu’il fût près de vingt-trois heures. L’équipe entière du ministère avait fait comme lui. Les ordres que déjà émettaient les télécrans pour les rappeler à leurs postes étaient à peine nécessaires. L’Océania était en guerre contre l’Estasia. L’Océania avait donc toujours été en guerre contre l’Estasia. Une grande partie de la littérature politique de cinq années était maintenant com- plètement surannée. Exposés et récits de toutes sortes, jour- naux, livres, pamphlets, films, disques, photographies, tout de- vait être rectifié, à une vitesse éclair. Bien qu’aucune directive n’eût jamais été formulée, on savait que les chefs du Commissa- riat entendaient qu’avant une semaine ne demeure nulle part aucune mention de la guerre contre l’Eurasia et de l’alliance avec l’Estasia. Le travail était écrasant, d’autant plus que les procédés qu’il impliquait ne pouvaient être appelés de leurs vrais noms. Au Commissariat aux Archives, tout le monde travaillait dix- huit heures sur vingt-quatre, avec deux intervalles de trois heures de sommeil hâtif. Des matelas furent montés des caves et étalés dans tous les couloirs. Les repas consistaient en sand- —224— wiches, et du café de la Victoire était apporté sur des chariots roulants par des gens de la cantine. Chaque fois que Winston s’arrêtait pour un de ses tours de sommeil, il tâchait de ne pas laisser de travail à faire sur son bureau. Mais lorsqu’il se traînait, les yeux collants et malades, vers sa cabine, c’était pour trouver une autre pluie de cylindres de papier qui recouvraient le bureau comme un monceau de neige et commençaient à s’abattre sur le parquet. Si bien que le premier travail était toujours de les entasser en une pile assez régulière pour avoir la place de travailler. Le pire était que le travail n’était pas du tout purement mécanique. Souvent, il suf- fisait simplement de substituer un nom à un autre, mais tout rapport détaillé d’événements demandait de l’attention et de l’imagination. Les connaissances géographiques mêmes, néces- saires pour transférer la guerre d’une partie du monde dans une autre, étaient considérables. Au troisième jour, il avait des maux d’yeux insupportables et il lui fallait essuyer ses verres à chaque instant. C’était comme de lutter contre une tâche physique écrasante, quelque chose qu’on aurait le droit de refuser, mais que l’on était néanmoins nerveusement anxieux d’accomplir. Autant qu’il pût s’en souve- nir, Winston n’était pas troublé par le fait que tous les mots qu’il murmurait au phonoscript, tous les traits de son crayon à encre étaient des mensonges délibérés. Il était aussi désireux que n’importe qui dans le Département, que la falsification fût par- faite. Le sixième jour au matin, l’écoulement des cylindres ralen- tit. Pendant près d’une demi-heure, rien ne sortit du tube, puis il y eut un autre cylindre, puis plus rien. Partout, au même mo- ment, le travail ralentit. Un profond et secret soupir fut exhalé dans tout le Commissariat. Une œuvre importante, dont on ne pourrait jamais parler, venait d’être achevée. Il était maintenant —225— impossible à aucun être humain de prouver par des documents qu’il y avait jamais eu une guerre contre l’Eurasia. À douze heures, il fut annoncé de façon inattendue que tous les employés du ministère étaient libres jusqu’au lende- main matin. Winston portait encore la serviette qui contenait le livre. Elle était restée entre ses pieds pendant qu’il travaillait et sous son corps pendant qu’il dormait. Il rentra chez lui, se rasa, et s’endormit presque dans le bain, bien que l’eau fût à peine plus que tiède. Avec une sorte de voluptueux grincement de ses articula- tions, il monta l’escalier au-dessus du magasin de M. Charrington. Il était fatigué, mais n’avait plus sommeil. Il ouvrit la fenêtre, alluma le petit fourneau à pétrole sale et posa dessus une casserole d’eau pour le café. Julia arriverait bientôt. D’ici là, il y avait le livre. Il s’assit dans le fauteuil usé et défit les courroies de la serviette. C’était un lourd volume noir, relié par un amateur, sans nom ni titre sur la couverture. L’impression paraissait légère- ment irrégulière. Les pages étaient usées sur les bords et se sé- paraient facilement, comme si le livre avait passé entre beau- coup de mains. Sur la page de garde, il y avait l’inscription sui- vante : THÉORIE ET PRATIQUE DU COLLECTIVISME OLIGARCHIQUE par Emmanuel Goldstein —226— Winston commença à lire : CHAPITRE I L’IGNORANCE C’EST LA FORCE Au cours des époques historiques, et probablement depuis la fin de l’âge néolithique, il y eut dans le monde trois classes : la classe supérieure, la classe moyenne, la classe inférieure. Elles ont été subdivisées de beaucoup de façons, elles ont porté d’innombrables noms différents, la proportion du nombre d’individus que comportait chacune, aussi bien que leur attitude les unes vis-à-vis des autres ont varié d’âge en âge. Mais la structure essentielle de la société n’a jamais varié. Même après d’énormes poussées et des changements apparemment irrévo- cables, la même structure s’est toujours rétablie, exactement comme un gyroscope reprend toujours son équilibre, aussi loin qu’on le pousse d’un côté ou de l’autre. Les buts de ces trois groupes sont absolument inconci- liables. Winston s’arrêta de lire, surtout pour jouir du fait qu’il était en train de lire, dans le confort et la sécurité. Il était seul. Pas de télécran, pas d’oreille au trou de la serrure, pas d’impulsion nerveuse le poussant à regarder par-dessus son épaule ou à couvrir la page de sa main. L’air doux de l’été se jouait contre son visage. De quelque part, au loin, arrivaient des cris affaiblis d’enfants. Dans la chambre elle-même, il n’y avait aucun bruit, sauf la voix d’insecte de l’horloge. Il s’enfonça plus profondément dans le fauteuil et posa ses pieds sur le garde-feu. C’était le bonheur, c’était l’éternité. —227— Soudain, comme on fait parfois d’un livre dont on sait qu’en fin de compte on lira et relira tous les mots, il l’ouvrit à une page et se trouva au chapitre III. Il continua à lire : CHAPITRE III LA GUERRE C’EST LA PAIX La division du monde en trois grands États principaux est un événement qui pouvait être et, en vérité, était prévu avant le milieu du vingtième siècle. Avant l’absorption de l’Europe par la Russie et de l’Empire britannique par les États-Unis, deux des trois puissances actuelles, l’Eurasia et l’Océania, étaient déjà effectivement constituées. La troisième, l’Estasia, n’émergea comme unité distincte qu’après une autre décennie de luttes confuses. Les frontières entre les trois super-États sont, en quelques endroits arbitraires. En d’autres, elles varient suivant la fortune de la guerre, mais elles suivent en général les tracés géographiques. L’Eurasia comprend toute la partie nord du continent eu- ropéen et asiatique, du Portugal au détroit de Behring. L’Océania comprend les Amériques, les îles de l’Atlantique, y compris les îles Britanniques, l’Australie et le Sud de l’Afrique. L’Estasia, plus petite que les autres, et avec une frontière occidentale moins nette, comprend la Chine et les contrées mé- ridionales de la Chine, les îles du Japon et une portion impor- tante, mais variable, de la Mandchourie, de la Mongolie et du Tibet. Groupés d’une façon ou d’une autre, ces trois super-États sont en guerre d’une façon permanente depuis vingt-cinq ans. La guerre, cependant, n’est plus la lutte désespérée jusqu’à l’anéantissement qu’elle était dans les premières décennies du —228— vingtième siècle. C’est une lutte dont les buts sont limités, entre combattants incapables de se détruire l’un l’autre, qui n’ont pas de raison matérielle de se battre et ne sont divisés par aucune différence idéologique véritable. Cela ne veut pas dire que la conduite de la guerre ou l’attitude dominante en face d’elle soit moins sanguinaire ou plus chevaleresque. Au contraire, l’hystérie guerrière est continue et universelle dans tous les pays, et le viol, le pillage, le meurtre d’enfants, la mise en escla- vage des populations, les représailles contre les prisonniers qui vont même jusqu’à les faire bouillir ou à les enterrer vivants, sont considérés comme normaux. Commis par des partisans et non par l’ennemi, ce sont des actes méritoires. Mais, dans un sens matériel, la guerre engage un très petit nombre de gens qui sont surtout des spécialistes très entraînés et, comparativement, cause peu de morts. La lutte, quand il y en a une, a lieu sur les vagues frontières dont l’homme moyen peut seulement deviner l’emplacement, ou autour des Forteresses flottantes qui gardent les points stratégiques des routes mari- times. Dans les centres civilisés, la guerre signifie surtout une diminution continuelle des produits de consommation et la chute, parfois, d’une bombe-fusée qui peut causer quelques vingtaines de morts. La guerre a, en fait, changé de caractère. Plus exactement, l’ordre d’importance des raisons pour lesquelles la guerre est engagée a changé. Des motifs qui existaient déjà, mais dans une faible mesure, lors des grandes guerres du début du XXC siècle, sont maintenant devenus essentiels. Ils sont ouvertement re- connus et l’on agit en conséquence d’après eux. Pour comprendre la nature de la présente guerre, car en dépit des regroupements qui se succèdent à peu d’intervalle, c’est toujours la même guerre, on doit réaliser d’abord, qu’il est impossible qu’elle soit décisive. Aucun des trois super-États ne pourrait être définitivement conquis, même par les deux autres. —229— Les forces sont trop également partagées, les défenses natu- relles trop formidables. L’Eurasia est protégée par ses vastes étendues de terre, l’Océania par la largeur de l’Atlantique et du Pacifique, l’Estasia par la fécondité et l’habileté de ses habitants. En deuxième lieu il n’y a plus, au sens matériel, de raison pour se battre. Avec l’établissement des économies intérieures dans lesquelles la production et la consommation sont engre- nées l’une dans l’autre, la lutte pour les marchés, qui était l’une des principales causes des guerres antérieures, a disparu. La compétition pour les matières premières n’est plus une question de vie ou de mort. Dans tous les cas, chacun des trois super- États est si vaste qu’il peut obtenir à l’intérieur de ses frontières presque tous les matériaux qui lui sont nécessaires. Pour autant que la guerre ait un but directement écono- mique, c’est une guerre engagée pour la puissance de la main- d’œuvre. Entre les frontières des trois super-États, dont aucun ne parvient à le posséder en permanence, s’étend un quadrilatère approximatif dont les sommets sont à Tanger, Brazzaville, Dar- win et Hong-Kong, et qui contient environ un cinquième de la population du globe. C’est pour la possession de ces régions surpeuplées et du pôle glacé du Nord que les trois puissances sont constamment en guerre. En pratique, aucune puissance ne régit jamais la surface entière de l’espace disputé. Des portions de cette surface changent constamment de main et c’est la vo- lonté de s’emparer d’un fragment ou d’un autre de ces pays par une soudaine trahison qui dicte les changements sans fin des groupements. Tous les territoires disputés contiennent des minéraux de valeur et quelques-uns fournissent d’importants produits végé- —230— taux comme le caoutchouc, dont il est nécessaire, dans les pays plus froids, de faire la synthèse, par des méthodes comparati- vement onéreuses. Mais ils contiennent surtout une réserve inépuisable de main-d’œuvre à bon marché. La puissance qui régit l’Afrique équatoriale ou les contrées du Moyen-Orient ou l’Inde du Sud, ou l’archipel Indonésien, dispose de vingtaines ou de centaines de millions de coolies qui travaillent durement pour des salaires de famine. Les habitants de ces pays, réduits plus ou moins ouverte- ment à l’état d’esclaves, passent continuellement d’un conqué- rant à un autre. Ils sont employés, comme une quantité donnée de charbon ou d’huile humains, à produire plus d’armes, à s’emparer de plus de territoires et à posséder une plus grande puissance de main-d’œuvre pour produire plus d’armes, pour s’emparer de plus de territoires, et ainsi de suite indéfiniment. Il est à noter que la lutte ne dépasse jamais réellement les limites des surfaces disputées. Les frontières de l’Eurasia recu- lent et avancent entre le bassin du Congo et le rivage nord de la Méditerranée. Les îles de l’océan Indien et du Pacifique sont constamment prises et reprises par l’Océania ou par l’Estasia. En Mongolie, la ligne qui sépare l’Eurasia de l’Estasia n’est ja- mais stable. Autour du pôle, les trois puissances revendiquent de vastes territoires qui sont en fait, en grande partie, inhabités et inexplorés. Mais le niveau de puissance reste toujours ap- proximativement équivalent, et le territoire qui forme le cœur de chaque super-État demeure toujours inviolé. Qui plus est, le travail des peuples exploités autour de l’Équateur n’est pas réellement nécessaire à l’économie mon- diale. Il n’ajoute rien à la richesse du monde, puisque tout ce qu’il produit est utilisé à des fins de guerre. Lorsqu’on livre une guerre, c’est toujours pour être en meilleure position pour livrer une autre guerre. Par leur travail, les populations esclaves per- mettent de hâter la marche de l’éternelle guerre. Mais si elles — 23l— n’existaient pas, la structure de la société et le processus par lequel elle se maintient ne seraient pas essentiellement diffé- rents. Le but primordial de la guerre moderne (en accord avec les principes de la double-pensée, ce but est en même temps recon- nu et non reconnu par les cerveaux directeurs du Parti inté- rieur) est de consommer entièrement les produits de la machine sans élever le niveau général de la vie. Depuis la fin du XIXC siècle, le problème de l’utilisation du surplus des produits de consommation a été latent dans la so- ciété industrielle. Actuellement, alors que peu d’êtres humains ont suffisamment à manger, ce problème n’est évidemment pas urgent, et il pourrait ne pas le devenir, alors même qu’aucun procédé artificiel de destruction n’aurait été mis en œuvre. Le monde d’aujourd’hui est un monde nu, affamé, dilapidé, comparé au monde qui existait avant 1914, et encore plus si on le compare à l’avenir qu’imaginaient les gens de cette époque. Dans les premières années du XXC siècle, la vision d’une société future, incroyablement riche, jouissant de loisirs, disci- plinée et efficiente, un monde aseptisé et étincelant de verre, d’acier, de béton d’un blanc de neige, faisait partie de la cons- cience de tous les gens qui avaient des lettres. La science et la technologie se développaient avec une prodigieuse rapidité et il semblait naturel de présumer qu’elles continueraient à se déve- lopper. Cela ne se produisit pas, en partie, à cause de l’appauvrissement qu’entraîna une longue série de guerres et de révolutions, en partie parce que le progrès scientifique et tech- nique dépendait d’habitudes de pensée empiriques qui ne pou- vaient survivre dans une société strictement enrégimentée. Le monde est, dans son ensemble, plus primitif aujourd’hui qu’il ne l’était il y a cinquante ans. Certains territoires arriérés —232— se sont civilisés et divers appareils, toujours par quelque côté en relation avec la guerre et l’espionnage policier, ont été perfec- tionnés, mais les expériences et les inventions se sont en grande partie arrêtées. De plus, les ravages de la guerre atomique de l’époque 1950 n’ont jamais été entièrement réparés. Néan- moins, les dangers inhérents à la machine sont toujours pré- sents. Dès le moment de la parution de la première machine, il fut évident, pour tous les gens qui réfléchissaient, que la néces- sité du travail de l’homme et, en conséquence, dans une grande mesure, de l’inégalité humaine, avait disparu. Si la machine était délibérément employée dans ce but, la faim, le surmenage, la malpropreté, l’ignorance et la maladie pourraient être élimi- nées après quelques générations. En effet, alors qu’elle n’était pas employée dans cette intention, la machine, en produisant des richesses qu’il était parfois impossible de distribuer, éleva réellement de beaucoup, par une sorte de processus automa- tique, le niveau moyen de vie des humains, pendant une période d’environ cinquante ans, à la fin du XIXC siècle et au début du XXe. Mais il était aussi évident qu’un accroissement général de la richesse menaçait d’amener la destruction, était vraiment, en un sens, la destruction, d’une société hiérarchisée. Dans un monde dans lequel le nombre d’heures de travail serait court, où chacun aurait suffisamment de nourriture, vi- vrait dans une maison munie d’une salle de bains et d’un réfri- gérateur, posséderait une automobile ou même un aéroplane, la plus évidente, et peut-être la plus importante forme d’inégalité aurait déjà disparu. Devenue générale, la richesse ne conférerait plus aucune distinction. Il était possible, sans aucun doute, d’imaginer une société dans laquelle la richesse dans le sens de possessions person- —233— nelles et de luxe serait également distribuée, tandis que le sa- voir resterait entre les mains d’une petite caste privilégiée. Mais, dans la pratique, une telle société ne pourrait demeurer longtemps stable. Si tous, en effet, jouissaient de la même façon de loisirs et de sécurité, la grande masse d’êtres humains qui est normale- ment abrutie par la pauvreté pourrait s’instruire et apprendre à réfléchir par elle-même, elle s’apercevrait alors tôt ou tard que la minorité privilégiée n’a aucune raison d’être, et la balaierait. En résumé, une société hiérarchisée n’était possible que sur la base de la pauvreté et de l’ignorance. Revenir à la période agricole du passé, comme l’ont rêvé certains penseurs du début du XXC siècle, n’était pas une solu- tion pratique. Elle s’opposait à la tendance à la mécanisation devenue quasi instinctive dans le monde entier. De plus, une contrée qui serait arriérée industriellement, serait impuissante au point de vue militaire et serait vite dominée, directement ou indirectement, par ses rivaux plus avancés. Maintenir les masses dans la pauvreté en restreignant la production n’était pas non plus une solution satisfaisante. Cette solution fut appliquée sur une large échelle durant la phase fi- nale du capitalisme, en gros entre 1920 et 1940. On laissa stag- ner l’économie d’un grand nombre de pays, des terres furent laissées en jachère, on n’ajouta pas au capital-équipement et de grandes masses de population furent empêchées de travailler. La charité d’État les maintenait à moitié en vie. Mais cette situation, elle aussi, entraînait la faiblesse mili- taire, et comme les privations qu’elle infligeait étaient visible- ment inutiles, elle rendait l’opposition inévitable. Le problème était de faire tourner les roues de l’industrie sans accroître la richesse réelle du monde. Des marchandises —234— devaient être produites, mais non distribuées. En pratique, le seul moyen d’y arriver était de faire continuellement la guerre. L’acte essentiel de la guerre est la destruction, pas néces- sairement de vies humaines, mais des produits du travail hu- main. La guerre est le moyen de briser, de verser dans la stra- tosphère, ou de faire sombrer dans les profondeurs de la mer, les matériaux qui, autrement, pourraient être employés à don- ner trop de confort aux masses et, partant, trop d’intelligence en fin de compte. Même quand les armes de guerre ne sont pas réellement détruites, leur manufacture est encore un moyen facile de dépenser la puissance de travail sans rien produire qui puisse être consommé. Une Forteresse flottante, par exemple, a immobilisé pour sa construction, la main-d’œuvre qui aurait pu construire plusieurs centaines de cargos. Plus tard, alors qu’elle n’a apporté aucun bénéfice matériel, à personne, elle est décla- rée surannée et envoyée à la ferraille. Avec une dépense plus énorme de main-d’œuvre, une autre Forteresse flottante est alors construite. En principe, l’effort de guerre est toujours organisé de fa- çon à dévorer le surplus qui pourrait exister après que les justes besoins de la population sont satisfaits. En pratique, les justes besoins vitaux de la population sont toujours sous-estimés. Le résultat est que, d’une façon chro- nique, la moitié de ce qui est nécessaire pour vivre manque tou- jours. Mais est considéré comme un avantage. C’est par une po- litique délibérée que l’on maintient tout le monde, y compris même les groupes favorisés, au bord de la privation. Un état général de pénurie accroît en effet l’importance des petits privi- lèges et magnifie la distinction entre un groupe et un autre. D’après les standards des premières années du XXC siècle, les membres mêmes du Parti intérieur mènent une vie austère et laborieuse. Néanmoins, le peu de confort dont ils jouissent, —235— leurs appartements larges et bien meublés, la solide texture de leurs vêtements, la bonne qualité de leur nourriture, de leur boisson, de leur tabac, leurs deux ou trois domestiques, leurs voitures ou leurs hélicoptères personnels, les placent dans un monde différent de celui d’un membre du Parti extérieur. Et les membres du Parti extérieur ont des avantages similaires, com- parativement aux masses déshéritées que nous appelons les prolétaires. L’atmosphère sociale est celle d’une cité assiégée dans la- quelle la possession d’un morceau de viande de cheval constitue la différence entre la richesse et la pauvreté. En même temps, la conscience d’être en guerre, et par conséquent en danger, fait que la possession de tout le pouvoir par une petite caste semble être la condition naturelle et inévitable de survie. La guerre, comme on le verra, non seulement accomplit les destructions nécessaires, mais les accomplit d’une façon accep- table psychologiquement. Il serait en principe très simple de gaspiller le surplus de travail du monde en construisant des temples et des pyramides, en creusant des trous et en les rebou- chant, en produisant même de grandes quantités de marchan- dises auxquelles on mettrait le feu. Ceci suffirait sur le plan éco- nomique, mais la base psychologique d’une société hiérarchisée n’y gagnerait rien. Ce qui intervient ici, ce n’est pas la morale des masses dont l’attitude est sans importance tant qu’elles sont fermement maintenues dans le travail, mais la morale du Parti lui-même. On demande au membre, même le plus humble du Parti, d’être compétent, industrieux et même intelligent dans d’étroites limites. Il est de plus nécessaire qu’il soit un fanatique crédule ignorant, dont les caractéristiques dominantes sont la crainte, la haine, l’humeur flagorneuse et le triomphe orgiaque. —236— En d’autres mots, il est nécessaire qu’il ait la mentalité ap- propriée à l’état de guerre. Peu importe que la guerre soit réel- lement déclarée et, puisque aucune victoire décisive n’est pos- sible, peu importe qu’elle soit victorieuse ou non. Tout ce qui est nécessaire, c’est que l’état de guerre existe. La systématisation de l’intelligence que requiert le Parti de ses membres et qui est plus facilement réalisée dans une atmos- phère de guerre, est maintenant presque universelle, mais plus le rang est élevé, plus marquée devient cette spécialisation. C’est précisément dans le Parti intérieur que l’hystérie de guerre et la haine de l’ennemi sont les plus fortes. Dans son rôle d’administrateur, il est souvent nécessaire à un membre du Par- ti intérieur de savoir qu’un paragraphe ou un autre des nou- velles de la guerre est faux et il lui arrive souvent de savoir que la guerre entière est apocryphe, soit qu’elle n’existe pas, soit que les motifs pour lesquels elle est déclarée soient tout à fait diffé- rents de ceux que l’on fait connaître. Mais une telle connais- sance est neutralisée par la technique de la doublepensée. Entre-temps, aucun membre du Parti intérieur n’est un instant ébranlé dans sa conviction mystique que la guerre est réelle et qu’elle doit se terminer victorieusement pour l’Océania qui res- tera maîtresse incontestée du monde entier. Tous les membres du Parti intérieur croient à cette con- quête comme à un article de foi. Elle sera réalisée, soit par l’acquisition graduelle de territoires, ce qui permettra de cons- truire une puissance d’une écrasante supériorité, soit par la dé- couverte d’une arme nouvelle contre laquelle il n’y aura pas de défense. La recherche de nouvelles armes se poursuit sans arrêt. Elle est l’une des rares activités restantes dans lesquelles le type d’esprit inventif ou spéculatif peut trouver un exutoire. Actuel- lement, la science, dans le sens ancien du mot, a presque cessé —237— d’exister dans l’Océania. Il n’y a pas de mot pour science en no- vlangue. La méthode empirique de la pensée sur laquelle sont fondées toutes les réalisations du passé, est opposée aux prin- cipes les plus essentiels de l’Angsoc. Les progrès techniques eux-mêmes ne se produisent que lorsqu ’ils peuvent, d’une façon quelconque, servir à diminuer la liberté humaine. Dans tous les arts utilitaires, le monde piétine ou recule. Les champs sont cul- tivés avec des charrues tirées par des chevaux, tandis que les livres sont écrits à la machine. Mais dans les matières d’une im- portance vitale — ce qui veut dire, en fait, la guerre et l’espionnage policier — l’approche empirique est encore encou- ragée ou, du moins, tolérée. Les deux buts du Parti sont de conquérir toute la surface de la terre et d’éteindre une fois pour toutes les possibilités d’une pensée indépendante. Il y a, en conséquence, deux grands pro- blèmes que le Parti a la charge de résoudre : l’un est le moyen de découvrir, contre sa volonté, ce que pense un autre être humain, l’autre est le moyen de tuer plusieurs centaines de millions de gens en quelques secondes, sans qu’ils en soient avertis. Dans la mesure où continue la recherche scientifique, cela est son prin- cipal objet. Le savant d’aujourd’hui est, soit une mixture de psycho- logue et d’inquisiteur qui étudie avec une extraordinaire minu- tie la signification des expressions du visage, des gestes, des tons de la voix, et expérimente les effets, pour l’obtention de la vérité, des drogues, des chocs thérapeutiques, de l’hypnose, de la torture physique, soit un chimiste, un physicien ou un biolo- giste, intéressé seulement par les branches de sa spécialité qui se rapportent à la suppression de la vie. Dans les vastes laboratoires du ministère de la Paix, et dans les centres d’expériences cachés dans les forêts brésiliennes, ou dans le désert australien, ou dans les îles perdues de —238— l’Antarctique, des équipes d’experts sont infatigablement au travail. Quelques-uns s’occupent d’établir les plans des guerres fu- tures; d’autres inventent des bombes-fusées de plus en plus grosses, des explosifs de plus en plus puissants, des blindages de plus en plus impénétrables; d’autres recherchent des gaz nouveaux et plus mortels ou des poisons solubles que l’on pour- rait produire en quantité suffisante pour détruire la végétation de continents entiers, ou encore des espèces de germes de ma- ladie immunisés contre tous les antidotes possibles; d’autres travaillent à la fabrication d’un véhicule qui pourrait circuler sous terre comme un sous-marin sous l’eau, ou pour construire un aéroplane aussi indépendant de sa base qu’un navire à voiles; d’autres explorent les possibilités même les plus loin- taines, comme de concentrer les rayons du soleil à travers des lentilles suspendues à des milliers de kilomètres dans l’espace, ou bien de produire des tremblements de terre artificiels ou des raz de marée, en agissant sur la chaleur du centre de la terre. Mais aucun de ces projets n’approche jamais de la réalisa- tion et aucun des trois super-Etats ne gagne jamais sur les autres une avance significative. Le plus remarquable est que les trois puissances possèdent déjà, dans la bombe atomique, une arme beaucoup plus puis- sante que celles que leurs recherches actuelles sont susceptibles de découvrir. Bien que le Parti, suivant son habitude, reven- dique l’honneur de cette invention, les bombes atomiques appa- rurent dès l’époque 1940-1949, et furent pour la première fois employées sur une large échelle environ dix ans plus tard. Une centaine de bombes furent alors lâchées sur les centres indus- triels, surtout dans la Russie d’Europe, l’Ouest européen et l’Amérique du Nord. —239— Elles avaient pour but de convaincre les groupes dirigeants de tous les pays que quelques bombes atomiques de plus entraî- neraient la fin de la société organisée et, partant, de leur propre puissance. Ensuite, bien qu’aucun accord formel ne fût jamais passé ou qu’on y fit même allusion, il n’y eut plus de lâchers de bombes. Les trois puissances continuent simplement à produire des bombes atomiques et à les emmagasiner en attendant une occasion décisive qu’elles croient toutes devoir se produire tôt ou tard. En attendant, l’art de la guerre est resté stationnaire pen- dant trente ou quarante ans. Les hélicoptères sont plus em- ployés qu’ils ne l’étaient anciennement, les bombardiers ont été en grande partie supplantés par des projectiles à propulseurs, et le fragile et mobile cuirassé a été remplacé par la Forteresse flot- tante qu’il est presque impossible de couler. Mais autrement, il y a eu peu de perfectionnements. Le tank, le sous-marin, la tor- pille, la mitrailleuse, même le fusil et la grenade à main sont encore employés. Et, en dépit des interminables massacres rap- portés par la presse et les télécrans, les batailles désespérées des guerres antérieures au cours desquelles des centaines de mil- liers ou même de millions d’hommes étaient tués en quelques semaines ne se sontjamais répétées. Aucun des trois super-États ne tente jamais un mouvement qui impliquerait le risque d’une défaite sérieuse. Quand une opération d’envergure est entreprise, c’est généralement une attaque par surprise contre un allié. La stratégie que les trois puissances suivent toutes trois, ou prétendent suivre, est la même. Le plan est, par une combinai- son de luttes, de marches, de coups de force au moment oppor- tun, d’acquérir un anneau de bases encerclant complètement l’un ou l’autre des États d’un rival, puis de signer un pacte —240— d’amitié avec ce rival et de rester avec lui en termes de paix as- sez longtemps pour endormir sa suspicion. Pendant ce temps, des fusées chargées de bombes atomiques seraient amoncelées à tous les points stratégiques. Finalement, elles seraient toutes allumées simultanément et leurs effets seraient si dévastateurs qu’ils rendraient impossible toute représaille. Il serait temps alors de risquer un pacte d’amitié avec la puissance mondiale restante, en vue d’une autre attaque. Ce plan, il est à peine besoin de le dire, est un simple rêve éveillé impossible à réaliser. De plus, il n’y a jamais aucune ba- taille, sauf dans les territoires disputés autour de l’Équateur et du Pôle. Aucune invasion de territoire ennemi n’est jamais en- treprise. C’est ce qui explique qu’en certains endroits les fron- tières entre les super-États soient arbitraires. L’Eurasia, par exemple, pourrait aisément conquérir les îles Britanniques qui, géographiquement, font partie de l’Europe. D’un autre côté, il serait possible à l’Océania de pousser ses frontières jusqu’au Rhin, ou même jusqu’à la Vistule. Mais ce serait violer le prin- cipe suivi par tous, bien que jamais formulé, de l’intégrité cultu- relle. Si l’Océania conquérait les territoires connus à une époque sous les noms de France et d’Allemagne, il lui faudrait, ou en exterminer les habitants, tâche d’une grande difficulté maté- rielle, ou assimiler une population d’environ cent millions d’habitants qui, en ce qui concerne le développement technique, sont approximativement au niveau océanien. Le problème est le même pour les trois super-États. Il est absolument nécessaire à leur structure qu’ils n’aient aucun con- tact avec l’étranger sauf, dans une mesure limitée, avec les pri- sonniers de guerre et les esclaves de couleur. Même l’allié offi- ciel du moment est toujours regardé avec une sombre suspicion. Mis à part les prisonniers de guerre le citoyen ordinaire de —241— l’Océania ne pose jamais les yeux sur un citoyen de l’Eurasia ou de l’Estasia et on lui défend d’étudier les langues étrangères. Si les contacts avec les étrangers lui étaient permis, il dé- couvrirait que ce sont des créatures semblables à lui-même et que la plus grande partie de ce qu’on lui a raconté d’eux est fausse. Le monde fermé, scellé, dans lequel il vit, serait brisé, et la crainte, la haine, la certitude de son bon droit, desquelles dé- pend sa morale, pourraient disparaître. Il est par conséquent admis de tous les côtés que, si sou- vent que la Perse, l’Égypte, Java ou Ceylan puissent changer de mains, les frontières principales ne doivent jamais être fran- chies que par des bombes. En dessous de tout cela, il est un fait, jamais exprimé tout haut, mais tacitement compris, et qui inspire la conduite de chacun, c’est que les conditions de vie dans les trois super-États sont sensiblement les mêmes. Dans l’Océania, la philosophie dominante s’appelle l’Angsoc, en Eurasia, elle s’appelle Néo- Bolchevisme, en Estasia, elle est désignée par un mot chinois habituellement traduit par Culte de la Mort, mais qui serait peut-être mieux rendu par Oblitérarion du Moi. On ne permet pas au citoyen de l’Océania de savoir quoi que ce soit de la doctrine des deux autres philosophies. Mais on lui enseigne à les exécrer et à les considérer comme des outrages barbares à la morale et au sens commun. En vérité, les trois phi- losophies se distinguent à peine l’une de l’autre et les systèmes sociaux qu’elles supportent ne se distinguent pas du tout. Il y a partout la même structure pyramidale, le même culte d’un chef semi-divin, le même système économique existant par et pour une guerre continuelle. Il s’ensuit que les trois super- États, non seulement ne peuvent se conquérir l’un l’autre, mais ne tireraient aucun avantage de leur conquête. Au contraire, —242— tant qu’ils restent en conflit, ils se soutiennent l’un l’autre comme trois gerbes de blé. Comme d’habitude, les groupes directeurs des trois puis- sances sont, et en même temps ne sont pas au courant de ce qu’ils font. Leur vie est consacrée à la conquête du monde, mais ils savent aussi qu’il est nécessaire que la guerre continue indé- finiment et sans victoire. Pendant ce temps, le fait qu’il n’y ait aucun danger de conquête rend possible la négation de la réalité qui est la caractéristique spéciale de l’Angsoc et des systèmes de pensée qui lui sont rivaux. Il est ici nécessaire de répéter ce qui a été dit ci-dessus, c’est qu’en devenant continuelle la guerre a changé de caractère fondamental. Anciennement, une guerre, par définition presque, était quelque chose qui, tôt ou tard prenait fin, d’habitude par une victoire ou une défaite décisive. Anciennement aussi, la guerre était un des principaux instruments par lesquels les sociétés humaines étaient maintenues en contact avec la réalité phy- sique. Tous les chefs, à toutes les époques, ont essayé d’imposer à leurs adeptes une fausse vue du monde, mais ils ne pouvaient se permettre d’encourager aucune illusion qui tendrait à dimi- nuer l’efficacité militaire. Aussi longtemps que la défaite signi- fiait perte de l’indépendance ou quelque autre résultat généra- lement tenu pour indésirable, les précautions contre la défaite devaient être sérieuses. Les faits matériels ne devaient pas être ignorés. Dans la philosophie, la religion, l’éthique ou la poli- tique, deux et deux peuvent faire cinq, mais quand le chiffre un désigne un fusil ou un aéroplane, deux et deux doivent faire quatre. Les nations inefficientes sont toujours tôt ou tard con- quises et la lutte pour l’efficience est ennemie des illusions. De plus, il est nécessaire, pour être efficient, d’être capable de recevoir les leçons du passé, ce qui signifiait avoir une idée absolument précise des événements du passé. Journaux et livres d’histoire étaient naturellement toujours enjolivés et influencés, —243— mais le genre de falsification actuellement pratiqué aurait été impossible. La guerre était une sauvegarde, même de la santé et, dans la mesure où les classes dirigeantes étaient affectées, c’était, probablement, la plus sûre des sauvegardes. Tant que les guerres pouvaient se gagner ou se perdre, aucune classe diri- geante ne pouvait être entièrement irresponsable. Mais quand la guerre devient littéralement continuelle, elle cesse aussi d’être dangereuse. Il n’y a plus de nécessité militaire quand la guerre est permanente. Le progrès peut s’arrêter et les faits les plus patents peuvent être niés ou négligés. Comme nous l’avons vu, les recherches que l’on pourrait appeler scientifiques sont encore poursuivies, en vue de la guerre, mais elles sont es- sentiellement du domaine du rêve, et leur échec à fournir des résultats n’a aucune importance. L’efficience, même l’efficience militaire, n’est plus nécessaire. En Océania, sauf la Police de la Pensée, rien n’est efficient. Depuis que chacun des trois super- États est imprenable, chacun est en effet un univers séparé, à l’intérieur duquel peuvent être pratiquées, en toute sécurite, presque toutes les perversions de la pensée. La réalité n’exerce sa pression qu’à travers les besoins de la vie de tous les jours, le besoin de manger et de boire, d’avoir un abri et des vêtements, d’éviter d’avaler du poison ou de passer par les fenêtres du dernier étage, et ainsi de suite. Entre la vie et la mort, entre le plaisir et la peine physique, il y a encore une distinction, mais c’est tout. Coupé de tout contact avec le monde extérieur et avec le passé, le citoyen d’Océania est comme un homme des espaces interstellaires qui n’a aucun moyen de savoir quelle direction monte et laquelle descend. Les dirigeants d’un tel État sont ab- solus, plus que n’ont jamais pu l’être les Pharaons ou les Césars. Ils sont obligés d’empêcher leurs adeptes de mourir d’inanition en nombre assez grand pour être un inconvénient, et ils sont obligés de s’en tenir au même bas niveau de technique militaire —244— que leurs rivaux, mais ce minimum réalisé, ils peuvent déformer la réalité et lui donner la forme qu’ils choisissent. La guerre donc, si nous la jugeons sur le modèle des guerres antérieures, est une simple imposture. Elle ressemble aux batailles entre certains ruminants dont les cornes sont plan- tées à un angle tel qu’ils sont incapables de se blesser l’un l’autre. Mais, bien qu’irréelle, elle n’est pas sans signification. Elle dévore le surplus des produits de consommation et elle aide à préserver l’atmosphère mentale spéciale dont a besoin une société hiérarchisée. Ainsi qu’on le verra, la guerre est une affaire purement in- térieure. Anciennement, les groupes dirigeants de tous les pays, bien qu’il leur fût possible de reconnaître leur intérêt commun et, par conséquent, de limiter les dégâts de la guerre, luttaient réellement les uns contre les autres, et celui qui était victorieux pillait toujours le vaincu. De nos jours, ils ne luttent pas du tout les uns contre les autres. La guerre est engagée par chaque groupe dirigeant contre ses propres sujets et l’objet de la guerre n’est pas de faire ou d’empêcher des conquêtes de territoires, mais de maintenir intacte la structure de la société. Le mot « guerre », lui-même, est devenu erroné. Il serait probablement plus exact de dire qu’en devenant continue, la guerre a cessé d’exister. La pression particulière qu’elle a exer- cée sur les êtres humains entre l’âge néolithique et le début du vingtième siècle a disparu et a été remplacée par quelque chose de tout à fait différent. L’effet aurait été exactement le même si les trois super-États, au lieu de se battre l’un contre l’autre, s’entendaient pour vivre dans une paix perpétuelle, chacun in- violé à l’intérieur de ses frontières. Dans ce cas, en effet, chacun serait encore un univers clos, libéré à jamais de l’influence as- soupissante du danger extérieur. Une paix qui serait vraiment permanente serait exactement comme une guerre permanente. Cela, bien que la majorité des membres du Parti ne le com- —245— prenne que dans un sens superficiel, est la signification pro- fonde du slogan du Parti : La guerre, c’est la Paix. Winston arrêta un moment sa lecture. Quelque part, dans le lointain, tonna une bombe-fusée. La félicité qu’il éprouvait à être seul avec le livre défendu, dans une pièce sans télécran, n’était pas épuisée. La solitude et la sécurité étaient des sensa- tions mêlées en quelque sorte à la fatigue de son corps, au moel- leux du fauteuil, au contact de la faible brise qui entrait par la fenêtre et sejouait sur son visage. Le livre le passionnait ou, plus exactement, le rassurait. Dans un sens, il ne lui apprenait rien de nouveau, mais il n’en était que plus attrayant. Il disait ce que lui, Winston, aurait dit, s’il lui avait été possible d’ordonner ses pensées éparses. Il était le produit d’un cerveau semblable au sien mais beaucoup plus puissant, plus systématique, moins dominé par la crainte. « Les meilleurs livres, se dit-il, sont ceux qui racontent ce que l’on sait déjà. » Il revenait au chapitre I quand il entendit le pas de Julia dans l’escalier et se leva de son fauteuil pour aller au-devant d’elle. Elle déposa sur le parquet son sac à outils brun et se jeta dans les bras de Winston. Il y avait plus d’une semaine qu’ils ne s’étaient vus. — J’ai le livre, dit-il, quand ils se séparèrent. — Oh! tu l’as? Bien, dit-elle, sans montrer beaucoup d’intérêt. Presque immédiatement elle s’agenouilla devant le four- neau à pétrole pour faire le café. —246— Ils ne revinrent sur ce sujet qu’après être restés au lit une demi-heure. La soirée était juste assez fraîche pour qu’il fût né- cessaire de remonter le couvre-pied. D’en bas venaient le bruit familier des chansons et le claquement des bottes sur les pavés. La femme aux bras rouge brique que Winston avait vue là lors de sa première visite était presque à demeure dans la cour. Il semblait qu’elle passât toutes les heures du jour à marcher dans un sens ou dans l’autre entre le baquet à laver et la corde à linge. Tantôt elle fermait la bouche sur des épingles à linge, tantôt elle faisait éclater un chant lascif. Julia s’était installée sur le côté et semblait déjà sur le point de s’endormir. Winston allongea le bras pour prendre le livre sur le parquet et s’assit, appuyé au dossier du lit. — Nous devons le lire, dit-il, toi aussi, tous les membres de la Fraternité doivent le lire. — Lis-le, dit-elle les yeux fermés. Lis-le tout haut. C’est la meilleure manière. Ainsi, tu pourras me l’expliquer au fur et à mesure. L’aiguille de la pendule était sur six, ce qui signifiait dix- huit heures. Ils avaient trois ou quatre heures devant eux. Wins- ton appuya le livre sur ses genoux et se mit à lire. CHAPITRE I L’IGNORANCE C’ESTLA FORCE Au long des temps historiques, et probablement depuis la fin de l’âge néolithique, le monde a été divisé en trois classes. La classe supérieure, la classe moyenne, la classe inférieure. Elles ont été subdivisées de beaucoup de façons, elles ont porté d’innombrables noms différents, la proportion du nombre d’individus que comportait chacune, aussi bien que leur attitude vis-à-vis les unes des autres ont varié d’âge en âge. Mais la —247— structure essentielle de la société n’a jamais varié. Même après d’énormes poussées et des changements apparemment irrévo- cables, la même structure s’est toujours rétablie, exactement comme un gyroscope reprend toujours son équilibre, aussi loin qu’on le pousse d’un côté ou de l’autre. — Julia, es-tu réveillée ? demanda Winston. — Oui, mon amour. J’écoute. Continue. C’est merveilleux. Il continua à lire : Les buts de ces trois groupes sont absolument inconci- liables. Le but du groupe supérieur est de rester en place. Celui du groupe moyen, de changer de place avec le groupe supérieur. Le but du groupe inférieur, quand il en a un — car c’est une ca- ractéristique permanente des inférieurs qu’ils sont trop écrasés de travail pour être conscients, d’une façon autre qu’intermittente, d’autre chose que de leur vie de chaque jour — est d’abolir toute distinction et de créer une société dans la- quelle tous les hommes seraient égaux. Ainsi, à travers l’Histoire, une lutte qui est la même dans ses lignes principales se répète sans arrêt. Pendant de longues périodes, la classe supérieure semble être solidement au pou- voir. Mais tôt ou tard, il arrive toujours un moment où elle perd, ou sa foi en elle-même, ou son aptitude à gouverner efficace- ment, ou les deux. Elle est alors renversée par la classe moyenne qui enrôle à ses côtés la classe inférieure en lui faisant croire qu’elle lutte pour la liberté et la justice. Sitôt qu’elle a atteint son objectif, la classe moyenne rejette la classe inférieure dans son ancienne servitude et devient elle- même supérieure. Un nouveau groupe moyen se détache alors de l’un des autres groupes, ou des deux, et la lutte recommence. —248— Des trois groupes, seul le groupe inférieur ne réussit ja- mais, même temporairement, à atteindre son but. Ce serait une exagération que de dire qu’à travers l’histoire il n’y a eu aucun progrès matériel. Même aujourd’hui, dans une période de dé- clin, l’être humain moyen jouit de conditions de vie meilleures que celles d’il y a quelques siècles. Mais aucune augmentation de richesse, aucun adoucissement des mœurs, aucune réforme ou révolution n’a jamais rapproché d’un millimètre l’égalité humaine. Du point de vue de la classe inférieure, aucun chan- gement historique n’a jamais signifié beaucoup plus qu’un changement du nom des maîtres. Vers la fin du XIXC siècle, de nombreux observateurs se rendirent compte de la répétition constante de ce modèle de société. Des écoles de penseurs apparurent alors qui interprétè- rent l’histoire comme un processus cyclique et prétendirent dé- montrer que l’inégalité était une loi inaltérable de la vie hu- ma1ne. Cette doctrine, naturellement, avait toujours eu des adhé- rents, mais il y avait un changement significatif dans la façon dont elle était mise en avant. Dans le passé, la nécessité d’une forme hiérarchisée de société avait été la doctrine spécifique de la classe supérieure. Elle avait été prêchée par les rois et les aris- tocrates, par les prêtres, hommes de loi et autres qui étaient les parasites des premiers et elle avait été adoucie par des pro- messes de compensation dans un monde imaginaire, par-delà la tombe. La classe moyenne, tant qu’elle luttait pour le pouvoir, avait toujours employé des termes tels que liberté, justice et fra- ternité. Cependant, le concept de la fraternité humaine commença à être attaqué par des gens qui n’occupaient pas encore les postes de commande, mais espéraient y être avant longtemps. Anciennement, la classe moyenne avait fait des révolutions sous la bannière de l’égalité, puis avait établi une nouvelle tyrannie —249— dès que l’ancienne avait été renversée. Les nouveaux groupes moyens proclamèrent à l’avance leur tyrannie. Le socialisme, une théorie qui apparut au début du XIXC siècle et constituait le dernier anneau de la chaîne de pensée qui remontait aux rébellions d’esclaves de l’antiquité, était encore profondément infecté de l’utopie des siècles passés. Mais dans toutes les variantes du socialisme qui apparurent à partir de 1900 environ, le but d’établir la liberté et l’égalité était de plus en plus ouvertement abandonné. Les nouveaux mouvements qui se firent connaître dans les années du milieu du siècle, l’Angsoc en Océania, le Néo- Bolchevisme en Eurasia, le Culte de la Mort, comme on l’appelle communément, en Estasia, avaient la volonté consciente de perpétuer la non-liberté et l’inégalité. Ces nouveaux mouvements naissaient naturellement des anciens. Ils tendaient à conserver les noms de ceux-ci et à payer en paroles un hommage à leur idéologie. Mais leur but à tous était d’arrêter le progrès et d’immobiliser l’histoire à un mo- ment choisi. Le balancement familier du pendule devait se pro- duire une fois de plus, puis s’arrêter. Comme d’habitude, la classe supérieure devait être délogée par la classe moyenne qui deviendrait alors la classe supérieure. Mais cette fois, par une stratégie consciente, cette classe supérieure serait capable de maintenir perpétuellement sa position. Les nouvelles doctrines naquirent en partie grâce à l’accumulation de connaissances historiques et au développe- ment du sens historique qui existait à peine avant le XIXC siècle. Le mouvement cyclique de l’histoire était alors intelligible, ou paraissait l’être, et s’il était intelligible, il pouvait être changé. Mais la cause principale et sous-jacente de ces doctrines était que, dès le début du XXC siècle, l’égalité humaine était de- —250— venue techniquement possible. Il était encore vrai que les hommes n’étaient pas égaux par leurs dispositions naturelles et que les fonctions devaient être spécialisées en des directions qui favorisaient les uns au détriment des autres. Mais il n’y avait plus aucun besoin réel de distinction de classes ou de diffé- rences importantes de richesse. Dans les périodes antérieures, les distinctions de classes avaient été non seulement inévitables, mais désirables. L’inégalité était le prix de la civilisation. Le cas, cependant, n’était plus le même avec le développement de la production par la machine. Même s’il était encore nécessaire que les êtres hu- mains s’adonnent à des travaux différents, il n’était plus utile qu’ils vivent à des niveaux sociaux ou économiques différents. C’est pourquoi, du point de vue des nouveaux groupes qui étaient sur le point de s’emparer du pouvoir, l’égalité humaine n’était plus un idéal à poursuivre, mais un danger à éviter. Dans les périodes antérieures, quand une société juste et paisible était en fait impossible, il avait été tout à fait facile d’y croire. L’idée d’un paradis terrestre dans lequel les hommes vivraient en- semble dans un état de fraternité, sans lois et sans travail de brute, a hanté l’imagination humaine pendant des milliers d’années. Cette vision a eu une certaine emprise, même sur les groupes qui profitaient réellement de chaque changement histo- rique. Les héritiers des révolutions françaises, anglaises et améri- caines ont, en partie, cru à leurs propres phrases sur les droits de l’homme, la liberté d’expression, l’égalité devant la loi, et leur conduite, dans une certaine mesure, a même été influencée par elles. Mais vers la quatrième décennie du XXC siècle, tous les principaux courants de la pensée politique étaient des courants de doctrine autoritaire. Le paradis terrestre avait été discrédité au moment exact où il devenait réalisable. Toute nouvelle théo- —251— rie politique, de quelque nom qu’elle s’appelât, ramenait à la hiérarchie et à l’enrégimentation et, dans le général durcisse- ment de perspective qui s’établit vers 1930, des pratiques depuis longtemps abandonnées, parfois depuis des centaines d’années (emprisonnement sans procès, emploi de prisonniers de guerre comme esclaves, exécutions publiques, tortures pour arracher des confessions, usage des otages et déportation de populations entières) non seulement redevinrent courantes, mais furent to- lérées et même défendues par des gens qui se considéraient comme éclairés et progressistes. C’est seulement après une décennie de guerres internatio- nales, de guerres civiles, de révolutions et contre-révolutions dans toutes les parties du monde, que l’Angsoc et ses rivaux émergèrent sous forme de théories politiques entièrement pré- cisées. Mais elles avaient été annoncées par les systèmes divers, généralement nommés totalitaires, qui étaient apparus plus tôt dans le siècle, et les lignes principales, du monde qui devait émerger du chaos régnant, étaient depuis longtemps visibles. La nouvelle aristocratie était constituée, pour la plus grande part, de bureaucrates, de savants, de techniciens, d’organisateurs de syndicats, d’experts en publicité, de socio- logues, de professeurs, de journalistes et de politiciens profes- sionnels. Ces gens, qui sortaient de la classe moyenne salariée et des rangs supérieurs de la classe ouvrière, avaient été formés et réunis par le monde stérile du monopole industriel et du gou- vernement centralisé. Comparés aux groupes d’opposition des âges passés, ils étaient moins avares, moins tentés par le luxe ; plus avides de puissance pure et, surtout, plus conscients de ce qu’ils faisaient, et plus résolus à écraser l’opposition. Cette dernière différence était essentielle. En comparaison de ce qui existe aujourd’hui, toutes les tyrannies du passé s’exerçaient sans entrain et étaient inefficientes. Les groupes dirigeants étaient toujours, dans une certaine mesure, contami- —252— nés par les idées libérales, et étaient heureux de lâcher partout la bride, de ne considérer que l’acte patent, de se désintéresser de ce que pensaient leurs sujets. L’Église catholique du Moyen Âge elle-même, se montrait tolérante, comparée aux standards modernes. La raison en est, en partie, que, dans le passé, aucun gou- vernement n’avait le pouvoir de maintenir ses citoyens sous une surveillance constante. L’invention de l’imprimerie, cependant, permit de diriger plus facilement l’opinion publique. Le film et la radio y aidèrent encore plus. Avec le développement de la té- lévision et le perfectionnement technique qui rendit possibles, sur le même instrument, la réception et la transmission simul- tanées, ce fut la fin de la vie privée. Tout citoyen, ou au moins tout citoyen assez important pour valoir la peine d’être surveillé, put être tenu vingt-quatre heures par jour sous les yeux de la police, dans le bruit de la propagande officielle, tandis que tous les autres moyens de communication étaient coupés. La possibilité d’imposer, non seulement une complète obéissance à la volonté de l’État, mais une complète uniformité d’opinion sur tous les sujets, existait pour la première fois. Après la période révolutionnaire qui se place entre 1950 et 1969, la société se regroupa, comme toujours, en classe supé- rieure, classe moyenne et classe inférieure. Mais le nouveau groupe supérieur, contrairement à tous ses prédécesseurs, n’agissait pas seulement suivant son instinct. Il savait ce qui était nécessaire pour sauvegarder sa position. On avait depuis longtemps reconnu que la seule base sûre de l’oligarchie est le collectivisme. La richesse et les privilèges sont plus facilement défendus quand on les possède ensemble. Ce que l’on a appelé l’ « abolition de la propriété privée » signi- fiait, en fait, la concentration de la propriété entre beaucoup —253— moins de mains qu’auparavant, mais avec cette différence que les nouveaux propriétaires formaient un groupe au lieu d’être une masse d’individus. Aucun membre du Parti ne possède, individuellement, quoi que ce soit, sauf d’insignifiants objets personnels. Collective- ment, le Parti possède tout en Océania, car il contrôle tout et dispose des produits comme il l’entend. Dans les années qui suivirent la Révolution, il était possible d’atteindre ce poste de commande presque sans rencontrer d’opposition, car le système tout entier était représenté comme un acte de collectivisation. Il avait toujours été entendu que si la classe capitaliste était expropriée, le socialisme devait lui succé- der et, indubitablement, les capitalistes avaient été expropriés. Manufactures, mines, terres, maisons, transports, on leur avait tout enlevé, et puisque ces biens n’étaient plus propriété privée, il s’en suivait qu’ils devaient être propriété publique. L’Angsoc, qui est sorti du mouvement socialiste primitif et a hérité de sa phraséologie, a, en fait, exécuté le principal article du programme socialiste, avec le résultat, prévu et voulu, que l’inégalité économique a été rendue permanente. Mais les problèmes que pose la volonté de rendre perma- nente une société hiérarchisée vont plus loin. Pour un groupe dirigeant, il n’y a que quatre manières de perdre le pouvoir. Il peut, soit être conquis de l’extérieur, soit gouverner si mal que les masses se révoltent, soit laisser se former un groupe moyen fort et mécontent, soit perdre sa confiance en lui-même et sa volonté de gouverner. Ces causes n’opèrent pas seule chacune et, en général, toutes quatre sont présentes à un degré quelconque. Une classe dirigeante qui pourrait se défendre contre tous ces dangers res- terait au pouvoir d’une façon permanente. En fin de compte, le —254— facteur décisif est l’attitude mentale de la classe dirigeante elle- même. Après la moitié du siècle actuel, le premier danger avait en réalité disparu. Chacune des trois puissances qui, maintenant, se partagent le monde, est, en fait, invincible, et ne pourrait ne plus l’être qu’après de lents changements démographiques qu’un gouvernement aux pouvoirs étendus peut aisément éviter. Le second danger n’est, lui aussi, que théorique. Les masses ne se révoltent jamais de leur propre mouvement, et elles ne se révoltent jamais par le seul fait qu’elles sont oppri- mées. Aussi longtemps qu’elles n’ont pas d’élément de compa- raison, elles ne se rendent jamais compte qu’elles sont oppri- mees. Les crises économiques du passé étaient absolument inu- tiles et on ne les laisse plus se produire, mais d’autres désorga- nisations également importantes peuvent survenir, et survien- nent, sans avoir de résultat politique, car il n’y a aucun moyen de formuler un mécontentement. Quant au problème de la sur- production, qui est latent dans notre société depuis le dévelop- pement de la technique par la machine, il est résolu par le stra- tagème de la guerre continue (voir chapitre III) qui sert aussi à amener le moral public au degré nécessaire. Du point de vue de nos gouvernants actuels, par consé- quent, les seuls dangers réels seraient: la scission d’avec les groupes existants d’un nouveau groupe de gens capables, occu- pants des postes inférieurs à leurs capacités, avides de pouvoir ; le développement du libéralisme et du scepticisme dans leurs propres rangs. Le problème est donc un problème d’éducation. Il porte sur la façon de modeler continuellement, et la conscience du groupe directeur, et celle du groupe exécutant plus nombreux qui vient —255— après lui. La conscience des masses n’a besoin d’être influencée que dans un sens négatif. On pourrait de ces données inférer, si on ne la connaissait déjà, la structure générale de la société océanienne. Au sommet de la pyramide est placé Big Brother. Big Brother est infaillible et tout-puissant. Tout succès, toute réalisation, toute victoire, toute découverte scientifique, toute connaissance, toute sagesse, tout bonheur, toute vertu, sont considérés comme émanant directement de sa direction et de son inspiration. Personne n’ajamais vu Big Brother. Il est un visage sur les journaux, une voix au télécran. Nous pouvons, en toute lucidité, être sûrs qu’il ne mourrajamais et, déjà, il y a une grande incertitude au sujet de la date de sa naissance. Big Bro- ther est le masque sous lequel le Parti choisit de se montrer au monde. Sa fonction est d’agir comme un point de concentration pour l’amour, la crainte et le respect, émotions plus facilement ressenties pour un individu que pour une organisation. En dessous de Big Brother vient le Parti intérieur, dont le nombre est de six millions, soit un peu moins de deux pour cent de la population de l’Océania. En dessous du Parti intérieur vient le Parti extérieur qui, si le Parti intérieur est considéré comme le cerveau de l’État, peut justement être comparé aux mains de l’État. Après le Parti extérieur viennent les masses amorphes que nous désignons généralement sous le nom de prolétaires et qui comptent peut-être quinze pour cent de la population. Dans l’échelle de notre classification, les prolétaires sont placés au degré le plus bas. Les populations esclaves des terres équato- riales, en effet, qui passent constamment d’un conquérant à un autre, ne constituent pas un groupe permanent et nécessaire de la structure générale. —256— L’appartenance à ces trois groupes n’est, en principe, pas héréditaire. Un enfant d’un membre du Parti intérieur n’est pas, en théorie, né dans le Parti intérieur. L’admission à l’une ou l’autre branche du Parti se fait par examen, à l’âge de seize ans. Il n’y a non plus aucune discrimination sociale ni aucune domination marquée d’une province sur une autre. Aux rangs les plus élevés du Parti, on trouve des Juifs, des Nègres, des Sud-Américains de pur sang indien, et les administrateurs d’un territoire sont toujours choisis parmi les habitants de ce terri- toire. Les habitants n’ont, dans aucune partie de l’Océania, le sentiment d’être une population coloniale gouvernée par une lointaine capitale et leur chef titulaire est quelqu’un dont per- sonne ne connaît le siège. Sauf que l’anglais est sa principale langue courante et le novlangue sa langue officielle, l’Océania n’est centralisée d’aucune manière. Ses dirigeants ne sont pas unis par les liens du sang, mais par leur adhésion à une doctrine commune. Il est vrai que notre société est stratifiée, et très rigidement stratifiée, en des lignes qui, à première vue, paraissent être des lignes héréditaires. Il y a beaucoup moins de mouvements de va-et-vient entre les différents groupes qu’il n’y en a eu à l’époque du capitalisme, ou même aux périodes préindustrielles. Entre les deux branches du Parti, il y a un certain nombre d’échanges, dans la limite où il est nécessaire d’exclure du Parti intérieur les faibles, et de rendre inoffensifs, en les faisant mon- ter, des membres ambitieux du Parti extérieur. En pratique, l’accès au grade qui permet de devenir membre du Parti n’est pas ouvert aux prolétaires. Les plus doués, qui pourraient peut- être former des noyaux de mécontents, sont simplement repérés par la Police de la Pensée et éliminés. Mais cet état de choses n’est pas nécessairement perma- nent, il n’est pas non plus une question de principe. Le Parti -257- n’est pas une classe, dans le sens ancien du mot. Il ne vise pas à transmettre le pouvoir à ses enfants, parce qu’ils sont ses en- fants, et s’il n’y avait pas d’autre moyen de maintenir au sommet les gens les plus capables, il serait parfaitement prêt à recruter une génération entièrement nouvelle dans les rangs du proléta- riat. Pendant les années cruciales, le fait que le Parti n’était pas un corps héréditaire fit beaucoup pour neutraliser l’opposition. Le socialiste d’ancien modèle, qui avait été entraîné à lutter contre le « privilège de classe », supposait que ce qui n’est pas héréditaire ne peut être permanent. Il ne voyait pas que la con- tinuité d’une oligarchie n’a pas besoin d’être physique, il ne s’arrêtait pas non plus à réfléchir que les aristocraties hérédi- taires n’ont jamais vécu longtemps, tandis que les organisations fondées sur l’adoption, comme l’Église catholique par exemple, ont parfois duré des centaines ou des milliers d’années. L’essentiel de la règle oligarchique n’est pas l’héritage de père en fils, mais la persistance d’une certaine vue du monde et d’un certain mode de vie imposée par les morts aux vivants. Un groupe directeur est un groupe directeur aussi longtemps qu’il peut nommer ses successeurs. Le Parti ne s’occupe pas de per- pétuer son sang, mais de se perpétuer lui-même. Il n’est pas important de savoir qui détient le pouvoir, pourvu que la struc- ture hiérarchique demeure toujours la même. Les croyances, habitudes, goûts, émotions, attitudes men- tales qui caractérisent notre époque, sont destinés à soutenir la mystique du Parti et à empêcher que ne soit perçue la vraie na- ture de la société actuelle. Une rébellion matérielle, ou un mou- vement préliminaire en vue d’une rébellion, sont actuellement impossibles. Il n’y a rien à craindre des prolétaires. Laissés à eux-mêmes, ils continueront, de génération en génération et de siècle en siècle, à travailler, procréer et mourir, non seulement sans ressentir aucune tentation de se révolter, mais sans avoir le —258— pouvoir de comprendre que le monde pourrait être autre que ce qu’il est. Ils ne deviendraient dangereux que si le progrès de la technique industrielle exigeait qu’on leur donne une instruction plus élevée. Mais comme les rivalités militaires et commerciales n’ont plus d’importance, le niveau de l’éducation populaire dé- cline. On considère qu’il est indifférent de savoir quelles opi- nions les masses soutiennent ou ne soutiennent pas. On peut leur octroyer la liberté intellectuelle, car elles n’ont pas d’intelligence. Mais on ne peut tolérer chez un membre du Parti, le plus petit écart d’opinion, sur le sujet le plus futile. De sa naissance à sa mort, un membre du Parti vit sous l’œil de la Police de la Pensée. Même quand il est seul, il ne peut jamais être certain d’être réellement seul. Où qu’il se trouve, endormi ou éveillé, au travail ou au repos, au bain ou au lit, il peut être inspecté sans avertissement et sans savoir qu’on l’inspecte. Rien de ce qu’il fait n’est indifférent. Ses amitiés, ses distractions, son attitude vis-à-vis de sa femme et de ses en- fants, l’expression de son visage quand il est seul, les mots qu’il marmonne dans son sommeil, même les mouvements caracté- ristiques de son corps, tout est jalousement examiné de près. Non seulement tout réel méfait, mais toute excentricité, quelque bénigne qu’elle soit, tout changement d’habitude, toute particularité nerveuse qui pourrait être le symptôme d’une lutte intérieure, sont détectés à coup sûr. Il n’a, dans aucune direc- tion, la liberté de choisir. D’autre part, ses actes ne sont pas dé- terminés par des lois, ou du moins par des lois claires. Les pen- sées et actions qui, lorsqu’elles sont surprises, entraînent une mort certaine, ne sont pas formellement défendues et les éter- nelles épurations, les arrestations, tortures, emprisonnements et vaporisations ne sont pas infligés comme punitions pour des crimes réellement commis. Ce sont simplement des moyens d’anéantir des gens qui pourraient peut-être, à un moment quelconque, dévier. —259— On exige d’un membre du Parti, non seulement qu’il ait des opinions convenables, mais des instincts convenables. Nombre des croyances et attitudes exigées de lui ne sont pas clairement spécifiées, et ne pourraient être clairement spécifiées sans mettre à nu les contradictions inhérentes à l’Angsoc. S’il est na- turellement orthodoxe (en novlangue: bien-pensant), il saura, en toutes circonstances, sans réfléchir, quelle croyance est la vraie, quelle émotion est désirable. Mais en tout cas, l’entraînement mental minutieux auquel il est soumis pendant son enfance, et qui tourne autour des mots novlangue arrêtdu- crime, blancnoir, et doublepensée, le rend incapable de réfléchir et de vouloir réfléchir trop profondément. On attend d’un membre du Parti qu’il n’éprouve aucune émotion d’ordre privé et que son enthousiasme ne se relâche jamais. Il est censé vivre dans une continuelle frénésie de haine contre les ennemis étrangers et les traîtres de l’intérieur, de sa- tisfaction triomphale pour les victoires, d’humilité devant la puissance et la sagesse du Parti. Les mécontentements causés par la vie nue, insatisfaisante, sont délibérément canalisés et dissipés par des stratagèmes comme les Deux Minutes de la Haine. Les spéculations qui pourraient peut-être amener une attitude sceptique ou rebelle, sont tuées d’avance par la disci- pline intérieure acquise dans sajeunesse. La première et la plus simple phase de la discipline qui peut être enseignée, même à de jeunes enfants, s’appelle en no- vlangue arrêtducrim e. Darrêtducrim e, c’est la faculté de s’arrêter net, comme par instinct, au seuil d’une pensée dange- reuse. Il inclut le pouvoir de ne pas saisir les analogies, de ne pas percevoir les erreurs de logique, de ne pas comprendre les arguments les plus simples, s’ils sont contre l’Angsoc. Il com- prend aussi le pouvoir d’éprouver de l’ennui ou du dégoût pour toute suite d’idées capable de mener dans une direction héré- tique. Arrêtducrim e, en résumé, signifie stupidité protectrice. —260— Mais la stupidité ne suffit pas. Au contraire, l’orthodoxie, dans son sens plein, exige de chacun un contrôle de ses proces- sus mentaux aussi complet que celui d’un acrobate sur son corps. La société océanienne repose, en fin de compte, sur la croyance que Big Brother est omnipotent et le Parti infaillible. Mais comme, en réalité, Big Brother n’est pas omnipotent, et que le Parti n’est pas infaillible, une inlassable flexibilité des faits est à chaque instant nécessaire. Le mot clef ici est noirblanc. Ce mot, comme beaucoup de mots novlangue, a deux sens contradictoires. Appliqué à un ad- versaire, il désigne l’habitude de prétendre avec impudence que le noir est blanc, contrairement aux faits évidents. Appliqué à un membre du Parti, il désigne la volonté loyale de dire que le noir est blanc, quand la discipline du Parti l’exige. Mais il dé- signe aussi l’aptitude à croire que le noir est blanc, et, plus, à savoir que le noir est blanc, et à oublier que l’on n’a jamais cru autre chose. Cette aptitude exige un continuel changement du passé, que rend possible le système mental qui réellement em- brasse tout le reste et qui est connu en novlangue sous le nom de doublepensée. Le changement du passé est nécessaire pour deux raisons dont l’une est subsidiaire et, pour ainsi dire, préventive. Le membre du Parti, comme le prolétaire, tolère les conditions présentes en partie parce qu’il n’a pas de terme de comparaison. Il doit être coupé du passé, exactement comme il doit être coupé d’avec les pays étrangers car il est nécessaire qu’il croie vivre dans des conditions meilleures que celles dans lesquelles vi- vaient ses ancêtres et qu’il pense que le niveau moyen du con- fort matériel s’élève constamment. Mais la plus importante raison qu’a le Parti de rajuster le passé est, de loin, la nécessité de sauvegarder son infaillibilité. Ce n’est pas seulement pour montrer que les prédictions du Par- ti sont dans tous les cas exactes, que les discours statistiques et —261— rapports de toutes sortes doivent être constamment remaniés selon les besoins du jour. C’est aussi que le Parti ne peut ad- mettre un changement de doctrine ou de ligne politique. Chan- ger de décision, ou même de politique est un aveu de faiblesse. Si, par exemple, l’Eurasia ou l’Estasia, peu importe lequel, est l’ennemi du jour, ce pays doit toujours avoir été l’ennemi, et si les faits disent autre chose, les faits doivent être modifiés. Aussi l’histoire est-elle continuellement récrite. Cette falsifica- tion du passé au jour le jour, exécutée par le ministère de la Vé- rité, est aussi nécessaire à la stabilité du régime que le travail de répression et d’espionnage réalisé par le ministère de l’Amour. La mutabilité du passé est le principe de base de l’Angsoc. Les événements passés, prétend-on, n’ont pas d’existence objec- tive et ne survivent que par les documents et la mémoire des hommes. Mais comme le Parti a le contrôle complet de tous les documents et de l’esprit de ses membres, il s’ensuit que le passé est ce que le Parti veut qu’il soit. Il s’ensuit aussi que le passé, bien que plastique, n’a jamais, en aucune circonstance particu- lière, été changé. Car lorsqu ’il a été recréé dans la forme exigée par le moment, cette nouvelle version, quelle qu’elle soit, est alors le passé et aucun passé différent ne peut avoir jamais exis- té. Cela est encore vrai même lorsque, comme il arrive souvent, un événement devient méconnaissable pour avoir été modifié plusieurs fois au cours d’une année. Le Parti est, à tous les ins- tants, en possession de la vérité absolue, et l’absolu ne peut avoir jamais été différent de ce qu’il est. Le contrôle du passé dépend surtout de la discipline de la mémoire. S’assurer que tous les documents s’accordent avec l’orthodoxie du moment n’est qu’un acte mécanique. Il est aussi nécessaire de se rappeler que les événements se sont déroulés de la manière désirée. Et s’il faut rajuster ses souvenirs ou alté- rer des documents, il est alors nécessaire dbublier que l’on a agi ainsi. La manière de s’y prendre peut être apprise comme toute —262— autre technique mentale. Elle est en effet étudiée par la majorité des membres du Parti et, certainement, par tous ceux qui sont intelligents aussi bien qu’orthodoxes. En novlangue, cela s’appelle doublepensée, mais la doublepensée comprend aussi beaucoup de significations. La doublepensée est le pouvoir de garder à l’esprit simulta- nément deux croyances contradictoires, et de les accepter toutes deux. Un intellectuel du Parti sait dans quel sens ses souvenirs doivent être modifiés. Il sait, par conséquent, qu’il joue avec la réalité, mais, par l’exercice de la doublepensée, il se persuade que la réalité n’est pas violée. Le processus doit être conscient, autrement il ne pourrait être réalisé avec une précision suffi- sante, mais il doit aussi être inconscient. Sinon, il apporterait avec lui une impression de falsification et, partant, de culpabili- té. La doublepensée se place au cœur même de l’Angsoc, puisque l’acte essentiel du Parti est d’employer la duperie cons- ciente, tout en retenant la fermeté d’intention qui va de pair avec l’honnêteté véritable. Dire des mensonges délibérés tout en y croyant sincèrement, oublier tous les faits devenus gênants puis, lorsque c’est nécessaire, les tirer de l’oubli pour seulement le laps de temps utile, nier l’existence d’une réalité objective alors qu’on tient compte de la réalité qu’on nie, tout cela est d’une indispensable nécessité. Pour se servir même du mot doublepensée, il est nécessaire d’user de la dualité de la pensée, car employer le mot, c’est ad- mettre que l’on modifie la réalité. Par un nouvel acte de double- pensée, on efface cette connaissance, et ainsi de suite indéfini- ment, avec le mensonge toujours en avance d’un bond sur la vérité. —263— Enfin, c’est par le moyen de la doublepensée que le Parti a pu et, pour autant que nous le sachions, pourra, pendant des milliers d’années, arrêter le cours de l’Histoire. Toutes les oligarchies du passé ont perdu le pouvoir, soit parce qu’elles se sont ossifiées, soit parce que leur énergie a di- minué. Ou bien elles deviennent stupides et arrogantes, n’arrivent pas à s’adapter aux circonstances nouvelles et sont renversées; ou elles deviennent libérales et lâches, font des concessions alors qu’elles devraient employer la force, et sont encore renversées. Elles tombent, donc, ou parce qu’elles sont conscientes, ou parce qu’elles sont inconscientes. L’œuvre du Parti est d’avoir produit un système mental dans lequel les deux états peuvent coexister. La domination du Parti n’aurait pu être rendue permanente sur aucune autre base intellectuelle. Pour diriger et continuer à diriger, il faut être ca- pable de modifier le sens de la réalité. Le secret de la domina- tion est d’allier la foi en sa propre infaillibilité à l’aptitude à re- cevoir les leçons du passé. Il est à peine besoin de dire que les plus subtils praticiens de la doublepensée sont ceux qui l’inventèrent et qui savent qu’elle est un vaste système de duperie mentale. Dans notre so- ciété, ceux qui ont la connaissance la plus complète de ce qui se passe, sont aussi ceux qui sont les plus éloignés de voir le monde tel qu’il est. En général, plus vaste est la compréhension, plus profonde est l’illusion. Le plus intelligent est le moins nor- mal. Le fait que l’hystérie de guerre croît en intensité au fur et à mesure que l’on monte l’échelle sociale illustre ce qui précède. Ceux dont l’attitude en face de la guerre est la plus proche d’une attitude rationnelle sont les peuples sujets des territoires dispu- tés. Pour ces peuples, la guerre est simplement une continuelle calamité qui, comme une vague de fond, va et vient en les ba- —264— layant. Il leur est complètement indifférent de savoir de quel côté est le gagnant. Un changement de direction veut simple- ment dire pour eux le même travail qu’auparavant, pour de nouveaux maîtres qui les traiteront exactement comme les an- c1ens. Les travailleurs légèrement plus favorisés que nous appe- lons les prolétaires ne sont que par intermittences conscients de la guerre. On peut, quand c’est nécessaire, exciter en eux une frénésie de crainte et de haine, mais laissés à eux-mêmes, ils sont capables d’oublier pendant de longues périodes que le pays est en guerre. C’est dans les rangs du Parti, surtout du Parti intérieur, que l’on trouve le véritable enthousiasme guerrier. Ce sont ceux qui la savent impossible qui croient le plus fermement à la conquête du monde. Cet enchaînement spécial des contraires (savoir et ignorance, cynisme et fanatisme) est un des principaux traits qui distinguent la société océanienne. L’idéologie officielle abonde en contradictions, même quand elles n’ont aucune rai- son pratique d’exister. Ainsi, le Parti rejette et diffame tous les principes qui fu- rent à l’origine du mouvement socialiste, mais il prétend agir ainsi au nom du socialisme. Il prêche, envers la classe ouvrière, un mépris dont, depuis des siècles, il n’y a pas d’exemple, mais il revêt ses membres d’un uniforme qui, à une époque, apparte- nait aux travailleurs manuels, et qu’il a adopté pour cette raison. Il mine systématiquement la solidarité familiale, mais il baptise son chef d’un nom qui est un appel direct au sentiment de loyauté familiale. Les noms mêmes des quatre ministères qui nous dirigent font ressortir une sorte d’impudence dans le renversement déli- béré des faits. Le ministère de la Paix s’occupe de la guerre, ce- lui de la Vérité, des mensonges, celui de l’Amour, de la torture, —265— celui de l’Abondance, de la famine. Ces contradictions ne sont pas accidentelles, elles ne résultent pas non plus d’une hypocri- sie ordinaire, elles sont des exercices délibérés de doublepensée. Ce n’est en effet qu’en conciliant des contraires que le pou- voir peut être indéfiniment retenu. L’ancien cycle ne pouvait être brisé d’aucune autre façon. Pour que l’égalité humaine soit à jamais écartée, pour que les grands, comme nous les avons appelés, gardent perpétuellement leurs places, la condition mentale dominante doit être la folie dirigée. Mais il y a une question que nous avons jusqu’ici presque ignorée. Pourquoi l’égalité humaine doit-elle être évitée ? En supposant que le mécanisme du processus ait été exactement décrit, quel est le motif de cet effort considérable et précis pour figer l’histoire à un moment particulier ? Nous atteignons ici au secret central. Comme nous l’avons vu, la mystique du Parti, et surtout du Parti intérieur, dépend de la doublepensée. Mais c’est plus profondément que gît le motif originel, l’instinct jamais discuté qui conduisit d’abord à s’emparer du pouvoir, puis fit naître la doublepensée, la Police de la Pensée, la guerre continuelle et tous les autres attirails né- cessaires. Ce motif consiste en réalité... Winston prit conscience du silence, comme on devient conscient d’un nouveau son. Il lui sembla que, depuis un mo- ment, Julia était bien immobile. Elle était couchée sur le côté, nue jusqu’à la taille, la main sous la joue, et une boucle noire lui tombait sur les yeux. Sa poitrine se soulevait et s’abaissait len- tement et régulièrement. — Julia! Pas de réponse. —266— — Julia, tu dors ? Pas de réponse. Elle était endormie. Il ferma le livre, le dé- posa soigneusement sur le parquet, se coucha et tira la couver- ture sur eux deux. Il pensa qu’il n’aVait pas encore appris l’ultime secret. Il comprenait comment, il ne comprenait pas pourquoi. Le cha- pitre I, comme le chapitre III, ne lui aVait en réalité rien appris qu’il ne sût auparavant. Il aVait simplement systématisé le sa- Voir qu’il possédait déjà. Mais après l’aVoir lu, sa certitude de ne pas être fou était plus forte. Il y aVait la Vérité, il y aVait le men- songe, et si l’on s’accrochait à la Vérité, même contre le monde entier, on n’était pas fou. Un rayon jaune et oblique du soleil couchant entra par la fenêtre et tomba sur l’oreiller. Il ferma les yeux. Le soleil sur son Visage, et le corps lisse de la fille qui touchait le sien, lui don- naient une sensation puissante, reposante, de confiance. Il était en sécurité, tout allait bien. Il s’endormit en murmurant : « Il ne peut y aVoir de statistique de la santé mentale », avec l’impression que cette remarque contenait une profonde sa- gesse. —267— CHAPITRE X Quand il se réveilla, ce fut avec l’impression d’avoir dormi longtemps, mais un regard à la pendule démodée lui apprit qu’il n’était que vingt-trois heures. Il resta un moment à sommeiller, puis l’habituelle chanson, chantée à pleins poumons, monta de la cour : Ce n ’e’tait qu ’un rêve sans espoir, Ilpassa comme un jour dîzvril, Mais un regard et un mot, et les rêves qu ’ils éveillent, Tordent encore lesfibres de mon cœur! La ritournelle semblait encore en vogue. On l’entendait par toute la ville. Elle tenait plus longtemps que la chanson de la Haine. Julia se réveilla au bruit, s’étira voluptueusement et sor- tit du lit. — J’ai faim, dit-elle. Faisons encore un peu de café. Zut ! Le fourneau s’est éteint et l’eau est froide. — Elle prit le fourneau et le secoua. — Il n’y a plus de pétrole. — Le vieux Charrington nous en donnera, je pense. — C’est bizarre, je m’étais assurée qu’il était rempli. Elle ajouta : — Je vais m’habiller. Il me semble qu’il fait plus froid. Winston se leva aussi et s’habilla. La voix infatigable conti- nuait à chanter : —268— On dit que le temps apaise toute douleur, On dit que toutpeut sbublier, Mais les sourires et les pleurs, par-delà les années, Tordent encore lesfibres de mon cœur. Quand il eut attaché la ceinture de sa combinaison, il alla à la fenêtre. Le soleil devait descendre derrière les maisons. Il n’éclairait plus la cour. Les pavés étaient humides comme s’ils venaient d’être lavés et Winston avait l’impression que le ciel avait été lavé aussi, tellement le bleu était frais et pâle entre les cheminées. La femme, infatigable, allait et venait, s’emplissait la bouche d’épingles, les enlevait, chantait, puis restait silencieuse, épinglait toujours plus de couches, encore et encore. Il se demanda si elle lavait pour gagner sa vie ou était sim- plement l’esclave de vingt ou trente petits-enfants. Julia était venue près de lui. Ils regardaient ensemble, avec une sorte de fascination, la robuste silhouette d’en bas. Winston, frappé par l’attitude caractéristique de la femme, bras épais levés pour at- teindre la corde, puissante croupe saillante de jument, se rendit compte, pour la première fois, qu’elle était belle. Il ne lui était jamais venu à l’idée que le corps d’une femme de cinquante ans, épanoui en des dimensions monstrueuses par les maternités, puis endurci, rendu rugueux par le travail jusqu’à être d’un grain plus grossier que celui d’un navet trop mûr, pouvait être beau. Mais il était beau. Et, après tout, pourquoi ne le serait-il pas ? Le corps solide et informe, comme un bloc de granit, et la peau rouge et rugueuse, avaient le même rapport avec le corps d’une fille que le fruit de l’églantier avec une rose. Pourquoi le fruit serait-il tenu pour inférieur à la fleur ? — Elle est belle, murmura-t-il. — Elle a bien un mètre d’une hanche à l’autre, facilement, dit J ulia. —269— — C’est son style de beauté, répondit Winston. Il entourait facilement de son bras la souple taille de Julia. De la hanche au genou, son flanc était contre le sien. Aucun en- fant ne naîtrait jamais d’eux. C’était la seule chose qu’ils ne pourraient jamais faire. Ils ne pourraient transmettre le secret, d’un esprit à l’autre, que par les mots. La femme d’en bas n’avait pas d’esprit, elle n’avait que des bras forts, un cœur ardent, un ventre fertile. Il se demanda à combien d’enfants elle pouvait avoir donné naissance. Facilement à une quinzaine. Elle avait eu sa floraison momentanée. Une année, peut-être, elle avait eu la beauté d’une rose sauvage, puis elle avait soudain grossi comme un fruit fertilisé et elle était devenue dure, rouge et rugueuse. Sa vie s’était passée à blanchir, brosser, repriser, cuisiner, balayer, polir, raccommoder, frotter, blanchir, d’abord pour ses enfants, puis pour ses petits-enfants, pendant trente ans d’affilée. Au bout des trente ans, elle chantait encore. Le respect mystique que Winston éprouvait à son égard était mêlé à l’aspect du ciel pâle et sans nuages qui s’étendait au loin derrière les cheminées. Winston pensa qu’il était étrange que tout le monde partageât le même ciel, en Estasia et en Eura- sia, comme en Océania. Et les gens qui vivaient sous le ciel étaient tous semblables. C’était partout, dans le monde entier, des centaines ou des milliers de millions de gens s’ignorant les uns les autres, séparés par des murs de haine et de mensonges, et cependant presque exactement les mêmes, des gens qui n’avaient jamais appris à penser, mais qui emmagasinaient dans leurs cœurs, leurs ventres et leurs muscles, la force qui, un jour, bouleverserait le monde. S’il y avait un espoir, il était chez les prolétaires. Sans avoir lu la fin du livre, Winston savait que ce devait être le message final de Goldstein. L’avenir appartenait aux prolétaires. Mais pouvait-on être certain que le monde qu’ils construiraient —270— quand leur heure viendrait, ne serait pas aussi étranger à lui, Winston Smith, que le monde du Parti? Oui, car ce serait du moins un monde sain. La où il y a égalité, il peut y avoir santé. Tôt ou tard, la force deviendrait consciente et agirait. Les prolé- taires étaient immortels. On ne pouvait en douter, quand on regardait la vaillante silhouette de la cour. À la fin, l’heure de leur réveil sonnerait. Et jusqu ’à ce moment, même s’il n’arrivait que dans deux mille ans, ils resteraient vivants, malgré les in- tempéries, comme des oiseaux, transmettant d’un corps à l’autre la vitalité que le Parti ne pouvait partager et ne pouvait tuer. — Te souviens-tu, demanda-t-il, de la grive qui chantait pour nous, le premierjour, à la lisière du bois ? — Elle ne chantait pas pour nous, répondit Julia, elle chan- tait pour se faire plaisir à elle-même. Non, pas même cela. Elle chantait, tout simplement. Les oiseaux chantaient, les prolétaires chantaient, le Parti ne chantait pas. Partout, dans le monde, à Londres et à New York, en Afrique et au Brésil et dans les contrées mystérieuses et défendues par-delà les frontières, dans les rues de Paris et de Berlin, dans les villages de l’interminable plaine russe, dans les bazars de la Chine et du Japon, partout se dressait la même sil- houette, solide et invincible, monstrueuse à force de travail et d’enfantement, qui peinait de sa naissance à sa mort, mais chantait encore. De ces reins puissants, une race d’êtres cons- cients devait un jour sortir. On était des morts, l’avenir leur ap- partenait. Mais on pouvait partager ce futur en gardant l’esprit vivant comme ils gardaient le corps et en transmettant la doc- trine secrète que deux et deux font quatre. — Nous sommes des morts, dit-il. — Nous sommes des morts, répéta Julia obéissante. —27l— — Vous êtes des morts, dit une voix de fer derrière eux. Ils se séparèrent brusquement. Winston était glacé jusqu’aux entrailles. Il pouvait voir, tout autour des iris, le blanc des yeux de Julia, dont le visage était devenu d’un blanc de lait. La tache de rouge qu’elle avait encore sur chaque joue ressortait crûment, presque comme si elle n’était pas reliée à la peau. — Vous êtes des morts, répéta la voix de fer. — Il était derrière le tableau, souffla Julia. — Il était derrière le tableau, dit la voix. Restez où vous êtes. Ne faites aucun mouvement jusqu’à ce que je vous l’ordonne. Ça y était, ça y était à la fin. Ils ne pouvaient rien faire que rester debout à se regarder dans les yeux. Se sauver en courant, s’enfuir de la maison avant qu’il fût trop tard, une telle idée ne leur vint pas. On ne pouvait penser à désobéir à la voix de fer qui venait du mur. Il y eut un claquement, comme si un loquet avait été tourné et un bruit de verre cassé. Le tableau était tom- bé sur le parquet, découvrant le télécran. — Maintenant, ils peuvent nous voir, dit Julia. — Maintenant, nous pouvons vous voir, dit la voix. Debout au milieu de la chambre. Dos à dos. Les mains croisées derrière la tête. Sans vous toucher. Ils ne se touchaient pas. Mais il semblait à Winston qu’il pouvait sentir trembler le corps de J ulia. Ou peut-être était-ce le tremblement du sien. Il pouvait à peine empêcher ses dents de claquer. Ses genoux, eux, échappaient à sa volonté. Il y avait en bas, à l’intérieur et à l’extérieur de la maison, un bruit de bottes. La cour paraissait pleine d’hommes. Le chant de la femme —272— s’était brusquement arrêté. Il y eut un long bruit de roulement, comme si le baquet avait été lancé à travers la cour, puis une confusion de cris de colère qui se termina par un cri de douleur. — La maison est cernée, dit Winston. — La maison est cernée, dit la voix. Il entendit Julia serrer les dents. — Je suppose que nous ferions aussi bien de nous dire adieu, dit-elle. — Vous feriez aussi bien de vous dire adieu, dit la voix. Alors, une autre voix, tout à fait différente, la voix claire d’un homme cultivé, que Winston eut l’impression d’avoir déjà entendue, intervint : — Et à propos, pendant que nous en sommes à ce sujet, voi- ci une chandelle pour aller vous coucher, voici un couperet pour couper votre tête ! Quelque chose s’écrasa sur le lit, derrière Winston. Le haut d’une échelle avait été poussé à travers la fenêtre et avait fait tomber le cadre. Quelqu’un grimpait par là. On entendit le bruit des bottes qui montaient l’escalier. La pièce fut remplie d’hommes solides, en uniforme noir, chaussés de bottes ferrées et munis de matraques. Winston ne tremblait plus. Il bougeait à peine, même les yeux. Une seule chose comptait, rester immobile ; rester immo- bile et ne pas leur fournir de prétexte pour vous battre. Un homme à la mâchoire de boxeur, dont la bouche ne formait qu’un trait, s’arrêta devant lui en balançant pensivement sa ma- traque entre le pouce et l’index. Winston rencontra son regard. —273— L’impression de nudité qu’il ressentait, avec les mains derrière la tête et le visage et le corps exposés tout entiers, était presque insupportable. L’homme sortit un bout de langue blanche, lécha l’endroit où auraient dû se trouver ses lèvres, puis passa. Il y eut un nouveau fracas. Quelqu’un avait pris sur la table le presse- papier de verre et le réduisait en miettes contre la pierre du foyer. Le fragment de corail, une fleur minuscule et plissée, comme un bouton de rose en sucre sur un gâteau, roula sur le tapis. « Combien, pensa Winston, combien il avait toujours été petit ! » Il y eut un halètement et le bruit d’un coup derrière lui et il reçut sur la jambe un violent coup de pied qui lui fit presque perdre l’équilibre. Un des hommes avait lancé à Julia un coup de poing en plein plexus solaire qui l’avait fait se plier en deux comme une règle de poche. Étendue sur le parquet, elle s’efforçait de retrouver son souffle. Winston n’osa tourner la tête, même d’un millimètre, mais le visage livide, haletant, ve- nait parfois dans l’angle de sa vision. Même à travers sa terreur, il lui semblait sentir la douleur dans son propre corps, la dou- leur mortelle qui était cependant moins urgente que la lutte pour reprendre son souffle. Il savait ce qu’elle devait ressentir, la souffrance terrible, torturante, qui ne vous quitte pas, mais à laquelle on ne peut penser encore, car il est nécessaire avant tout de pouvoir respirer. Deux des hommes la saisirent par les genoux et les épaules et l’emportèrent hors de la pièce, comme un sac. Winston entre- vit rapidement son visage, retourné vers le bas, jaune et contor- sionné, les yeux fermés, une tache rouge sur chaque joue. Et c’est la dernière vision qu’il eut d’elle. Il était debout, immobile comme un mort. Personne ne l’avait encore frappé. Des pensées qui venaient d’elles-mêmes, mais qui paraissaient absolument sans intérêt, commencèrent à lui traverser l’esprit. Il se demanda si on avait pris —274— M. Charrington. Il se demanda ce qu’on avait fait à la femme de la cour. Il remarqua qu’il avait une forte envie d’uriner et s’en étonna, car il n’y avait que deux ou trois heures qu’il avait uriné. Il vit que l’aiguille de la pendule indiquait le chiffre neuf, ce qui signifiait vingt et une heure. Mais la lumière semblait trop vive. Est-ce qu’à vingt et une heures la lumière ne diminuait pas, par les soirs d’août ? Il se demanda si, après tout, Julia et lui ne s’étaient pas trompés d’heure, s’ils n’avaient pas dormi pendant que l’aiguille faisait le tour du cadran, et pensé qu’il était vingt- trois heures alors qu’en réalité on était au lendemain matin neuf heures. Mais il ne suivit pas plus loin le fil de cette idée. Ce n’était pas intéressant. Il y eut sur le palier un pas plus léger. M. Charrington en- tra. Le maintien des hommes en uniforme noir se fit soudain plus modéré. L’aspect de M. Charrington avait aussi changé. — Ramassez ces morceaux, dit-il brièvement. Un homme se baissa pour obéir. L’accent faubourien avait disparu. Winston comprit soudain quelle voix il avait entendue au télécran il y avait quelques minutes. M. Charrington portait encore sa vieille jaquette de velours, mais ses cheveux, qui avaient été presque blancs, étaient devenus noirs. Il ne portait pas non plus de lunettes. Il lança un seul coup d’œil aigu à Winston, comme pour vérifier son identité, puis ne fit plus at- tention à lui. Il était reconnaissable, mais il n’était plus le même individu. Son corps s’était redressé et semblait avoir grossi. Son visage n’avait subi que de minuscules modifications, mais elles avaient opéré une transformation complète. Les sourcils noirs étaient moins touffus, les rides étaient effacées, toutes les lignes du visage semblaient avoir changé. Même le nez semblait plus court. C’était le visage froid et vigilant d’un homme d’environ trente-cinq ans. Winston pensa que, pour la première fois de sa vie, il regardait, en connaissance de cause, un membre de la Po- lice de la Pensée. —275— -276- TROISIÈME PARTIE —277— CHAPITRE I Winston ignorait où il se trouvait. Probablement au minis- tère de l’Amour, mais il n’y avait aucun moyen de s’en assurer. Il était dans une cellule au plafond élevé, sans fenêtres, aux murs blancs de porcelaine brillante. Des lampes dissimulées l’emplissaient d’une froide lumière et Winston entendait un bourdonnement lent et continu qui, pensa-t-il, avait probable- ment un rapport avec la fourniture de l’air. Un banc, qui était une sorte d’étagère juste assez large pour s’asseoir, faisait le tour de la pièce, coupé seulement par la porte et, au fond de la pièce, par un seau hygiénique qui n’avait pas de siège en bois. Il y avait quatre télécrans, un dans chaque mur. Winston sentait au ventre une douleur sourde. Elle ne l’avait pas quitté depuis qu’on l’avait jeté dans un fourgon fermé et emporté. Mais il avait faim aussi, une sorte de faim malsaine qui le ron- geait. Il pouvait y avoir vingt-quatre heures qu’il n’avait mangé, peut-être trente-six. Il ne savait toujours pas et probablement ne saurait jamais, si c’était le matin ou le soir qu’on l’avait arrê- té. Depuis son arrestation, il n’avait rien eu à manger. Il était assis, les mains croisées sur les genoux, aussi im- mobile qu’il le pouvait, sur le banc étroit. Il avait déjà appris à rester assis sans bouger. Quand il faisait un mouvement inat- tendu, on criait sur lui, du télécran. Mais son désir de nourriture augmentait et le dominait. Ce qu’il désirait par-dessus tout, c’était un morceau de pain. Il avait dans l’idée qu’il y avait quelques miettes de pain dans la poche de sa combinaison. Il était même possible — il le pensait parce que de temps en temps quelque chose semblait lui chatouiller la jambe, — qu’il y eût là un morceau de croûte qu’il pourrait saisir. À la fin, la tentation —278— de s’en assurer l’emporta sur sa crainte. Il glissa une main dans sa poche. — Smith ! glapit une voix au télécran. 6079 Smith W ! Dans les cellules, les mains doivent rester hors des poches ! Il s’immobilisa de nouveau, les mains croisées sur les ge- noux. Avant d’être amené là, il avait été conduit à un autre en- droit qui devait être une prison ordinaire ou un cachot tempo- raire employé par les patrouilles. Il ne savait pas combien de temps il y était resté. Quelques heures, de toute façon. Sans pendule et sans lumière solaire, il est difficile d’évaluer le temps. C’était un endroit bruyant, qui sentait mauvais. Il avait été placé dans une cellule analogue à celle où il se trouvait actuel- lement, mais qui était ignoblement sale et toujours remplie de dix ou quinze personnes. C’étaient, en majorité, des criminels ordinaires, mais, parmi eux, il y avait quelques prisonniers poli- tiques. Il était resté assis, silencieux, adossé au mur, bousculé par des corps sales, trop préoccupé par sa peur et son mal au ventre pour s’intéresser beaucoup à ce qui l’entourait. Il avait cepen- dant noté l’étonnante différence entre le maintien des prison- niers du Parti et celui des autres. Les prisonniers du Parti étaient toujours silencieux et terrifiés, mais les criminels ordi- naires ne semblaient avoir peur de personne. Ils vociféraient des insultes à l’adresse des gardes, luttaient férocement quand leurs effets étaient saisis, écrivaient des mots obscènes sur le parquet, mangeaient de la nourriture passée en fraude qu’ils tiraient de mystérieuses cachettes dans leurs vêtements, criaient même contre le télécran quand il essayait de restaurer l’ordre. Quelques-uns semblaient en bons termes avec les gardes, les appelaient par des surnoms et essayaient, par des cajoleries, de se faire passer des cigarettes par le trou d’espion de la porte. Les —279— gardes, aussi, montraient envers les criminels ordinaires une certaine indulgence, même quand ils devaient les traiter dure- ment. On parlait beaucoup des camps de travaux forcés où de nombreux prisonniers s’attendaient à être envoyés. Tout allait «très bien » dans les camps, aussi longtemps que l’on avait de bonnes relations et que l’on connaissait les ficelles. Il y avait la corruption, le favoritisme et les dissipations de toutes sortes, il y avait l’homosexualité et la prostitution, il y avait même l’alcool illicite obtenu par la distillation des pommes de terre. On ne donnait les postes de confiance qu’aux criminels communs, spé- cialement aux gangsters et aux meurtriers qui formaient une sorte d’aristocratie. Toutes les besognes rebutantes étaient faites par les criminels politiques. Il y avait un va-et-vient constant de prisonniers de tous modèles : colporteurs de drogues, voleurs, bandits, vendeurs du marché noir, ivrognes, prostituées. Quelques-uns des ivrognes étaient si violents que les autres prisonniers devaient s’unir pour les maîtriser. Une femme énorme, épave d’environ soixante ans, aux grandes mamelles ballotantes, aux épaisses boucles de cheveux blancs défaits, fut apportée hurlante et frappant du pied par quatre gardes qui la tenaient chacun par un bout. Ils lui arra- chèrent les bottes avec lesquelles elle avait essayé de les frapper et la jetèrent dans le giron de Winston qui en eut les fémurs presque brisés. La femme se redressa et les poursuivit de cris de « sales bâtards ! ». Remarquant alors qu’elle était assise sur quelque chose qui n’était pas plat, elle glissa des genoux de Winston sur le banc. — Pardon, chéri, dit-elle. Je m’serais pas assise sur toi, c’est ces animaux qui m’ont mise là. Ils savent pas traiter les dames, pas ? — Elle s’arrêta, se tapota la poitrine et rota. — Pardon, dit- elle. J ’suis pas tout à fait dans mon assiette. —280— Elle se pencha en avant et vomit copieusement sur le par- queL — Ça va mieux, dit-elle en se rejetant en arrière, les yeux fermés. Faut jamais garder ça, je t’ dis. Faut le sortir pendant qu’ c’est comme frais sur l’estomac. Elle reprenait vie. Elle se tourna pour jeter un autre regard à Winston et parut se toquer immédiatement de lui. Elle entou- ra l’épaule de Winston de son bras énorme et l’attira à elle, lui soufflant au visage une odeur de bière et de vomissure. — Comment qu’ tu t’appelles, chéri ? demanda-t-elle. — Smith, répondit Winston. — Smith ? répéta la femme. Ça c’est drôle. J’ m’appelle Smith aussi. Eh bien, ajouta-t-elle avec sentiment, j’ pourrais être ta mère ! « Elle pourrait être ma mère », pensa Winston. Elle avait à peu près l’âge et le physique voulus et il était probable que les gens changeaient quelque peu après vingt ans de travaux forcés. Personne d’autre ne lui avait parlé. Les criminels ordi- naires ignoraient dans une surprenante mesure les prisonniers du Parti. Ils les appelaient « les Polits » avec une sorte de mé- pris indifférent. Les prisonniers du Parti paraissaient terrifiés de parler à qui que ce soit et, surtout, de se parler entre eux. Une fois seulement, alors que deux membres du Parti, deux femmes, étaient serrées l’une contre l’autre sur le banc, il sur- prit, dans le vacarme des voix, quelques mots rapidement chu- chotés et, en particulier, une allusion à quelque chose appelé « salle un-ho-un », qu’il ne comprit pas. —28l— Il pouvait y avoir deux ou trois heures qu’on l’avait apporté là. La douleur sourde de son ventre était continuelle, mais par- fois elle s’atténuait, parfois elle empirait, et le champ de sa pen- sée s’étendait ou se rétrécissait suivant le même rythme. Quand elle augmentait, il ne pensait qu’à la douleur elle-même et à son besoin de nourriture. Quand elle s’atténuait, il était pris de pa- nique. Il y avait des moments où il imaginait ce qui devait lui arriver avec une telle intensité, que son cœur battait au galop et que sa respiration s’arrêtait. Il sentait les coups de matraque sur ses épaules et de bottes ferrées sur ses tibias. Il se voyait lui- même rampant sur le sol et criant grâce de sa bouche aux dents cassées. Il pensait à peine à Julia. Il ne pouvait fixer son esprit sur elle. Il l’aimait et ne la trahirait pas, mais ce n’était qu’un fait, qu’il connaissait ; comme il connaissait les règles de l’arithmétique. Il ne sentait aucun amour pour elle et se deman- dait même à peine ce qu’elle devenait. Il pensait plus souvent à O’Brien, avec un espoir vacillant. O’Brien devait savoir qu’il avait été arrêté. La Fraternité, avait-il dit, n’essayait jamais de sauver ses membres. Mais il y avait la lame de rasoir. On lui en- verrait une lame de rasoir si on pouvait. Il y aurait peut-être cinq secondes avant que les gardes puissent se précipiter dans la cellule. La lame lui mordrait la chair avec une froideur brûlante et les doigts mêmes qui la tenaient seraient coupés jusqu’à l’os. Tout revenait à son corps malade qui se recroquevillait en tremblant devant la moindre souffrance. Il n’était pas certain de pouvoir se servir de la lame de rasoir, même s’il en avait l’occasion. Il était plus naturel de vivre chaque moment en ac- ceptant dix minutes supplémentaires d’existence même avec la certitude que la torture était au bout. Il essayait parfois de compter le nombre de carreaux de porcelaine des murs de la cellule. Cela aurait été facile s’il n’en perdait toujours le compte à un point ou à un autre. Il se de- —282— mandait plus souvent où et à quelle heure du jour il se trouvait. Parfois, il avait la certitude qu’il faisait grand jour au-dehors. L’instant suivant, il était également certain qu’il faisait un noir d’encre. Il sentait instinctivement qu’en ce lieu la lumière ne serait jamais éteinte. C’était l’endroit où il n’y avait pas d’obscurité. Il comprenait maintenant pourquoi O’Brien avait semblé reconnaître l’allusion. Au ministère de l’Amour, il n’y avait pas de fenêtres. Sa cellule pouvait être au cœur de l’édifice ou contre le mur extérieur. Elle pouvait se trouver dix étages sous le sol ou trente au-dessus. Il se déplaçait lui-même menta- lement d’un lieu à un autre et essayait de déterminer par ses sensations s’il était haut perché dans l’air ou profondément en- terré. Il y eut au-dehors un piétinement de bottes. La porte d’acier s’ouvrit avec un son métallique. Un jeune officier, luisant de cuir verni, nette silhouette en uniforme noir dont le visage pâle, aux traits précis, était comme un masque de cire, entra rapidement. Il ordonna aux gardes d’amener le prisonnier qu’ils conduisaient. Le poète Ampleforth se traîna dans la cellule. La porte se referma avec le même bruit métallique. Il fit un ou deux mouvements incertains à droite et à gauche, comme s’il pensait qu’il y eût une autre porte pour s’en aller, puis il se mit à marcher dans la cellule de long en large. Il n’avait pas encore remarqué la présence de Winston. Ses yeux troubles étaient fixés sur le mur à un mètre environ au-dessus du niveau de la tête de Winston. Il n’avait pas de chaussures. Des orteils longs et sales passaient par les trous de ses chaus- settes. Il y avait aussi plusieurs jours qu’il ne s’était rasé. Une barbe drue lui couvrait le visage jusqu’aux pommettes et lui donnait un air apache qui ne s’harmonisait pas avec sa grande carcasse faible et ses mouvements nerveux. —-283-— Winston se réveilla un peu de sa léthargie. Il fallait parler à Ampleforth et risquer le glapissement du télécran. Ampleforth était peut-être même porteur de la lame de rasoir. — Ampleforth ! dit-il. Il n’y eut pas de cri au télécran. Ampleforth s’arrêta avec un faible sursaut. Son regard se posa lentement sur Winston. — Ah ! Smith !dit-il. Vous aussi ! — Pourquoi vous a-t-on mis dedans ? — Pour vous dire la vérité...— Il s’assit gauchement sur le banc en face de Winston. — Il n’y a qu’un crime, n’est-ce pas ? dit-il. — Et vous l’avez commis ? — Apparemment. Il se posa la main sur le front et se pressa les tempes un moment comme s’il essayait de rappeler ses souvenirs. — Ce sont des choses qui arrivent, commença-t-il vague- ment. J’ai pu trouver une raison, une raison possible, ce qui est sans doute une indiscrétion. Nous sortions une édition défini- tive des poèmes de Kipling. J’ai laissé le mot « God » à la fin d’un vers. Je ne pouvais faire autrement, ajouta-t-il presque avec indignation en relevant le visage pour regarder Winston. Il était impossible de changer le vers. La rime était « rod ». Savez- vous qu’il n’y a que douze rimes en «rod» dans toute la langue ? Je me suis raclé les méninges pendant des jours, il n’y a pas d’autre rime. —284— L’expression de son visage changea. Son air contrarié dis- parut et il parut un moment presque content. Une sorte de cha- leur intellectuelle, la joie du pédant qui a découvert un fait inu- tile, brilla à travers sa barbe sale et emmêlée. — Vous êtes-vous jamais rendu compte, demanda-t-il, que toute l’histoire de la poésie anglaise a été déterminée par le fait que la langue anglaise manque de rimes ? Non. Cette idée particulière n’était jamais venue à Winston. Vu les circonstances, elle ne le frappa d’ailleurs pas comme par- ticulièrement importante ou intéressante. — Savez-vous quelle heure il est ? demanda-t-il. Ampleforth parut de nouveau surpris. — J’y ai à peine pensé, dit-il. Ils m’ont arrêté... il y a peut- être deuxjours, ou trois. — Son regard fit rapidement le tour des murs, comme s’il s’attendait à trouver une fenêtre quelque part. — Ici, il n’y a aucune différence entre la nuit et le jour. Je ne vois pas comment on peut calculer l’heure ici. Ils causèrent à bâtons rompus pendant quelques minutes puis, sans raison apparente, un glapissement du télécran leur ordonna de rester silencieux. Winston demeura calmement as- sis, les mains croisées. Ampleforth, trop grand pour être à son aise sur le banc étroit, se tournait et se retournait, les mains jointes tantôt autour d’un genou, tantôt autour de l’autre. Le télécran lui aboya de se tenir immobile. Le temps passait. Vingt minutes, une heure, il était difficile d’en juger. Une fois encore, il y eut un bruit de bottes à l’extérieur. Les entrailles de Winston se contractèrent. Bientôt, bientôt, peut-être dans cinq minutes, peut-être tout de suite, le piétinement des bottes signifierait que son tour était venu. —285— La porte s’ouvrit. Le jeune officier au visage glacé entra dans la cellule. D’un bref mouvement de la main, il indiqua Ampleforth. — Salle 101, dit-il. Ampleforth sortit lourdement entre les gardes, le visage vaguement troublé, mais incompréhensif. Un long moment, sembla-t-il, passa. La douleur s’était ra- vivée au ventre de Winston. Son esprit allait à la dérive autour de la même piste, comme une balle qui retomberait toujours dans la même série d’encoches. Il n’avait que six pensées : la douleur au ventre, un morceau de pain, le sang et les hurle- ments, O’Brien, Julia, la lame de rasoir. Un nouveau spasme lui tordit les entrailles, les lourdes bottes approchaient. Quand la porte s’ouvrit, le courant d’air fit pénétrer une puissante odeur de sueur refroidie. Parsons entra dans la cel- lule. Il portait un short kaki et une chemise de sport. Cette fois, Winston fut surpris jusqu’à s’oublier. — Vous ici ! dit-il. Parsons lui lança un coup d’œil qui n’indiquait ni intérêt ni surprise mais seulement de la souffrance. Il se mit à arpenter la pièce d’une démarche saccadée, incapable évidemment de rester immobile. Chaque fois qu’il redressait ses genoux rondelets, on les voyait trembler. Ses yeux écarquillés avaient un regard fixe, comme s’il ne pouvait s’empêcher de regarder quelque chose au loin. — Pourquoi êtes-vous ici ? demanda Winston. —286— — Crime-par-la-pensée! répondit Parsons, presque en pleurnichant. Le son de sa voix impliquait tout de suite un aveu complet de sa culpabilité et une sorte d’horreur incrédule qu’un tel mot pût lui être appliqué. Il s’arrêta devant Winston et se mit à en appeler à lui avec véhémence. — Vous ne pensez pas qu’on va me fusiller, vieux ? On ne fusille pas quelqu’un qui n’a pas réellement fait quelque chose ? Seulement des idées, qu’on ne peut empêcher de venir. Je sais qu’ils donnent un bon avertissement. Oh ! J’ai confiance en eux pour cela ! Mais ils tiendront compte de mes services, n’est-ce pas ? Vous savez quelle sorte de type j’étais. Pas un mauvais bougre, dans mon genre. Pas intellectuel, bien sûr, mais adroit. J’essayais de faire de mon mieux pour le Parti, n’est-ce pas ? Je m’en tirerai avec cinq ans, ne croyez-vous pas ? Ou peut-être dix ans ? Un type comme moi peut se rendre assez utile dans un camp de travail. Ils ne me tueront pas pour avoir quitté le droit chemin juste une fois ? — Êtes-vous coupable ? demanda Winston. — Bien sûr, je suis coupable! cria Parsons avec un coup d’œil servile au télécran. Vous ne pensez pas que le Parti arrête- rait un innocent, n’est-ce pas ? Son visage de grenouille se calma et prit même une légère expression de dévotion hypocrite. — Le crime-par-la-pensée est une terrible chose, vieux, dit- il sentencieusement. Il est insidieux. Il s’empare de vous sans que vous le sachiez. Savez-vous comme il s’est emparé de moi ? Dans mon sommeil. Oui, c’est un fait. J’étais là, à me surmener, à essayer de faire mon boulot, sans savoir que j’avais dans —287— l’esprit un mauvais levain. Et je me suis mis à parler en dor- mant. Savez-vous ce qu’ils m’ont entendu dire ? Il baissa la voix, comme quelqu’un obligé, pour des raisons médicales, de dire une obscénité. — À bas Big Brother! Oui, j’ai dit cela! Et je l’ai répété maintes et maintes fois, paraît-il. Entre nous, je suis content qu’ils m’aient pris avant que cela aille plus loin. Savez-vous ce que je leur dirai quand je serai devant le tribunal ? Merci, vais-je dire, merci de m’avoir sauvé avant qu’il soit trop tard. — Qui vous a dénoncé ? demanda Winston. — C’est ma petite fille, répondit Parsons avec une sorte d’orgueil mélancolique. Elle écoutait par le trou de la serrure. Elle a entendu ce que je disais et, dès le lendemain, elle filait chez les gardes. Fort, pour une gamine de sept ans, pas ? Je ne lui en garde aucune rancune. En fait, je suis fier d’elle. Cela montre en tout cas que je l’ai élevée dans les bons principes. Il fit encore quelques pas de long en large d’une démarche saccadée et jeta plusieurs fois un coup d’œil d’envie à la cuvette hygiénique puis soudain, il baissa son short et se mit nu. — Pardon, vieux, dit-il. Je ne peux m’en empêcher. C’est l’attente. Il laissa tomber son lourd postérieur sur la cuvette. Wins- ton se couvrit le visage de ses mains. — Smith ! glapit la voix du télécran. 6079 Smith W ! Décou- vrez votre figure. Pas de visages couverts dans les cellules ! Winston se découvrit le visage. Parsons se servit de la cu- vette bruyamment et abondamment. Il se trouva que la bonde —288— était défectueuse, et la cellule pua largement pendant des heures. Parsons fut emmené. D’autres prisonniers vinrent et repar- tirent, mystérieusement. L’une, une femme, fut envoyée dans la « Salle 101 » et Winston remarqua qu’elle parut se ratatiner et changer de couleur quand elle entendit ces mots. Il vint un moment où, s’il avait été amené un matin, ce de- vait être l’après-midi. Mais s’il avait été amené l’après-midi, ce devait être minuit. Il y avait dans la cellule six prisonniers, hommes et femmes. Tous étaient assis immobiles. En face de Winston se trouvait un homme au visage sans menton, tout en dents, exactement comme un gros rongeur inoffensif. Ses joues grasses et tachetées étaient si gonflées à la base qu’on pouvait difficilement ne pas imaginer qu’il avait, rangées la, de petites réserves de nourriture. Ses pâles yeux gris erraient timidement d’un visage à l’autre et se détournaient rapidement quand ils rencontraient un regard. La porte s’ouvrit, et un autre prisonnier, dont l’aspect fit frissonner Winston, fut introduit. C’était un homme ordinaire, d’aspect misérable, qui pouvait avoir été un ingénieur ou un technicien quelconque. Mais ce qui surprenait, c’était la mai- greur de son visage. Il était comme un squelette. La bouche et les yeux, à cause de sa minceur, semblaient d’une largeur dis- proportionnée et les yeux paraissaient pleins d’une haine meur- trière, inapaisable, contre quelqu’un ou quelque chose. L’homme s’assit sur le banc à peu de distance de Winston. Winston ne le regarda plus, mais le visage squelettique et tour- menté était aussi vivant dans son esprit que s’il l’avait eu sous les yeux. Il comprit soudain de quoi il s’agissait. L’homme mou- rait de faim. La même pensée sembla frapper en même temps tout le monde dans la cellule. Tout autour de la pièce, il y eut un faible mouvement sur le banc. Les yeux de l’homme sans men- —289— ton ne cessaient de se diriger vers l’homme au visage de sque- lette et de se détourner d’un air coupable puis, cédant à une ir- résistible attraction, de revenir à l’homme. Il commença par s’agiter sur son siège. À la fin il se leva, traversa la cellule d’une démarche lourde de canard, fouilla dans la poche de sa combi- naison et, d’un air confus, tendit à l’homme au visage de sque- lette un morceau de pain sale. Il y eut au télécran un hurlement furieux et assourdissant. L’homme sans menton revint en bondissant sur ses pas. L’homme au visage de squelette avait rapidement lancé ses mains en arrière, comme pour montrer au monde entier qu’il refusait le don. — Bumstead ! hurla la voix. 2713 Bumstead ! Laissez tom- ber le morceau de pain. L’homme sans menton laissa tomber le bout de pain sur le sol. — Restez debout là où vous êtes, reprit la voix. Face à la porte. Ne faites aucun mouvement. L’homme sans menton obéit. Ses larges joues gonflées tremblaient irrésistiblement. La porte s’ouvrit avec un claque- ment. Le jeune officier entra et se plaça de côté. Derrière lui émergea un garde court et trapu, aux bras et aux épaules énormes. Il s’arrêta devant l’homme sans menton puis, à un si- gnal de l’officier, laissa tomber un terrible coup, renforcé de tout le poids de son corps, en plein sur la bouche de l’homme sans menton. La force du coup sembla, en l’assommant, presque le vider du parquet. Son corps fut lancé à travers la cellule et s’arrêta contre la cuvette du water. Il resta un moment étendu, comme anéanti, tandis que du sang, d’un rouge foncé, lui sortait de la bouche et du nez. Il poussa un très faible gémissement ou glapissement, qui semblait inconscient. Puis il se tourna et se —290— releva en trébuchant sur les mains et les genoux. Dans un ruis- seau de sang et de salive, les deux moitiés d’un dentier lui tom- bèrent de la bouche. Les prisonniers étaient restés assis, absolument immobiles, les mains croisées sur les genoux. L’homme sans menton grim- pa jusqu’à sa place. Au bas d’un côté de son visage, la chair de- venait bleue. Sa bouche s’était enflée en une masse informe cou- leur cerise, creusée en son milieu d’un trou noir. De temps en temps, un peu de sang coulait goutte à goutte sur le haut de sa combinaison. Le regard de ses yeux gris flottait encore d’un vi- sage à l’autre d’un air plus coupable que jamais, comme s’il es- sayait de découvrir jusqu’à quel point les autres le méprisaient pour l’humiliation qu’on lui avait infligée. La porte s’ouvrit. D’un geste bref, l’officier désigna l’homme au visage de squelette. — Salle 101, dit-il. Il y eut un halètement et une agitation à côté de Winston. L’homme s’était jeté sur le parquet à genoux et les mains jointes. — Camarade officier ! cria-t-il. Vous n’allez pas me conduire là ? Est-ce que je ne vous ai pas déjà tout dit ? Que voulez-vous savoir d’autre ? Il n’y a rien que je ne veuille vous confesser, rien ! Dites-moi seulement ce que vous voulez, je le confesserai tout de suite ! Écrivez-le et je signerai n’importe quoi ! Pas la salle 101 ! — Salle 101, répéta l’officier. Le visage de l’homme, déjà très pâle, prit une teinte que Winston n’aurait pas crue possible. C’était d’une manière pré- cise, indubitable, une nuance verte. — 291- — Faites-moi n’importe quoi, cria-t-il. Vous m’avez affamé pendant des semaines. Finissez-en et laissez-moi mourir. Fusil- lez-moi, pendez-moi. Condamnez-moi à vingt-cinq ans. Y a-t-il quelqu’un d’autre que vous désiriez que je trahisse ? Dites seu- lement qui c’est et je dirai tout ce que vous voudrez. Cela m’est égal, qui c’est, et ce que vous lui ferez aussi. J’ai une femme et trois enfants. L’aîné n’a pas six ans. Vous pouvez les prendre tous et leur couper la gorge sous mes yeux, je resterai là et je regarderai. Mais pas la salle 101 ! — Salle 101 ! dit l’officier. L’homme, comme un fou, regarda les autres autour de lui, comme s’il pensait qu’il pourrait mettre à sa place une autre victime. Ses yeux s’arrêtèrent sur le visage écrasé de l’homme sans menton. Il tendit un bras maigre. — C’est celui-là que vous devez prendre, pas moi ! cria-t-il. Vous n’avez pas entendu, quand on lui a défoncé la gueule, ce qu’il a dit. Donnez-moi une chance et je vous le répéterai mot pour mot. C’est lui qui est contre le Parti, pas moi ! Les gardes s’avancèrent. La voix de l’homme s’éleva et de- vint déchirante. — Vous ne l’avez pas entendu ! répéta-t-il. Le télécran ne marchait pas. C’est lui, votre homme ! Prenez-le, pas moi ! Les deux robustes gardes s’étaient arrêtés pour le prendre par les bras, mais il se jeta sur le parquet et s’agrippa à l’un des pieds de fer qui supportaient le banc. Il avait poussé un hurle- ment sans nom, comme un animal. Les gardes le saisirent pour l’arracher au banc, mais il s’accrocha avec une force étonnante. Pendant peut-être vingt secondes, ils le tirèrent de toutes leurs forces. Les prisonniers étaient assis, immobiles, les mains croi- —292— sées sur les genoux, le regard fixé droit devant eux. Le hurle- ment s’arrêta. L’homme économisait son souffle pour s’accrocher. Il y eut alors une autre sorte de cri. D’un coup de son pied botté, un garde lui avait cassé les doigts d’une main. Ils le traînèrent et le mirent debout. — Salle l0 1, dit l’officier. L’homme fut emmené, trébuchant, tête basse, frottant sa main écrasée, toute sa combativité épuisée. Un long temps s’écoula. Si l’homme au visage squelettique avait été emmené à minuit, on était au matin. S’il avait été em- mené le matin, on était à l’après-midi. Winston était seul. Il était seul depuis des heures. La souffrance éprouvée à rester assis sur le banc étroit était telle que souvent il se levait et mar- chait, sans recevoir de blâme du télécran. Le morceau de pain se trouvait encore là où l’homme sans menton l’avait laissé tom- ber. Il fallait au début un grand effort à Winston pour ne pas le regarder, mais la faim faisait maintenant place à la soif. Sa bouche était pâteuse et avait mauvais goût. Le bourdonnement et la constante lumière blanche produisaient une sorte de fai- blesse, une sensation de vide dans sa tête. Il se levait parce que la souffrance de ses os n’était plus supportable, puis, presque tout de suite, il se rasseyait parce qu’il avait trop le vertige pour être sûr de tenir sur ses pieds. Dès qu’il pouvait dominer un peu ses sensations, la terreur réapparaissait. Parfois, avec un espoir qui allait s’affaiblissant, il pensait à O’Brien et à la lame de rasoir. Peut-être la lame de ra- soir arriverait-elle cachée dans la nourriture, s’il était jamais nourri. Plus confusément, il pensait à Julia. Quelque part, elle souffrait, peut-être beaucoup plus intensément que lui. Il se pouvait qu’elle fût, à l’instant même, en train de hurler de dou- leur. Il pensa: « Si je pouvais, en doublant ma propre souf- france, sauver Julia, le ferais-je ? Oui, je le ferais. » Mais ce —293— n’était qu’une décision intellectuelle, prise parce qu’il savait qu’il devait la prendre. Il ne la sentait pas. Dans ce lieu, on ne sentait que la peine et la prescience de la peine. Était-il possible, en outre, quand on souffrait réellement, de désirer, pour quelque raison que ce fût, que la douleur augmente ? Mais il n’était pas encore possible de répondre à cette question. Les bottes approchaient de nouveau. La porte s’ouvrit. O’Brien entra. Winston se dressa sur ses pieds. Le choc de cette visite lui avait enlevé toute prudence. Pour la première fois, de- puis de nombreuses années, il oublia la présence du télécran. — Ils vous ont pris aussi ! cria-t-il. — Ils m’ont pris depuis longtemps ! dit O’Brien presque à regret, avec une douce ironie. Il s’écarta. Derrière lui émergea un garde au large torse, muni d’une longue matraque noire. — Vous le saviez, Winston, dit O’Brien. Ne vous mentez pas à vous-même. Vous le saviez, vous l’avez toujours su. Oui, il le voyait maintenant, il l’avait toujours su. Mais il n’avait pas le temps d’y réfléchir. Tout ce qu’il avait d’yeux était pour la matraque que tenait la main du garde. Elle pouvait tom- ber n’importe où, sur le sommet de la tête, sur le bout de l’oreille, sur le bras, sur l’épaule... L’épaule ! Il s’était effondré sur les genoux, presque paraly- sé, tenant de son autre main son épaule blessée. Tout avait ex- plosé dans une lumière jaune. Inconcevable. Inconcevable qu’un seul coup pût causer une telle souffrance ! La lumière s’éclaircit et il put voir les deux autres qui le regardaient. Le garde riait de ses contorsions. Une question, en tout cas, avait trouvé sa ré- ponse. Jamais, pour aucune raison au monde, on ne pouvait —294— désirer un accroissement de douleur. De la douleur on ne pou- Vait désirer qu’une chose, qu’elle s’arrête. Rien au monde n’était aussi pénible qu’une souffrance physique. « Devant la douleur, il n’y a pas de héros, aucun héros », se répéta-t-il, tandis qu’il se tordait sur le parquet, étreignant sans raison son bras gauche estropié. —295— CHAPITRE II Winston était couché sur quelque chose qui lui donnait l’impression d’être un lit de camp, sauf qu’il était plus élevé au- dessus du sol. Winston était attaché de telle façon qu’il ne pou- vait bouger. Une lumière, qui semblait plus forte que d’habitude, lui tombait sur le visage. O’Brien était debout à côté de lui et le regardait attentivement. De l’autre côté se tenait un homme en veste blanche qui tenait une seringue hypodermique. Même après que ses yeux se fussent ouverts, Winston ne prit conscience de ce qui l’entourait que graduellement. Il avait l’impression de venir d’un monde tout à fait différent, d’un monde immergé profondément au-dessous de celui-ci, et d’entrer dans la salle en nageant. Il ne savait pas combien de temps il était resté immergé. Depuis le moment de son arresta- tion, il n’avait vu ni la lumière du jour, ni l’obscurité. En outre, la suite de ses souvenirs n’était pas continue. Il y avait eu des instants où la conscience, même le genre de conscience que l’on a dans le sommeil, s’était arrêtée net et avait reparu après un intervalle vide. Mais étaient-ce des jours, des semaines, ou seu- lement des secondes d’intervalle, il n’y avait aucun moyen de le savoir. Le cauchemar avait commencé avec ce premier coup sur l’épaule. Il devait comprendre plus tard que tout ce qui lui ad- vint alors n’était qu’un préliminaire, une routine de l’interrogatoire à laquelle presque tous les prisonniers étaient soumis. Il y avait une longue liste de crimes, espionnage, sabotage et le reste que tout le monde, naturellement, devait confesser. —296— La confession était une formalité, mais la torture était réelle. Combien de fois il avait été battu, combien de temps les coups avaient duré, il ne s’en souvenait pas. Il y avait toujours contre lui à la fois cinq ou six hommes en noir. Parfois c’étaient les poings, parfois les matraques, parfois les verges d’acier, parfois les bottes. Il lui arrivait de se rouler sur le sol, sans honte, comme un animal, en se tordant de côté et d’autre, dans un ef- fort interminable et sans espoir pour esquiver les coups de pieds. Il s’attirait simplement plus et encore plus de coups, dans les côtes, au ventre, sur les épaules, sur les tibias, à l’aine, aux testicules, sur le coccyx. La torture se prolongeait parfois si longtemps qu’il lui semblait que le fait cruel, inique, impardon- nable, n’était pas que les gardes continuassent à le battre, mais qu’il ne pût se forcer à perdre connaissance. Il y avait des mo- ments où son courage l’abandonnait à un point tel qu’il se met- tait à crier grâce avant même que les coups ne commencent; des moments où la seule vue d’un poing qui reculait pour pren- dre son élan suffisait à lui faire confesser un flot de crimes réels et imaginaires. Il y avait d’autres moments où il commençait avec la résolution de ne rien confesser, où chaque mot devait lui être arraché entre des halètements de douleur, et il y avait des instants où il essayait faiblement d’un compromis, où il se di- sait : « Je vais me confesser mais pas encore. Je vais tenir jusqu’à ce que la souffrance devienne insupportable. Trois coups de pieds de plus, deux coups de plus, puis je leur dirai ce qu’ils veulent. » Il était parfois battu au point qu’il pouvait à peine se re- dresser, puis il était jeté comme un sac de pommes de terre sur le sol de pierre d’une cellule. On le laissait récupérer ses forces quelques heures, puis on l’emmenait et on le battait encore. Il y avait aussi des périodes plus longues de rétablissement. Il s’en souvenait confusément car il les passait surtout dans la stupeur et le sommeil. Il se souvenait d’une cellule où il y avait un lit de bois, sorte d’étagère qui sortait du mur, une cuvette —297— d’étain, des repas de soupe chaude et de pain, parfois du café. Il se souvenait d’un coiffeur hargneux qui vint le raser et le tondre et d’hommes à l’air affairé, antipathiques, vêtus de vestes blanches, qui lui prenaient le pouls, lui tapotaient les articula- tions pour étudier ses réflexes, lui relevaient les paupières, le palpaient de doigts durs pour trouver les os cassés, et lui enfon- çaient des aiguilles dans les bras pour le faire dormir. Les passages à tabac se firent moins fréquents et devinrent surtout une menace, une horreur à laquelle il pourrait être ren- voyé si ses réponses n’étaient pas satisfaisantes. Ceux qui l’interrogeaient maintenant n’étaient pas des brutes en uni- forme noir, mais des intellectuels du Parti, de petits hommes rondelets aux gestes vifs et aux lunettes brillantes, qui le travail- laient pendant des périodes qui duraient (il le pensait, mais ne pouvait en être sûr) dix ou douze heures d’affilée. Ces autres questionneurs veillaient à ce qu’il souffrît constamment d’une légère douleur, mais ce n’était pas surtout sur la souffrance qu’ils comptaient. Ils le giflaient, lui tordaient les oreilles, lui tiraient les cheveux, l’obligeaient à se tenir debout sur un pied, lui refusaient la permission d’uriner, l’aveuglaient par une lu- mière éblouissante, jusqu’à ce que l’eau lui coulât des yeux. Mais leur but était simplement de l’humilier et d’annihiler son pouvoir de discussion et de raisonnement. Leur arme réelle était cet interrogatoire sans pitié qui se poursuivait sans arrêt heure après heure, qui le prenait en défaut, lui tendait des pièges, dé- naturait tout ce qu’il disait, le convainquait à chaque pas de mensonge et de contradiction, jusqu’à ce qu’il se mît à pleurer, autant de honte que de fatigue nerveuse. Il lui arrivait de pleurer une demi-douzaine de fois dans une seule session. Ses bourreaux, la plupart du temps, vocifé- raient qu’il voulait les tromper et menaçaient à chaque hésita- tion de le livrer de nouveau aux gardes. Mais parfois ils chan- geaient soudain de ton, lui donnaient du « camarade », en appe- laient à lui au nom de l’Angsoc et de Big Brother et lui deman- —298— daient tristement si, même en cet instant, il ne lui restait aucune loyauté envers le Parti qui pût le pousser à désirer défaire le mal qu’il avait fait. Quand, après des heures d’interrogatoire, son courage s’en allait en lambeaux, même cet appel pouvait le ré- duire à un larmoiement hypocrite. En fin de compte, les voix grondeuses l’abattirent plus complètement que les bottes et les poings des gardes. Il devint simplement une bouche qui pro- nonçait, une main qui signait tout ce qu’on lui demandait. Son seul souci était de deviner ce qu’on voulait qu’il confessât, et de le confesser rapidement, avant que les brimades ne recommen- cent. Il confessa l’assassinat de membres éminents du Parti, la distribution de pamphlets séditieux, le détournement de fonds publics, la vente de secrets militaires, les sabotages de toutes sortes. Il confessa avoir été un espion à la solde du gouverne- ment estasien depuis 1968. Il confessa qu’il était un religieux, un admirateur du capitalisme et un inverti. Il confessa avoir tué sa femme, bien qu’il sût, et ses interrogateurs devaient le savoir aussi, que sa femme était encore vivante. Il confessa avoir été pendant des années personnellement en contact avec Goldstein et avoir été membre d’une organisation clandestine qui comp- tait presque tous les êtres humains qu’il eût jamais connus. Il était plus facile de tout confesser et d’accuser tout le monde. En outre, tout, en un sens, était vrai. Il était vrai qu’il avait été l’ennemi du Parti et, aux yeux du Parti, il n’y avait pas de dis- tinction entre la pensée et l’acte. Winston avait aussi des souvenirs d’un autre genre. Ils se dressaient dans son esprit sans lien entre eux, comme des ta- bleaux entourés d’ombre. Il se trouvait dans une cellule qui pouvait avoir été sombre ou claire, car il ne pouvait rien voir qu’une paire d’yeux. Il y avait tout près une sorte d’instrument dont le tic-tac était lent et régulier. Les yeux devinrent plus grands et plus lumineux. Il se —299— détacha soudain de son siège, flotta, plongea dans les yeux et fut englouti. Il était attaché à une chaise entourée de cadrans, sous une lumière aveuglante. Un homme vêtu d’une blouse blanche lisait les chiffres des cadrans. Il y eut un piétinement de lourdes bottes au-dehors. La porte s’ouvrit en claquant. L’officier au visage de cire entra, suivi de deux gardes. — Salle l0 1, dit l’officier. L’homme à la blouse blanche ne se retourna pas. Il ne re- garda pas non plus Winston. Il ne regardait que les cadrans. Il roulait dans un immense couloir d’un kilomètre de long, plein d’une glorieuse lumière dorée. Il se tordait de rire et se confessait à haute voix en criant à tue-tête. Il confessait tout, même les choses qu’il avait réussi à garder secrètes sous la tor- ture. Il racontait l’histoire entière de sa vie à un auditeur qui la connaissait déjà. Il y avait près de lui les gardes, les autres ques- tionneurs, les hommes en blouse blanche, O’Brien, Julia, M. Charrington. Tous descendaient le corridor en roulant et se tordaient de rire. Une chose terrifiante, que l’avenir gardait en réserve, avait en quelque sorte été laissée de côté et ne s’était pas produite. Tout allait bien, il n’y avait plus de souffrance, le plus petit détail de sa vie était mis à nu, compris, pardonné. Il se levait précipitamment de son lit de planches à peu près certain d’avoir entendu la voix d’O’Brien. Pendant tout son interrogatoire, bien qu’il ne l’eût jamais vu, il avait eu l’impression qu’O’Brien était à ses côtés, juste hors de sa vue. C’était O’Brien qui dirigeait tout. C’était O’Brien qui lançait les gardes sur lui, et qui les empêchait de le tuer. C’était lui qui dé- cidait à quel moment on devait le faire crier de souffrance, à quel moment on devait lui laisser un répit, quand on devait le nourrir, quand on devait le laisser dormir, quand on devait lui —300— injecter des drogues dans le bras. C’était lui qui posait les ques- tions et suggérait les réponses. Il était le tortionnaire, le protec- teur, il était l’inquisiteur, il était l’ami. Une fois, Winston ne pouvait se rappeler si c’était pendant un sommeil artificiel ou normal, ou même à un moment où il était éveillé, une voix murmura à son oreille : « Ne vous inquiétez pas, Winston, vous êtes entre mes mains. Depuis sept ans, je vous surveille. Main- tenant, l’instant critique est arrivé. Je vous sauverai, je vous rendrai parfait. » Winston n’était pas certain que ce fût la voix d’O’Brien, mais c’était la même voix qui lui avait dit dans un autre rêve, sept ans plus tôt : « Nous nous rencontrerons là où il n’y a pas de ténèbres. » Il ne se souvenait d’aucune conclusion à son interrogatoire. Il y eut une période d’obscurité, puis la cellule, ou la pièce, dans laquelle il se trouvait alors s’était graduellement matérialisée autour de lui. Il était presque à plat sur le dos, et dans l’impossibilité de bouger. Son corps était retenu par tous les points essentiels. Même sa tête était, il ne savait comment, saisie par-derrière. O’Brien laissait tomber sur lui un regard grave et plutôt triste. Son visage, vu d’en dessous, paraissait grossier et usé, avec des poches sous les yeux et des rides de fatigue qui allaient du nez au menton. Il était plus âgé que Winston l’avait pensé, il avait peut-être quarante-huit ou cinquante ans. Il avait sous la main un cadran dont le sommet portait un levier et la surface un cercle de chiffres. — Je vous ai dit, prononça O’Brien, que si nous nous ren- contrions de nouveau, ce serait ici. — Oui, répondit Winston. Sans aucun avertissement qu’un léger mouvement de la main d’O’Brien, une vague de douleur envahit le corps de Wins- — 30l— ton. C’était une souffrance effrayante parce qu’il ne pouvait voir ce qui lui arrivait et il avait l’impression qu’une blessure mor- telle lui était infligée. Il ne savait si la chose se passait réelle- ment ou si l’effet était produit électriquement. Mais son corps était violemment tordu et déformé, ses articulations lentement déchirées et séparées. Bien que la souffrance lui eût fait perler la sueur au front, le pire était la crainte que son épine dorsale ne se casse. Il serra les dents et respira profondément par le nez, en essayant de rester silencieux aussi longtemps que possible. — Vous avez peur, dit O’Brien qui lui surveillait le visage, que quelque chose ne se brise bientôt. Vous craignez spéciale- ment pour votre épine dorsale. Vous avez une image mentale des vertèbres qui se brisent et se séparent et de la moelle qui s’en écoule. C’est à cela que vous pensez, n’est-ce pas, Winston ? Winston ne répondit pas. O’Brien ramena en arrière le le- vier du cadran. La vague de douleur se retira presque aussi vite qu’elle était venue. — Nous étions à quarante, dit O’Brien. Vous pouvez voir que les chiffres du cadran vont jusqu’à cent. Voulez-vous vous rappeler, au cours de notre entretien, que j’ai le pouvoir de vous faire souffrir à n’importe quel moment et au degré que j’aurai choisi ? Si vous me dites un seul mensonge ou essayez de tergi- verser d’une manière quelconque, ou même tombez au-dessous du niveau habituel de votre intelligence, vous crierez de souf- france, instantanément. Comprenez-vous ? — Oui, répondit Winston. L’attitude d’O’Brien devint moins sévère. Il replaça pensi- vement ses lunettes et fit un pas ou deux de long en large. Quand il parla, ce fut d’une voix aimable et patiente. Il avait l’air d’un docteur, d’un professeur, même d’un prêtre, désireux d’expliquer et de persuader plutôt que de punir. —302— — Je me donne du mal pour vous, Winston, parce que vous en valez la peine. Vous savez parfaitement ce que vous avez. Vous le savez depuis des années, bien que vous ayez lutté contre cette certitude. Vous êtes dérangé mentalement. Vous souffrez d’un défaut de mémoire. Vous êtes incapable de vous souvenir d’événements réels et vous vous persuadez que vous vous sou- venez d’autres événements qui ne se sont jamais produits. Heu- reusement, cela se guérit. Vous ne vous êtes jamais guéri, parce que vous ne l’avez pas voulu. Il y avait un petit effort de volonté que vous n’étiez pas prêt à faire. Même actuellement, je m’en rends bien compte, vous vous accrochez à votre maladie avec l’impression qu’elle est une vertu. Prenons maintenant un exemple. Avec quelle puissance l’Océania est-elle en guerre en ce moment ? — Quand j’ai été arrêté, l’Océania était en guerre avec l’Estasia. — Avec l’Estasia. Bon. Et l’Océania a toujours été en guerre avec l’Estasia, n’est-ce pas ? Winston retint son souffle. Il ouvrit la bouche pour parler mais ne parla pas. Il ne pouvait éloigner ses yeux du cadran. — La vérité, je vous prie, Winston. Votre vérité. Dites-moi ce que vous croyez vous rappeler. — Je me rappelle qu’une semaine seulement avant mon ar- restation, nous n’étions pas du tout en guerre avec l’Estasia. Nous étions les alliés de l’Estasia. La guerre était contre l’Eurasia. Elle durait depuis quatre ans. Avant cela... O’Brien l’arrêta d’un mouvement de la main. —303— — Un autre exemple, dit-il. Il y a quelques années, vous avez eu une très sérieuse illusion, en vérité. Vous avez cru que trois hommes, trois hommes à un moment membres du Parti, nommés Jones, Aaronson et Rutherford, des hommes qui ont été exécutés pour trahison et sabotage après avoir fait une con- fession aussi complète que possible, n’étaient pas coupables des crimes dont ils étaient accusés. Vous croyiez avoir vu un docu- ment indiscutable prouvant que leurs confessions étaient fausses. Il y avait une certaine photographie à propos de la- quelle vous aviez une hallucination. Vous croyiez l’avoir réelle- ment tenue entre vos mains. C’était une photographie comme celle-ci. Un bout rectangulaire de journal était apparu entre les doigts d’O’Brien. Il resta dans le champ de vision de Winston pendant peut-être cinq secondes. C’était une photographie, et il n’était pas question de discuter son identité. C’était la photo- graphie. C’était une autre copie de la photographie de Jones, Aaronson et Rutherford à la délégation du Parti à New York, qu’il avait possédée onze ans auparavant et qu’il avait promp- tement détruite. Un instant seulement, il l’eut sous les yeux, un instant seulement, puis elle disparut de sa vue. Mais il l’avait vue ! Sans aucun doute, il l’avait vue. Il fit un effort d’une vio- lence désespérée pour se tordre et libérer la moitié supérieure de son corps. Il lui fut impossible de se mouvoir, dans aucune direction, même d’un centimètre. Il avait même pour l’instant oublié le cadran. Tout ce qu’il désirait, c’était tenir de nouveau la photographie entre ses doigts, ou au moins la voir. — Elle existe ! cria-t-il. — Non ! répondit O’Brien. O’Brien traversa la pièce. Il y avait un trou de mémoire dans le mur d’en face. Il souleva le grillage. Invisible, le frêle bout de papier tournoyait, emporté par le courant d’air chaud et —304— disparaissait dans un rapide flamboiement. O’Brien s’éloigna du mur. — Des cendres ! dit-il. Pas même des cendres identifiables, de la poussière. Elle n’existe pas. Elle n’a jamais existé. — Mais elle existe encore ! Elle doit exister ! Elle existe dans la mémoire ! Dans la mienne ! Dans la Vôtre ! — Je ne m’en souviens pas, dit O’Brien. Le cœur de Winston défaillit. C’était de la double-pensée. Il aVait une mortelle sensation d’impuissance. S’il aVait pu être certain qu’O’Brien mentait, cela aurait été sans importance. Mais il était parfaitement possible qu’O’Brien eût, réellement, oublié la photographie. Et s’il en était ainsi, il devait aVoir déjà oublié qu’il aVait nié s’en souvenir et oublié l’acte d’oublier. Comment être sûr que c’était de la simple supercherie ? Peut- être cette folle dislocation de l’esprit pouvait-elle réellement se produire. C’est par cette idée que Win ston était Vaincu. O’Brien le regardait en réfléchissant. Il aVait, plus que ja- mais, l’air d’un professeur qui se donne du mal pour un enfant égaré, mais qui promet. — Il y a un slogan du Parti qui se rapporte à la maîtrise du passé, dit-il. Répétez-le, je Vous prie. — Qui commande le passé commande l’aVenir; qui com- mande le présent commande le passé, répéta Winston obéis- sant. — Qui commande le présent commande le passé, dit O’Brien en faisant de la tête une lente approbation. Est-ce Votre opinion, Winston, que le passé a une existence réelle ? —305— De nouveau, le sentiment de son impuissance s’abattit sur Winston. Son regard vacilla dans la direction du cadran. Non seulement il ne savait lequel de « oui » ou de « non » le sauve- rait de la souffrance, mais il ne savait même pas quelle réponse il croyait être la vraie. O’Brien sourit faiblement. — Vous n’êtes pas métaphysicien, Winston, dit-il. Jusqu’à présent, vous n’avezjamais pensé à ce que signifiait le mot exis- tence. Je vais poser la question avec plus de précision. Est-ce que le passé existe d’une façon concrète, dans l’espace ? Ya-t-il quelque part, ou ailleurs, un monde d’objets solides où le passé continue à se manifester ? — Non. — Où le passé existe-t-il donc, s’il existe ? — Dans les documents. Il est consigné. — Dans les documents. Et...? — Dans l’esprit. Dans la mémoire des hommes. — Dans la mémoire. Très bien. Nous le Parti, nous avons le contrôle de tous les documents et de toutes les mémoires. Nous avons donc le contrôle du passé, n’est-ce pas ? — Mais comment pouvez-vous empêcher les gens de se souvenir ? cria Winston, oubliant encore momentanément le cadran. C’est involontaire. C’est indépendant de chacun. Com- ment pouvez-vous contrôler la mémoire ? Vous n’avez pas con- trôlé la mienne ! -306- L’attitude de O’Brien devint encore sévère. Il posa la main sur le cadran. — Non, dit-il. C’est vous qui ne l’avez pas dirigée. C’est ce qui vous a conduit ici. Vous êtes ici parce que vous avez manqué d’humilité, de discipline personnelle. Vous n’avez pas fait l’acte de soumission dont le prix est la santé mentale. Vous avez pré- féré être un fou, un minus habens. L’esprit discipliné peut seul voir la réalité, Winston. Vous croyez que la réalité est objective, extérieure, qu’elle existe par elle-même. Vous croyez aussi que la nature de la réalité est évidente en elle-même. Quand vous vous illusionnez et croyez voir quelque chose, vous pensez que tout le monde voit la même chose que vous. Mais je vous dis, Winston, que la réalité n’est pas extérieure. La réalité existe dans l’esprit humain et nulle part ailleurs. Pas dans l’esprit d’un individu, qui peut se tromper et, en tout cas, périt bientôt. Elle n’existe que dans l’esprit du Parti, qui est collectif et immortel. Ce que le Parti tient pour vrai est la vérité. Il est impossible de voir la réalité si on ne regarde avec les yeux du Parti. Voilà le fait que vous devez rapprendre, Winston. Il exige un acte de des- truction personnelle, un effort de volonté. Vous devez vous hu- milier pour acquérir la santé mentale. Il s’arrêta un instant, comme pour permettre à ce qu’il avait dit de pénétrer. — Vous rappelez-vous, continua-t-il, avoir écrit dans votre journal : « La liberté est la liberté de dire que deux et deux font quatre ? » — Oui, dit Winston. O’Brien présenta à Winston le dos de sa main gauche levée. Le pouce était caché, les quatre doigts étendus. — Combien est-ce que je vous montre de doigts, Winston ? —307— — Quatre. Le mot se termina par un halètement de douleur. L’aiguille du cadran était montée à cinquante-cinq. La sueur jaillie de son corps avait recouvert Winston tout entier. L’air lui déchirait les poumons et ressortait en gémissements profonds qu’il ne pou- vait arrêter, même en serrant les dents. O’Brien le surveillait, quatre doigts levés. Il ramena le levier en arrière. Cette fois, la souffrance ne s’apaisa que légèrement. — Combien de doigts, Winston ? — Quatre. L’aiguille monta à soixante. — Combien de doigts, Winston ? — Quatre ! Quatre ! Que puis-je dire d’autre ? Quatre ! L’aiguille avait dû monter encore, il ne la regardait pas. Le visage lourd et sévère et les quatre doigts emplissaient le champ de sa vision. Les doigts étaient dressés devant ses yeux comme des piliers énormes, indistincts, qui semblaient vibrer. Mais il y en avait indubitablement quatre. — Combien de doigts, Winston ? — Cinq !Cinq ! Cinq ! — Non, Winston, c’est inutile. Vous mentez. Vous pensez encore qu’il y en a quatre. Combien de doigts, s’il vous plaît ? — Quatre ! Cinq ! Quatre ! Tout ce que vous voudrez. Mais arrêtez cela ! Arrêtez cette douleur ! —308— Il fut soudain assis, le bras d’O’Brien autour de ses épaules. Il aVait peut-être perdu connaissance quelques secondes. Les liens qui le retenaient couché s’étaient détachés. Il aVait très froid, il frissonnait sans pouvoir s’arrêter, ses dents claquaient, des larmes lui roulaient sur les joues. Il s’accrocha un moment à O’Brien comme un enfant, étrangement réconforté par le bras lourd autour de ses épaules. Il aVait l’impression qu’O’Brien était son protecteur, que la souffrance était quelque chose qui Venait de quelque autre source extérieure et que c’était O’Brien qui l’en sauVerait. — Vous êtes un étudiant lent d’esprit, Winston, dit O’Brien gentiment. — Comment puis-je l’empêcher? dit-il en pleurnichant. Comment puis-je m’empêcher de Voir ce qui est devant mes yeux ? Deux et deux font quatre. — Parfois, Winston. Parfois ils font cinq. Parfois ils font trois. Parfois ils font tout à la fois. Il faut essayer plus fort. Il n’est pas facile de devenir sensé. Il étendit Winston sur le lit. L’étreinte se resserra autour de ses membres, mais la Vague de souffrance s’était retirée et le tremblement s’était arrêté, le laissant seulement faible et glacé. O’Brien fit un signe de la tête à l’homme en Veste blanche qui était restée immobile pendant qu’il agissait. L’homme à la Veste blanche se baissa et regarda de près les yeux de Winston, lui prit le pouls, appuya l’oreille contre sa poi- trine, tapota çà et là, puis fit un signe d’assentiment à O’Brien. — Encore, dit O’Brien. -309- La douleur envahit le corps de Winston. L’aiguille devait être à soixante-dix, soixante-quinze. Il avait, cette fois, fermé les yeux. Il savait que les doigts étaient toujours là et qu’il y en avait toujours quatre. Tout ce qui importait, c’était de rester en vie jusqu ’à la fin de l’accès. Il ne savait plus s’il pleurait ou non. La souffrance diminua. Il ouvrit les yeux. O’Brien avait tiré le levier en arrière. — Quatre. Je suppose qu’il y en a quatre. Je verrais cinq si je pouvais. J’essaie de voir cinq. — Qu’est-ce que vous désirez? Me persuader que vous voyez cinq, ou les voir réellement ? — Les voir réellement. — Encore, dit O’Brien. L’aiguille était peut-être à quatre-vingts, quatre-vingt-dix. Winston ne pouvait se rappeler que par intermittences pourquoi il souffrait. Derrière ses paupières serrées, une forêt de doigts semblaient se mouvoir dans une sorte de danse, entrer et sortir entrelacés, disparaître l’un derrière l’autre, réapparaître encore. Il essayait de les compter, il ne se souvenait pas pourquoi. Il savait seulement qu’il était impossible de les compter, à cause d’une mystérieuse identité entre quatre et cinq. La souffrance s’éteignit une fois de plus. Quand il ouvrit les yeux, ce fut pour constater qu’il voyait encore la même chose. D’innombrables doigts, comme des arbres mobiles, dévalaient à droite et à gauche, se croisant et se recroisant. Il referma les yeux. — Je montre combien de doigts, Winston ? — Je ne sais. Je ne sais. Vous me tuerez si vous faites en- core cela. Quatre, cinq, six, en toute honnêteté, je ne sais pas. -310- — Mieux, dit O’Brien. Une aiguille adroitement introduite glissa dans son bras. Presque instantanément, une chaleur apaisante et délicieuse se répandit en lui. La souffrance était déjà à moitié oubliée. Il ou- vrit les yeux et regarda O’Brien avec reconnaissance. À la vue du visage ridé et lourd, si laid et si intelligent, son cœur sembla se fondre. S’il avait pu bouger, il aurait tendu le bras et posé la main sur le bras de O’Brien. Jamais il ne l’avait aimé si profon- dément qu’à ce moment, et ce n’était pas seulement parce qu’il avait fait cesser la douleur. L’ancien sentiment, qu’au fond peu importait qu’O’Brien fût un ami ou un ennemi, était revenu. O’Brien était quelqu’un avec qui on pouvait causer. Peut-être ne désirait-on pas tellement être aimé qu’être compris. O’Brien l’avait torturé jusqu ’aux limites de la folie et, dans peu de temps, certainement, l’enverrait à la mort. Cela ne changeait rien. Dans un sens, cela pénétrait plus profondément que l’amitié. Ils étaient des intimes. D’une façon ou d’une autre, bien que les mots réels ne seraient peut-être jamais prononcés, il y avait un lieu où ils pourraient se rencontrer et parler. Les yeux d’O’Brien, baissés vers lui, avaient une expression qui faisait penser qu’il avait la même idée. Quand il se mit à parler, ce fut sur le ton aisé d’une conversation. — Savez-vous où vous êtes, Winston ? — Je ne sais pas. Je peux deviner. Au ministère de l’Amour. — Savez-vous depuis combien de temps vous êtes ici ? — Je ne sais. Des jours, des semaines, des mois...Je pense que c’est depuis des mois. — Et vous imaginez-vous pourquoi nous amenons les gens ici ? — 3ll— — Pour qu’ils se confessent. — Non. Ce n’est pas là le motif. Cherchez encore. — Pour les punir. — Non ! s’exclama O’Brien. Sa voix avait changé d’une façon extraordinaire et son vi- sage était soudain devenu à la fois sévère et animé. — Non. Pas simplement pour extraire votre confession ou pour vous punir. Dois-je vous dire pourquoi nous vous avons apporté ici? Pour vous guérir ! Pour vous rendre la santé de l’esprit. Savez-vous, Winston, qu’aucun de ceux que nous ame- nons dans ce lieu ne nous quitte malade ? Les crimes stupides que vous avez commis ne nous intéressent pas. Le Parti ne s’intéresse pas à l’acte lui-même. Il ne s’occupe que de l’esprit. Nous ne détruisons pas simplement nos ennemis, nous les changeons. Comprenez-vous ce que je veux dire ? Il était penché au-dessus de Winston. Sa proximité faisait paraître son visage énorme et Winston, qui le voyait d’en des- sous, le trouvait hideux. De plus, il était plein d’une sorte d’exaltation, d’une ardeur folle. Le cœur de Winston se serra une fois de plus. Il se serait tapi plus au fond du lit s’il l’avait pu. Il croyait qu’O’Brien, par pur caprice, était sur le point de tour- ner le cadran. À ce moment, cependant, O’Brien s’éloigna. Il fit quelques pas de long en large. Puis il continua avec moins de véhémence. — La première chose que vous devez comprendre, c’est qu’il n’y a pas de martyr. Vous avez lu ce qu’étaient les persécutions religieuses du passé. Au Moyen Age, il y eut l’Inquisition. Ce fut un échec. Elle fut établie pour extirper l’hérésie et finit par la perpétuer. Pour chaque hérétique brûlé sur le bûcher, des mil- —3u— liers d’autres se levèrent. Pourquoi? Parce que l’Inquisition tuait ses ennemis en public et les tuait alors qu’ils étaient encore impénitents. En fait elle les tuait parce qu’ils étaient impéni- tents. Les hommes mouraient parce qu’ils ne voulaient pas abandonner leur vraie croyance. Naturellement, toute la gloire allait à la victime et toute la honte à l’Inquisition qui la brûlait. « Plus tard, au XXC siècle, il y eut les totalitaires, comme on les appelait. C’étaient les nazis germains et les communistes russes. Les Russes persécutèrent l’hérésie plus cruellement que ne l’avait fait l’Inquisition, et ils crurent que les fautes du passé les avaient instruits. Ils savaient, en tout cas, que l’on ne doit pas faire des martyrs. Avant d’exposer les victimes dans des procès publics, ils détruisaient délibérément leur dignité. Ils les aplatissaient par la torture et la solitude jusqu ’à ce qu’ils fussent des êtres misérables, rampants et méprisables, qui confessaient tout ce qu’on leur mettait à la bouche, qui se couvraient eux- mêmes d’injures, se mettaient à couvert en s’accusant mutuel- lement, demandaient grâce en pleurnichant. Cependant, après quelques années seulement, on vit se répéter les mêmes effets. Les morts étaient devenus des martyrs et leur dégradation était oubliée. Cette fois encore, pourquoi ? « En premier lieu, parce que les confessions étaient évi- demment extorquées et fausses. Nous ne commettons pas d’erreurs de cette sorte. Toutes les confessions faites ici sont exactes. Nous les rendons exactes et, surtout, nous ne permet- tons pas aux morts de se lever contre nous. Vous devez cesser de vous imaginer que la postérité vous vengera, Winston. La posté- rité n’entendra jamais parler de vous. Vous serez gazéifié et ver- sé dans la stratosphère. Rien ne restera de vous, pas un nom sur un registre, pas un souvenir dans un cerveau vivant. Vous serez annihilé, dans le passé comme dans le futur. Vous n’aurez ja- mais existé. » —3l3— « Alors, pourquoi se donner la peine de me torturer ? » pensa Winston dans un moment d’amertume. O’Brien arrêta sa marche, comme si Winston avait pensé tout haut. Son large vi- sage laid se rapprocha, les yeux un peu rétrécis. — Vous pensez, dit-il, que puisque nous avons l’intention de vous détruire complètement, rien de ce que vous dites ou faites ne peut avoir d’importance, et qu’il n’y a aucune raison pour que nous prenions la peine de vous interroger d’abord ? C’est ce que vous pensez, n’est-ce pas ? — Oui, dit Winston. O’Brien sourit légèrement. — Vous êtes une paille dans l’échantillon, Winston, une tache qui doit être effacée. Est-ce que je ne viens pas de vous dire que nous sommes différents des persécuteurs du passé ? Nous ne nous contentons pas d’une obéissance négative, ni même de la plus abjecte soumission. Quand, finalement, vous vous rendez à nous, ce doit être de votre propre volonté. Nous ne détruisons pas l’hérétique parce qu’il nous résiste. Tant qu’il nous résiste, nous ne le détruisons jamais. Nous le convertis- sons. Nous captons son âme, nous lui donnons une autre forme. Nous lui enlevons et brûlons tout mal et toute illusion. Nous l’amenons à nous, pas seulement en apparence, mais réelle- ment, de cœur et d’âme. Avant de le tuer, nous en faisons un des nôtres. Il nous est intolérable qu’une pensée erronée puisse exister quelque part dans le monde, quelque secrète et impuis- sante qu’elle puisse être. Nous ne pouvons permettre aucun écart, même à celui qui est sur le point de mourir. Ancienne- ment, l’hérétique qui marchait au bûcher était encore un héré- tique, il proclamait son hérésie, il exultait en elle. La victime des épurations russes elle-même pouvait porter la rébellion enfer- mée dans son cerveau tandis qu’il descendait l’escalier, dans l’attente de la balle. Nous, nous rendons le cerveau parfait avant —3m— de le faire éclater. Le commandement des anciens despotismes était: « Tu ne dois pas. » Le commandement des totalitaires était : « Tu dois. » Notre commandement est : « Tu es. » Aucun de ceux que nous amenons ici ne se dresse plus jamais contre nous. Tous sont entièrement lavés. Même ces trois misérables traîtres en l’innocence desquels vous avez un jour cru — Jones, Aaronson et Rutherford — finalement, nous les avons brisés. J’ai moi-même pris part à leur interrogatoire. Je les ai vus graduel- lement s’user, gémir, ramper, pleurer et à la fin ce n’était ni de douleur ni de crainte, c’était de repentir. Quand nous en avons eu fini avec eux, ils n’étaient plus que des écorces d’hommes. Il n’y avait plus rien en eux que le regret de ce qu’ils avaient fait et l’amour pour Big Brother. Il était touchant de voir à quel point ils l’aimaient. Ils demandèrent à être rapidement fusillés pour pouvoir mourir alors que leur esprit était encore propre. La voix d’O’Brien était devenue presque rêveuse. L’exaltation, l’enthousiasme fou marquaient encore son visage. Il ne feint nullement, pensa Winston. Ce n’est pas un hypocrite. Il croit tous les mots qu’il prononce. Ce qui oppressait le plus Winston, c’était la conscience de sa propre infériorité intellec- tuelle. Il regardait la forme lourde, mais pleine de grâce, qui marchait au hasard de long en large, à l’intérieur ou à l’extérieur du champ de sa vision. O’Brien était un être plus grand que lui de toutes les façons. Toutes les idées qu’il avait jamais eues ou pu avoir, O’Brien les avait depuis longtemps connues, exami- nées et rejetées. L’esprit d’O’Brien contenait l’esprit de Winston. Comment O’Brien pourrait-il, dans ce cas, être fou ? Ce devait être lui, Winston, qui était fou. O’Brien s’arrêta et le regarda. Sa voix avait pris encore un accent de sévérité. — N’imaginez pas que vous vous sauverez, Winston, quelque complètement que vous vous rendiez à nous. Aucun de ceux qui se sont égarés une fois n’a été épargné. Même si nous voulions vous laisser vivre jusqu’au terme naturel de votre vie, vous ne nous échapperiez encore jamais. Ce qui vous arrive ici —3l5— vous marquera pour toujours. Comprenez-le d’avance. Nous allons vous écraser jusqu’au point où il n’y a pas de retour. Vous ne guérirezjamais de ce qui vous arrivera, dussiez-vous vivre un millier d’années. Jamais plus vous ne serez capable de senti- ments humains ordinaires. Tout sera mort en vous. Vous ne se- rez plus jamais capable d’amour, d’amitié, de joie de vivre, de rire, de curiosité, de courage, d’intégrité. Vous serez creux. Nous allons vous presser jusqu’à ce que vous soyez vide puis nous vous emplirons de nous-mêmes. Il s’arrêta et fit signe à l’homme à la veste blanche. Winston se rendit compte qu’un lourd appareil était poussé et placé der- rière sa tête. O’Brien s’était assis à côté du lit, de sorte que son visage était presque au niveau de celui de Winston. — Trois mille, dit-il en s’adressant par-dessus la tête de Winston à l’homme à la veste blanche. Deux coussinets moelleux, qui paraissaient légèrement humides, furent fixés contre les tempes de Winston. Il trembla. La souffrance allait recommencer, un nouveau genre de souf- france. O’Brien posa sur sa main une main presque rassurante et amicale. — Cette fois, cela ne vous fera pas souffrir, dit-il. Gardez vos yeux fixés sur les miens. Il se produisit alors une explosion dévastatrice, ou ce qui lui paru être une explosion, bien que Winston ne fût pas certain qu’il y eut aucun bruit. Il y eut, indubitablement, un éclair aveu- glant. Winston n’était pas blessé, il se sentait seulement prostré. Bien qu’il fût déjà couché sur le dos quand cela se passa, il avait l’impression curieuse qu’il se trouvait dans cette position parce qu’il avait été assommé. Un coup terrifiant, indolore, l’avait aplati. Il s’était aussi passé quelque chose dans sa tête. Tandis que ses yeux retrouvaient leur convergence, il se rappela qui il —3l6— était, où il était, et reconnut le visage qui regardait le sien. Mais il y avait, il ne savait comment, un grand trou vide, comme si on lui avait enlevé un morceau de cerveau. — Cela ne durera pas, dit O’Brien. Regardez-moi dans les yeux. Avec quel pays l’Océania est-elle en guerre ? Winston réfléchit. Il savait ce que signifiait Océania et qu’il était lui-même citoyen de l’Océania. Il se souvint aussi de l’Eurasia et de l’Estasia. Mais qui était en guerre et avec qui, il ne s’en souvenait pas. En fait, il n’avait pas conscience qu’il y eût une guerre. — Je ne me souviens pas. — L’Océania est en guerre contre l’Estasia. Vous en souve- nez-vous, maintenant ? — Oui. — L’Océania a toujours été en guerre contre l’Estasia. De- puis le commencement de votre vie, depuis le commencement du Parti, depuis le commencement de l’Histoire, la guerre a con- tinué sans interruption, toujours la même guerre. Vous rappe- lez-vous cela ? — Oui. — Il y a onze ans, vous avez créé une légende au sujet de trois hommes condamnés à mort pour trahison. Vous préten- diez avoir vu un fragment de papier qui prouvait leur innocence. Ce papier n’a jamais existé. Vous l’avez inventé et vous vous êtes ensuite mis à croire à son existence. Vous vous rappelez main- tenant l’instant même où vous l’avez tout d’abord inventé. Est- ce que vous vous en souvenez ? —3l7— — Oui. — Je viens de lever devant vous les doigts de ma main. Vous avez vu cinq doigts. Vous en rappelez-vous ? — Oui. O’Brien leva les doigts de sa main gauche en gardant son pouce caché. — Il y a là cinq doigts. Voyez-vous cinq doigts ? — Oui. Et il les vit, pendant une minute fugitive, tandis que dans son esprit le décor changeait. Il vit cinq doigts, et il n’y avait au- cune déformation. Puis, tout redevint normal. La vieille peur, la haine et l’étonnement revinrent ensemble. Mais il y avait eu un moment, il ne savait combien de temps, trente secondes, peut- être, de bienheureuse certitude, alors que chaque nouvelle sug- gestion de O’Brien comblait un espace vide et devenait une véri- té absolue, alors que deux et deux auraient pu faire trois aussi bien que cinq si cela avait été nécessaire. Ce moment s’était effacé avant qu’O’Brien eût baissé la main, mais bien que Winston ne pût le retrouver, il pouvait s’en souvenir, comme on se souvient d’une expérience très nette, ayant eu lieu à une époque reculée de la vie, quand on était, en fait, une personne différente. — Vous voyez maintenant, dit O’Brien, qu’en tout cas c’est possible. — Oui, répondit Winston. —3l8— O’Brien se releva, l’air satisfait. Winston vit à sa gauche l’homme à la blouse blanche qui brisait une ampoule et tirait en arrière le piston d’une seringue. O’Brien se tourna vers Winston avec un sourire. Presque comme anciennement, il assura sur son nez l’équilibre de ses lunettes. — Vous souvenez-vous d’avoir écrit dans votre journal qu’il était indifférent que je sois un ami ou un ennemi, puisque j’étais au moins quelqu’un qui comprenait et à qui on pouvait parler ? Vous aviez raison. J ’aime parler avec vous. Votre esprit me plaît. Il ressemblerait au mien s’il n’avait été malade. Avant que nous mettions fin à la séance, vous pouvez me poser quelques ques- tions si vous le désirez. — N’importe quelle question ? — N’importe laquelle. Il vit les yeux de Winston posés sur le cadran. — Il est éteint. Quelle est votre première question ? — Qu’avez-vous fait de J ulia ? O’Brien sourit encore. — Elle vous a donné, Winston. Immédiatement, sans ré- serve. J’ai rarement vu quelqu’un venir si promptement à nous. Vous la reconnaîtriez à peine. Toute sa rébellion, sa fourberie, sa folie, sa malpropreté d’esprit, tout a été brûlé et effacé. Ce fut une conversion parfaite, un cas de manuel. — Vous l’avez torturée ? —3l9— O’Brien laissa cette question sans réponse. — Question suivante ? dit-il. — Big Brother existe-t-il ? — Naturellement, il existe. Le Parti existe. Big Brother est la personnification du Parti. — Existe-t-il de la même façon que j’existe ? — Vous n’existez pas, dit O’Brien. Une fois encore un sentiment d’impuissance assaillit Wins- ton. Il savait, ou pouvait imaginer les arguments qui prouvaient sa propre non-existence. Mais ils n’avaient pas de sens, c’étaient des jeux de mots. Est-ce que la constatation. : « Vous n’existez pas », ne contenait pas une absurdité de logique ? Mais à quoi bon le dire ? Son esprit se contracta à la pensée des arguments fous et indiscutables avec lesquels O’Brien le démolirait. — Je pense que j’existe, dit-il avec lassitude. Je suis né, je mourrai. J’ai des bras et des jambes, j’occupe un point particu- lier de l’espace. Aucun autre objet solide ne peut, en même temps que moi occuper le même point. Dans ce sens, Big Bro- ther existe-t-il ? — Ce sens n’a aucune importance. Big Brother existe. — Big Brother mourra-t-iljamais ? — Naturellement non. Comment pourrait-il mourir ? — La Fraternité existe-t-elle ? —320— — Cela, Winston, vous ne le saurez jamais. Même si nous décidions de vous libérer après en avoir fini avec vous, et si vous viviezjusqu’à quatre-vingt-dix ans, vous ne sauriez encore pas si la réponse à cette question est Oui ou Non. Tant que vous vi- vrez, ce sera dans votre esprit une énigme insoluble. Winston resta silencieux. Sa poitrine s’élevait et s’abaissait un peu plus vite. Il n’avait pas encore posé la question qui lui était tout d’abord venue à l’esprit. Il devait la poser, mais il semblait que sa langue ne voulût pas la prononcer. Il y eut une ombre d’amusement sur le visage de O’Brien. Ses lunettes elles-mêmes semblaient jeter une lueur ironique. «Il sait, pensa soudain Winston. Il sait ce que je vais deman- der. » Àcette idée, les mots jaillirent d’eux-mêmes. — Qu’y a-t-il dans la salle 101 ? L’expression du visage d’O’Brien ne changea pas. Il répon- dit sèchement : — Vous savez ce qu’il y a dans la salle 101, Winston. Tout le monde sait ce qu’il y a dans la salle 101. Il leva un doigt à l’adresse de l’homme à la veste blanche. Évidemment, la séance se terminait. Une aiguille fut brusque- ment introduite dans le bras de Winston. Il tomba presque ins- tantanément dans un profond sommeil. —321— CHAPITRE III — Votre réintégration comporte trois stades. Étudier, com- prendre, accepter. Il est temps que vous entriez dans le second stade. Winston était, comme toujours, couché sur le dos mais, depuis peu, ses liens étaient plus lâches. Ils le retenaient encore au lit, mais il pouvait bouger un peu les genoux, tourner la tête à droite et à gauche, lever les avant-bras. Le cadran, aussi, était devenu moins redoutable. Lorsque son esprit était assez vif, Winston pouvait éviter ses coups. C’était surtout quand il mon- trait de la stupidité qu’O’Brien poussait le levier. Ils traversaient parfois toute une séance sans que le cadran fût employé. Wins- ton ne se rappelait pas combien il y avait eu de séances. Le pro- cessus tout entier semblait s’étendre sur un temps long, indéfi- ni, des semaines peut-être, et les intervalles entre les séances pouvaient avoir été, parfois des jours, parfois une ou deux heures seulement. — Depuis que vous êtes couché là, dit O’Brien, vous vous êtes souvent demandé, vous m’avez même demandé, pourquoi le ministère de l’Amour devait dépenser pour vous tant de temps et de souci. Quand vous étiez libre, vous étiez embarrassé par une question qui, dans son essence, était la même. Vous pouviez saisir le mécanisme de la société dans laquelle vous vi- viez, mais pas les motifs sous-jacents. Vous rappelez-vous avoir écrit dans votre journal : « Je comprends comment, je ne com- prends pas pourquoi? » C’est quand vous pensiez à pourquoi que vous doutiez de l’équilibre de votre esprit. Vous avez lu le livre, le livre de Goldstein, du moins en partie. Vous a-t-il appris quelque chose que vous ne saviez déjà ? —322— — Vous l’avez lu ? demanda Winston. — Je l’ai écrit. C’est-à-dire, j’ai participé à sa rédaction. Au- cun livre n’est l’œuvre d’un seul individu, comme vous le savez. — Est-ce vrai, ce qu’il dit ? — Dans sa partie descriptive, oui. Mais le programme qu’il envisage n’a pas de sens. Une accumulation secrète de connais- sances, un élargissement graduel de compréhension, en dernier lieu une rébellion prolétarienne et le renversement du Parti, vous prévoyiez vous-même que c’était ce qu’il dirait. Tout cela n’a pas de sens. Les prolétaires ne se révolteront jamais. Pas dans un millier ni un million d’années. Ils ne le peuvent pas. Je n’ai pas à vous en donner la raison, vous la savez déjà. Si vous avez jamais caressé des rêves de violente insurrection, vous de- vez les abandonner. La domination du Parti est éternelle. Que ce soit le point de départ de vos réflexions. Il se rapprocha du lit. — Éternelle, répéta-t-il. Et maintenant, revenons à la ques- tion « comment» et « pourquoi». Vous comprenez assez bien comment le Parti se maintient au pouvoir. Dites-moi mainte- nant pourquoi nous nous accrochons au pouvoir. Pour quel mo- tif voulons-nous le pouvoir ? Allons, parlez, ajouta-t-il, comme Winston demeurait silencieux. Pendant une minute ou deux, néanmoins, Winston n’ouvrit pas la bouche. Une impression de fatigue l’accablait. La lueur confuse d’enthousiasme fou avait disparu du visage d’O’Brien. Il prévoyait ce que dirait O’Brien. Que le Parti ne cherchait pas le pouvoir en vue de ses propres fins, mais pour le bien de la majo- rité ; qu’il cherchait le pouvoir parce que, dans l’ensemble, les hommes étaient des créatures frêles et lâches qui ne pouvaient —323— endurer la liberté ni faire face à la vérité, et devaient être dirigés et systématiquement trompés par ceux qui étaient plus forts qu’eux ; que l’espèce humaine avait le choix entre la liberté et le bonheur et que le bonheur valait mieux; que le Parti était le gardien éternel du faible, la secte qui se vouait au mal pour qu’il en sorte du bien, qui sacrifiait son propre bonheur à celui des autres. Le terrible, pensa Winston, le terrible est que lorsque O’Brien prononçait ces mots, il y croyait. On pouvait le voir à son visage. O’Brien savait tout. Il savait mille fois mieux que Winston ce qu’était le monde en réalité, dans quelle dégradation vivaient les êtres humains et par quels mensonges et quelle bar- barie le Parti les maintenait dans cet état. Il avait tout compris, tout pesé, et cela ne changeait rien. Tout était justifié par le but à atteindre. « Que peut-on, pensa Winston, contre le fou qui est plus intelligent que vous, qui écoute volontiers vos arguments, puis persiste simplement dans sa folie ? » — Vous nous gouvernez pour notre propre bien, dit-il fai- blement. Vous pensez que les êtres humains ne sont pas ca- pables de se diriger eux-mêmes et qu’alors... Il sursauta et pleura presque. Il avait été traversé d’un élancement douloureux. O’Brien avait poussé le levier du ca- dran au-dessus de 35... — C’est stupide, Winston, stupide, dit-il. Vous feriez mieux de ne pas dire de pareilles sottises. Il recula la manette et continua : — Je vais vous donner la réponse à ma question. La voici : le Parti recherche le pouvoir pour le pouvoir, exclusivement pour le pouvoir. Le bien des autres ne l’intéresse pas. Il ne re- cherche ni la richesse, ni le luxe, ni une longue vie, ni le bon- heur. Il ne recherche que le pouvoir. Le pur pouvoir. Ce que si- gnifie pouvoir pur, vous le comprendrez tout de suite. Nous dif- —324— férons de toutes les oligarchies du passé en ce que nous savons ce que nous voulons. Toutes les autres, même celles qui nous ressemblent, étaient des poltronnes et des hypocrites. « Les nazis germains et les communistes russes se rappro- chent beaucoup de nous par leur méthode, mais ils n’eurent ja- mais le courage de reconnaître leurs propres motifs. Ils préten- daient, peut-être même le croyaient-ils, ne s’être emparés du pouvoir qu’à contrecœur, et seulement pour une durée limitée, et que, passé le point critique, il y aurait tout de suite un paradis où les hommes seraient libres et égaux. « Nous ne sommes pas ainsi. Nous savons que jamais per- sonne ne s’empare du pouvoir avec l’intention d’y renoncer. Le pouvoir n’est pas un moyen, il est une fin. On n’établit pas une dictature pour sauvegarder une révolution. On fait une révolu- tion pour établir une dictature. La persécution a pour objet la persécution. La torture a pour objet la torture. Le pouvoir a pour objet le pouvoir. Commencez-vous maintenant à me com- prendre ? » Winston était frappé, comme il l’avait déjà été, par la fa- tigue du visage d’O’Brien. Il était fort, musclé et brutal, il était plein d’intelligence et d’une sorte de passion contenue contre laquelle il se sentait impuissant, mais c’était un visage fatigué. Il y avait des poches sous les yeux, la peau s’affaissait sous les pommettes... O’Brien se pencha vers lui, rapprochant volontai- rement de lui son visage usé. — Vous pensez, dit-il, que mon visage est vieux et fatigué. Vous pensez que je parle de puissance alors que je ne suis même pas capable d’empêcher le délabrement de mon propre corps. Ne pouvez-vous comprendre, Winston, que l’individu n’est qu’une cellule ? La fatigue de la cellule fait la vigueur de l’organisme. Mourez-vous quand vous vous coupez les ongles ? -325- Il s’éloigna du lit et se mit à arpenter la pièce de long en large, une main dans sa poche. — Nous sommes les prêtres du pouvoir, dit-il. Dieu, c’est le pouvoir. Mais actuellement, le pouvoir, pour autant qu’il vous concerne, n’est pour vous qu’un mot. Il est temps que vous ayez une idée de ce que signifie ce mot pouvoir. Vous devez premiè- rement réaliser que le pouvoir est collectif. L’individu n’a de pouvoir qu’autant qu’il cesse d’être un individu. Vous connais- sez le slogan du Parti: « La liberté, c’est l’esclavage. » Vous êtes-vous jamais rendu compte qu’il était réversible ? « L’esclavage, c’est la liberté. » Seul, libre, l’être humain est tou- jours vaincu. Il doit en être ainsi, puisque le destin de tout être humain est de mourir, ce qui est le plus grand de tous les échecs. Mais s’il peut se soumettre complètement et entière- ment, s’il peut échapper à son identité, s’il peut plonger dans le partijusqu’à être le Parti, il est alors tout-puissant et immortel. « Le second point que vous devez comprendre est que le pouvoir est le pouvoir sur d’autres êtres humains. Sur les corps mais surtout sur les esprits. Le pouvoir sur la matière, sur la réalité extérieure, comme vous l’appelez, n’est pas important. Notre maîtrise de la matière est déjà absolue. » Un moment, Winston oublia le cadran. Il fit un violent ef- fort pour s’asseoir et ne réussit qu’à se tordre douloureusement. — Mais comment pouvez-vous commander à la matière ? éclata-t-il. Vous ne commandez même pas au climat ou à la loi de gravitation. Et il y a les maladies, les souffrances, la mort. O’Brien le fit taire d’un geste de la main. — Nous commandons à la matière, puisque nous comman- dons à l’esprit. La réalité est à l’intérieur du crâne. Vous ap- prendrez par degrés, Winston. Il n’y a rien que nous ne puis- —326— sions faire. Invisibilité, lévitation, tout. Je pourrais laisser le parquet et flotter comme une bulle de savon si je le voulais. Je ne le désire pas parce que le Parti ne le désire pas. Il faut vous débarrasser l’esprit de vos idées du XIXC siècle sur les lois de la nature. Nous faisons les lois de la nature. — Non ! Vous n’êtes même pas les maîtres de cette planète. Que direz-vous de l’Eurasia et de l’Estasia ? Vous ne les avez même pas encore conquises. — Sans importance. Nous les conquerrons quand cela nous conviendra. Et qu’est-ce que cela changerait si nous le faisions ? Nous pouvons les exclure de l’existence. Le monde, c’est l’Océania. — Mais le monde lui-même n’est qu’une tache de poussière. Et l’homme est minuscule, impuissant ! Depuis quand existe-t- il ? La terre, pendant des milliers d’années, a été inhabitée. — Sottise. La terre est aussi vieille que nous, pas plus vieille. Comment pourrait-elle être plus âgée ? Rien n’existe que par la conscience humaine. — Mais les rochers sont pleins de fossiles d’animaux dispa- rus, de mammouths, de mastodontes, de reptiles énormes qui vécurent sur terre longtemps avant qu’on eût jamais parlé des hommes ? — Avez-vous jamais vu ces fossiles, Winston ? Naturelle- ment non. Les biologistes du XIXC siècle les ont inventés. Avant l’homme, il n’y avait rien. Après l’homme, s’il pouvait s’éteindre, il n’y aurait rien. Hors de l’homme, il n ’y a rien. — Mais l’univers entier est extérieur à nous. Voyez les étoiles ! Quelques-unes sont à un million d’années-lumière de distance. Elles sont à jamais hors de notre atteinte. —327— — Que sont les étoiles ? dit O’Brien avec indifférence. Des fragments de feu à quelques kilomètres. Nous pourrions les at- teindre si nous le voulions. Ou nous pourrions les faire dispa- raître. La terre est le centre de l’univers. Le soleil et les étoiles tournent autour d’elle. Winston eut encore un mouvement convulsif. Cette fois, il ne dit rien. O’Brien continua comme s’il répondait à une objec- tion. — Dans certains cas, évidemment, ce n’est pas vrai. Quand nous naviguons sur l’océan, ou quand nous prédisons une éclipse, il est souvent commode de penser que la terre tourne autour du soleil et que les étoiles sont à des millions de millions de kilomètres. Et puis après? Supposez-vous qu’il soit au- dessus de notre pouvoir de mettre sur pied un double système d’astronomie ? Les étoiles peuvent être proches ou distantes selon nos besoins. Croyez-vous que nos mathématiciens ne soient pas à la hauteur de cette dualité ? Avez-vous oublié la doublepensée ? Winston se recroquevilla dans le lit. Quoi qu’il pût dire, une immédiate et fulgurante réponse l’écrasait comme l’aurait fait un gourdin. Il savait cependant qu’il était dans le vrai. Il y avait sûrement quelque manière de démontrer que la croyance que rien n’existe en dehors de l’esprit était fausse. N’avait-on pas, il y avait longtemps, démontré l’erreur de cette théorie ? On la désignait même d’un nom qu’il avait oublié. Un faible sourire retroussa les coins de la bouche d’O’Brien qui le regardait. — Je vous ai dit, Winston que la métaphysique n’est pas votre fort. Le mot que vous essayez de trouver est solipsisme. Mais vous vous trompez. Ce n’est pas du solipsisme. Ou, si vous voulez, c’est du solipsisme collectif. Tout cela est une digression, ajouta-t-il avec indifférence. Le réel pouvoir, le pouvoir pour -328- lequel nous devons lutter jour et nuit, est le pouvoir, non sur les choses, mais sur les hommes. Il s’arrêta et reprit un instant l’air du pédagogue qui ques- tionne un élève qui promet : — Comment un homme s’assure-t-il de son pouvoir sur un autre, Winston ? Winston réfléchit : — En le faisant souffrir, répondit-il. — Exactement. En le faisant souffrir. L’obéissance ne suffit pas. Comment, s’il ne souffre pas, peut-on être certain qu’il obéit, non à sa volonté, mais à la vôtre ? Le pouvoir est d’infliger des souffrances et des humiliations. Le pouvoir est de déchirer l’esprit humain en morceaux que l’on rassemble ensuite sous de nouvelles formes que l’on a choisies. Commencez-vous à voir quelle sorte de monde nous créons ? C’est exactement l’opposé des stupides utopies hédonistes qu’avaient imaginées les an- ciens réformateurs. Un monde de crainte, de trahison, de tour- ment. Un monde d’écraseurs et d’écrasés, un monde qui, au fur et à mesure qu’il s’affinera, deviendra plus impitoyable. Le pro- grès dans notre monde sera le progrès vers plus de souffrance. L’ancienne civilisation prétendait être fondée sur l’amour et la justice. La nôtre est fondée sur la haine. Dans notre monde, il n’y aura pas d’autres émotions que la crainte, la rage, le triomphe et l’humiliation. Nous détruirons tout le reste, tout. « Nous écrasons déjà les habitudes de pensée qui ont sur- vécu à la Révolution. Nous avons coupé les liens entre l’enfant et les parents, entre l’homme et l’homme, entre l’homme et la femme. Personne n’ose plus se fier à une femme, un enfant ou un ami. Mais plus tard, il n’y aura ni femme ni ami. Les enfants seront à leur naissance enlevés aux mères, comme on enlève —329— leurs œufs aux poules. L’instinct sexuel sera extirpé. La procréa- tion sera une formalité annuelle, comme le renouvellement de la carte d’alimentation. Nous abolirons l’orgasme. Nos neurolo- gistes y travaillent actuellement. Il n’y aura plus de loyauté qu’envers le Parti, il n’y aura plus d’amour que l’amour éprouvé pour Big Brother. Il n’y aura plus de rire que le rire de triomphe provoqué par la défaite d’un ennemi. Il n’y aura ni art, ni littéra- ture, ni science. Quand nous serons tout-puissants, nous n’aurons plus besoin de science. Il n’y aura aucune distinction entre la beauté et la laideur. Il n’y aura ni curiosité, ni joie de vivre. Tous les plaisirs de l’émulation seront détruits. Mais il y aura toujours, n’oubliez pas cela, Winston, il y aura l’ivresse toujours croissante du pouvoir, qui s’affinera de plus en plus. Il y aura toujours, à chaque instant, le frisson de la victoire, la sen- sation de piétiner un ennemi impuissant. Si vous désirez une image de l’avenir, imaginez une botte piétinant un visage hu- main . . . éternellement. » Il se tut comme s’il attendait une réplique de Winston. Ce- lui-ci essayait encore de se recroqueviller au fond du lit. Il ne pouvait rien dire. Son cœur semblait glacé. O’Brien continua : — Et souvenez-vous que c’est pour toujours. Le visage à pié- tiner sera toujours présent. L’hérétique, l’ennemi de la société, existera toujours pour être défait et humilié toujours. Tout ce que vous avez subi depuis que vous êtes entre nos mains, tout cela continuera, et en pire. L’espionnage, les trahisons, les ar- rêts, les tortures, les exécutions, les disparitions, ne cesseront jamais. Autant qu’un monde de triomphe, ce sera un monde de terreur. Plus le Parti sera puissant, moins il sera tolérant. Plus faible sera l’opposition, plus étroit sera le despotisme. Goldstein et ses hérésies vivront à jamais. Tous les jours, à tous les ins- tants, il sera défait, discrédité, ridiculisé, couvert de crachats. Il survivra cependant toujours. —330— « Le drame que je joue avec vous depuis sept ans sera joué et rejoué encore génération après génération, sous des formes toujours plus subtiles. Nous aurons toujours l’hérétique, ici, à notre merci, criant de souffrance, brisé, méprisable, et à la fin absolument repentant, sauvé de lui-même, rampant à nos pieds de sa propre volonté. « Tel est le monde que nous préparons, Winston. Un monde où les victoires succéderont aux victoires et les triomphes aux triomphes ; un monde d’éternelle pression, tou- jours renouvelée, sur la fibre de la puissance. Vous commencez, je le vois, à réaliser ce que sera ce monde, mais à la fin, vous ferez plus que le comprendre. Vous l’accepterez, vous l’accueillerez avec joie, vous en demanderez une part. » Winston avait suffisamment recouvré son sang-froid pour parler. — Vous ne pouvez pas, dit-il faiblement. — Qu’entendez-vous par la, Winston ? — Vous ne pourriez créer ce monde que vous venez de dé- crire. C’est un rêve. Un rêve impossible. — Pourquoi ? — Il n’aurait aucune vitalité. Il se désintégrerait. Il se suici- derait. — Erreur. Vous êtes sous l’impression que la haine est plus épuisante que l’amour. Pourquoi en serait-il ainsi? Et s’il en était ainsi, quelle différence en résulterait ? Supposez que nous choisissions de nous user nous-mêmes rapidement. Supposez que nous accélérions le cours de la vie humaine de telle sorte que les hommes soient stériles à trente ans. Et puis après ? Ne — 331- pouvez-vous comprendre que la mort de l’individu n’est pas la mort ? Le Parti est immortel. Comme d’habitude, la voix avait vaincu Winston et l’avait réduit à l’impuissance. De plus, il craignait, s’il persistait dans son désaccord, qu’O’Brien ne tournât encore le cadran. Il ne pouvait pourtant rester silencieux. Faiblement, sans arguments, sans aucun soutien que l’horreur inexprimable de ce qu’avait dit O’Brien, il retourna à l’attaque. — Je ne sais pas. Cela m’est égal. D’une façon ou d’une autre vous échouerez. La vie vous vaincra. — Nous commandons à la vie, Winston. Àtous ses niveaux. Vous vous imaginez qu’il y a quelque chose qui s’appelle la na- ture humaine qui sera outragé par ce que nous faisons et se re- tournera contre nous. Mais nous créons la nature humaine. L’homme est infiniment malléable. Peut-être revenez-vous à votre ancienne idée que les prolétaires ou les esclaves se soulè- veront et nous renverseront ? Ôtez-vous cela de l’esprit. Ils sont aussi impuissants que des animaux. L’humanité, c’est le Parti. Les autres sont extérieurs, en dehors de la question. — Cela m’est égal. À la fin, ils vous battront. Tôt ou tard ils verront ce que vous êtes et vous déchireront. — Voyez-vous un signe de ce destin, ou une raison pour qu’il se réalise ? — Non. Je le crois. Je sais que vous tomberez. Il y a quelque chose dans l’univers, je ne sais quoi, un esprit, un principe, que vous n’abattrez jamais. — Croyez-vous en Dieu, Winston ? — Non. —332— — Alors, qu’est-ce que ce principe qui nous vaincra ? — Je ne sais. L’esprit de l’homme. — Et vous considérez-vous comme un homme ? — Oui. — Si vous êtes un homme, Winston, vous êtes le dernier. Votre espèce est détruite. Nous sommes les héritiers. Compre- nez-vous que vous êtes seul? Vous êtes hors de l’histoire. Vous êtes non-existant. Ses manières changèrent et il ajouta plus agressivement : — Et vous vous croyez moralement supérieur à nous, à cause de nos mensonges et de notre cruauté ? — Oui. Je me considère comme supérieur. O’Brien se tut. Deux autres voix parlaient. Après un ins- tant, Winston reconnut en l’une d’elles la sienne. C’était un en- registrement de la conversation qu’il avait tenue avec O’Brien, la nuit où il s’était enrôlé dans la Fraternité. Il s’entendit pro- mettre de mentir, voler, falsifier, tuer, d’encourager la morphi- nomanie, la prostitution, de propager les maladies vénériennes, de lancer du vitriol au visage des enfants. O’Brien fit un léger geste d’impatience, comme pour signifier qu’il était à peine be- soin de conclure. Il tourna un bouton, et les voix se turent. — Levez-vous de ce lit, dit-il. Les liens se relâchèrent. Winston descendit du lit et se mit debout en chancelant. —333— — Vous êtes le dernier homme, dit O’Brien, vous êtes le gardien de l’esprit humain. Vous allez vous voir tel que vous êtes. Déshabillez-vous. Winston défit le bout de cordon qui retenait sa combinai- son. La fermeture-Éclair en avait depuis longtemps été arra- chée. Il ne se rappelait pas si, depuis son arrestation, il avait enlevé, à un moment quelconque, tous ses vêtements à la fois. Sous la combinaison, son corps était entouré de haillons jau- nâtres et sales dans lesquels on pouvait à peine reconnaître des sous-vêtements. Tandis qu’il les faisait glisser sur le sol, il vit qu’il y avait un miroir à trois faces à l’autre bout de la pièce. Il s’approcha puis s’arrêta court. Un cri involontaire lui avait échappé. — Continuez, dit O’Brien. Mettez-vous entre les battants du miroir. Vous aurez ainsi une vue de côté. Il s’était arrêté parce qu’il était effrayé. Une chose courbée, de couleur grise, squelettique, avançait vers lui. L’apparition était effrayante, et pas seulement parce que Winston savait que c’était sa propre image. Il se rapprocha de la glace. Le visage de la créature, à cause de sa stature courbée, semblait projeté en avant. Un visage lamentable de gibier de potence, un front dé- couvert qui se perdait dans un crâne chauve, un nez de travers et des pommettes écrasées au-dessus desquelles les yeux étaient d’une fixité féroce. Les joues étaient couturées, la bouche ren- trée. C’était certainement son propre visage, mais il semblait à Winston que son visage avait plus changé que son esprit. Les émotions qu’il exprimait étaient différentes de celles qu’il res- sentait. Il était devenu partiellement chauve. Il avait d’abord cru qu’il avait seulement grisonné, mais c’était la peau de son crâne qui était grise. Son corps, à l’exception de ses mains et de son visage, était entièrement gris, d’une poussière ancienne qui ne pouvait se laver. Il y avait çà et là, sous la poussière, des cica- —334— trices rouges de blessures et, près de son cou-de-pied, l’ulcère variqueux formait une masse enflammée dont la peau s’écaillait. Mais ce qui était vraiment effrayant, c’était la maigreur de son corps. Le cylindre des côtes était aussi étroit que celui d’un squelette. Les jambes s’étaient tellement amincies que les ge- noux étaient plus gros que les cuisses. Il comprenait maintenant ce que voulait dire O’Brien par « vue de côté ». La courbure de la colonne vertébrale était étonnante. Les minces épaules proje- tées en avant faisaient rentrer la poitrine en forme de cavité. Le cou décharné semblait plié en deux sous le poids du crâne. Au jugé, il aurait dit que c’était le corps d’un homme de soixante ans, souffrant d’une maladie pernicieuse. — Vous avez parfois pensé, dit O’Brien, que mon visage, le visage d’un membre du Parti intérieur, paraissait vieux et usé. Que pensez-vous du vôtre ? Il saisit l’épaule de Winston et le fit tourner pour l’avoir en face de lui. — Voyez dans quel état vous êtes, dit-il. Voyez cette crasse malpropre sur tout votre corps. Voyez la poussière entre vos orteils. Voyez cette plaie dégoûtante qui vous prend toute la jambe. Savez-vous que vous puez comme un porc ? Vous avez probablement cessé de le remarquer. Autour de votre biceps, je pourrais, voyez-vous, faire se rencontrer mon pouce et mon in- dex. Je pourrais vous casser le cou comme s’il était en verre. Savez-vous que vous avez perdu vingt-cinq kilos depuis que vous êtes entre nos mains ? Même vos cheveux s’en vont par poignées. Il tira sur la tête de Winston et arracha une touffe de che- veux. —335— — Ouvrez la bouche. Il reste neuf, dix, onze dents. Combien en aviez-vous quand vous êtes venu à nous ? Et le peu qui vous reste tombe de votre mâchoire. Voyez ! Il saisit, entre son pouce et son index puissants, l’une des dents de devant qui restaient à Winston. Un élancement de dou- leur traversa la mâchoire de Winston. O’Brien avait déraciné et arraché la dent. Il la jeta dans la cellule. — Vous pourrissez, dit-il. Vous tombez en morceaux. Qu’est-ce que vous êtes ? Un sac de boue. Maintenant, tournez- vous et regardez-vous dans le miroir. Voyez-vous cette chose en face de vous ? C’est le dernier homme. Si vous êtes un être hu- main, ceci est l’humanité. Maintenant, rhabillez-vous. Winston se rhabilla avec des gestes lents et raides. Il n’avait pas, jusqu’à ce moment, remarqué combien il était mince et faible. Une seule pensée occupait son esprit, c’est qu’il devait être dans cet endroit depuis plus longtemps qu’il l’avait imagi- né. Subitement, tandis qu’il fixait autour de lui ses misérables haillons, un sentiment de pitié pour son corps en ruine le domi- na. Avant d’avoir réalisé ce qu’il faisait, il s’était écroulé sur un petit tabouret qui était à côté du lit et avait éclaté en sanglots. Il avait conscience de sa laideur, de son inélégance — un paquet d’os, dans des sous-vêtements sales, assis à pleurer sous la blanche lumière crue — mais il ne pouvait s’arrêter. O’Brien posa une main sur son épaule, presque avec bonté. — Cela ne durera pas éternellement, dit-il. Vous pourrez vous en sortir quand vous le voudrez. Tout dépend de vous. — C’est vous qui l’avez fait, dit Winston. Vous qui m’avez réduit en cet état. —336— — Non, Winston. Vous vous y êtes réduit vous-même. C’est ce que vous avez accepté quand vous vous êtes dressé contre le Parti. Tout était contenu dans ce premier acte. Rien n’est arrivé que vous n’ayez prévu. Il s’arrêta, puis poursuivit : — Nous vous avons battu, Winston. Nous vous avons brisé. Vous avez vu ce qu’est votre corps. Votre esprit est dans le même état. Je ne pense pas qu’il puisse rester en vous beaucoup d’orgueil. Vous avez reçu des coups de pied, des coups de fouet et des insultes, vous avez crié de douleur. Vous vous êtes roulé sur le parquet dans votre vomissure et votre sang. Vous avez pleurniché en demandant grâce. Vous avez trahi tout le monde et avoué tout. Pouvez-vous penser à une seule dégradation qui ne vous ait pas été infligée ? Winston s’était arrêté de pleurer, mais ses yeux étaient en- core mouillés. Il les leva vers O’Brien. — Je n’ai pas trahi Julia, dit-il. O’Brien le regarda pensivement. — Non, dit-il, non. C’est parfaitement vrai. Vous n’avez pas trahi J ulia. Le respect particulier, que rien ne semblait pouvoir dé- truire, qu’il éprouvait à l’égard d’O’Brien, gonfla le cœur de Winston. « Combien il est intelligent ! pensa-t-il. Combien intel- ligent ! » Jamais O’Brien ne manquait de comprendre ce qu’on lui disait. N’importe qui sur terre aurait tout de suite répondu qu’il avait en réalité trahi J ulia. Qu’est-ce qu’on ne lui avait pas en effet arraché, sous la torture ? Il leur avait dit tout ce qu’il savait d’elle, ses habitudes, son caractère, sa vie antérieure. Il avait confessé jusqu’au détail le plus trivial tout ce qui s’était —337— passé à leurs rendez-Vous, tout ce qu’il lui aVait dit et qu’elle lui aVait dit, leurs repas de produits achetés au marché noir, leur adultère, leurs Vagues complots contre le Parti, tout. Et cepen- dant, dans le sens dans lequel il entendait le mot, il ne l’aVait pas trahie. Il n’aVait pas cessé de l’aimer, ses sentiments à son égard étaient restés les mêmes. O’Brien avait compris, sans be- soin d’explication, ce qu’il Voulait dire. — Dites-moi, demanda Winston. Quand me fusillera-t-on ? — Ce peut être dans longtemps, répondit O’Brien. Vous êtes un cas difficile. Mais ne désespérez pas. Tout le monde est guéri tôt ou tard. A la fin, nous Vous fusillerons. —338— CHAPITRE IV Il allait beaucoup mieux. Il devenait chaque jour plus gros et plus fort, s’il était possible de parler de jour. La lumière blanche et le bourdonnement étaient plus que jamais les mêmes, mais la cellule était un peu plus confortable que celles dans lesquelles il s’était trouvé. Il y avait un oreiller et un mate- las sur une planche formant lit, et un tabouret pour s’asseoir. On lui avait donné un bain et on lui permettait de se laver assez fréquemment dans une cuvette d’étain. On lui donnait même de l’eau chaude pour se nettoyer. On lui avait donné de nouveaux sous-vêtements et une combinaison propre. On avait pansé son ulcère avec une pommade calmante. Les dents qui lui restaient avaient été enlevées et on lui avait mis un dentier. Des semaines ou des mois devaient s’être écoulés. Il lui au- rait été maintenant possible de tenir le compte des jours s’il avait éprouvé le moindre désir de le faire, car il était maintenant nourri à intervalles qui paraissaient réguliers. On lui donnait, estima-t-il, trois repas en vingt-quatre heures. Il se demandait vaguement parfois si on les lui donnait pendant le jour ou pen- dant la nuit. La nourriture était très bonne et comportait de la viande un repas sur trois. Il y eut même une fois un paquet de cigarettes. Il n’avait pas d’allumettes, mais le garde silencieux qui lui apportait sa nourriture lui donna du feu. La première fois qu’il essaya de fumer, il fut malade, mais il persévéra et fit longtemps durer son paquet en fumant une moitié de cigarette après chaque repas. On lui avait donné une ardoise blanche à un coin de la- quelle était attaché un bout de crayon. Au début, il ne s’en servit pas. Même réveillé, il était dans une torpeur complète. D’un re- -339- pas à l’autre, souvent il restait étendu, presque sans bouger, parfois endormi, parfois éveillé et s’abandonnant à de vagues rêveries au cours desquelles ouvrir les yeux était un trop grand effort. Il s’était depuis longtemps habitué à dormir avec une lu- mière vive sur les yeux. Elle ne le gênait aucunement, mais les rêves étaient plus cohérents. Il rêva beaucoup pendant toute cette période, et c’étaient toujours des rêves heureux. Il se trouvait dans le Pays Doré. Il était assis au milieu de ruines gigantesques, éclairées par un soleil éclatant, en compa- gnie de sa mère, de Julia, d’O’Brien. Il ne faisait rien. Il était simplement assis au soleil, à parler de choses paisibles. Les pen- sées qu’il avait quand il était éveillé concernaient surtout ses rêves. Il semblait avoir perdu le pouvoir de l’effort intellectuel, maintenant que l’aiguillon de la souffrance lui avait été enlevé. Il ne s’ennuyait pas, il n’avait aucun désir de conversation ou de distraction. Être simplement seul, ne pas être battu ou ques- tionné, avoir suffisamment à manger, être propre de la tête aux pieds, c’était tout à fait satisfaisant. Il en vint graduellement à passer moins de temps à dormir, mais il n’éprouvait encore aucun désir de sortir du lit. Tout ce qui l’intéressait c’était rester calmement étendu et sentir s’amasser les forces en lui. Il se palpait lui-même çà et là pour s’assurer que ce n’était pas une illusion de croire que ses muscles s’arrondissaient et que sa peau se tendait. Finalement, il fut certain qu’il engraissait. Ses cuisses étaient nettement plus grosses que ses genoux. Ensuite, à regret d’abord, il se mit à faire régulièrement des exercices. En peu de temps, il put parcourir trois kilomètres, qu’il mesurait en arpentant la cellule, et ses épaules courbées se redressèrent. Il essaya des exercices plus difficiles et fut humilié et étonné de découvrir les mouvements qu’il ne pouvait faire. Il ne pouvait accélérer le pas. Il ne pouvait tenir son tabouret à bras tendu. Il ne pouvait rester sur un pied sans tomber. Il —340— s’accroupit sur les talons et constata qu’avec de terribles dou- leurs aux cuisses et aux mollets, il parvenait tout juste à se mettre debout. Il se coucha à plat ventre et essaya de se relever sur les mains. Ce fut impossible, il ne put se soulever d’un cen- timètre. Mais après quelques jours (quelques repas de plus), il put réussir même ce mouvement. Il vint un moment où il put le faire six fois de suite. Il se mit à devenir réellement fier de son corps et à caresser l’intermittente certitude que son visage rede- venait normal. Ce n’est que lorsqu’il lui arrivait de mettre la main sur son crâne nu qu’il se rappelait le visage couturé, en ruine, qu’il avait regardé dans le miroir. Son esprit devint plus actif. Assis sur le lit, le dos appuyé au mur, l’ardoise sur les genoux, il entreprit délibérément le travail de se rééduquer. Il avait capitulé. Il le reconnaissait. En réalité, il le voyait maintenant, il avait été prêt à capituler longtemps avant d’en avoir pris la décision. Dès l’instant où il s’était trouvé à l’intérieur du ministère de l’Amour et, oui, même durant ces minutes au cours desquelles Julia et lui étaient restés impuis- sants tandis que la voix de fer du télécran leur donnait des ordres, il avait saisi la frivolité, le peu de profondeur de son es- sai de rébellion contre le pouvoir du Parti. Il savait maintenant que, depuis sept ans, la Police de la Pensée le surveillait, comme on surveille un hanneton sous une loupe. Il n’y avait aucun acte, aucun mot prononcé à haute voix qu’elle n’eût remarqué, aucune suite d’idées qu’elle n’eût été capable d’inférer. Elle avait même soigneusement replacé le grain de poussière blanchâtre sur la couverture de son journal. On lui avait joué des disques, montré des photographies. Quelques-unes étaient des photographies de Julia et de lui. Oui, meme... —34l— Il ne pouvait lutter plus longtemps contre le Parti. En outre, le Parti avait raison. Il devait en être ainsi. Comment pourrait se tromper un cerveau immortel et collectif ? D’après quel modèle extérieur pourrait-on vérifier ses jugements ? La santé était du domaine des statistiques. Apprendre à penser comme ils pensaient était simplement une question d’étude. Mais !... Entre ses doigts le crayon était épais, peu maniable. Il se mit à écrire les idées qui lui passaient par la tête. Il écrivit d’abord, en grandes majuscules mal faites : LA LIBERTÉ C’EST L’ESCLAVAGE puis, presque sans s’arrêter, il écrivit en dessous : DEUX ET DEUX FONT CINQ. Puis il y eut une sorte de contrainte. Son esprit, comme s’écartant par pudeur d’une idée, paraissait incapable de se con- centrer. Il savait qu’il connaissait ce qui suivrait mais, pour le moment, ne pouvait s’en souvenir. Il retrouva la mémoire de ce qu’était cette idée, mais par un raisonnement conscient. Les mots ne vinrent pas d’eux-mêmes. Il écrivit : DIEU C’EST LE POUVOIR. Il acceptait tout. Le passé pouvait être modifié. Le passé n’avait jamais été modifié. L’Océania était en guerre contre l’Estasia. L’Océania avait toujours été en guerre contre l’Estasia. Jones, Aaronson et Rutherford étaient coupables des crimes dont ils étaient accusés. Il n’avait jamais vu la photographie qui réfutait l’accusation. Elle n’avait jamais existé. Il l’avait inven- tée. Il se souvenait d’avoir eu dans sa mémoire des faits qui se contredisaient, mais c’étaient des souvenirs faux, des produits d’autosuggestion. Combien tout était facile ! Il n’y avait qu’à se —342— rendre et le reste suivait... C’était comme de nager contre un courant qui vous envoie rouler en arrière quel que soit l’effort fourni, puis de décider que l’on va se retourner et nager dans le sens du courant au lieu de s’y opposer. Seule, votre propre atti- tude changeait. Ce qui devait arriver arrivait de toute façon. Il savait à peine pourquoi il s’était jamais révolté. Tout était facile, sauf!". Tout pouvait être vrai. Ce qu’on appelait lois de la nature n’était qu’absurdités. La loi de la gravitation n’avait pas de sens. « Si je le désirais, avait dit O’Brien, je pourrais m’envoler de ce parquet et flotter comme une bulle de savon. » Winston étudia cette phrase. S’il pense qu’il flotte au- dessus du parquet et si, en même temps, je pense que je le vois flotter, c’est qu’il flotte. Soudain, comme un bout d’épave immergée rompt la sur- face de l’eau, une pensée éclata dans son esprit. « Il ne flotte pas réellement. Nous l’imaginons. C’est de l’hallucination. » Il repoussa volontairement l’idée. L’erreur était évidente. Elle supposait que quelque part, en dehors de soi, il y avait un monde réel dans lequel des choses réelles se produisaient. Mais comment pourrait-il y avoir un tel monde ? Quelle connaissance avons-nous des choses hors de notre propre esprit ? Tout ce qui se passe est dans l’esprit. Quoi qu’il arrive dans l’esprit arrive réellement. Il n’eut aucune difficulté à réfuter l’erreur et il n’y avait au- cun danger qu’il y succombât. Il se rendit compte, néanmoins, qu’elle n’aurait jamais dû se présenter à lui. L’esprit doit entou- rer d’un mur sans issue toute pensée dangereuse. Le processus doit être automatique, instinctif. En novlangue, cela s’appelle arrêtducrim e. -343- Il s’exerça à Parrêtducrim e. Il soumettait à son esprit des propositions : « Le Parti dit que la terre est plate », « le Parti dit que la glace est plus lourde que l’eau », et s’entraînait à ne pas voir ou ne pas comprendre les arguments qui les contredisaient. Ce n’était pas facile. Il y fallait un grand pouvoir de raisonne- ment et d’improvisation. Les problèmes arithmétiques qui dé- coulaient d’un axiome comme « deux et deux font cinq » étaient hors de la portée de son intelligence. Il fallait aussi une sorte d’athlétisme de l’esprit, le pouvoir tantôt de faire l’usage le plus délicat de la logique, tantôt d’être inconscient des erreurs de logique les plus grossières. La stupidité était aussi nécessaire que l’intelligence et aussi difficile à atteindre. Une part de son esprit se demandait pendant ce temps quand on le tuerait. « Tout dépend de vous-même », avait dit O’Brien. Mais il savait qu’il n’y avait aucun acte conscient par quoi il aurait pu en rapprocher l’instant. Ce pouvait être dans dix minutes ou dans dix ans. On pouvait l’interner pendant des années. On pouvait l’envoyer dans un camp de travail. On pou- vait le relâcher pour quelque temps, comme on le faisait parfois. Il était parfaitement possible qu’avant qu’il fût tué soit joué, de nouveau, le drame de son arrestation et de son interrogatoire. La seule chose certaine était que la mort ne venait jamais quand on l’attendait. La tradition — la tradition non exprimée, mais que l’on connaissait d’une façon ou d’une autre, bien qu’on n’en entendît jamais parler —, était qu’on vous fusillait par- derrière, toujours à la nuque, sans avertissement, tandis que vous longiez un corridor pour passer d’une cellule à l’autre. Un jour — mais « un jour » n’était pas l’expression exacte... il n’était pas moins vraisemblable que ce fût au milieu de la nuit —, une fois, il tomba dans une rêverie étrange et heureuse. Il longeait le corridor et attendait la balle. Il savait que, d’un instant à l’autre, elle viendrait. Tout était arrangé, aplani, —344— concilié. Il n’y avait plus de doute, plus d’argumentation, plus de souffrance, plus de crainte. Il était en bonne santé et fort. Il marchait avec aisance avec une joie du mouvement et la sensa- tion de marcher au soleil. Il ne se trouvait plus dans les étroits couloirs blancs du ministère de l’Amour. Il se trouvait dans l’immense paysage ensoleillé, d’un kilomètre, au long duquel il avait cru marcher au cours d’un délire provoqué par des drogues. Il était dans le Pays Doré. Il marchait dans le sentier qui traversait l’ancien pâturage tondu par les lapins. Il pouvait sentir sous ses pieds le court gazon élastique et, sur son visage, la douce chaleur du soleil. Au bout du champ, les ormeaux se balançaient faiblement et, quelque part plus loin, se trouvait la rivière où, sous les saules, dans des étangs verts, flottaient des poissons d’or. Il fut soudain frappé d’horreur. Son épine dorsale se mouil- la de sueur. Il s’était entendu crier tout haut : « Julia !Julia !Julia, mon amour !Julia ! » L’hallucination de sa présence s’était, un instant, entière- ment emparée de lui. Il lui avait semblé que Julia n’était pas seulement avec lui, mais en lui. C’était comme si elle faisait par- tie de la texture de sa peau. Il l’avait, à ce moment, beaucoup plus aimée qu’il ne l’avait jamais fait quand ils étaient ensemble, et libres. Il savait aussi que, quelque part, elle était encore vi- vante et avait besoin de son aide. Il se recoucha et essaya de se calmer. Combien d’années avait-il ajouté à sa servitude par ce moment de faiblesse ? Il en- tendrait bientôt le piétinement des bottes au-dehors. Le Parti ne laisserait pas impuni un tel éclat. Il savait maintenant, s’il ne l’avait déjà su, que le pacte passé avec lui était déchiré. Il obéissait au Parti, mais il haïssait toujours le Parti. Il avait, auparavant, caché un esprit hérétique sous un masque de -345- conformité. Maintenant, il avait reculé d’un pas. Il s’était sou- mis en esprit, mais il avait espéré garder inviolé le fond de son cœur. Il savait qu’il était dans l’erreur, mais il préférait être dans l’erreur. Ils comprendraient cela, O’Brien le comprendrait. Tout était confessé dans ce seul cri stupide. Il lui faudrait tout recommencer. Cela pourrait durer des années. Il se passa la main sur le visage, pour essayer de se fa- miliariser avec sa nouvelle forme. Dans les joues, il y avait des sillons profonds. Les pommettes paraissaient aiguës, le nez aplati. En outre, après l’épisode du miroir, on lui avait donné un dentier complet. Il n’était pas facile de garder un visage impéné- trable quand on ne savait pas à quoi ressemblait son visage. En tout cas, la seule maîtrise des traits ne suffisait pas. Pour la première fois de sa vie, il comprit que lorsque l’on désirait gar- der un secret on devait aussi se le cacher à soi-même. On doit savoir qu’il est toujours là, mais il ne faut pas, tant que ce n’est pas nécessaire, le laisser émerger dans la conscience sous une forme identifiable. À partir de ce moment, il allait, non seule- ment penser juste, mais sentir juste, rêver juste. Et pendant ce temps, il garderait sa haine enfermée en lui comme une boule de matière qui serait une part de lui-même et n’aurait cepen- dant aucun lien avec le reste de lui-même, comme une sorte de kyste. On déciderait un jour de le fusiller. On ne pouvait savoir à quel instant la balle allait vous frapper mais il devait être pos- sible, quelques secondes auparavant, de le deviner. C’était tou- jours par-derrière, alors qu’on longeait un corridor. Dix se- condes suffiraient. En dix secondes, son monde intérieur pour- rait se retourner. Et soudain alors, sans un mot prononcé, sans un arrêt de son pas, sans qu’un muscle de son visage ne bouge, le masque serait jeté et, bang ! les batteries de sa haine lance- raient leur décharge. —346— La haine le remplirait comme une énorme flamme mugis- sante et, presque instantanément, bang ! partirait la balle. Trop tard, ou trop tôt. Ils auraient fait éclater son cerveau en mor- ceaux avant de pouvoir le reprendre. La pensée hérétique serait impunie et lui, impénitent, à jamais hors de leur atteinte. En le fusillant, ils creuseraient un trou dans leur propre perfection. Mourir en les haïssant, c’était ça la liberté. Il ferma les yeux. C’était plus difficile que d’accepter une discipline intellectuelle. C’était une question de dégradation, de mutilation personnelle. Il fallait plonger dans la vase la plus pu- tride. Quelle était, de toutes, la chose la plus horrible, la plus écœurante ? Il pensa à Big Brother. L’énorme face (comme il la voyait constamment sur des affiches, il ne l’imaginait jamais que large d’un mètre), l’énorme face à l’épaisse moustache noire dont les yeux avaient l’air de vous suivre, sembla se présenter d’elle-même à son esprit. Quels étaient ses véritables sentiments à l’égard de Big Brother ? Il y eut sur le palier un lourd piétinement de bottes. La porte d’acier tourna et s’ouvrit avec un bruit métallique. O’Brien entra dans la cellule. Derrière lui venaient l’officier au visage de cire et les gardes en uniforme noir. — Debout ! dit O’Brien. Venez ici ! Winston se mit debout devant lui. O’Brien lui prit les épaules entre ses mains puissantes et le regarda de près. — Vous avez pensé à me tromper, dit-il. C’est stupide. Re- dressez-vous. Regardez-moi en face. Il s’arrêta et continua sur un ton plus aimable : — Vous vous améliorez. Intellectuellement, il y a très peu de mal en vous. Ce n’est que par la sensibilité que vous n’avez pas — 347- progressé. Dites-moi, Winston, et attention ! pas de mensonge ! Vous savez que je puis toujours déceler un mensonge. Dites- moi, quels sont VOS Véritables sentiments à l’égard de Big Bro- ther ? — J e le hais. — Vous le haïssez. Bon. Le moment est donc Venu pour Vous de franchir le dernier pas. Il faut que Vous aimiez Big Bro- ther. Lui obéir n’est pas suffisant. Vous devez l’aimer ! Il relâcha Winston et le poussa légèrement Vers les gardes. — Salle 101, dit-il. —348— CHAPITRE V À chaque étape de sa détention, Winston avait su, ou cru savoir, dans quelle région de l’énorme édifice sans fenêtres il se trouvait. Il y avait probablement de légères différences dans la pression atmosphérique. Les cellules où les gardes l’avaient bat- tu étaient en souterrain. La pièce où il avait été interrogé par O’Brien était tout en haut, près du toit. L’endroit où il se trou- vait actuellement était de plusieurs mètres sous le sol, aussi bas qu’il était possible de s’enfoncer. Elle était plus grande que la plupart des cellules dans les- quelles il s’était trouvé. Mais il regarda à peine ce qui l’entourait. Tout ce qu’il remarqua, c’est qu’il y avait devant lui deux petites tables, couvertes chacune d’un tapis vert. L’une n’était qu’à un mètre ou deux de lui, l’autre se trouvait plus loin, près de la porte. Il était assis sur une chaise, et si étroitement attaché qu’il ne pouvait même pas bouger la tête. Une sorte de crampon lui prenait la tête par-derrière et l’obligeait à regarder droit devant lui. Il demeura seul un moment, puis la porte s’ouvrit et O’Brien entra. — Vous m’avez une fois demandé, dit O’Brien ce qui se trouvait dans la salle 101. Je vous ai répondu que vous le saviez déjà. Tout le monde le sait. Ce qui se trouve dans la salle 101, c’est la pire chose qui soit au monde. La porte s’ouvrit encore. Un garde entra qui apportait un objet fait de fil métallique, une boîte ou une corbeille quel- conque. Il le déposa sur la table la plus éloignée de Winston. —349— Celui-ci, empêché par la position d’O’Brien, ne pouvait voir ce que c’était. — La pire chose du monde, poursuivit O’Brien, varie sui- vant les individus. C’est tantôt être enterré vivant, tantôt brûlé vif, tantôt encore être noyé ou empalé, et il y en a une cinquan- taine d’autres qui entraînent la mort. Mais il y a des cas où c’est quelque chose de tout à fait ordinaire, qui ne comporte même pas d’issue fatale. Il s’était un peu écarté, de sorte que Winston pouvait mieux voir l’objet qui se trouvait sur la table. C’était une cage oblongue de fils métalliques que l’on pouvait tenir par une poignée placée au sommet. Fixé en avant de la cage se trouvait un objet qui res- semblait à un masque d’escrime dont la partie concave serait tournée vers l’extérieur. Bien que cette cage fût placée à trois ou quatre mètres de lui, il pouvait voir qu’elle était divisée dans le sens de la longueur en deux compartiments dans chacun des- quels il y avait des créatures. C’étaient des rats. — Dans votre cas, dit O’Brien, il se trouve que le pire du monde, ce sont les rats. Une sorte de tremblement avertisseur, une crainte d’il ne savait quoi, avait traversé Winston dès le premier coup d’œil jeté sur la cage. Mais, à ce moment, la signification du masque fixé devant la cage pénétra soudain en lui. Ses entrailles se gla- cèrent. — Vous ne pouvez faire cela ! hurla-t-il d’une voix aiguë et cassée. Vous ne pouvez pas ! Vous ne pouvez pas ! C’est impos- sible ! — Vous rappelez-vous, dit O’Brien, le moment de panique qui survenait toujours dans vos rêves ? Il y avait devant vous un mur d’ombre et, dans vos oreilles, le bruit d’un mugissement. —350— De l’autre côté du mur, il y avait quelque chose de terrible. Vous saviez ce que c’était, et vous reconnaissiez le savoir, mais vous n’osiez tirer cette connaissance jusqu ’à la lumière de votre cons- cience. De l’autre côté du mur, ce qu’il y avait, c’étaient des rats. — O’Brien, dit Winston en faisant un effort pour maîtriser sa voix, vous savez que ce n’est pas nécessaire, que voulez-vous que je fasse ? O’Brien ne répondit pas directement. Quand il parla, ce fut d’un ton professoral qu’il affectait parfois. Il regardait pensive- ment au loin, comme s’il s’adressait à un auditoire, placé quelque part derrière Winston. — La souffrance par elle-même, dit-il, ne suffit pas tou- jours. Il y a des cas où les êtres humains supportent la douleur, même jusqu ’à la mort. Mais il y a pour chaque individu quelque chose qu’il ne peut supporter, qu’il ne peut contempler. Il ne s’agit pas de courage ni de lâcheté. Quand on tombe d’une hau- teur, ce n’est pas une lâcheté que de se cramponner à une corde. Quand on remonte du fond de l’eau, ce n’est pas une lâcheté que de s’emplir les poumons d’air. C’est simplement un instinct au- quel on ne peut désobéir. Il en est ainsi pour vous avec les rats. Vous ne pouvez les supporter. Ils constituent une forme de pression à laquelle vous ne pourriez résister, même si vous le désiriez. Vous ferez ce que l’on exige de vous. — Mais qu’est-ce donc ? Qu’est-ce ? Comment pourrai-je le faire, sije ne sais ce que c’est ? O’Brien saisit la cage et s’avançant vers la table qui était plus près de Winston, la déposa avec précaution sur le tapis vert. Winston entendait le sang lui bourdonner aux oreilles. Il avait l’impression d’être absolument seul. Il était au centre d’une vaste plaine vide, un désert plat, desséché par le soleil, à travers lequel tous les sons arrivaient de distances infinies. La —351— cage aux rats était cependant à moins de deux mètres de lui. C’étaient des rats énormes. Ils étaient à l’âge où le museau de- vient grossier et féroce, où le poil gris tourne au brun. — Le rat, dit O’Brien en s’adressant toujours à son invisible auditoire, est un carnivore, bien qu’il soit un rongeur. Vous avez dû entendre parler de ce qui se passe dans les quartiers pauvres de la ville. Dans certaines rues, les femmes n’osent, même pour cinq minutes, laisser seul leur bébé dans la maison. Les rats l’attaqueraient certainement. En très peu de temps, ils l’éplucheraient jusqu’aux os. Ils attaquent aussi les malades et les mourants. Ils savent reconnaître, avec une étonnante intelli- gence, si un homme est impotent. Il y eut, dans la cage, une explosion de cris perçants. Il sembla à Winston qu’ils lui arrivaient de très loin. Les rats se battaient. Ils essayaient de s’attaquer à travers la cloison. Il en- tendit aussi un profond gémissement de désespoir. Cela aussi lui parut venir de l’extérieur. O’Brien prit la cage et pressa quelque chose à l’intérieur. Il y eut un déclic aigu. Winston fit un effort désespéré pour se li- bérer. C’était impossible. Toutes les parties de son corps, même la tête, étaient immobilisées. O’Brien rapprocha la cage. Elle se trouva alors à moins d’un mètre du visage de Winston. — J’ai appuyé sur le premier levier, dit O’Brien. Vous com- prenez la construction de cette cage. Le masque s’adaptera à votre tête, sans lui laisser aucune échappée. Quand j’appuierai sur cet autre levier, la porte de la cage glissera. Ces brutes affa- mées s’élanceront comme des balles. Avez-vous déjà vu un rat sauter en l’air ? Ils vous sauteront à la figure et creuseront droit dedans. Parfois ils s’attaquent d’abord aux yeux. Parfois, ils creusent les joues et dévorent la langue. —352— La cage était plus proche. Elle était fermée à l’intérieur. Winston entendit une succession de cris perçants qui lui paru- rent provenir d’en haut, au-dessus de sa tête. Mais il lutta fu- rieusement contre sa panique. Réfléchir, même s’il ne restait qu’une demi-seconde, réfléchir était le seul espoir. La répugnante odeur musquée des brutes lui frappa sou- dain les narines. Une violente nausée le convulsa et il perdit presque connaissance. Tout était devenu noir. Un moment, il fut un fou, un animal hurlant. Cependant il revint de l’obscurité en s’accrochant à une idée. Il n’y avait qu’un moyen, et un seul, de se sauver. Il devait interposer un autre être humain, le corps d’un autre, entre les rats et lui. Le cercle du masque était assez grand maintenant pour l’empêcher de voir quoi que ce soit d’autre. La porte de treillis était à deux mains de son visage. Les rats savaient maintenant ce qui allait venir. L’un d’eux faisait des sauts. L’autre, un grand-père squameux d’égout, était dressé, ses pattes roses sur les barres, et reniflait férocement. Winston pouvait voir les moustaches et les dents jaunes. Une panique folle s’empara en- core de lui. Il était aveugle, impuissant, hébété. — C’était une punition fréquente dans la Chine impériale, dit O’Brien plus didactique que jamais. Le masque se posait sur son visage. Le fil lui frotta la joue. Puis — non, ce n’était pas un soulagement, c’était seulement un espoir, un tout petit bout d’espoir. Trop tard peut-être, trop tard. Mais il avait soudain compris que, dans le monde entier, il n’y avait qu’une personne sur qui il pût transférer sa punition, un seul corps qu’il pût jeter entre les rats et lui. Il cria frénéti- quement, à plusieurs reprises : —353— — Faites-le à Julia ! Faites-le à Julia ! Pas à moi ! Julia ! Ce que vous lui faites m’est égal. Déchirez-lui le visage. Epluchez-la jusqu’aux os. Pas moi !Julia ! Pas moi ! Il tombait en arrière, dans des profondeurs immenses, loin des rats. Il était encore attaché à la chaise, mais il tombait à tra- vers le parquet, à travers les murs de l’édifice, à travers la terre, les océans, l’atmosphère, dans l’espace sans limite, dans les golfes qui séparaient les étoiles, plus loin, toujours plus loin des rats. Il était à des années-lumière de distance, mais O’Brien était encore debout près de lui. Il sentait encore contre sa joue le contact froid du treillis. À travers l’obscurité qui l’enveloppait, il entendit un autre déclic métallique et comprit que la porte de la cage n’avait pas été ouverte, mais fermée. —354— CHAPITRE VI Le café du Châtaignier était presque vide. Un rayon de so- leil oblique entrait par la fenêtre et dorait la surface des tables poussiéreuses. Il était quinze heures, l’heure solitaire. Une mu- sique métallique s’écoulait des télécrans. Winston était assis dans son coin habituel, le regard fixé sur son verre vide. De temps en temps, iljetait un coup d’œil au large visage qui le regardait du mur d’en face, BIG BROTHER VOUS REGARDE, disait la légende. Un garçon, sans attendre la commande, lui remplit son verre de gin de la Victoire et y fit tomber quelques gouttes, d’une autre bouteille qu’il agita, dont le bouchon était traversé par un tuyau. C’était de la saccharine parfumée au clou de gi- rofle, spécialité du café. Winston écoutait le télécran. Il n’en sortait pour l’instant que de la musique, mais il pouvait y avoir, d’un moment à l’autre, un bulletin spécial du ministère de la Paix. Les nouvelles du front africain étaient extrêmement alarmantes. Winston s’en était, d’une façon intermittente, inquiété tout le jour. Une armée eurasienne (l’Océania était en guerre avec l’Eurasia, l’Océania avait toujours été en guerre avec l’Eurasia) s’avançait en direc- tion du Sud à une vitesse terrifiante. Le bulletin de midi n’avait mentionné aucune région précise, mais il était probable que l’embouchure du Congo était déjà un champ de bataille. Brazza- ville et Léopoldville étaient en danger. On n’avait pas besoin de regarder une carte pour savoir ce que cela signifiait. Il n’était pas simplement question de perdre l’Afrique centrale. Pour la —355— première fois de la guerre, le territoire de l’Océania lui-même était menacé. Une violente émotion, pas exactement de la peur, mais une sorte d’excitation indifférenciée, s’élevait en lui comme une flamme, puis s’éteignait. Il cessa de penser à la guerre. Il ne pouvait, ces jours-là, fixer son esprit sur un sujet que pendant quelques minutes. Il prit son verre et le vida d’un trait. Il en eut, comme toujours, un frisson et même un léger haut-le-cœur. Le breuvage était horrible. Les clous de girofle et la saccharine, eux-mêmes plutôt d’un goût répugnant de remède, ne pouvaient déguiser l’odeur d’huile. Le pire de tout était que l’odeur du gin, qui ne le quittait ni jour ni nuit, était inextricablement liée dans son esprit à l’odeur de ces... Il ne les nommait jamais, même mentalement et, autant que possible, ne se les représentait jamais. Ils étaient quelque chose dont il avait à moitié conscience, qui rôdait près de son visage, une odeur qui s’attachait à ses narines. Comme le gin lui remontait, il rota entre des lèvres rouges. Il était devenu plus gras depuis qu’on l’avait relâché et avait re- trouvé son teint — en vérité, l’avait plus que retrouvé. Ses traits s’étaient épaissis. La peau de son nez et de ses pommettes était d’un rouge vulgaire. Son crâne chauve lui-même était d’un rose trop foncé. Un garçon, toujours sans avoir reçu d’ordres, apporta le jeu d’échecs et le Times du jour, la page tournée au problème d’échecs. Puis, voyant le verre de Winston vide, il apporta la bouteille de gin et le remplit. Il n’était pas nécessaire de donner des ordres. On connaissait ses habitudes. Le jeu d’échecs l’attendait toujours, la table du coin lui était toujours réservée. Même quand le café était plein il avait sa table pour lui seul car personne ne se souciait d’être vu assis trop près de lui. Il ne prenait même pas la peine de compter ses consommations. À —356— intervalles irréguliers, on lui présentait un bout de papier sale qu’on disait être la note, mais il avait l’impression qu’on lui fai- sait toujours payer moins qu’il ne devait. Peu importait d’ailleurs que ce fût le contraire. Il possédait toujours mainte- nant beaucoup d’argent. Il occupait même un poste. Une siné- cure, plus payée que ne l’avait été son ancien travail. La musique du télécran s’arrêta et une voix la remplaça. Winston leva la tête pour écouter. Pas de bulletin du front, pourtant. Ce n’était qu’une brève annonce du ministère de l’Abondance. Au trimestre précédent, paraît-il, le quota du dixième plan de trois ans pour les lacets de souliers avait été dépassé de 98 pour 100. Il examina le problème d’échecs et posa les pièces. C’était un problème qui demandait de l’astuce et mettait en jeu deux cavaliers. « Les blancs jouent et gagnent en deux coups. » Wins- ton leva les yeux vers le portrait de Big Brother. Les blancs ga- gnent toujours, pensa-t-il avec une sorte de mysticisme obscur. Toujours, sans exception, il en est ainsi. Depuis le commence- ment du monde, dans aucun problème d’échecs les noirs n’ont gagné. Ce jeu ne symbolisait-il pas le triomphe éternel et inéluc- table du Bien sur le Mal ? Le visage plein de puissance calme lui rendit son regard. Les blancs font toujours échec et mat. La voix du télécran s’arrêta et ajouta sur un ton différent et plus grave : « Vous êtes prié d’écouter à quinze heures et demie une importante déclaration. Quinze heures et demie ! Ce sont des nouvelles de la plus grande importance. Ayez soin de ne pas les manquer. Quinze heures et demie ! » La musique métallique se fit à nouveau entendre. Le cœur de Winston frémit. C’était le bulletin du front. Un instinct lui disait que c’étaient de mauvaises nouvelles qui arri- vaient. Toute la journée, avec de petits sursauts d’excitation, la pensée d’une défaite écrasante en Afrique avait hanté son esprit. —357— Il lui semblait voir réellement l’armée eurasienne traverser en masse la frontière jamais violée jusqu’alors et se déployer dans le sud de l’Afrique comme une colonne de fourmis. Pourquoi n’avait-on pu d’une façon ou d’une autre, les prendre à revers ? La ligne de la côte occidentale africaine se détachait nettement dans son esprit. Il prit le cavalier blanc et le déplaça sur le jeu. C’était là qu’était le bon endroit. Tandis qu’il voyait dévaler la horde noire vers le Sud, il considérait une autre force, mysté- rieusement rassemblée qui s’implantait sur les arrières de la première et coupait ses communications par mer et par terre. Winston sentait que sa volonté faisait naître cette autre force. Mais il était nécessaire d’agir rapidement. S’ils obtenaient la domination de toute l’Afrique, s’ils possédaient des champs d’aviation et des bases sous-marines au Cap, ils couperaient l’Océania en deux. Cela pouvait tout signifier : la défaite, l’écrasement, le nouveau partage du monde, la destruction du Parti ! Il respira profondément. Une étrange mixture de senti- ments — mais ce n’était pas à proprement parler une mixture, c’étaient plutôt des couches successives de sentiments, dont on ne pouvait dire laquelle était plus profonde —, une étrange mix- ture de sentiments luttait en lui. L’accès disparut. Il remit à sa place le cavalier blanc mais ne put, pour le moment, entreprendre une étude sérieuse du problème d’échecs. Ses pensées s’égaraient de nouveau. Presque inconsciemment, il traça du doigt dans la poussière de la table : 2+2=5 — Ils ne peuvent pénétrer en vous, avait-elle dit. Mais ils pouvaient entrer en vous. « Ce qui vous arrive ici vous marquera à jamais », avait dit O’Brien. C’était le mot vrai. Il y avait des choses, vos propres actes, dont on ne pouvait gué- rir. Quelque chose était tué en vous, brûlé, cautérisé. —358— Il avait vu Julia, il lui avait parlé. Il n’y avait aucun danger à le faire. Il savait, presque instinctivement, que le Parti ne s’intéressait plus maintenant à ses actes. Il aurait pu s’arranger pour la rencontrer une seconde fois si elle ou lui l’avait désiré. C’était réellement par hasard qu’ils s’étaient rencontrés. Il se trouvait dans le parc, par un jour de mars froid et pi- quant alors que la terre est dure comme du fer, toutes les plantes semblent mortes, il n’y a nulle part de boutons, hors ceux de quelques crocus qui ont poussé plus haut que les autres plantes et sont battus par le vent. Les mains gelées et les yeux humides, il marchait à bonne allure quand il la vit à moins de dix mètres de lui. Il vit tout de suite qu’elle avait changé. En quoi? Il ne put le définir. Ils se croisèrent presque sans se re- garder, puis il se retourna et la suivit, sans grand empresse- ment. Il savait pouvoir le faire sans danger, personne ne s’intéressait à eux. Elle ne parlait pas. Elle obliqua à travers la pelouse, comme pour essayer de se débarrasser de lui, puis pa- rut se résigner à sa présence. Ils étaient au milieu d’un bouquet d’arbustes dépouillés de leurs feuilles, qui ne les cachaient ni ne les protégeaient du vent. Ils s’arrêtèrent. Il faisait horriblement froid. Le vent sifflait à travers les rameaux et agitait les rares crocus poussiéreux. Il lui entoura la taille de son bras. Il n’y avait pas de télécrans, mais il pouvait y avoir des mi- crophones cachés, en outre, on pouvait les voir. Cela n’avait pas d’importance, rien n’avait d’importance. Ils auraient pu se cou- cher par terre et faire cela s’ils l’avaient voulu. Winston se sen- tit, à cette pensée, glacé d’horreur. Julia ne réagit dans aucun sens à l’étreinte de son bras. Elle n’essaya même pas de se libé- rer. Il comprit alors ce qui avait changé en elle. Son visage était plus blême et une longue cicatrice, en par- tie cachée par les cheveux, lui traversait le front et la tempe. Mais ce n’était pas en cela qu’était le changement. C’était que sa -359- taille avait épaissi et s’était roidie d’une façon étonnante. Il se souvint avoir une fois aidé, après l’explosion d’une bombe- fusée, à sortir un corps des décombres. Il avait été étonné, non seulement du poids incroyable de la chose, mais de sa rigidité et de la difficulté éprouvée à la manier. Cela ressemblait à de la pierre plutôt qu’à de la chair. Le corps de Julia donnait cette impression. Il sembla à Winston que la texture de sa peau devait être aussi tout à fait différente de ce qu’elle avait été. Il n’essaya pas de l’embrasser et ils ne se parlèrent pas. Tandis qu’ils traversaient la pelouse en sens inverse, elle le re- garda en face pour la première fois. Ce ne fut qu’un coup d’œil rapide, plein de mépris et de dégoût. Il se demanda si ce dégoût venait du passé ou s’il était aussi inspiré par son visage boursou- flé et les larmes que le vent continuait à faire couler de ses yeux. Ils s’assirent côte à côte sur deux chaises de fer, mais pas trop près l’un de l’autre. Il vit qu’elle allait parler. Elle avança de quelques centimètres sa chaussure grossière et écrasa du pied un rameau. Il remarqua que ses pieds semblaient s’être élargis. — Je vous ai trahi ! dit-elle méchamment. — Je vous ai trahie, répéta-t-il. Elle luijeta un autre rapide regard de dégoût. — Parfois, dit-elle, ils vous menacent de quelque chose, quelque chose qu’on ne peut supporter, à quoi on ne peut même penser. Alors on dit : « Ne me le faites pas, faites-le à quelqu’un d’autre, faites-le à un tel. » On pourrait peut-être prétendre en- suite que ce n’était qu’une ruse, qu’on ne l’a dit que pour faire cesser la torture et qu’on ne le pensait pas réellement. Mais ce n’est pas vrai. Au moment où ça se passe, on le pense. On se dit qu’il n’y a pas d’autre moyen de se sauver et l’on est absolument prêt à se sauver de cette façon. On veut que la chose arrive à —360— l’autre. On se moque pas mal de ce que l’autre souffre. On ne pense qu’à soi. — On ne pense qu’à soi, répéta-t-il en écho. — Après, on n’est plus le même envers l’autre. — Non, dit-il, on n’est plus le même. Il n’y avait pas, semblait-il, autre chose à dire. Le vent pla- quait contre leurs corps leurs minces combinaisons. Ils furent tout de suite gênés de rester assis là, silencieux. En outre, il fai- sait trop froid pour demeurer immobile. Elle prétexta vague- ment d’avoir à prendre le métro et se leva pour partir. — Nous nous reverrons, dit-il. — Oui, répondit-elle, nous nous reverrons. Irrésolu, il la suivit un moment à un pas en arrière. Ils ne parlèrent plus. Elle n’essaya même pas réellement de se débar- rasser de lui, mais avança d’un pas juste assez rapide pour éviter de se trouver de front avec lui. Il avait décidé de l’accompagner jusqu’à la station de métro, mais cette manière de traîner dans le froid lui parut soudain inutile et insupportable. Il fut pris d’un désir irrésistible, non pas tellement de s’éloigner de Julia, mais de retourner au café du Châtaignier qui ne lui avait jamais paru si attrayant qu’à ce moment. En une vision nostalgique, il se représentait sa table de coin, le journal, le jeu d’échecs et le gin coulant sans arrêt. Surtout, il y faisait chaud. L’instant d’après, ce n’était pas absolument fortuit, il se laissa séparer d’elle par un petit groupe de gens. Il essaya sans conviction de la rattraper, puis ralentit, tourna, et prit une di- rection opposée. —361— Cinquante mètres plus loin, il se retourna. La rue n’était pas tellement encombrée. Il ne pouvait pourtant déjà plus dis- tinguer Julia. N’importe laquelle de la douzaine de silhouettes qui se dépêchaient pouvaient être la sienne. Son corps épaissi, raidi, ne pouvait peut-être plus être reconnu de dos. « Au moment où ça se passe, avait-elle dit, on le pense. » Il l’avait pensé. Il ne l’avait pas simplement dit. Il l’avait désiré. Il avait désiré que ce fût elle plutôt que lui qu’on livrât aux... La musique qui s’écoulait du télécran fut changée. Il y eut une note brisée et saccadée, une note jaune. Et puis — mais peut-être n’était-ce pas réel, peut-être n’était-ce qu’un souvenir qui prenait la forme d’un son — une voix chanta : Sous le châtaignier qui s’e’tale, Je t’ai vendu, tu m ’as vendue l... Des larmes lui montèrent aux yeux. Un garçon qui passait remarqua son verre vide et revint avec la bouteille de gin. Il prit son verre et le flaira. Le breuvage paraissait plus hor- rible à chaque gorgée. Mais il était devenu l’élément dans lequel il pouvait nager. C’était sa vie, sa mort, sa résurrection. C’était le gin qui, chaque soir, le plongeait dans la stupeur, c’était le gin qui, chaque matin, le faisait revivre. Quand il se réveillait, rare- ment avant onze heures, les paupières collées, la bouche en- flammée, le dos brisé, il lui était impossible même de quitter la position horizontale, si la bouteille et la tasse n’avaient pas été placées près de son lit avant la nuit. Il restait ensuite assis, pendant les heures du milieu du jour, le visage enluminé, la bouteille à portée de la main, à écou- ter le télécran. —362— De quinze heures à la fermeture, il était un pilier du Châ- taignier. Personne ne se souciait de ce qu’il faisait. Aucun coup de sifflet ne le réveillait, aucun télécran ne le réprimandait. Parfois, peut-être deux fois par semaine, il se rendait à un bureau poussiéreux et oublié du ministère de la Vérité et abat- tait un peu de travail, du moins ce que l’on appelait travail. Il avait été nommé au sous-comité d’une sous-commission qui était née d’un des innombrables comités qui s’occupaient des difficultés secondaires que l’on rencontrait dans la compilation de la onzième édition du dictionnaire novlangue. Ce sous- comité s’occupait de la rédaction de ce que l’on appelait un rap- port provisoire. Mais Winston n’avait jamais pu définir avec précision ce qui était rapporté. C’était quelque chose qui avait trait à la question de l’emplacement des virgules. Devaient-elles être placées à l’intérieur des parenthèses ou à l’extérieur ? Il y avait au comité quatre autres employés semblables à Winston. Parfois ils se ras- semblaient puis se séparaient promptement en s’avouant fran- chement qu’il n’y avait réellement rien à faire. Mais il y avait des jours où ils s’attelaient à leur travail presque avec ardeur, fai- saient un étalage extraordinaire des notes qu’ils rédigeaient, et ébauchaient de longs memoranda qui n’étaient jamais termi- nés ; des jours où la discussion à laquelle ils étaient censés ap- porter des arguments devenait tout à fait embrouillée et abs- truse, provoquait de subtils marchandages sur les définitions, des digressions infinies, des querelles, des menaces mêmes d’en appeler à une autorité supérieure. Mais subitement, leur ardeur les abandonnait et, comme des fantômes qui disparaissent au chant du coq, ils restaient assis autour de la table à se regarder avec des yeux éteints. Le télécran se tut un moment. Winston releva encore la tête. Le communiqué ! Mais non, c’était simplement la musique qui changeait. Winston avait sous les paupières la carte de —363— l’Afrique. Le mouvement des armées formait un diagramme: une flèche noire verticale lancée à toute vitesse en direction de l’Est, à travers la queue de la première. Comme pour se rassu- rer, Winston leva les yeux vers l’impassible visage de l’affiche. Était-il concevable que la seconde flèche n’existât même pas ? Son intérêt se relâcha encore. Il but une autre gorgée de gin, saisit le cavalier blanc et essaya de le déplacer. Echec et mat. Mais ce n’était évidemment pas le bon mouvement car... Un souvenir, qu’il n’avait pas cherché, lui vint à l’esprit. Il vit une chambre éclairée par une chandelle et meublée d’un grand lit recouvert d’une courtepointe blanche. Lui, alors un garçon de neuf ou dix ans, se trouvait assis sur le parquet. Il agi- tait un cornet de dés et riait avec excitation. Sa mère, assise en face de lui, riait aussi. Ce devait être environ un mois avant sa disparition. C’était dans un moment de réconciliation. La faim qui rongeait son ventre était momentanément oubliée et l’affection qu’il avait portée à sa mère était revenue pour un ins- tant. Il se souvenait bien du jour, un jour de grêle et de pluie. L’eau ruisselait sur les vitres et, à l’intérieur, la lumière était trop faible pour permettre de lire. L’ennui des deux enfants dans la chambre sombre et étroite devint insupportable. Wins- ton gémissait et grognait, demandait inutilement de la nourri- ture, s’agitait dans la pièce, déplaçait tout, frappait sur les lam- bris, si bien que les voisins protestèrent en cognant sur les murs, tandis que le plus jeune enfant se plaignait par intermit- tences. La mère, à la fin, avait dit : « Maintenant, soyez gentils, et je vais acheter un jouet, un beau jouet, qui vous plaira. » Puis elle était allée sous la pluie à une petite boutique voisine qui vendait de tout et ouvrait encore sporadiquement. Elle revint avec une boîte de carton qui contenait un attirail d’échelles et de —364— serpentins. Winston retrouvait encore l’odeur du carton hu- mide. C’était un assortiment misérable. Le carton était craquelé et les minuscules dés de bois étaient si mal taillés qu’ils ne te- naient pas sur leurs côtés. Winston avait regardé le jeu d’un air maussade et sans intérêt. Mais sa mère avait alors allumé un bout de bougie et ils s’étaient assis sur le parquet pour jouer. Bientôt, Winston était follement excité et se tordait de rire à voir les puces grimper les échelles avec espoir puis glisser au bas des serpentins et revenir presque au point de départ. Ils jouè- rent huit parties. Chacun en gagna quatre. Sa petite sœur, trop jeune pour comprendre le jeu, était appuyée à un traversin et riait parce que les autres riaient. Pendant un après-midi entier, ils avaient été heureux ensemble, comme dans sa première en- fance. Winston repoussa l’image de son esprit. C’était un souvenir erroné. Il était parfois troublé par des souvenirs erronés. Ils n’avaient pas d’importance, tant qu’on les prenait pour ce qu’ils étaient. Certains événements avaient eu lieu, d’autres non. Il revint au jeu d’échecs et reprit le cavalier blanc. Presque au même instant, il le laissa retomber. Il avait sursauté comme s’il avait été piqué avec une épingle. Un appel de clairon avait fait vibrer l’air. C’était le communiqué. Victoire ! L’appel du clairon annonçait toujours une victoire. Une sorte de frisson électrique se propagea dans le café. Les garçons eux-mêmes avaient sur- sauté et avaient dressé l’oreille. L’appel du clairon libéra un énorme volume de bruit. Déjà, au télécran, une voix excitée parlait avec volubilité. Mais elle n’avait pas commencé que déjà elle était presque noyée par les hourras venus de l’extérieur. La nouvelle s’était, comme par magie, propagée le long de toutes les rues. Winston pouvait entendre juste assez de ce qu’émettait le télécran pour comprendre que tout était arrivé comme il l’avait prévu. Une vaste armada transportée par mer, secrètement ras- —365— semblée, un coup soudain sur l’arrière de l’ennemi, la blanche flèche lancée à travers la queue de la noire. Des fragments de phrases triomphantes traversaient le va- carme : « Vaste manœuvre stratégique — parfaite coordination — défaite complète — un demi-million de prisonniers — complète démoralisation — domination de toute l’Afrique — amène la guerre à une distance de sa fin que l’on peut évaluer — Victoire ! la plus grande victoire de l’Histoire de l’humanité! Victoire! Victoire ! Victoire ! » Les pieds de Winston, sous la table s’agitaient convulsive- ment. Il n’avait pas bougé de son siège, mais en esprit il courait, il courait de toutes ses forces. Il était avec la foule au-dehors et s’assourdissait lui-même de hourras. Il regarda encore le por- trait de Big Brother, le colosse qui chevauchait le monde ! Le roc contre lequel les hordes asiatiques s’écrasaient elles-mêmes en vain ! Il pensa que dix minutes auparavant — oui, dix minutes seulement — il y avait encore de l’équivoque dans son cœur alors qu’il se demandait si les nouvelles du front annonceraient la victoire ou la défaite. Ah ! C’était plus qu’une armée eurasienne qui avait péri. Depuis le premier jour passé au ministère de l’Amour, il avait beaucoup changé, mais le changement final, indispensable, qui le guérirait, ne s’était jamais jusqu’alors pro- duit. La voix du télécran déversait encore son histoire de pri- sonniers, de butin et de carnage, mais le vacarme extérieur s’était un peu apaisé. Les garçons revenaient à leur service. L’un d’eux s’approcha de Winston avec la bouteille de gin. Winston, plongé dans un rêve heureux, ne faisait aucunement attention à son verre que l’on remplissait. Il ne courait ni n’applaudissait plus. Il était de retour au ministère de l’Amour. Tout était par- donné et son âme était blanche comme neige. Il se voyait au banc des prévenus. Il confessait tout, il accusait tout le monde. Il longeait le couloir carrelé de blanc, avec l’impression de mar- —366— cher au soleil, un garde armé derrière lui. La balle longtemps attendue lui entrait dans la nuque. Il regarda l’énorme face. Il lui avait fallu quarante ans pour savoir Quelle sorte de sourire se cachait sous la moustache noire. O cruelle, inutile incompréhension ! Obstiné ! Volontai- rement exilé de la poitrine aimante ! Deux larmes empestées de gin lui coulèrent de chaque côté du nez. Mais il allait bien, tout allait bien. LALUTTEÉTAIFTERNHNÉE. IL AVAIT REMPORTÉ LA VICTOIRE SUR LUI-MÊME. IL AIMAIT BIG BROTHER. —367— APPENDICE —368— LES PRINCIPES DU NOVLANGUE Le novlangue a été la langue officielle de l’Océania. Il fut inventé pour répondre aux besoins de l’Angsoc, ou socialisme anglais. En l’an 1984, le novlangue n’était pas la seule langue en usage, que ce fût oralement ou par écrit. Les articles de fond du Tim es étaient écrits en novlangue, mais c’était un tour de force qui ne pouvait être réalisé que par des spécialistes. On comptait que le novlangue aurait finalement supplanté l’ancilangue (nous dirions la langue ordinaire) vers l’année 2050. Entre-temps, il gagnait régulièrement du terrain. Les membres du Parti avaient de plus en plus tendance à employer des mots et des constructions grammaticales novlangues dans leurs conversations de tous les jours. La version en usage en 1984 et résumée dans les neuvième et dixième éditions du dic- tionnaire novlangue était une version temporaire qui contenait beaucoup de mots superflus et de formes archaïques qui de- vaient être supprimés plus tard. Nous nous occupons ici de la version finale, perfectionnée, telle qu’elle est donnée dans la onzième édition du dictionnaire. Le but du novlangue était, non seulement de fournir un mode d’expression aux idées générales et aux habitudes men- tales des dévots de l’angsoc, mais de rendre impossible tout autre mode de pensée. Il était entendu que lorsque le novlangue serait une fois pour toutes adopté et que l’ancilangue serait oublié, une idée hérétique — c’est-à-dire une idée s’écartant des principes de -369- l’angsoc — serait littéralement impensable, du moins dans la mesure où la pensée dépend des mots. Le vocabulaire du novlangue était construit de telle sorte qu’il pût fournir une expression exacte, et souvent très nuancée, aux idées qu’un membre du Parti pouvait, à juste titre, désirer communiquer. Mais il excluait toutes les autres idées et même les possibilités d’y arriver par des méthodes indirectes. L’invention de mots nouveaux, l’élimination surtout des mots indésirables, la suppression dans les mots restants de toute si- gnification secondaire, quelle qu’elle fût, contribuaient à ce ré- sultat. Ainsi le mot libre existait encore en novlangue, mais ne pouvait être employé que dans des phrases comme « le chemin est libre ». Il ne pouvait être employé dans le sens ancien de « liberté politique » ou de « liberté intellectuelle ». Les libertés politique et intellectuelle n’existaient en effet plus, même sous forme de concept. Elles n’avaient donc nécessairement pas de nom. En dehors du désir de supprimer les mots dont le sens n’était pas orthodoxe, l’appauvrissement du vocabulaire était considéré comme une fin en soi et on ne laissait subsister aucun mot dont on pouvait se passer. Le novlangue était destiné, non à étendre, mais à diminuer le domaine de la pensée, et la réduc- tion au minimum du choix des mots aidait indirectement à at- teindre ce but. Le novlangue était fondé sur la langue que nous connais- sons actuellement, bien que beaucoup de phrases novlangues, même celles qui ne contiennent aucun mot nouveau, seraient à peine intelligibles à notre époque. Les mots novlangues étaient divisés en trois classes dis- tinctes, connues sous les noms de vocabulaire A, vocabulaire B —370— (aussi appelé mots composés) et vocabulaire C. Il sera plus simple de discuter de chaque classe séparément, mais les parti- cularités grammaticales de la langue pourront être traitées dans la partie consacrée au vocabulaire A car les mêmes règles s’appliquent aux trois catégories. Vocabulaire A. — Le vocabulaire A comprenait les mots né- cessaires à la vie de tous les jours, par exemple pour manger, boire, travailler, s’habiller, monter et descendre les escaliers, aller à bicyclette, jardiner, cuisiner, et ainsi de suite... Il était composé presque entièrement de mots que nous possédons dé- jà, de mots comme: coup, course, chien, arbre, sucre, maison, champ. Mais en comparaison avec le vocabulaire actuel, il y en avait un très petit nombre et leur sens était délimité avec beau- coup plus de rigidité. On les avait débarrassés de toute ambi- guïté et de toute nuance. Autant que faire se pouvait, un mot novlangue de cette classe était simplement un son staccato ex- primant un seul concept clairement compris. Il eût été tout à fait impossible d’employer le vocabulaire A à des fins littéraires ou à des discussions politiques ou philosophiques. Il était desti- né seulement à exprimer des pensées simples, objectives, se rapportant en général à des objets concrets ou à des actes maté- riels. La grammaire novlangue renfermait deux particularités es- sentielles. La première était une interchangeabilité presque complète des différentes parties du discours. Tous les mots de la langue (en principe, cela s’appliquait même à des mots très abs- traits comme si ou quand) pouvaient être employés comme verbes, noms, adjectifs ou adverbes. Il n’y avait jamais aucune différence entre les formes du verbe et du nom quand ils étaient de la même racine. Cette règle du semblable entraînait la destruction de beau- coup de formes archaïques. Le mot pensée par exemple, n’existait pas en novlangue. Il était remplacé par penser qui fai- —37l— sait office à la fois de nom et de verbe. On ne suivait dans ce cas aucun principe étymologique. Parfois c’était le nom originel qui était choisi, d’autres fois, c’était le verbe. Même lorsqu’un nom et un verbe de signification voisine n’avaient pas de parenté étymologique, l’un ou l’autre était fré- quemment supprimé. Il n’existait pas, par exemple, de mot comme couper, dont le sens était suffisamment exprimé par le nom-verbe couteau. Les adjectifs étaient formés par l’addition du suffixe able au nom-verbe, et les adverbes par l’addition du suffixe ment à l’adjectif. Ainsi, l’adjectif correspondant à vérité était véritable, l’adverbe, véritablement. On avait conservé certains de nos adjectifs actuels comme bon, fort, gros, noir, doux, mais en très petit nombre. On s’en servait peu puisque presque tous les qualificatifs pouvaient être obtenus en ajoutant able au nom-verbe. Aucun des adverbes actuels n’était gardé, sauf un très petit nombre déjà terminés en ment. La terminaison ment était obli- gatoire. Le mot bien, par exemple, était remplacé par bonne- ment. De plus, et ceci s’appliquait encore en principe à tous les mots de la langue, n’importe quel mot pouvait prendre la forme négative par l’addition du préfixe in. On pouvait en renforcer le sens par l’addition du préfixe plus, ou, pour accentuer davan- tage, du préfixe doubleplus. Ainsi incolore signifie « pâle », tan- dis que pluscolore et doublepluscolore signifient respectivement « très coloré » et « superlativement coloré ». Il était aussi possible de modifier le sens de presque tous les mots par des préfixes-prépositions tels que ante’, post, haut, bas, etc. —372— Grâce à de telles méthodes, on obtint une considérable di- minution du vocabulaire. Étant donné par exemple le mot bon, on n’a pas besoin du mot mauvais, puisque le sens désiré est également, et, en vérité, mieux exprimé par inbon. Il fallait sim- plement, dans les cas où deux mots formaient une paire natu- relle d’antonymes, décider lequel on devait supprimer. Sombre, par exemple, pouvait être remplacé par inclair, ou clair par in- sombre, selon la préférence. La seconde particularité de la grammaire novlangue était sa régularité. Toutes les désinences, sauf quelques exceptions mentionnées plus loin, obéissaient aux mêmes règles. C’est ainsi que le passé défini et le participe passé de tous les verbes se terminaient indistinctement en e’. Le passé défini de voler était vole’, celui de penser était pensé et ainsi de suite. Les formes telles que nagea, donnât, cueillir, parlèrent, saisirent, étaient abolies. Le pluriel était obtenu par l’adjonction de s ou es dans tous les cas. Le pluriel d’œil, bœuf, cheval, était, respectivement, œils, bœufs, chevals. Les adjectifs comparatifs et superlatifs étaient obtenus par l’addition de suffixes invariables. Les vocables dont les dési- nences demeuraient irrégulières étaient, en tout et pour tout, les pronoms, les relatifs, les adjectifs démonstratifs et les verbes auxiliaires. Ils suivaient les anciennes règles. Dont, cependant, avait été supprimé, comme inutile. Il y eut aussi, dans la formation des mots, certaines irrégu- larités qui naquirent du besoin d’un parler rapide et facile. Un mot difficile à prononcer ou susceptible d’être mal entendu, était ipso facto tenu pour mauvais. En conséquence, on insérait parfois dans le mot des lettres supplémentaires, ou on gardait une forme archaïque, pour des raisons d’euphonie. —373— Mais cette nécessité semblait se rattacher surtout au voca- bulaire B. Nous exposerons clairement plus loin, dans cet essai, les raisons pour lesquelles une si grande importance était atta- chée à la facilité de la prononciation. Vocabulaire B. — Le vocabulaire B comprenait des mots formés pour des fins politiques, c’est-à-dire des mots qui, non seulement, dans tous les cas, avaient une signification politique, mais étaient destinés à imposer l’attitude mentale voulue à la personne qui les employait. Il était difficile, sans une compréhension complète des principes de l’angsoc, d’employer ces mots correctement. On pouvait, dans certains cas, les traduire en ancilangue, ou même par des mots puisés dans le vocabulaire A, mais cette traduction exigeait en général une longue périphrase et impliquait toujours la perte de certaines harmonies. Les mots B formaient une sorte de sténographie verbale qui entassait en quelques syllabes des séries complètes d’idées, et ils étaient plus justes et plus forts que ceux du langage ordi- naire. Les mots B étaient toujours des mots composés. (On trou- vait, naturellement, des mots composés tels que phonoscript dans le vocabulaire A, mais ce n’étaient que des abréviations commodes qui n’avaient aucune couleur idéologique spéciale.) Ils étaient formés de deux mots ou plus, ou de portions de mots, soudés en une forme que l’on pouvait facilement pronon- cer. L’amalgame obtenu était toujours un nom-verbe dont les désinences suivaient les règles ordinaires. Pour citer un exemple, le mot « bonpensé » signifiait approximativement « orthodoxe » ou, si on voulait le considérer comme un verbe, « penser d’une manière orthodoxe ». Il changeait de désinence —374— comme suit: nom-verbe bonpense’, passé et participe passé bienpense’; participe présent: bonpensant; adjectif: bonpen- sable ; nom verbal : bonpenseur. Les mots B n’étaient pas formés suivant un plan étymolo- gique. Les mots dont ils étaient composés pouvaient être n’importe quelle partie du langage. Ils pouvaient être placés dans n’importe quel ordre et mutilés de n’importe quelle façon, pourvu que cet ordre et cette mutilation facilitent leur pronon- ciation et indiquent leur origine. Dans le mot crim epense’e par exemple, le mot pensée était placé le second, tandis que dans pensée-pal (police de la pensée) il était placé le premier, et le second mot, police, avait perdu sa deuxième syllabe. À cause de la difficulté plus grande de sauve- garder l’euphonie, les formes irrégulières étaient plus fré- quentes dans le vocabulaire B que dans le vocabulaire A. Ainsi, les formes qualificatives : Miniver, Minipax et Miniam rempla- çaient respectivement : Minivéritable, Minipaisible et Miniaimé, simplement parce que véritable, paisible, aime’, étaient légère- ment difficiles à prononcer. En principe, cependant, tous les mots B devaient recevoir des désinences, et ces désinences va- riaient exactement suivant les mêmes règles. Quelques-uns des mots B avaient de fines subtilités de sens à peine intelligibles à ceux qui n’étaient pas familiarisés avec l’ensemble de la langue. Considérons, par exemple, cette phrase typique d’un article de fond du Tim es : Ancipenseur ne- sentventre Angsoc. La traduction la plus courte que l’on puisse donner de cette phrase en ancilangue est : « Ceux dont les idées furent formées avant la Révolution ne peuvent avoir une com- préhension pleinement sentie des principes du Socialisme an- glais. » Mais cela n’est pas une traduction exacte. Pour commen- cer, pour saisir dans son entier le sens de la phrase novlangue —375— citée plus haut, il fallait avoir une idée claire de ce que signifiait angsoc. De plus, seule une personne possédant à fond l’angsoc pouvait apprécier toute la force du mot : sentventre (sentir par les entrailles) qui impliquait une acceptation aveugle, enthou- siaste, difficile à imaginer aujourd’hui; ou du mot ancipensée (pensée ancienne), qui était inextricablement mêlé à l’idée de perversité et de décadence. Mais la fonction spéciale de certains mots novlangue comme ancipense’e, n’était pas tellement d’exprimer des idées que d’en détruire. On avait étendu le sens de ces mots, nécessai- rement peu nombreux, jusqu’à ce qu’ils embrassent des séries entières de mots qui, leur sens étant suffisamment rendu par un seul terme compréhensible, pouvaient alors être effacés et ou- bliés. La plus grande difficulté à laquelle eurent à faire face les compilateurs du dictionnaire novlangue, ne fut pas d’inventer des mots nouveaux mais, les ayant inventés, de bien s’assurer de leur sens, c’est-à-dire de chercher quelles séries de mots ils sup- primaient par leur existence. Comme nous l’avons vu pour le mot libre, des mots qui avaient un sens hérétique étaient parfois conservés pour la commodité qu’ils présentaient, mais ils étaient épurés de toute signification indésirable. D’innombrables mots comme: honneur, justice, moralité, internationalisme, démocratie, science, religion, avaient sim- plement cessé d’exister. Quelques mots-couvertures les englo- baient et, en les englobant, les supprimaient. Ainsi tous les mots groupés autour des concepts de liberté et d’égalité étaient contenus dans le seul mot penséecrim e, tan- dis que tous les mots groupés autour des concepts d’objectivité et de rationalisme étaient contenus dans le seul mot ancipense’e. Une plus grande précision était dangereuse. Ce qu’on deman- dait aux membres du Parti, c’était une vue analogue à celle des —376— anciens Hébreux qui savaient — et ne savaient pas grand-chose d’autre — que toutes les nations autres que la leur adoraient de « faux dieux ». Ils n’avaient pas besoin de savoir que ces dieux s’appelaient Baal, Osiris, Moloch, Ashtaroh et ainsi de suite... Moins ils les connaissaient, mieux cela valait pour leur ortho- doxie. Ils connaissaient Jéhovah et les commandements de Jé- hovah. Ils savaient, par conséquent, que tous les dieux qui avaient d’autres noms et d’autres attributs étaient de faux dieux. En quelque sorte de la même façon, les membres du Parti savaient ce qui constituait une bonne conduite et, en des termes excessivement vagues et généraux, ils savaient quelles sortes d’écarts étaient possibles. Leur vie sexuelle, par exemple, était minutieusement réglée par les deux mots novlangue : crim esex (immoralité sexuelle) et biensex (chasteté). Crim esex concernait les écarts sexuels de toutes sortes. Ce mot englobait la fornication, l’adultère, l’homosexualité et autres perversions et, de plus, la sexualité normale pratiquée pour elle-même. Il n’était pas nécessaire de les énumérer sépa- rément puisqu’ils étaient tous également coupables. Dans le vocabulaire C, qui comprenait les mots techniques et scienti- fiques, il aurait pu être nécessaire de donner des noms spéciaux à certaines aberrations sexuelles, mais le citoyen ordinaire n’en avait pas besoin. Il savait ce que signifiait biensex, c’est-à-dire les rapports normaux entre l’homme et la femme, dans le seul but d’avoir des enfants, et sans plaisir physique de la part de la femme. Tout autre rapport était crim esex. Il était rarement pos- sible en novlangue de suivre une pensée non orthodoxe plus loin que la perception qu’elle était non orthodoxe. Au-delà de ce point, les mots n’existaient pas. Il n’y avait pas de mot, dans le vocabulaire B, qui fût idéo- logiquement neutre. Un grand nombre d’entre eux étaient des euphémismes. Des mots comme, par exemple zjoiecamp (camp de travaux forcés) ou minipax (ministère de la Paix, c’est-à-dire —377— ministère de la Guerre) signifiaient exactement le contraire de ce qu’ils paraissaient vouloir dire. D’autre part, quelques mots révélaient une franche et mé- prisante compréhension de la nature réelle de la société océa- nienne. Par exemple prolealim ent qui désignait les spectacles stupides et les nouvelles falsifiées que le Parti délivrait aux masses. D’autres mots, eux, étaient bivalents et ambigus. Ils sous- entendaient le mot bien quand on les appliquait au Parti et le mot mal quand on les appliquait aux ennemis du Parti, de plus, il y avait un grand nombre de mots qui, à première vue, parais- saient être de simples abréviations et qui tiraient leur couleur idéologique non de leur signification, mais de leur structure. On avait, dans la mesure du possible, rassemblé dans le vo- cabulaire B tous les mots qui avaient ou pouvaient avoir un sens politique quelconque. Les noms des organisations, des groupes de gens, des doctrines, des pays, des institutions, des édifices publics, étaient toujours abrégés en une forme familière, c’est-à- dire en un seul mot qui pouvait facilement se prononcer et dans lequel l’étymologie était gardée par un minimum de syllabes. Au ministère de la Vérité, par exemple, le Commissariat aux Archives où travaillait Winston s’appelait Comarch, le Commissariat aux Romans Com rom, le Commissariat aux Télé- programmes Télécom et ainsi de suite. Ces abréviations n’avaient pas seulement pour but d’économiser le temps. Même dans les premières décennies du XXC siècle, les mots et phrases télescopés avaient été l’un des traits caractéristiques de la langue politique, et l’on avait re- marqué que, bien qu’universelle, la tendance à employer de telles abréviations était plus marquée dans les organisations et dans les pays totalitaires. Ainsi les mots : Gestapo, Comintern, —378— Imprecorr, Agitprop. Mais cette habitude, au début, avait été adoptée telle qu’elle se présentait, instinctivement. En no- vlangue, on l’adoptait dans un dessein conscient. On remarqua qu’en abrégeant ainsi un mot, on restreignait et changeait subtilement sa signification, car on lui enlevait les associations qui, autrement, y étaient attachées. Les mots « communisme international», par exemple, évoquaient une image composite : Universelle fraternité humaine, drapeaux rouges, barricades, Karl Marx, Commune de Paris, tandis que le mot « Comintern » suggérait simplement une organisation étroite et un corps de doctrine bien défini. Il se référait à un ob- jet presque aussi reconnaissable et limité dans son usage qu’une chaise ou une table. Comintern est un mot qui peut être pro- noncé presque sans réfléchir tandis que Communisme Interna- tional est une phrase sur laquelle on est obligé de s’attarder, au moins momentanément. De même, les associations provoquées par un mot comme Miniver étaient moins nombreuses et plus faciles a contrôler que celles amenées par ministère de la Vérite’. Ce résultat était obtenu, non seulement par l’habitude d’abréger chaque fois que possible, mais encore par le soin presque exagéré apporté à rendre les mots aisément pronon- çables. Mis à part la précision du sens, l’euphonie, en novlangue, dominait toute autre considération. Les règles de grammaire lui étaient toujours sacrifiées quand c’était nécessaire. Et c’était à juste titre, puisque ce que l’on voulait obtenir, surtout pour des fins politiques, c’étaient des mots abrégés et courts, d’un sens précis, qui pouvaient être rapidement prononcés et éveillaient le minimum d’écho dans l’esprit de celui qui parlait. —379— Les mots du vocabulaire B gagnaient même en force, du fait qu’ils étaient presque tous semblables. Presque invariable- ment, ces mots — bienpensant, minipax, prolealim, crimesex, joiecamp, angsoc, ventresent, penséepol... — étaient des mots de deux ou trois syllabes dont l’accentuation était également répartie de la première à la dernière syllabe. Leur emploi en- traînait une élocution volubile, à la fois martelée et monotone. Et c’était exactement à quoi l’on visait. Le but était de rendre l’élocution autant que possible indépendante de la conscience, spécialement l’élocution traitant de sujets qui ne seraient pas idéologiquement neutres. Pour la vie de tous les jours, il était évidemment nécessaire, du moins quelquefois de réfléchir avant de parler. Mais un membre du Parti appelé à émettre un jugement politique ou éthique devait être capable de répandre des opinions correctes aussi automatiquement qu’une mitrailleuse sème des balles. Son éducation lui en donnait l’aptitude, le langage lui fournis- sait un instrument grâce auquel il était presque impossible de se tromper, et la texture des mots, avec leur son rauque et une cer- taine laideur volontaire, en accord avec l’esprit de l’angsoc, ai- dait encore davantage à cet automatisme. Le fait que le choix des mots fût très restreint y aidait aussi. Comparé au nôtre, le vocabulaire novlangue était minuscule. On imaginait constamment de nouveaux moyens de le réduire. Il différait, en vérité, de presque tous les autres en ceci qu’il s’appauvrissait chaque année au lieu de s’enrichir. Chaque ré- duction était un gain puisque, moins le choix est étendu, moindre est la tentation de réfléchir. Enfin, on espérait faire sortir du larynx le langage articulé sans mettre d’aucune façon en jeu les centres plus élevés du cer- veau. Ce but était franchement admis dans le mot novlangue : canelangue, qui signifie « faire coin-coin comme un canard ». Le mot canelangue, comme d’autres mots divers du vocabulaire -380- B, avait un double sens. Pourvu que les opinions émises en ca- nelangue fussent orthodoxes, il ne contenait qu’un compliment, et lorsque le Tim es parlait d’un membre du Parti comme d’un doubleplusbon canelangue, il lui adressait un compliment cha- leureux qui avait son poids. Vocabulaire C. — Le vocabulaire C, ajouté aux deux autres, consistait entièrement en termes scientifiques et techniques. Ces termes ressemblaient aux termes scientifiques en usage au- jourd’hui et étaient formés avec les mêmes racines. Mais on prenait soin, comme d’habitude, de les définir avec précision et de les débarrasser des significations indésirables. Ils suivaient les mêmes règles grammaticales que les mots des deux autres vocabulaires. Très peu de mots du vocabulaire C étaient courants dans le langage journalier ou le langage politique. Les travailleurs ou techniciens pouvaient trouver tous les mots dont ils avaient be- soin dans la liste consacrée à leur propre spécialité, mais ils avaient rarement plus qu’une connaissance superficielle des mots qui appartenaient aux autres listes. Il y avait peu de mots communs à toutes les listes et il n’existait pas, indépendamment des branches particulières de la science, de vocabulaire expri- mant la fonction de la science comme une habitude de l’esprit ou une méthode de pensée. Il n’existait pas, en vérité, de mot pour exprimer science, toute signification de ce mot étant déjà suffisamment englobée par le mot angsoc. On voit, par ce qui précède, qu’en novlangue, l’expression des opinions non orthodoxes était presque impossible, au- dessus d’un niveau très bas. On pouvait, naturellement, émettre des hérésies grossières, des sortes de blasphèmes. Il était pos- sible, par exemple, de dire: « Big Brother est inbon. » Mais cette constatation, qui, pour une oreille orthodoxe, n’exprimait qu’une absurdité évidente par elle-même, n’aurait pu être sou- —381— tenue par une argumentation raisonnée, car les mots néces- saires manquaient. Les idées contre l’angsoc ne pouvaient être conservées que sous une forme vague, inexprimable en mots, et ne pouvaient être nommées qu’en termes très généraux qui formaient bloc et condamnaient des groupes entiers d’hérésies sans pour cela les définir. On ne pouvait, en fait, se servir du novlangue dans un but non orthodoxe que par une traduction inexacte des mots novlangue en ancilangue. Par exemple la phrase: « Tous les hommes sont égaux » était correcte en novlangue, mais dans la même proportion que la phrase : « Tous les hommes sont roux » serait possible en ancilangue. Elle ne contenait pas d’erreur grammaticale, mais exprimait une erreur palpable, à savoir que tous les hommes seraient égaux en taille, en poids et en force. En 1984, quand l’ancilangue était encore un mode normal d’expression, le danger théorique existait qu’en employant des mots novlangues on pût se souvenir de leur sens primitif. En pratique, il n’était pas difficile, en s’appuyant solidement sur la doublepensée, d’éviter cette confusion. Toutefois, la possibilité même d’une telle erreur aurait disparu avant deux générations. Une personne dont l’éducation aurait été faite en no- vlangue seulement, ne saurait pas davantage que égal avait un moment eu le sens secondaire de politiquement égal ou que libre avait un moment signifié libre politiquement que, par exemple, une personne qui n’aurait jamais entendu parler d’échecs ne connaîtrait le sens spécial attaché à reine et à tour. Il y aurait beaucoup de crimes et d’erreurs qu’il serait hors de son pouvoir de commettre, simplement parce qu’ils n’avaient pas de nom et étaient par conséquent inimaginables. Et l’on pouvait prévoir qu’avec le temps les caractéristiques spéciales du novlangue deviendraient de plus en plus pronon- —382— cées, car le nombre des mots diminuerait de plus en plus, le sens serait de plus en plus rigide, et la possibilité d’une impro- priété de termes diminuerait constamment. Lorsque l’ancilangue aurait, une fois pour toutes, été sup- planté, le dernier lien avec le passé serait tranché. L’Histoire était récrite, mais des fragments de la littérature du passé survi- vraient çà et là, imparfaitement censurés et, aussi longtemps que l’on gardait l’ancilangue, il était possible de les lire. Mais de tels fragments, même si par hasard ils survivaient, seraient plus tard inintelligibles et intraduisibles. Il était impossible de traduire en novlangue aucun passage de l’ancilangue, à moins qu’il ne se référât, soit à un processus technique, soit à une très simple action de tous les jours, ou qu’il ne fût, déjà, de tendance orthodoxe (bienpensant, par exemple, était destiné à passer tel quel de l’ancilangue au no- vlangue). En pratique, cela signifiait qu’aucun livre écrit avant 1960 environ ne pouvait être entièrement traduit. On ne pouvait faire subir à la littérature prérévolutionnaire qu’une traduction idéo- logique, c’est-à-dire en changer le sens autant que la langue. Prenons comme exemple un passage bien connu de la Déclara- tion de l’Indépendance : «Nous tenons pour naturellement évidentes les vérités suivantes: Tous les hommes naissent égaux. Ils reçoivent du Créateur certains droits inaliénables, parmi lesquels sont le droit à la vie, le droit à la liberté et le droit à la recherche du bonheur. Pour préserver ces droits, des gouvernements sont constitués qui tiennent leur pouvoir du consentement des gou- vernés. Lorsqu ’uneforme de gouvernement s’oppose à cesfins, le peuple a le droit de changer ce gouvernement ou de l’abolir et cl’en instituer un nouveau. » —383— Il aurait été absolument impossible de rendre ce passage en novlangue tout en conservant le sens originel. Pour arriver aussi près que possible de ce sens, il faudrait embrasser tout le pas- sage d’un seul mot : crim epensée. Une traduction complète ne pourrait être qu’une traduction d’idées dans laquelle les mots de Jefferson seraient changés en un panégyrique du gouvernement absolu. Une grande partie de la littérature du passé était, en vérité, déjà transformée dans ce sens. Des considérations de prestige rendirent désirable de conserver la mémoire de certaines figures historiques, tout en ralliant leurs œuvres à la philosophie de l’angsoc. On était en train de traduire divers auteurs comme Shakespeare, Milton, Swift, Byron, Dickens et d’autres. Quand ce travail serait achevé, leurs écrits originaux et tout ce qui sur- vivait de la littérature du passé seraient détruits. Ces traductions exigeaient un travail lent et difficile, et on pensait qu’elles ne seraient pas terminées avant la première ou la seconde décennie du XXIC siècle. Il y avait aussi un nombre important de livres uniquement utilitaires — indispensables manuels techniques et autres — qui devaient subir le même sort. C’était principalement pour laisser à ce travail de traduction qui devait être préliminaire, le temps de se faire, que l’adoption définitive du novlangue avait été fixée à cette date si tardive : 2050. —384— À propos de cette édition électronique Texte libre de droits. 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